Chapitre VI. Les lendemains de la Libération
p. 205-226
Texte intégral
1L’exaltation patriotique et les jours de liesse suivant la libération de Paris dépassés, la dure réalité de l’épuration associée à celle de la vie quotidienne de l’été 1944 se conjuguaient pour rendre la reprise de l’activité normale du temps de paix particulièrement difficultueuse à la CdC et dans ses divers établissements touchés par le conflit et l’occupation allemande. L’ajustement aux pratiques administratives, judiciaires et économiques énoncées par Conseil national de la résistance (CNR) le 15 mars 1944, allait exiger l’adoption de nouvelles stratégies pour revenir puis dépasser le niveau de l’activité antérieure afin de participer au renouveau de l’industrie française dans le pays en ruine.
Montrouge et la CdC à l’heure de l’épuration
2Montrouge, plus exactement son Fort (situé sur la commune d’Arcueil par le jeu des déplacements de limites géographiques départementales) avait été, en 1944-1945, sous le feu des projecteurs politiques. Le maréchal Pétain et son épouse y furent internés le 27 avril 1945, Robert Brasillach exécuté le 6 février 1945. Pierre Laval aurait du y subir le même sort mais, suite à sa tentative de suicide au cyanure, il fut fusillé à Fresnes par le peloton d’exécution de ce même Fort de Montrouge le 15 octobre 19451.
3En marge de cette épuration politique, une épuration sauvage sévit dans le pays sur laquelle « il est difficile de donner avec précision le chiffre des règlements de compte sauvages, les tribunaux populaires qui siégèrent dès la mi-août n’ont guère laissé d’archives. Les sentences étaient généralement exécutées sur-le-champ2 ».
4À propos de cette justice sommaire, l’historien journaliste Henri Amouroux considère que « tenter d’établir le bilan des exécutions sommaires avant, mais aussi après, la Libération n’a pas porté un coup d’arrêt immédiat à ce qu’il était convenu d’appeler alors “la justice du peuple”, c’est-à-dire la justice de quelques-uns, c’est évoluer dans l’incertain3 ».
L’épuration politico-économique à Montrouge
5Son maire socialiste, Émile Cresp, sans avoir été considéré comme un collaborateur, fut destitué le 24 août 1944 et remplacé le 10 octobre par un autre socialiste, Marc Delauzin, qui avait l’avantage d’avoir œuvré pour le développement de Montrouge pendant le Front populaire. Le 27 janvier 1945, le Général de Gaulle était reçu à Montrouge dans l’enthousiasme.
6L’épuration économique toucha différents patrons d’entreprises de la ville : « Outre le patron d’une tannerie, elle aurait ciblé des imprimeries, quelques usines, des entreprises d’électricité mais des détails n’ont pas été recherchés en raison de la sensibilité du dossier4. »
7L’exemple d’une activité sous l’occupation est fourni par l’Imprimerie Draeger qui réalisa, en septembre 1941, l’ouvrage de propagande du Maréchal Pétain « La France Nouvelle. Appels et messages 17 juin 1940 – 17 juin 1941 ». Un autre imprimeur montrougien, Gaston Dalex, estimait que « les chefs d’entreprise ne pouvaient, très souvent, pas faire autrement que de travailler pour les Allemands5 ».
8L’épuration industrielle ressortit du domaine de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (CNIE), créée en 1944. Divisée en comités régionaux, eux-mêmes divisés en sections professionnelles, ces dernières avait le pouvoir de juger ceux qui, au sein des entreprises, avaient « soit favorisé les entreprises de l’ennemi, soit contrarié l’effort de guerre de la France ou entravé la Résistance des Français, notamment par des dénonciations6 ».
Les dirigeants de la CdC coopératifs ou résistants ?
9La CdC, personne morale, qui figurait parmi les entreprises qui avaient maintenu, voire développé leur activité, offrant ainsi un emploi à la population active durant l’occupation, ne fut pas inquiétée sur le plan local. Ses dirigeants apparaissent, au fil de l’occupation, avoir pratiqué un double jeu, pour déjouer les exigences des autorités allemandes, sans pour autant effacer l’impression de connivence à propos du STO, pour des membres du personnel, engagés syndicalement et politiquement dans une forme ou une autre de résistance.
10On doit se souvenir de l’accusation d’Ernest Chamon de « résistance et de sabotage économique », son arrestation par la Gestapo et son incarcération en juin 1944 à Fresnes. Libéré en août, en mauvaise santé, il ne reprit ses fonctions qu’en septembre.
11À signaler également, l’action de Pierre Heeley, l’un des petits-fils de Gabriel Chamon (engagé dans la Résistance tout en exerçant une activité à Montrouge), qui s’est employé à mettre à l’abri un stock de cobalt, matière sensible recherchée par les Allemands. À cet effet, il se rendait à Montrouge le dimanche, accompagné de son fils Bernard, alors âgé d’une dizaine d’années, qui l’aidait à transporter, dans des sacoches, le précieux métal afin de le soustraire à l’appétit des Allemands7.
12La télévision était dans une situation plus complexe. René Barthélemy, du fait de ses relations antérieures avec les ingénieurs allemands, avait pu maintenir à Montrouge ses recherches et certaines réalisations, tout en réussissant à les dissimuler en partie. À la Libération, il remit un rapport aux autorités françaises intitulé, « Rapport de René Barthélemy, ingénieur en chef du département télévision sur les activités visibles et secrètes du service de 1940 à 1944 ». Dans les deux documents, il conserva la même conclusion : « Tout Français placé dans les mêmes conditions en aurait fait autant8. » Il ne fut pas inquiété.
13Jean Le Duc, plus impliqué dans le cinéma et la radio, se vit infligé, par le Comité interprofessionnel d’épuration après de nombreuses tergiversations, une interdiction professionnelle de huit mois, alors que la CdC n’avait pas été suspectée d’activité anti-française. Sa filiale luxembourgeoise, La Compagnie luxembourgeoise de radiodiffusion (CLT), qui s’était tue sous le joug allemand, ne fut pas inquiétée. La situation était plus délicate et plus embrouillée pour Gaumont9.
14La CdC, personne morale, n’avait pas été suspectée d’activité antifrançaise mais elle se trouvait, de facto en 1944, dans la situation des sociétés susceptibles d’avoir à répondre d’une collaboration économique.
La CdC au prisme de l’épuration industrielle nationale
15En vertu de l’ordonnance du 18 octobre 1944, qui établissait un nouvel impôt direct, destiné à confisquer les profits illicites réalisés entre le 1er septembre 1939 et la cessation des hostilités, c’est-à-dire jusqu’au 8 mai 1945, la CdC était susceptible d’être concernée au titre de bénéfices qui ne pouvaient être conservés par des Français ayant consacré, à titre volontaire, ou obligatoire une partie de leur activité à l’effort de guerre de l’ennemi.
