Préface
p. 7-12
Texte intégral
1La disparition de la République démocratique allemande (RDA) en 1990 après la chute du mur de Berlin et l’ouverture des archives qui s’ensuivit, a entraîné une série de travaux d’historiens sur la société est-allemande aussi bien pendant la période de la zone d’occupation soviétique qu’à partir de la création de la RDA le 7 octobre 1949.
2Or, avant les conquêtes territoriales de la période nazie, l’Allemagne s’étendait à l’Est jusqu’à Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) à la frontière avec la Lituanie, comprenant une partie de la Pologne actuelle. Au fur et à mesure de l’avance rapide de l’Armée rouge à partir de janvier 1945, en plein hiver, la population allemande de ces régions fuit vers l’Ouest, exode qui dure jusqu’à la capitulation allemande du 8 mai. En quittant ses foyers, elle pensait pouvoir y revenir une fois la paix revenue. Au printemps, avant et après la capitulation, d’autres Allemands prirent le chemin de l’exil cette fois car expulsés de territoires devenus ou redevenus tchécoslovaques, polonais voire roumains ou hongrois. La fin de la guerre a donc provoqué une grande migration de la population allemande, exode se transformant en exil, le séjour hors de la Heimat devenant définitif. Ce furent 10 à 12 millions d’Allemands qui arrivèrent dans les quatre zones d’occupation en l’espace de quelques mois. C’est le plus grand déplacement de population en Europe, sans possibilité de retour – même si les intéressés ne l’imaginaient pas en quittant leur foyer. Les premiers, qui ont fui devant l’Armée rouge, ont espéré, pendant plusieurs mois voire années, pouvoir rentrer chez eux, mais ils sont, de fait, des expulsés. Cet espoir ne facilite pas a priori leur intégration. L’arrivée de ces réfugiés et expulsés, dans une Allemagne occupée et divisée, dont les villes sont largement détruites, rend leur situation et celle des régions d’accueil encore plus difficiles et complexes, quelle que soit la zone d’occupation.
3Le thème des réfugiés et expulsés allemands n’est pas totalement terra incognita dans l’historiographie comme le montre Claire Trojan dans son introduction. Il a fait l’objet de travaux de la part des historiens en particulier dans les zones occidentales ; le travail de recherche sur les réfugiés/expulsés arrivés dans la zone soviétique devenue RDA a certes commencé avant la disparition de la RDA mais il s’est accéléré dans les années 1990 avec les travaux importants de Michael Schwartz1 sur l’ensemble de la RDA.
4Les premières études ont cherché à présenter le processus institutionnel de l’accueil des réfugiés/expulsés, puis de leur intégration qui se déroule en RDA dans un cadre fort contraignant. En s’immergeant dans les multiples fonds d’archives et compte tenu des recherches de ses prédécesseurs, Claire Trojan choisit un angle d’approche différent ; elle change d’échelle en étudiant une région, la Saxe, et analyse l’intégration sociale des réfugiés et expulsés de 1945 à 1953. Non pas l’intégration sociale telle que la conçoivent ou l’imaginent les autorités d’occupation, les différents partis – le SED certes et les autres partis (telle la CDU) – qui ont leur propre approche, mais l’intégration sociale « vue d’en bas » c’est-à-dire comment ces réfugiés peuvent ou non réellement s’intégrer selon leur âge, leur sexe, leur isolement, leur métier, voire leur religion, bref, quelles répercussions ont eu ces différences sur leur parcours d’intégration. A contrario, la réaction des autochtones (ici, les habitants de la Saxe), des autorités locales, leurs motivations sont tout aussi fondamentales pour saisir la réalité contrastant parfois avec la façade présentée par les discours officiels.
5La Saxe est un lieu d’observation capital : région frontalière de la Tchécoslovaquie (en particulier des Monts Métallifères, habités par les Sudètes), et, de la Silésie âprement disputée depuis 1919 et devenue polonaise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, contrairement à la plupart des autres régions de la zone soviétique, c’est une région d’industries minières, d’industries de transformation et une région agricole ; elle comprend plusieurs villes importantes au fort rayonnement intellectuel et culturel comme Leipzig ou Dresde. Ces villes justement ont été largement détruites, Dresde la plus emblématique certes mais sans oublier d’autres villes comme Chemnitz tout aussi lourdement détruite. Après une brève période d’incertitude puisque Leipzig fut occupée quelques semaines par les Américains, la Saxe se retrouve en zone soviétique et passe ainsi directement de la domination nazie à celle des Soviétiques qui s’appuient sur le KPD, puis le SED ; la population des réfugiés/expulsés en subit directement les conséquences.
6Si les travaux précédents ont montré une évolution institutionnelle à la fois rapide et un peu chaotique, du moins jusqu’à la création de la RDA, Claire Trojan en s’intéressant à la population elle-même montre les difficultés rencontrées, les attentes des réfugiés/expulsés dans le cadre d’une chronologie fine concernant une période de transformations importantes sur lesquelles la population sise dans la zone d’occupation soviétique, n’a guère d’influence.
