Conclusion
p. 317-320
Texte intégral
1Dans l’introduction de cet ouvrage, nous avons montré que la recherche historique sur l’intégration des expulsés dans l’Allemagne d’après-guerre a fait l’objet de nombreuses instrumentalisations politiques et sociales. L’écriture d’une histoire dépassionnée des deux Allemagnes s’avère toujours difficile même dans un pays réunifié depuis un quart de siècle.
2Par l’étude de l’intégration sociale des expulsés en Saxe entre 1945 et 1953, notre objectif était de mettre en lumière l’hétérogénéité des parcours d’intégration (femmes, enfants, personnes âgées) et la pluralité des acteurs impliqués dans ce processus. Il s’agit également d’en préciser les enjeux politiques et mémoriels. Cette étude restreinte à un Land est-allemand, la Saxe, permet d’appréhender la réalité humaine à l’échelle individuelle et d’opérer une distinction entre acteurs et « laissés-pour-compte » de l’intégration.
L’apport d’une typologie des réfugié(e)s
3L’intégration des réfugiés en Saxe se révèle être en premier lieu une histoire au féminin : les nouveaux arrivants sont en majorité des femmes (46 %) accompagnées de jeunes enfants (30 %). Leur arrivée renforce le déséquilibre démographique entre les hommes et les femmes déjà problématique en Saxe. Le faible nombre d’hommes parmi les réfugiés s’explique par la guerre et la peur de la captivité soviétique chez les soldats de la Wehrmacht qui préfèrent fuir vers les zones occidentales avant la fermeture des frontières. L’importance de la population féminine demeure par ailleurs une constante en RDA jusqu’à la chute du régime. La RDA est en effet une société de femmes : de sa création à sa chute, le régime doit faire face à un déséquilibre démographique qui s’atténue sans jamais disparaître.
4L’arrivée de nombreux jeunes enfants, de personnes âgées et d’invalides de guerre laisse également présager le coût social et économique exorbitant de cette intégration. Elle souligne le décalage entre d’une part la réalité humaine et sociale du million de réfugiés en Saxe et d’autre part l’affirmation d’une politique d’intégration est-allemande basée sur le travail. L’instauration d’une typologie des réfugiés permet alors de proposer des conclusions plus précises sur l’efficience de cette politique.
5Le cas des personnes âgées et des jeunes réfugiés souligne particulièrement le décalage entre discours politique et réalité des pratiques. La jeunesse est la principale bénéficiaire de la politique d’intégration, en raison de son importance politique et économique pour le nouveau régime. Elle bénéficie d’aides financières pour son éducation scolaire et sa formation professionnelle dès la fin des années 1940. Ce soutien matériel constitue une entorse notable au discours égalitariste du régime. Les personnes âgées connaissent quant à elles un « déclassement social », qui se double d’un phénomène d’« auto-exclusion » face à un régime qui prône, par principe politique mais aussi par nécessité économique, une intégration par le travail. Ces « laissés-pour-compte » de l’intégration suscitent d’ailleurs toujours aussi peu d’intérêt y compris de la part des historiens. La disparité de traitement selon les individus conduit à des ruptures entre les générations et plus largement entre les communautés, ruptures que le terme générique de « réfugié » ne reflétait guère.
La pluralité des acteurs de l’intégration : l’importance du local
6L’arrivée de plus de 4 millions de réfugiés dans la zone d’occupation soviétique représente un enjeu (et un risque majeur) sur le plan social, économique et politique au sortir de la guerre. L’omniprésence du discours politique et de la propagande dans les archives pourrait donner à croire qu’il existe un monopole soviétique et communiste dans le processus d’intégration des réfugiés. Les études locales et sociales que nous avons présentées ici permettent de remettre en cause cette vision d’une intégration totalement contrôlée et centralisée. En effet, celle-ci mobilise de nombreux acteurs : les partis politiques (CDU, LDP, SED), des organisations de masse (FDJ, Comités de femmes, etc.), les Églises, la population locale et les réfugiés eux-mêmes. Tous définissent et structurent, à leur échelle, l’expérience collective et individuelle des expulsés.