16Selon, un organisme administratif vichyssois, l’Office central de répartition des produits industriels (OCRPI)10, la société réalisa un faible chiffre d’affaires avec l’Allemagne au cours des seules années 1942 et 1943 :
en 1942 : 19 074 millions de francs pour un chiffre d’affaires total de 234 671 millions de francs, soit 8,12 % ;
en 1943 : 48 374 millions pour un total de 274 814 millions, soit 17,6 %.
Des profits illicites ou des exonérations justifiées
17La CdC se vit signifier, par le Comité de confiscation des profits illicites (CCPI) constitué en 1945, l’interdiction de se dessaisir, de quelque manière que ce soit de ses immeubles, machines, titres, ou participations financières (réalisées entre février 1943 et décembre 1945).
18En juin 1946, après avoir sollicité l’autorisation de négocier la cession de 6 522 actions de la société Appareils électriques et compteurs Garnier, la CdC était autorisée le 3 juillet, pour améliorer sa situation de trésorerie, à céder des valeurs immobilières pour un montant maximum de cent millions de francs.
19Cependant, ce n’est qu’en 1948 que l’entreprise fut définitivement libérée de ces mesures de contrainte par le 2e comité de confiscation du département de la Seine, qui prononça :
« dans sa séance du 11 octobre 1948 l’exonération complète de la Compagnie des Compteurs au titre des dispositions de l’ordonnance du 18 octobre 1944, les vérifications comptables opérées par l’administration des contributions directes, à la diligence de cette juridiction, ayant fait ressortir que l’entreprise, non seulement n’avait réalisé aucun profit, du fait des fabrications qui lui avaient été imposées par l’ennemi, mais que l’exécution de celles-ci s’était traduite par une perte11 ».
20Dans ce contexte de liquidation des séquelles de l’occupation, la reprise de l’activité de la CdC s’avérait problématique.
La reprise difficultueuse de l’activité
21La reprise de l’activité au sein des différents établissements de la CdC était évidemment dépendante des problèmes d’approvisionnement en énergie et en matières premières mais aussi de l’état dans lequel ils se trouvaient à la Libération.
L’état des lieux dans les différents établissements de la CdC
22L’usine de Montrouge n’avait pas souffert des combats livrés dans la région. Elle avait subi des prélèvements autoritaires de matériels et de matières premières et les machines avaient pâti d’une utilisation à marche forcée mais aussi d’un manque de maintenance, incompatible avec une reprise normale des cadences de fabrication.
23En revanche, les établissements de province avaient notablement souffert12 :
L’usine de Dieppe, sérieusement atteinte par les bombardements aériens, notamment ceux de juillet 1943 et du 21 mai 1944, tenta de reprendre quelque activité, tandis que les dégâts subis, par l’usine de Fougères, avaient entraîné sa fermeture dès l’invasion des troupes allemandes en 1940.
Les Aciéries de Nantes, acquises en 1937 comme usine de repli et la succursale de Marseille n’avaient éprouvé que des dégâts superficiels.
L’usine de Besançon s’était vue lestée d’une cinquantaine de machines, déménagées par les Allemands lors de leur évacuation de la ville.
L’établissement de Marquise et des immeubles annexes, qui avaient subi des dégâts durant le conflit, firent l’objet d’une demande d’indemnité13.
L’établissement de Strasbourg, dont le directeur s’était replié dans les Vosges sort, ne donna de ses nouvelles qu’en décembre 1944, après la libération de la ville par la VIIe Armée américaine, et l’Armée du Général Leclerc, le 23 novembre 1944. Début du printemps 1945, la CdC apprenait que les locaux étaient intacts mais que les installations avaient été sabotées.
24La situation était particulièrement préoccupante pour les filiales étrangères, notamment celles localisées dans les régions occupées par les armées russes (Leipzig par exemple). La CdC demeura ignorante de leur sort respectif jusqu’en juin 194514.
25À Prague, les ouvriers de la PEV avaient profité du climat révolutionnaire pour mettre en place des comités d’ouvriers, tandis que le gouvernement tchèque avait exigé le dépôt, à la Banque nationale tchécoslovaque, de 6 000 actions, entièrement libérées, appartenant à la CdC. À l’issue de tractations entre 1945 et 1947, l’établissement était placé sous administration nationale, puis géré par des conseils d’ouvriers qui n’obtinrent qu’un faible rendement du à une présence irrégulière. Après avoir envisagé la nationalisation avec une indemnisation, l’administration du nouvel État Tchécoslovaque décida la restitution de l’établissement à la CdC en avril15.
26À Vienne, malgré les protestations du représentant de l’entreprise et la nationalité française à 100 % de Danubia, l’établissement avait été délesté, par les Russes, de toutes les matières premières et de toutes les machines, à l’exception de l’outillage nécessaire à la fabrication des compteurs et des bancs d’étalonnage.
27En Italie, la situation était particulièrement trouble en l’absence d’une réelle autorité gouvernementale. Une certaine reprise avait été observée à la Stabilimenti Siry Chamon, à Milan, mais l’épuisement des stocks et les difficultés pour les reconstituer rendaient préoccupante toute perspective d’avenir.
28L’usine de Dordrecht en Hollande s’était vue privée de toutes les machines neuves sans possibilité de les récupérer.
29La reprise de l’activité dans ces conditions se révélait, en outre, plus ou moins pénalisée par les nombreux problèmes de pénurie auxquels la population et l’industrie étaient confrontées.
Pénuries, restrictions, méfaits et remèdes palliatifs
30Sur le plan municipal, selon le compte rendu du conseil municipal, tenu à la Mairie de Montrouge le 10 octobre 1944, la population de Montrouge souffrait de problèmes de ravitaillement en denrées alimentaires16 :
« Les denrées fournies par le Secours Social à nos cantines scolaires sont de mauvaise qualité. Les rations sont insuffisantes… il est donc indispensable de reprendre en mains nos propres moyens de ravitaillement des cantines. Il faudrait envisager d’assurer nous-mêmes le ravitaillement de la Soupe Populaire »
31La situation ne s’améliora guère par la suite, car :
« l’hiver, rigoureux et tardif (jusqu’aux premiers jours de mai 1945) succéda un été très sec et chaud. La récolte de 1945 fut la plus mauvaise des années de guerre. Dans ces conditions, les cartes de ravitaillement durèrent jusqu’en 1947 et le rationnement du pain jusqu’en 1949, tandis que les prix du marché noir étaient deux à dix fois supérieurs aux chiffres officiels, le thé, le café et le tabac étaient remplacés par des ersatz et l’essence par l’installation de gazogènes à bord des véhicules ».
