Préface. Le parcours centenaire de la Compagnie des Compteurs
Une illustration des stratégies de développement de l’industrie française (1872-1987)
p. 11-14
Texte intégral
1Il est étonnant qu’une grande entreprise plus que centenaire, comme la Compagnie des Compteurs, n’ait fait l’objet que de très peu de travaux historiques jusqu’à la fin du XXe siècle1 : un bref « Historique de la Compagnie des Compteurs » par son ancien directeur scientifique2 et un court chapitre de ma thèse sur l’investissement de la CdC en électronique et en informatique au cours des années soixante3.
2Voila donc une grande inconnue de l’Histoire, une firme française qui a traversé trois « révolutions industrielles », enfin dévoilée grâce au considérable labeur de Paulette Giguel. Une œuvre qu’elle a menée avec ténacité, motivée à la fois par son lien affectif avec le groupe où elle fut salariée pendant la majeure partie de sa carrière, par sa curiosité proprement historique pour l’évolution d’une entreprise grandie et métamorphosée sous trois républiques successives, par sa volonté de voir clair dans ce destin collectif bouleversé depuis quarante-cinq ans par l’absorption dans Schlumberger.
3Son apport essentiel est la connaissance détaillée, non seulement d’une entreprise, mais d’un ensemble d’entreprises, depuis les nombreux ateliers de mécanique rassemblés progressivement par les fondateurs jusqu’aux grands groupes fortement impliqués dans la politique industrielle et les restructurations des années 1960 à 1980. L’épopée de ces firmes, narrée par Paulette Giguel, permet de mieux comprendre la cohérence, la véritable symbiose à l’œuvre dans le développement conjoint des énergies et de la mécanique – une parfaite illustration du modèle de « système technique » de Bertrand Gille4.
4La première partie, « De l’atelier artisanal à l’entreprise industrielle » (1872-1912), explore en réalité les racines beaucoup plus anciennes de la « filière gaz » et de la petite ou moyenne industrie parisienne. C’est sous le Second Empire que se formèrent les fondateurs de la future CdC, Gabriel Chamon en premier lieu, dans les métiers de la métallurgie et de la mécanique de précision. Paulette Giguel fait revivre ces techniciens, ces ateliers, ce tissu de relations à la fois professionnelles et familiales sur lequel se fondera la stratégie de croissance externe qui caractérisera la compagnie durant toute son existence. Les personnalités humaines sont évidemment au premier plan de cette histoire : experts, entrepreneurs, investisseurs, négociateurs, s’activent entre notaires, banquiers, parents, alliés et concurrents, office des brevets et ateliers de fabrication, fournisseurs et clients. Dès le dernier quart du XIXe siècle, la compagnie commence à la fois à recruter des ingénieurs et à s’internationaliser en s’implantant dans des pays voisins, tout en conservant la culture de vieille entreprise ouvrière et paternaliste héritée de ses débuts. L’historien le plus contemporanéiste comme le passionné de patrimoine industriel prend plaisir, au fil des pages, à visiter ce monde presque disparu aujourd’hui.
5Sous le signe du « paternalisme capitaliste », la deuxième partie (1912-1944) décrit comment, dans ces Trente Troublées, la firme manœuvre pour conserver son acquis, poursuivre son expansion et explorer des voies nouvelles. De celles-ci la plus connue est la télévision, avec la figure emblématique de René Barthélémy5 ; elle accompagne une diversification dans le secteur de l’audio-visuel, qui semble préfigurer bien des reconfigurations plus récentes : dans les technologies de l’information, la CdC parie sur la recherche-développement interne autant que sur les accords de brevets. Une partie importante du travail de Paulette Giguel porte sur les aspects immobiliers du développement de l’entreprise : création et évolution du site de Montrouge, implantations en Province. Le chapitre sur le second conflit mondial apporte un complément utile aux travaux récents sur les entreprises françaises sous l’Occupation6.
6La troisième partie (1945-1970) décrit à la fois la vie interne, les stratégies et les structures de ce grand conglomérat qui, tout en conservant sa culture d’entreprise et ses stratégies de croissance par diversification mesurée, évolue entre l’état et le marché, le changement social et les nouvelles conditions de l’innovation dans les Trente Glorieuses. Tendant « vers l’entreprise managériale » dans les années 1960, le groupe multiplie les efforts pour moderniser sa gestion en même temps que ses techniques.