7Le cadre chronologique est court de 1945 à 1953, principalement parce que les archives publiques et la presse (presse censurée) ne distinguent plus les réfugiés/expulsés du reste de la population à partir de 1953 et les témoignages oraux étaient forcément rares au moment où les recherches ont été effectuées. Mais ces années sont riches et complexes car c’est une période de transition politique entre le IIIe Reich et la RDA, en passant par la zone d’occupation soviétique et elle s’accompagne d’un redécoupage des territoires allemands et polonais et de mesures d’expulsion touchant les Allemands qui vivaient au-delà des nouvelles frontières.
8Malgré les limites des sources disponibles, Claire Trojan réussit à nous faire comprendre de l’intérieur les raisons des tensions au sein de la société saxonne avec l’arrivée des réfugiés/expulsés. Ces derniers représentaient en 1949 20 % de la population résidant en Saxe ce qui pesait sur les conditions d’accueil et sur les conditions de vie des uns et des autres. Cet afflux de population se fit alors que l’Allemagne n’existait plus en tant qu’État indépendant et que les autorités d’occupation entendaient mener une épuration de la population ; tous les réfugiés/expulsés étaient soupçonnés d’être des nazis. Les destructions subies par les principales villes de Saxe (Dresde, Chemnitz, Leipzig, etc.) ne facilitèrent pas non plus leur accueil.
9Le choix d’une étude multiscalaire à l’intérieur d’une région comme la Saxe, sans oublier quelques coups de projecteur à l’échelle de l’ensemble de la zone d’occupation soviétique, permet de saisir la complexité de la situation. L’occupation soviétique, le poids des idéologies pesaient lourdement sur l’intégration des réfugiés/expulsés dont le dialecte et la religion étaient différents puisqu’une grande partie d’entre eux, arrivant dans la Saxe protestante, était catholique.
10Le cadre politique auquel furent confrontés ces réfugiés/expulsés, est marqué par les tâtonnements des premiers mois, puis par le renforcement non seulement du poids de l’occupant mais du SED dans l’ensemble de la zone d’occupation soviétique. D’autre part, les particularités de la Saxe sont fortes non seulement dans le domaine économique mais aussi politique. Avant 1933, la Saxe se caractérisait par la domination du SPD et une forte présence du KPD ; la Leipziger Volkszeitung fondée en 1894 symbolisait cette forte présence du mouvement ouvrier en Saxe. Après 1945, ce marqueur était toujours présent malgré le nazisme et la guerre ; c’était sur cet héritage politique que pouvaient s’appuyer les autorités politiques locales (gouvernement régional, maires, dirigeants du SED ou encore de la CDU) en défendant des positions parfois critiques. On y perçoit les « à-coups » de la politique d’intégration des réfugiés. Les autorités, à peu près au moment de la création de la RDA, décidèrent de faire disparaître toute administration spécifique (1948) ; mais, entre la décision et l’application, il s’écoula trois ou quatre années.
11De 1945 à 1953, confrontés à une situation politique évolutive, mais de plus en plus fermée, les réfugiés/expulsés sont partagés entre désarroi, espoir de retour et nécessité de s’intégrer. Les forces en présence sont inégales entre l’URSS, ses forces d’occupation, l’administration qu’elle met en place et les forces régionales, locales. Les autorités de la Saxe sont en effet prises entre l’occupant, ses choix économiques et une population autochtone, elle-même fortement démunie. Toutefois, la situation n’est pas manichéenne comme le montre bien l’auteure, des interstices décisionnels existent et la volonté politique locale n’est pas sans effet, au moins les deux premières années. La difficulté est que l’intérêt des deux populations est quasi opposé en particulier sur les questions de logement et de ravitaillement.
12En effet, entre les besoins économiques de la Saxe et les capacités de cette population nouvellement arrivée, il y avait souvent un fossé : ces réfugiés étaient essentiellement des femmes, des enfants et des personnes âgées dont l’intégration économique ne peut être que difficile. En 1945 et 1946, les réfugiés comme les expulsés n’étaient pas des hommes en pleine force de l’âge puisque ceux-ci étaient mobilisés ; celles et ceux qui arrivaient, étaient des personnes âgées affaiblies par le voyage et des femmes ayant à charge des enfants en bas âge. En s’appuyant sur des cas précis, Claire Trojan décrit avec finesse les attentes, les espoirs de cette population, les incohérences administratives auxquelles elle était confrontée. Si ces nouveaux venus en Saxe furent parfois bien accueillis dans un premier temps, aidés par les autorités, par la population, très vite quand il devint évident que leur présence allait durer, des réserves se firent jour de la part des Saxons. Ces derniers, et en particulier les citadins, étaient eux-mêmes des sinistrés, vivant dans des conditions difficiles puisque les villes comme Dresde ou Chemnitz étaient quasi inhabitables. Or, une fois que les réfugiés/expulsés eurent passé l’étape des camps, les habitants durent « se serrer » pour héberger ces nouveaux venus, qui ne pouvaient travailler soit en raison de leur âge, soit parce que les femmes ne pouvaient confier les enfants à leur charge, ni à des parents, ni à une quelconque garderie faute d’organisation adaptée et d’un certain chaos administratif. Ces tensions s’accrurent lors de l’arrivée des Heimkehrer2. Ce furent les femmes qui en 1948-1949 subirent de plein fouet les conséquences du démontage des usines et de la restructuration économique et surtout celles du retour des Heimkehrer tandis que les différentes autorités étaient aux prises avec leurs contradictions entre un discours égalitaire, de justice sociale, de mise au travail et la réalité concrète.