32La désorganisation des transports, l’approvisionnement en matières premières et en charbon aléatoire, contrariaient la remise en marche progressive des centrales électriques et des usines à gaz et constituaient autant d’épreuves pour la population, dont « la situation restait encore très difficile avec un début de chauffage prévu pour le 15 novembre réservé à certaines catégories de consommateurs »
33La situation des entreprises, soumises au contingentement des moyens énergétiques, était tout aussi critique et précaire. La CdC, réduite, comme toutes les autres industries, à renouveler constamment des demandes d’attribution de contingents auprès des autorités de tutelle, s’ingénia à pallier les méfaits de la situation de pénurie.
34L’acquisition d’un groupe électrogène Diesel, de 500 CV d’une valeur de 6 à 7 millions, approvisionné en carburant dans de bonnes conditions, permit de maintenir la production à certaines heures où la puissance était limitée et, ainsi, de réduire le travail de nuit, bénéficiaire d’une attribution d’électricité en heures creuses. Reconnu dommageable pour le personnel et le rendement, seuls des services, faibles consommateurs d’électricité, furent autorisés à pratiquer cet horaire nocturne17.
35Dans le domaine des matières premières, qui manquaient cruellement, des contacts fructueux avec la société italienne SAFAR-METAL permirent l’approvisionnement de certaines matières premières de qualité équivalente aux meilleures, généralement de provenance américaine, mais c’est l’innovation qui, dans la plupart des cas, porta remède à la pénurie.
36Les ersatz imaginés durant l’occupation pour réaliser certains éléments internes de compteurs d’eau se révélèrent avoir un avenir certain, notamment dans la fabrication des compteurs Gallus.
37Alors que la CdC tentait de pallier les pénuries pour satisfaire au mieux les demandes de ses clients, certains d’entre eux risquaient de lui échapper à l’occasion des nationalisations préconisées par le Conseil national de la Résistance énoncées, dans leurs principes, par le Général de Gaulle dans son discours de Chaillot du 12 septembre 1944.
« Une démocratie économique et sociale sur fond d’économie dirigée préconisant notamment la participation des travailleurs à la direction de l’économie, le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés par l’appropriation, par la collectivité, des sources d’énergie, des richesses des sous-sols, l’éviction des grandes féodalités industrielles et financières, les compagnies d’assurances et les grandes banques ; et, pour chacun, la sécurité sociale, la sécurité de l’emploi, le droit au travail, à la retraite, à l’instruction, au loisir et à la culture, la garantie du pouvoir d’achat et de l’emploi. »
Les nationalisations et leurs retombées
38La CdC se trouvait directement concernée par certaines nationalisations d’entreprises car elle comptait, parmi ses clients, nombre de compagnies de production et de distribution de gaz et d’électricité, dont certains de ses dirigeants étaient ses administrateurs et actionnaires.
39Avec les modifications administratives et technologiques que laissaient entrevoir ces nationalisations, la CdC craignait désormais, la soumission à la procédure réglementée, bien spécifique des marchés d’État, comportant l’obligation d’un appel à la concurrence, réduisant ainsi son statut, antérieurement acquis, de fournisseur privilégié.
40Les Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais, (HBNPC), furent les premières à être nationalisées par l’ordonnance du 14 décembre 1944. En 1946, les autres houillères étaient réunies sous la dénomination Charbonnages de France.
41La nationalisation, votée le 8 avril 1946, de l’ensemble du secteur de l’énergie, du gaz et de l’électricité et la création, par décrets du 21 mai 1946, des deux établissements publics, à caractère industriel et commercial, Électricité de France et Gaz de France, provoqua en particulier l’inquiétude de la CdC, d’autant que ces deux entités étaient respectivement dotées de 362 sociétés d’électricité et de 8 sociétés gazières18.
« La production électrique avait été assurée jusque-là par 86 centrales thermiques et par 300 centrales hydrauliques, dépendant respectivement de 54 et de 100 sociétés privées. La distribution de l’électricité était gérée par 1 150 entreprises. 251 sociétés étaient responsables de 724 exploitations gazières de tailles variées19. »
« Les entreprises avaient prouvé leur efficacité par des performances remarquables. Entre 1919 et 1939, la production des entreprises électriques avait été multipliée par 5, passant de quatre milliards de kWh en 1919 à vingt-deux milliards en 1939… »
« [Quant au] réseau français de transport électrique, il était à la veille de la nationalisation le plus dense du monde avec une desserte de 22,5 km de lignes de plus de 100 000 V pour 1 000 km2, contre seulement 5 pour les États-Unis, 15 pour la Grande-Bretagne et 18 pour l’Allemagne. Dans l’hexagone, le kilométrage total de lignes à très haute tension est passé de 899 km en 1923 à 12 403 km en 194520. »
42La création de Gaz de France sonna, pour la CdC, la fin de son statut de fournisseur privilégié en matériels d’usines à gaz, fours de distillation, gazogènes et leurs accessoires, matériels de traitement, compteurs, régulateurs, etc.
43En revanche, la régression progressive de la distillation de la houille et l’équipement des usines à gaz vieillissantes en installations de gaz manufacturé provenant des produits pétroliers liquéfiables (butane et propane), ainsi que l’adoption du système de crackage de produits liquides (du fuel à l’essence légère), engendrèrent l’élaboration de nouveaux appareils, de nouveaux systèmes pour les industries et pour le comptage domestique dans le but de répondre à une demande en constante augmentation en France et à l’étranger21.
44La mise sous séquestre, le 4 octobre 1944, pour collaboration économique avec les nazis et la nationalisation des Usines Renault, le 16 janvier 1945 (sans indemnisation des actionnaires), et leur transformation en Régie nationale des usines Renault (RNUR), où l’État et le personnel siégeaient au conseil d’administration, n’affectèrent pas, outre mesure, les relations commerciales de la CdC à l’inverse de la nationalisation du secteur de l’aviation.
45La nationalisation, en mars 1945, d’Air France, Air Bleu, Air-France transatlantique qui amena à la création en 1948 de la Compagnie nationale Air France était, indirectement, jugée dommageable, par la CdC. Deux entreprises du secteur de l’aviation, la Société Messier et la Société Gnome et Rhône, coupables d’avoir travaillé pour les Allemands, étaient mises, le 9 avril 1945, sous le boisseau de Société nationales d’études et de Construction de matériel aéronautique (SNECMA).
46Dans ce contexte, la Société Messier (voisine de la CdC en 1920 au 29, rue Gambetta à Montrouge), qui avait repris en juillet 1945 une activité au 58, rue Fénelon, et la Société des moteurs Gnome et Rhône installée à Gennevilliers cherchaient à renforcer leurs effectifs en mai 194522.
47De son côté la CdC, malgré la réintégration dans son effectif des prisonniers, des déportés et des requis au titre du STO, souffrait d’un manque de main-d’œuvre aux lendemains de la Libération. La CdC fut désagréablement surprise de constater que, malgré l’offre d’une augmentation de salaires, un certain nombre de ses salariés quittèrent l’entreprise, attirés par les sociétés Messier et Gnome et Rhône, qui offraient des salaires très supérieurs23.