7La CdC offre un excellent terrain pour étudier le changement technique autour de ses métiers de base : le comptage et la mesure. Fondés à la fois sur la mathématisation du monde à l’époque moderne et sur les nécessités de la vente en masse de fluides dans la civilisation urbaine, le comptage et la mesure ont d’abord été matérialisés par la mécanique de précision, avant que celle-ci ne soit progressivement supplantée par l’électronique. En même temps, comptage et mesure deviennent des éléments indispensables des dispositifs automatiques : la « cybernétique » consiste en effet à mesurer l’écart par rapport à une norme et à réduire cet écart pour contrôler un système – qu’il s’agisse d’une centrale nucléaire, d’un réseau électrique ou gazier, d’un missile ou d’une économie. Tout incite donc la CdC, vers 1960, à investir dans ces nouvelles activités. D’autant que les grands programmes de l’État français leur ouvrent des débouchés. Reste à trouver les aptitudes gestionnaires et commerciales correspondantes, ainsi que les capitaux nécessaires pour suivre la croissance rapide de ces secteurs, car la rentabilité affaiblie de la CdC, surchargée de filiales conservant toutes leurs personnels dirigeants, ne permet pas l’autofinancement. C’est là que la compagnie trouve ses limites et doit se résoudre à passer sous le contrôle de Schlumberger. Paulette Giguel, qui avait consacré à Schlumberger son mémoire de maîtrise, a bien fait de reprendre celui-ci en le résumant pour en faire un dernier chapitre sur la période 1970-1987.
8De nombreux tableaux apportent des vues d’ensemble fort bienvenues, qu’il s’agisse d’arbres généalogiques, de listes d’actionnaires, d’organigrammes de fonctions ou de participations, de synthèses comptables et financières. S’y ajoute un véritable trésor d’illustrations : une quarantaine de photographies d’usines, d’ateliers, de personnels au travail et d’installations de prestige ; et une collection de publicités qui témoignent de l’évolution des techniques et de leurs marchés, réels ou envisagés. Chacune de ces images mériterait une analyse ou un commentaire approfondi, et les étudiants d’aujourd’hui ou de demain y trouveront certainement de nouveaux sujets !
9L’accès aux sources posait de grandes difficultés. On trouve certes à la Bibliothèque nationale de France divers documents officiels publiés par la CdC, en particulier des procès-verbaux d’assemblées générales et des rapports d’exercice ordinaire, ainsi que les habituels supports de communication. Quelques concurrents ou partenaires de la CdC, comme Bull et certaines banques, ont heureusement conservé des dossiers sur ce groupe. Mais les archives de la CdC étaient peu accessibles : on pouvait en consulter une partie, y compris le Bulletin CdC (1951-1970), stockée dans un soussol de Schlumberger à Montrouge, à condition de savoir qu’elles existaient et d’avoir des accointances internes. Cela jusqu’à la cession du site de Montrouge, au milieu des années 2 000, à un groupe américain (Carlyle) d’ailleurs fortement investi dans le French bashing et la guerre d’Irak de l’ère G. W. Bush.
10Paulette Giguel a su intéresser à ses recherches la Direction de la Communication de Schlumberger Ltd, qui l’a laissée libre d’exploiter ces trésors et d’en sauvegarder le maximum. Joignons nos remerciements aux siens à l’adresse des personnes qui ont contribué à sauver archives et appareils anciens. Félicitons-la surtout pour cette recherche persévérante et pour son résultat, ce livre qui fait entrer dans l’historiographie une grande société française.
Notes de bas de page
1 Sur l’historiographie de l’industrie française contemporaine, voir notamment Dominique Barjot, Michèle Merger et Marie-Noëlle Polino, Les Entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux et pouvoirs 19e-20e siècles. Mélanges en l’honneur de François Caron, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne. 1998. Et Dominique Barjot (dir.), « Où va l’histoire des entreprises ? », Revue économique, janvier 2007, vol. 58, no 1.
2 Jacques Pelpel, « Historique de la Compagnie des Compteurs », Culture technique, 1987, no 17, p. 20-23.
3 Pierre Mounier-Kuhn, « La Compagnie des Compteurs et la SETI : de la modernisation à la liquidation », dans L’Informatique en France, de la Seconde Guerre mondiale au Plan Calcul : Science, Industrie, Politiques publiques, thèse de doctorat, Paris, CNAM, 1999, vol. II, p. 364-372.
4 Bertand Gille, « Prolégomènes à une histoire des techniques », Histoire des techniques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléïade », 1978.
5 René Barthélémy est à l’honneur dans l’exposition Culture TV. Saga de la télévision française, au Musée des arts et métiers (juin 2014-mars 2015).
6 Olivier DARD, Hervé Joly, Philippe Verheyde, Les Entreprises françaises, l’Occupation et le second XXe siècle, Metz, Centre régional universitaire lorrain d’Histoire, 2011.
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