13Mais la question de l’intégration sociale des réfugiés/expulsés ne se réduit pas à l’aspect économique car les autorités soviétiques et celles du SED s’interrogeaient sur leur intégration politique et là encore menaient une politique contradictoire, hésitant entre la dénazification, avec une méfiance toute particulière envers les Sudètes, et, la volonté de les pousser à une insertion par la construction du socialisme, en profitant du désarroi d’une population qui avait perdu tous ses biens et tous ses repères. La jeunesse fit naturellement l’objet d’une attention toute particulière. Cependant, entre l’idéologie, la théorie et la réalité c’est-à-dire des enfants ou des adolescents qui n’avaient pas eu de scolarité normale pendant un ou deux ans, voire plus selon leur date de départ et d’arrivée, la mise en œuvre ne s’avéra pas facile. L’exemple le plus spectaculaire de ces obstacles est le convoi des « 3 000 enfants de Kaliningrad » qui, avant de pouvoir rejoindre la zone d’occupation soviétique, avaient dû survivre seuls, le plus souvent dans un milieu hostile ; certains d’entre eux avaient pris des habitudes de survie (vols, violences, etc.) et semblaient difficilement « rééducables ».
14Cette politique d’intégration de la part des autorités eut des limites qui s’exprimèrent par de multiples conflits : conflits avec la population locale qui supportait de moins en moins les contraintes dues aux nécessités de l’accueil de cette population nombreuse, conflits également entre les autorités, conflits avec le nouveau pouvoir politique très suspicieux, au point de nier les particularités de cette population de réfugiés/expulsés et de les effacer des discours, écrits officiels, du vocabulaire officiel (et donc des archives) tandis que les Églises travaillant ensemble tentaient d’intervenir pour diminuer souffrances et tensions. Lorsque la frontière Oder-Neisse apparut comme définitive (la reconnaissance officielle date du 6 juillet 1950), les réfugiés prirent alors conscience de leur spoliation définitive avec le sentiment de « payer » pour tous les autres Allemands ce qu’ils soulignèrent régulièrement. Dans ce contexte, la comparaison avec l’Ouest, en raison du Lastenausgleich, était défavorable à la Saxe si bien que les réfugiés/expulsés représentèrent près de 30 % de ceux qui fuirent vers l’Ouest jusqu’à la construction du Mur.
15Au total, la spécificité de la Saxe, sur plusieurs plans, apparaît nettement et notamment comme un lieu de débat relativement ouvert et ne se coulant pas immédiatement dans le moule « soviético-SED ». La réflexion menée ne s’est pas enfermée dans les frontières de la Saxe ; des comparaisons avec d’autres régions de la zone d’occupation soviétique et avec les zones occidentales permettent de mieux saisir les particularités de la situation des réfugiés/expulsés en Saxe. Tout en montrant que s’il y a une intégration par en haut, la réalité est autre et c’est bien l’apport majeur de cet ouvrage.
16Marc Bloch a pu écrire dans Apologie pour l’histoire que « le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier3 ». C’est cette vision « d’en bas » qui donne tout son prix à cet ouvrage : on visualise ces personnes totalement démunies, n’arrivant pas à faire reconnaître leurs diplômes, sans meubles et ayant le sentiment d’injustice par rapport à l’ouest ce qui explique les vagues de réfugiés/expulsés quittant la Saxe. On comprend aussi le pourquoi et le comment des réactions des uns et des autres, y compris les contradictions des autorités, voire les oppositions entre pouvoir local, régional et le pouvoir à l’échelle de la zone. Contradictions qui sont aussi le reflet des décisions internationales dans le cadre de relations complexes et faites de défiance de la part des pays voisins.
Notes de bas de page
1 En particulier Vertriebene und « Umsiedlerpolitik ». Integrationskonflikte in den deutschen Nachkriegsgesellschaften und die Assilmilationsstrategien in der SBZ/DDR 1945-1961, Munich, R. Oldenburg Verlag, 2003.
2 C’est-à-dire les anciens prisonniers de guerre allemands de retour chez eux.
3 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, A. Colin, coll. « U prisme », 1974, p. 35.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008