48Sans se montrer vraiment préoccupée par les nationalisations intervenues dans les secteurs bancaires et des assurances, la CdC s’inquiétait d’une détérioration possible des relations établies depuis de nombreuses années avec ces établissements.
49Le 2 décembre 1945, la Banque de France, créée en 1806 par Napoléon 1er, et quatre banques de dépôts, la Société générale, le Crédit lyonnais, le Comptoir national d’escompte24, la Banque nationale pour le commerce et l’industrie, passaient sous le contrôle de l’État, les banques d’affaires demeurant privées.
50En avril 1946, subissaient le même sort, la Caisse des dépôts et consignations créée en 1816, en mai le Crédit foncier créé en 1852, le Crédit national, créé en 1919, les réseaux du Crédit agricole et du Crédit populaire, regroupant 90 banques, dont le contrôle et la direction devaient être assurés par la chambre syndicale des banques populaires.
51Le 25 avril 1946, l’État s’assure du contrôle de 34 compagnies d’assurances à hauteur de 60 % du capital détenu par l’ensemble des 900 sociétés alors existantes.
52Autre problème, subséquent à l’occupation, pour la CdC : la poursuite de l’activité du service télévision à Montrouge qui avait été plus ou moins sous la coupe des autorités allemandes durant quatre ans.
Le service télévision à Montrouge, objet de convoitises
53L’activité du Centre expérimental de la Télévision, poursuivie durant l’occupation sous la conduite de René Barthélemy, avait permis à celui-ci de mettre au point une image de télévision haute définition à 1 015 lignes. Celle-ci suscita, dès la Libération, la curiosité de deux compagnies américaines de télévision : la National Broadcasting Company (NBC), (qui considérait ce standard expérimental impossible à exploiter immédiatement) tandis que la Columbia Broadcasting System (CBS) était intéressée par ce standard français. Ces contacts demeurèrent sans suite25.
54Jean Le Duc, de son côté, avait fait le point sur la situation lors de voyages d’études à la fin de l’année 1945 à New-York, Chicago et Los Angeles. En Angleterre, il réussit à conclure, lors d’un voyage à Londres, un accord avec la Société Cinéma-Télévision, qui faisait partie du Groupe Gaumont British. Par contre, Jean Le Duc déclina l’invitation de la radiodiffusion nationale de participer à un voyage d’études aux États-Unis, se contentant d’y déléguer l’un des ingénieurs du service télévision26.
55En France, la direction de l’Armement du ministère des Armées s’était aussi intéressé à la reprise de l’activité du service télévision de la CdC, notamment en ce qui concernait deux projets, l’un concernant un programme d’optique électronique, l’autre la réalisation d’un tube récepteur de radar.
56En décembre 1945, André Cazalas (X 36)27, ami de René Barthélemy, était détaché à la CdC par la direction de l’Armement pour, précisément, « reprendre les relations entretenues antérieurement avec Telefunken28 » avec la firme allemande connue de Jean Le Duc et de René Barthélemy. Ce détachement paraît avoir fait suite à un échange de correspondance entre Fritz Schrötter, René Barthélemy et Jean Le Duc, dont la chronologie instructive, fournie par l’ouvrage de Michel Amoudry, mérite d’être rappelée.
57Fin juillet 1945, des ingénieurs et des techniciens allemands, qui avaient œuvré à Montrouge durant l’occupation, émettaient le souhait d’une reprise de contact avec René Barthélemy et Jean Le Duc.
58René Barthélemy avait reçu une lettre de Fritz Schrötter, lui signifiant sa consignation, au siège des laboratoires de Telefunken à Bad Liebenstein avec Kurt Diels, Kurt Hinzmann et leurs familles. Fritz Schrötter demandait à René Barthélemy « s’il serait discutable de la part de la CdC de renouveler nos relations amicales et de reprendre une collaboration ». La réponse rapide de René Barthélemy fut suivie d’une lettre officielle de Telefunken contenant « une proposition de reprendre les études sur la télévision » et précisant « que les ingénieurs ont été regroupés par les Américains avec leur matériel à Göttingen, où ils disposent d’un laboratoire bien équipé pour les recherches électroniques et occupent deux villas voisines29 ».
59Au cours de l’hiver, René Barthélemy était destinataire d’une missive de Schrötter, datée du 15 février 1946, transmise par le colonel Ranger, un ancien collaborateur de John Logie Baird qui reflétait l’inquiétude de l’ingénieur allemand qui s’interrogeait sur une éventuelle opposition à la reprise des études à la CdC. Il ajoutait « qu’il a adressé à la Radio Corporation of America (RCA) une demande de coopération mais c’est plutôt avec la CdC qu’il veut travailler30 ».
60La concertation des autorités françaises à Paris31 et dans les territoires allemands occupés, ainsi que les échanges d’informations sur les travaux de Schrötter, amenèrent finalement le ministère de l’Économie nationale à prendre, lors de la conférence du 19 mars 1946, des mesures pour l’introduction en France de savants et de techniciens allemands et autrichiens résidant dans des zones occupées par les Alliés.
61Le 24 juin 1946, Fritz Schrötter adressait une lettre à Jean Le Duc pour l’informer de la proposition, formulée par le colonel Ranger, d’un contrat officiel avec la RCA. Schrötter précisait que, si l’acceptation d’un tel contrat n’était pas compatible avec les intérêts de la CdC, il refuserait l’offre du colonel Ranger et rejoindrait directement la CdC. Lourdeur ou lenteurs administratives, le 1er novembre 1946, Schrötter manifestait, à René Barthélemy, son impatience de rencontrer le représentant de la CdC pour lui remettre ses propositions d’études et pour fixer, avec lui, les modalités d’exécution de la collaboration prévue.
62Enfin, le 22 novembre 1946, après un examen au Comité national d’études des télécommunications (CNET) des candidatures de Schrötter, Diels, Hinzmann et de quatorze techniciens de Telefunken, désireux de venir travailler en France, ceux-ci recevaient les autorisations nécessaires pour souscrire un contrat de travail avec la CdC. Un contact du CNET avec Jean Le Duc mena l’entreprise à conclure que « les techniciens allemands travailleraient dans un laboratoire séparé que nous établirions à leur intention32 ». Il s’agissait « d’éviter une installation des ingénieurs allemands dans un milieu qui aurait pu leur être hostile33 ».
63Ces considérations impératives conduisirent la CdC à s’intéresser à un domaine d’environ trente hectares, sis à Corbeville, dépendant de la commune d’Orsay, en Seine-et-Oise, entouré de murs, comportant un château et ses dépendances, des jardins en terrasse, une ferme, des bois et des champs.