7L’étude à différents degrés de l’échelle administrative réévalue également l’impact des acteurs locaux sur le processus d’intégration jusqu’au tournant plus répressif des années 1947-1948. Les maires, les membres des administrations et des comités locaux cherchent en effet à construire leur propre stratégie locale d’accueil face à une législation centrale encore balbutiante et parfois contradictoire. La négociation permanente entre les acteurs locaux et le régime, ainsi que les rapports de force qui en découlent forment un cadre politique et idéologique mouvant durant les premières années d’après-guerre.
8Les acteurs locaux, contrairement aux administrations centrales, sont aussi et surtout en contact direct avec les réfugiés. Leur connaissance plus précise des réalités humaines et matérielles les conduit à amender voire à rejeter la politique officielle. Ces décisions locales sont souvent prises au détriment des expulsés. Les témoignages des réfugiés mettent d’ailleurs en avant l’attitude hostile des administrations et des populations locales.
Un régime arbitre des conflits
9D’un point de vue mémoriel, pointer l’attitude hostile des Allemands vis-à-vis des réfugiés pose des problèmes dans une Allemagne contemporaine attachée au mythe d’un « miracle de l’intégration ». C’est pourquoi la dénonciation d’une « kalte Heimat1 » ouest-allemande, une « patrie sans chaleur humaine », par Andreas Kossert a provoqué une polémique teintée de culpabilité. Cette étude sur la Saxe confirme et complète ce constat d’un manque de solidarité et de compréhension envers le sort des réfugiés.
10En effet, les conflits entre réfugiés et populations locales semblent exacerbés à l’Est. Ils naissent non seulement des rivalités provoquées par les pénuries, mais sont aussi la conséquence de la politique d’intégration rapide prônée par le régime. A contrario de la situation ouest-allemande, l’accueil des réfugiés n’est pas à l’Est un phénomène à la marge mais un vécu du quotidien. Ainsi, la politique autoritaire de relogement des expulsés contraint la population à ouvrir ses portes et à cohabiter avec les nouveaux arrivants parfois pendant des années. C’est cette proximité qui est la principale source de conflits qui s’expriment souvent dans la violence.
11Ces attitudes hostiles de la population dite « accueillante » sont jugées inacceptables pour les autorités soviétiques et allemandes qui recourent à des actions punitives. Celles-ci considèrent qu’elles compromettent leur politique d’intégration et sa perception dans le contexte de la guerre froide. Ce rôle protecteur endossé vis-à-vis des réfugiés permet de nuancer fortement l’interprétation historique traditionnelle d’une relation entre le régime et les expulsés basée sur la seule répression.
Assimilation et mémoire
12Depuis la chute du régime en 1989, les historiens allemands s’attachent encore trop souvent à déconstruire le discours idéologique du SED, en dénonçant le caractère contraignant de sa politique d’« assimilation » par opposition à une « intégration » plus libérale ouest-allemande.
13Cette dénonciation bien légitime d’un régime autoritaire et de ses pratiques antidémocratiques ne doit pas nous conduire à une vision aussi manichéenne de ce qu’a été l’intégration des deux côtés du Mur. La question du logement offre par exemple un cadre comparatif intéressant. Alors que la vie dans des camps mués en baraquements de fortune est encore une réalité à l’Ouest tout au long des années 1950, à l’Est, les politiques autoritaires d’accès au logement ont, depuis la fin des années 1940, permis le relogement les expulsés pourtant proportionnellement plus nombreux. Malgré les limites qualitatives de ce relogement, il met rapidement fin à une discrimination géographique, voire une « ghettoïsation » des expulsés dans des camps et peut être envisagé comme une réussite dans l’accueil des réfugiés.
14Pour dépasser le débat intégration/assimilation, je voudrais avancer une nouvelle grille de lecture. La rupture politique et idéologique qui balise l’arrivée des expulsés sur les territoires allemands a influé sur les deux modèles allemands alors en construction. À l’Est comme à l’Ouest, cette césure a provoqué un bouleversement des hiérarchies sociales préexistantes. L’éclatement de ces hiérarchies a permis aux réfugiés non pas de s’intégrer mais de « s’insérer » au sein de la société malgré l’hostilité des élites traditionnelles. En RDA, la dénazification, les départs vers l’Ouest et l’instauration d’une société socialiste ont déstabilisé plus fortement encore ces hiérarchies traditionnelles, offrant alors des perspectives d’insertion inédites à une population réfugiée en échange d’une loyauté politique.
Notes de bas de page
1 A. Kossert, op. cit.
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