64La Société civile immobilière, Ferme de Corbeville, fut constituée le 17 juillet 1946, avec pour capital 2 200 000 F, constitué de 2 200 parts de 1 000 F chacune. La CdC en acquit 1 860, Albert Bresson, administrateur de la Compagnie de constructions électriques (CCE), en acheta 10, qu’il recéda le 1er septembre 1947 à la CdC. Pierre Heeley et Jean Le Duc, alors directeurs généraux, furent investis des pouvoirs de signer tous actes et pièces afin de réaliser l’opération, qui se traduisit par l’achat des parts sociales et le remboursement de créances par un décaissement de 10 500 000 F34.
65Après des transactions destinées à régler la situation d’un fermier, un bail de huit ans était signé le 31 mai 1947, aux termes duquel la CdC devait occuper et entretenir les lieux. Le château rendu libre, des travaux d’aménagement étaient réalisés pour permettre d’accueillir le nouveau laboratoire de télévision dévolu à l’activité des techniciens allemands.
« Il s’agissait d’un aménagement spécifique à l’activité qui devait prévoir l’élimination de toute poussière par un système de ventilation assurant une légère surpression à l’intérieur des locaux et qui exigeait un choix adapté du revêtement du sol, des parois, des canalisations et de tous les accessoires, la constitution de hottes vastes et nombreuses, afin d’éviter la production de poussières particulièrement dangereuses pour la pureté des produits contrôlés, avec une précision de l’ordre de 10-6, par spectrographie35. »
66En conséquence, la CdC transféra à Corbeville son laboratoire de recherches de Montrouge concernant les tubes électroniques. L’équipe allemande de Fritz Schötter s’y consacra, d’abord à l’étude des tubes de prise de vue de télévision du type Ionoscope, puis étendit ses activités à d’autres dispositifs utilisant des technologies voisines.
67La partie électronique associée était traitée à Corbeville par une équipe de la CdC avec un seul allemand, non rattaché à l’équipe de Schrötter. Celui-ci quitta Corbeville durant les vacances scolaires de 1949, en laissant deux ou trois collègues de son équipe qui, eux, partirent seulement en 1952-1953.
68Le laboratoire de Corbeville, rattaché administrativement au département de la télévision de Montrouge, disposait d’une certaine autonomie avec un service achats, des ateliers de verrerie et de mécanique et un service entretien. Il était organisé en cinq sections : Recherches physiques, Recherches chimiques, Optique, Électronique, Prototypes.
69La CdC conserva ce laboratoire durant sept ans. Le 30 juillet 1954, elle cédait à la CSF ses 1 860 parts à la Société immobilière, ferme de Corbeville, en échange de 4 040 actions de la Société française radioélectrique (SFR)36, à la condition de pouvoir poursuivre une activité dans le domaine de la télévision au sein de la CdC, sous la direction de Jean Le Duc et de René Barthelémy avec plusieurs adjoints de ce dernier, en particulier Dimitri Strelkoffet Paul Lambiotte.
70Dans ce contexte de résolution des séquelles de l’occupation, la direction de la CdC s’était employée à redémarrer son activité traditionnelle alors que le personnel révélait une propension à s’agiter sur le plan social.
Le climat social au retour de l’exode
71Le personnel, pressé de regagner les ateliers et les bureaux aux lendemains de la Libération, conscient de la disparition de la réglementation établie par l’État Français, se montra soucieux de bénéficier des dispositions du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), de nature à modifier les relations patronat-salariat.
Les revendications salariales et l’effet des lois sociales du CNR
72L’annulation ou l’abrogation des ordonnances et des actes du Gouvernement de Vichy et la légalité républicaine rétablie, l’ensemble du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), était unanimement salué par la population. C’est, néanmoins, la reconnaissance de tous les syndicats antérieurs à 193937, qui eut un effet dynamisant sur la GCT et la CFTC, en bonne position à la CdC en 1944.
73Dès le mois d’août, les délégués syndicaux avaient présenté un cahier de revendications à la direction de la CdC, rappelant la précarité de leurs conditions de travail qui justifiait, à leurs yeux, une augmentation de salaires de 40 %. En réponse, c’est la hausse horaire de 5 F, décidée par le gouvernement, qui fut accordée. Elle était assortie du versement d’une prime de Libération uniforme de 600 F, à valoir sur la prime qui pourrait être, elle aussi, ultérieurement fixée par le gouvernement38.
74Alors que Benoît Frachon, l’un des leaders nationaux de la CGT, déclarait le 10 septembre 1944 que « pour gagner la grande bataille de la production, la grève disparaissait de l’ordre du jour de la CGT », la CFTC ne répondait pas favorablement à l’appel à l’unité le 19 septembre 1944. La CdC connaissait, en novembre, une grève perlée déclenchée à l’atelier d’outillage par des ouvriers spécialisés qui refusaient de reprendre le travail au rendement39.
75Dans cette atmosphère de revendication, certains techniciens du service Télévision de Corbeville et du service maintenu à Montrouge, bénéficièrent d’une augmentation de leurs appointements, assortie de la promesse d’un examen général des salaires des ingénieurs et cadres. La gratification annuelle dont ces personnels bénéficiaient ne pouvait, du fait de la faiblesse des résultats de l’exercice 1944, être augmentée au-delà du minimum prévu40.
76L’éventualité d’une situation industrielle et sociale perturbée dès la libération du pays, avait été prévue par le gouvernement provisoire de la France à Londres, qui avait élaboré des mesures de nature à apaiser le climat social.
77À cet effet, Alexandre Parodi s’était vu chargé de mettre en place des structures de l’État propres à assurer la permanence des Pouvoirs publics et la paix sociale.
78Démis en 1940 de ses fonctions de maître des Requêtes au Conseil d’État, de conseiller technique auprès du ministre du Travail en 1938, de directeur général du travail et de la main-d’œuvre par le Gouvernement de Vichy, Alexandre Parodi avait fondé avec d’autres résistants, le Comité général d’études (CGE) qui avait vocation à élaborer les réformes judiciaires à envisager après la Libération. Ordonnateur de l’insurrection parisienne, Alexandre Parodi participa à l’instauration du gouvernement provisoire. Devenu ministre du Travail et de la Sécurité sociale, il élabora avec les députés communistes, Marcel Paul (1900-1982) et Ambroise Croizat (1901-1956), les lois de la protection sociale, de l’assurance sociale obligatoire pour tous les Français41 et l’assurance vieillesse, généralisée par la loi du 12 septembre 1946. La loi créant la médecine du travail dans les entreprises du commerce et de l’industrie était votée le 12 mai 1946.
79En dehors de l’élaboration des lois de protection sociale, Alexandre Parodi avait engagé, en avril 1945, une négociation paritaire sur les salaires et l’établissement de grilles par branches. Elle aboutit à une augmentation générale des salaires, appréciée par les salariés, mais jugée dangereuse par la direction de la CdC.
80Selon la direction de la CdC, l’augmentation générale des salaires constituait un alourdissement des charges, génératrice d’une hausse des prix de revient, sans modification des prix de vente car « les hausses autorisées en 1944 n’étaient que de 70 % des prix de 1939, alors que l’indice du coût de la vie avait été porté de 1 à 3 dans les statistiques officielles ».
« [Or,] les appareils construits par l’entreprise, qui constituent du matériel d’équipement amortissable à long terme, n’avaient aucune influence directe sur le coût de la vie ». Pour la CdC, les mesures gouvernementales engendrèrent « une perte de 19 407 327,98 F compte tenu d’une provision pour créances douteuses de 25 931 074,07 F qui fut reportée sous déduction du reliquat des bénéfices de l’exercice 1943, soit 1 540 303,87 F42. »
81En revanche, l’ordonnance du 22 février 1945, qui institua les comités d’entreprise dans les établissements de plus de 100 salariés, en remplacement des comités de gestion du régime de Vichy, visant à améliorer les relations dans l’entreprise, fut purement et simplement entérinée par la direction de la CdC.
« Les comités d’entreprise n’ont pas vu le jour brutalement. Il y avait auparavant bien des signes annonciateurs […] Léon Hamel, un patron éclairé, pourtant paternaliste, avait créé dans sa filature du Val-des-Bois, près de Reims, dans les années 1880, un “conseil d’usine” […]. Sous Vichy et la Charte du travail, des comités sociaux d’entreprise sont créés. Conçus sans passion, ils vont rencontrer un succès inattendu du fait de la pénurie de produits de première nécessité. […] À la Libération, l’expérience, de style autogestionnaire, engendra la création de comités de gestion un peu partout en France43. »
82Les représentants élus devaient être consultés mensuellement sur les conditions de travail et avaient un droit de regard sur la comptabilité et les résultats présentés annuellement. Dans les entreprises de plus de 500 salariés, les représentants du comité d’entreprise assistaient au conseil d’administration44.
83Auguste Detœuf45 estimait :
« l’institution des comités d’entreprise constituait un premier acte révolutionnaire qui peut être, de tous, le plus dangereux ou le plus efficace. En général, une institution ne se montre heureuse que lorsqu’elle reflète et légalise des mœurs ; il ne peut s’agir ici de légaliser des mœurs qui n’existent guère : il s’agit d’un acte de foi. La tentative est singulièrement audacieuse : elle implique une transformation psychologique, une transformation des mœurs qui ne se feront pas sans immenses sacrifices des uns et des autres au bien collectif, mais cette audace est nécessaire. C’est la première étape de l’économie française sur la route nouvelle, et si longue, vers la puissance et la grandeur. Établie par le ministère du Travail, l’institution est moins sociale qu’économique. Elle est faite pour associer les travailleurs à la direction de l’économie et à la gestion des entreprises. Le comité ne saurait avoir un caractère revendicatif : le soin de défendre les revendications des salariés continue à appartenir aux délégués ouvriers. Le comité présente un caractère social avec la gestion des œuvres sociales […] il est informé des conditions financières dans lesquelles fonctionne l’entreprise […]. L’outil est bien conçu : comment sera-t-il manié ? On attend des comités un changement radical des mœurs ; on espère des chefs d’entreprise la loyauté, du personnel la volonté d’aider l’entrepreneur. Jusqu’ici, au moins en France, ces dispositions ne se sont que rarement rencontrées46… »
84L’annonce de l’élection d’un comité d’entreprise à la CdC fut faite en conseil d’administration, début 1945, par Pierre Heeley, qui avait alors en charge le groupe des services commerciaux de l’entreprise. Deux délégués élus, présents à titre représentatif, figurent dans les rapports des séances du conseil d’administration à dater de la réunion du 5 novembre 194647.
85La représentativité syndicale ouvrière, assurée par des élections au sein des entreprises, selon des critères fixés par une circulaire, également d’Alexandre Parodi, en date du 28 mai 194548, ne fit pas davantage l’objet de commentaires. Par contre, l’officialisation du statut de délégué du personnel, selon la loi du 16 avril 1946, fut accueillie avec satisfaction par le personnel de la CdC, notamment ceux qui avaient adhéré à la CGT, majoritaire dans l’entreprise depuis 1936.
86Le rétablissement, le 21 février 1946, de la loi de 40 heures avec l’introduction du paiement des heures supplémentaires à 25 %, entre 40 et 48 heures, et à 50 % au-delà, fut aussi bien accueillie par les salariés de la CdC mais estimée, une fois encore, dommageable par ses dirigeants, car il constituait une augmentation des charges.
87Benoît Frachon jugea cette disposition préjudiciable à la « Bataille de la Reconstruction », fondée sur une reprise rapide de l’activité, alors que les relations entre les salariés et le patronat se modifiaient, suite à la mécanisation prônée par l’Organisation scientifique du travail (OST). Mise au point par l’Américain F. W. Taylor, au début du XXe siècle, elle était supposée devoir dépasser les méthodes de l’artisanat au profit de la production en grande série et au moindre coût49.
88Ces diverses dispositions socio-politiques, appliquées et interprétées dans le microcosme de la CdC, paraissent avoir été à l’origine d’une nouvelle conception de la condition ouvrière et de ses relations avec la direction de l’entreprise.
L’émergence de nouvelles relations patronat-salariat
89Dans les années qui suivirent la Libération, marquées par la sociologie du Mouvement républicain populaire (MRP), alors influent au sein des instances politiques, des coupures de presse, découvertes dans les archives du Centre Malher50, ont éclairé la situation qui régnait dans les entreprises en général et à la CdC en particulier.
90Le journal Le Peuple, du 30 décembre 1944 mentionne que le bureau du Syndicat national des ingénieurs en organisation, écrit sous le titre « La Bataille de la Reconstruction, l’Organisation Scientifique du Travail et Syndicalisme » :
« l’expérience gigantesque qui doit être entreprise ne se développera que dans un climat de compréhension et de justice sociale. Mais l’énergie, l’esprit de solidarité, la bonne volonté mutuelle, qui sont les conditions essentielles de notre rénovation, n’en sont pas les facteurs exclusifs : la recherche du rendement élevé des moyens de production procède d’une technique, d’un ensemble de lois qui constituent la science de l’organisation du travail ».
91Un article, dans Le Figaro du 15 mai 1955, relate l’intérêt du Centre des jeunes patrons (CJP), œuvrant au sein du Conseil national du patronat français (CNPF), créé en 1945. Cet organisme constate :
« les divers systèmes de rémunération des ouvriers, salaire au temps, salaire aux pièces, salaire aux primes ne donnaient satisfaction ni aux employeurs, ni aux ouvriers, pas plus que le système des salaires collectifs du tâcheronnat ou celui de la participation aux bénéfices ».
92L’article fait référence à la doctrine sociale chrétienne, d’inspiration corporatiste, du sociologue René de La Tour Dupin Chambly : l’ouvrier doit être en position « de prendre un intérêt positif au succès de l’entreprise qui l’employait en transformant le contrat de salariat qui le lie au patron en un contrat d’association. Si l’ouvrier était patron, psychologiquement dans la même position qu’un chef d’entreprise, leurs intérêts devenant communs, devenant identiques, la lutte des classes aurait vécu ».
93Le journal Le Capitaliste, dans son numéro du 3 novembre 1945, publie un article d’Henri Pauwels (1906-1995), qui milite pour un syndicalisme chrétien, prônant une nouvelle organisation de l’entreprise. Il fallait, à son sens, abolir « le régime qui fait de l’ouvrier un étranger dans l’entreprise à laquelle il donne son travail et une part de sa vie et dont l’activité a des répercussions profondes sur les conditions d’existence de sa famille ». Henri Pauwels estime :
« l’entreprise n’est pas simplement la propriété des détenteurs de capitaux et que le travailleur y a des droits, notion qui entraînera une modification du contrat de salariat et l’établissement du statut social et juridique de l’entreprise, qui détermineront la place de l’autorité qui y seront dévolues au travail ».
94Le Métallo51, orienté à gauche, organe des travailleurs de la Métallurgie relevant de l’Union syndicale des travailleurs métallurgistes et similaires de la région parisienne s’intéresse, en mai 1946, dans son no 20 à « La production et sa rémunération » aux formes de rémunération du travail à la chaîne et au rendement, « différentes selon les systèmes Rowan, Bedeaux, Taylor, plus compliqués les uns que les autres », qui ne permettent pas à l’ouvrier de « savoir exactement ce qu’il va toucher en fin de quinzaine, tandis qu’il constate que, plus la production augmente, moins le travail fourni est payé ». « Lorsque les ouvriers réalisent seulement les temps établis, ils gagnent le salaire ordinaire de leur catégorie, toujours légèrement supérieur au salaire minimum. »
95Cet article du Métallo souligne que la rémunération des ouvriers à la CdC était basée sur le chronométrage du temps passé par l’ouvrier pour accomplir une tâche, ce qui permettait de définir le temps alloué ultérieurement aux autres ouvriers. Dans ces conditions, un ouvrier catégorie P3 (professionnel 3e catégorie) payé 32,94 F de l’heure aurait du, lorsqu’il gagnait une heure sur le temps alloué à sa tâche, toucher 32,94 F de plus. Or, il ne recevait que 75 % de cette somme, soit 26,20 F.
96Le Métallo se fait également l’écho de revendications réclamant davantage d’équité, avec un salaire progressif adossé au slogan « Produire et revendiquer », afin que le rendement de travail soit payé selon un pourcentage supérieur à celui de la production. Le slogan visait également « à une amélioration des salaires et des œuvres sociales fondée sur l’accroissement des marges bénéficiaires qui justifie une rémunération du travail plus équitable ».
97L’Usine Nouvelle, dans son no 6 du 26 juillet 1945, consacré au travail au rendement sur des chaînes de production, publie l’article de l’ingénieur Maurice Samain, entré à la CdC en décembre 1934, à l’âge de 24 ans, qui fit carrière dans l’entreprise. Ses sondages parmi les ouvriers spécialisés (OS), hommes et femmes, montrent que les opinions varient suivant les situations civiles des uns et des autres.
98Ce commentaire d’un ingénieur de la CdC prouve l’existence du travail à la chaîne dans l’entreprise confirmé et illustré par les quatre photographies (page précédente et ci-contre). Il est confirmé et illustré par les quatre photographies, dont trois révélatrices de l’ambiance des ateliers féminins en 1945 et 1948.
99Cependant, dans le climat troublé par l’idéologie ambiante d’alors, un épisode bien particulier, hérité de la période d’occupation, est à mentionner : la présence de prêtres ouvriers dans certains ateliers de Montrouge.
Des prêtres ouvriers à Montrouge
100La mise en place des Chantiers de jeunesse par le gouvernement de Vichy, avait déclenché l’intérêt des institutions religieuses, conscientes de la déchristianisation de la population ouvrière des villes industrielles. Cette situation avait conduit le cardinal Suhard, archevêque de Paris à créer, le 1er juillet 1943, la « Mission de Paris », une équipe de prêtres, déchargés de toute fonction paroissiale, dont le but était d’abattre le mur qui séparait l’église de la masse pour « rendre au Christ les foules qui l’ont perdu52 ».
101Dans ce registre, une source cégétiste mentionne, outre la présence d’ouvriers italiens et espagnols, la présence de salariés appartenant à une classe sociale jusque-là, peu ou pas représentée dans l’entreprise, les prêtres ouvriers. Cinq d’entre eux ont témoigné de leur condition et de leur activité, dont deux qui travaillèrent à la CdC parmi les ouvriers lesquels, au demeurant, ignoraient tout de leur statut de prêtre.
102Jean Desailly, ordonné prêtre en 1945, devint prêtre-ouvrier à la Mission de Paris entre 1946-1954. Conservant cette condition secrète, il entra le 26 février 1946 à la CdC où « l’effectif s’élève alors à 5 000 personnes qui envahissaient à la sirène, la chaussée sur 100 mètres dans une atmosphère pesante ».
103Affecté à la fonderie avant de se voir proposer un poste de mouleur, Jean Dessailly avait aussi été occupé à transporter, à la brouette, de lingots rugueux, les gueuses, dont les aspérités blessaient les mains, tâche habituellement réservée aux manœuvres non qualifiés. Suite à une boutade « sur ce boulot qu’un curé n’effectuerait pas », il répondit « j’en suis un ». Le lendemain, toute la fonderie était au courant qu’un curé travaillait aux Compteurs de Montrouge. Soumis à l’anticléricalisme, plus ou moins latent, il se vit néanmoins offrir une carte de sympathisant du Parti Communiste.
104Henri Barreau, un autre prêtre-ouvrier, de neuf ans l’aîné de Jean Desailly, entra également à la CdC en 1946. « Une carte de grève » établie à son nom par le comité local du Parti communiste de Montrouge en 1950, mentionnant son lieu de résidence (126 avenue Gabriel Péri à Malakoff) et son employeur, les Compteurs, confirme sa présence entre ces deux dates. Il quitta l’entreprise pour se faire embaucher à Roanne aux Ateliers roannais de construction textiles (ARCT)53.
105Cette présence des prêtres ouvriers, Jean Desailly et Henri Barreau, à l’usine de Montrouge fait ressortir la politisation qui s’était introduite au sein de l’entreprise à l’heure où Ernest Chamon, fils du fondateur, quittait la scène. Mal remis de son internement à Fresnes il séjournait, début février 1946, dans une maison de santé à Leysin en Suisse. Il y décéda le 16 février 1947.
Les petits-fils du fondateur à la tête de l’entreprise
106Dix jours après la disparition d’Ernest Chamon, le 26 février 1947, le conseil d’administration, conformément à l’article 24 des statuts, désignait Georges Vautier président, avec tous les pouvoirs attachés à cette fonction, simple reconduction de ceux qui lui avaient été conférés, le 7 décembre 1940, lorsqu’il avait assurer l’intérim.
107Georges Vautier lia son acceptation à la certitude de pouvoir compter sur le concours de Pierre Heeley et de Jean Le Duc, qu’il proposa de nommer directeurs généraux adjoints. Jean Le Duc se vit confier en outre, la direction du service télévision, tandis que Georges Maguin, Louis Moulin, Charles Allarousse, Edmond Finez étaient nommés, respectivement, secrétaire général adjoint, directeur des services financiers, directeur adjoint et directeur technique. Des directeurs des établissements de province étaient nommés ou voyaient leurs pouvoirs réitérés à Besançon, Dieppe, Nice, Strasbourg, Lille, Lyon, Marquise, Marseille, Nantes La Madeleine, Dordrecht et Alger.
108Alors que le patronyme du fondateur disparaissait, deux de ses petits-fils se voyaient investis, dès le lendemain de la Libération, la lourde tâche de réussir à dominer les séquelles de l’occupation allemande et de l’épuration. Elle était entravée par les problèmes de reprise du travail, dans les différents établissements plus ou moins touchés par la guerre, de salariés dont la conception de la relation patronat-salariat avait considérablement évolué.
Notes de bas de page
1 Archives de la ville de Montrouge. Decoux D., La Ville de Montrouge dans les années 1942-1947, mémoire de maîtrise, soutenu à Paris 4 Sorbonne, 1996.
2 Id.
3 Article d’Henri Amouroux (no hors série Figaro Magazine).
4 Id.
5 Id. Le patron de la tannerie avait fourni les Allemands pendant la guerre. Arrêté et relâché à la Libération.
6 Richomme P., La Compagnie des Machines Bull 1939-1948, thèse Paris 7, 2007.
7 Entretien avec Bernard Heeley à son domicile parisien le 2 septembre 2008.
8 Amoudry M., op. cit., p. 96-97.
9 Id., p. 214.
10 Fichier de l’OCRPI (ogranisme créée par le Gouvernement de Vichy en 1941), référence AN F 12 9511 fournie par Hervé Joly.
11 Ibid. Conseils d’administration des 4 juin, 3 juillet 1946 et 13 décembre 1949.
12 Ibid. Conseil d’administration 5 septembre, 3 octobre, 7 novembre, 5 décembre 1944 et assemblée générale ordinaire 5 juin 1945.
13 Id. 10 octobre et 3 décembre 1946.
14 Id. 10 avril, 3 juillet, 6 novembre, 4 décembre 1945.
15 Id. 18 janvier 1946, 12 mars et 16 avril 1947.
16 Decoux D., op. cit.
17 Ibid. Conseils d’administration 12 novembre 1947 et 8 décembre 1948.
18 Annales historiques de l’électricité de juin 2003, Fondation de l’Électricité de France, 9 avenue Percier 75008 Paris.
19 Archives de Blois cote 891373. Rapport EDF du 31 mars 1943. « Les chiffres sont indicatifs car les sources divergent dans le comptage des entreprises. »
20 Journal Enjeux Les Échos, no 196, novembre 2003, article de Jacques Marseille.
21 Bulletin Cadres CdC, no 60.
22 Ibid. Conseil d’administration 6 mars 1945.
23 Id. 6 mars 1945.
24 Interlocuteur préféré en la matière de la CdC.
25 Amoudry M., op. cit. p. 215-225.
26 Ibid. Conseil d’administration 8 janvier et 5 novembre 1946.
27 Entretien avec André Cazalas à son domicile parisien le 31 juillet 2003.
28 Amoudry M., op. cit., p. 225.
29 Amoudry M., op. cit., p. 225.
30 Id., op. cit. p. 86-87.
31 Ibid. Conseil d’administration 5 mars 1946 (visite des studios de télévision du ministre de l’Armement, M. Tillon, accompagné des Généraux de Lattre de Tassigny et Vallin).
32 Ibid. Conseil d’administration 3 décembre 1946.
33 Archives de Jean-Pierre Pujes, ingénieur à la Compagnie Française Thomson Houston. La CdC à Corbeville 1947-1954, (suite entretiens mars 2008 et février 2009).
34 Ibid. Conseils d’administration 3 décembre 1946, 7 janvier 1947.
35 Ibid. Jean-Pierre Pujes.
36 Cf. Jean-Pierre Pujes, la Compagnie de Construction Électrique (CCE), filiale de la CdC, aurait vendu les dix parts qu’elle possédait à Paris Nord Immobilier, le 31 août 1954.
37 Gasquet (de) B., Réformes d’ensemble, bataille de la production, grèves de 1947 : les travailleurs au cœur de la politique (1944-1947), Paris, EHESS, 2001.
38 Ibid. Conseil d’administration 5 septembre 1944.
39 Id. 9 août, 5 septembre, 3 octobre, 7 novembre 1944.
40 Id. 6 mars 1945.
41 EHESS, Réformes d’ensemble, bataille de la production.
42 Ibid. Assemblée générale ordinaire 5 juin 1945.
43 Journal Alternatives Économiques no 248, juin 2006 (entretien avec Jacques Le Goff, juriste).
44 Le 16 mai 1946, la loi étendait l’ordonnance du 22 février 1945 aux entreprises de plus de 50 salariés.
45 Fondateur de la firme Alsthom, contraction de Société alsacienne de constructions mécaniques (SACM) et de Thomson Houston.
46 Detœuf A., « Comités d’Entreprises », Le Figaro du 15 mai 1945.
47 Archives du Centre Malher Panthéon Sorbonne Carton no 1 Compagnie des Compteurs.
48 Note de Béatrice de Gasquet : la CGT comptait fin 1945 5,4 millions d’adhérents, la CFTC 0,7 millions.
49 L’Organisation Scientifique du Travail (OST) apparaît vers 1880 avec le développement de la production industrielle, de la méthode de production de F. D. Taylor et d’Henri Ford visant à la production de masse et in Noiriel G., Les ouvriers dans la société française XIX-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1986.
50 Archives du Centre Malher, Fonds Le Bras, carton no 7 Compagnie des Compteurs. Article paru dans Le Figaro du 15 mai 1945. La rémunération du travail vers la suppression du salariat.
51 No 20 de mai 1946 du journal 94 rue Pierre Timbaud à Paris 11e.
52 Archives du Centre des archives du monde du travail (CAMT) à Roubaix.
53 Barreau H., Barreau M., Gacon J., Varin J., Voyages au cœur d’une entreprise Les Ateliers roannais de construction textile, ARCT, Éditions Hovath 1987.
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