L’histoire des étrangers en France et les archives : le cas de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides
p. 155-167
Texte intégral
1L’histoire de l’immigration et des étrangers en France est récente et Pierre Milza en a été l’un des pionniers. C’est en préparant ma thèse sous sa direction tout en exerçant les fonctions de rapporteur à la Commission des recours des réfugiés (actuellement Cour nationale du droit d’asile) que je me suis intéressée à la question de l’histoire des réfugiés et des politiques d’asile.
2La Cour nationale du droit d’asile est la juridiction d’appel des décisions négatives de l’Ofpra, un établissement public administratif autonome, créé en 1952, chargé de l’application des textes français et des conventions européennes et internationales relatifs à la reconnaissance de la qualité de réfugié, d’apatride et à l’admission à la protection subsidiaire. L’asile est une protection qu’accorde un État à un étranger qui est ou qui risque d’être persécuté dans son pays que ce soit par les autorités dudit pays ou par des agents non étatiques. Deux formes de protection sont possibles : le statut de réfugié et la protection subsidiaire.
3Le processus de détermination, dit parfois d’« éligibilité1 », est un examen individuel de la demande dont le but est de déterminer si celle-ci ouvre droit à l’une des deux formes de protection. Cette procédure a une phase écrite – un formulaire rempli par le demandeur – et une phase orale – un entretien. Les agents chargés de cette détermination sont des « officiers de protection2 ». À l’issue de leur instruction, ils font une proposition d’accord ou de rejet qui est soumise au chef de section, lui-même officier de protection.
4Placée dans cette intersection de l’expérience du travail historique et du travail administratif, confrontée à des archives en devenir, j’ai réalisé que cette histoire des réfugiés et des politiques d’asile était encore largement à écrire. La question des archives de l’Ofpra permet à mon sens d’en comprendre les difficultés et les enjeux.
Les difficultés de l’histoire de l’asile et des réfugiés
La catégorie du réfugié
5La distinction entre l’émigration économique et l’émigration politique a toujours été problématique. Pierre Milza le soulignait en 1986 : « Mais surtout, nous avons voulu que soient étroitement associées dans cet ouvrage émigration politique et émigration économique pour peu que cette distinction ait un sens aussi clair que paraissaient lui reconnaître, il y a encore peu d’années, la plupart des travaux consacrés à l’un ou l’autre versant du fait migratoire3. »
6À la différence de la notion d’« émigration politique », celle de « réfugié » fait appel à une catégorie plus claire et délimitée qui pourrait permettre une identification nette d’un groupe. Elle semble pourtant un obstacle au travail historique sur les réfugiés pour Olivier Forcade et Philippe Nivet : « Il y a en effet une contradiction entre la définition du terme de réfugié dans le droit international du XXe siècle et son usage courant, y compris dans le vocabulaire administratif français4 » écrivait-il avant de conclure : « Il [le réfugié] est donc moins un inconnu de l’histoire qu’un introuvable, un innommable de l’historiographie5. »
7Les difficultés sont en partie dues au fait que cette catégorie est, en effet, dans son acception de droit international, qui est celle utilisée par l’Ofpra, de création récente (les années vingt), et implique des notions juridiques complexes, liées à la succession de textes et aux aléas des crises et des guerres de la première moitié du XXe siècle. Peu de publications ont été consacrées aux réfugiés ainsi définis. Les travaux pionniers de Dzovinar Kevonian permettent de comprendre la mise en œuvre de cette catégorie moderne du réfugié-apatride après la Première Guerre mondiale et la complexité des articulations entre les composantes économiques et politiques de cette création6. L’évolution historique des réfugiés en France est aussi à chercher dans des ouvrages comme ceux de Frédéric Tiberghien, spécialiste du droit des réfugiés7.
8L’historiographie de l’immigration a longtemps négligé les réfugiés. En effet, ainsi que le souligne notamment Gérard Noiriel8, après la période pionnière orientée, par la force des choses, sur l’étude des migrations européennes de l’avant et après Seconde Guerre mondiale, l’historiographie sur l’immigration s’est axée dans les années quatre-vingt, dans la continuité des engagements contre la guerre d’Algérie, sur celle des migrants d’Afrique du Nord. Elle s’est aussi, pour des raisons parfois similaires, plutôt axée sur les migrations économiques.
9De plus, si la question du rapport à l’État, centrale dans les travaux sur l’immigration, a permis d’intégrer la question des réfugiés et de l’asile9, il s’est agi de questionner la catégorie du réfugié. Enfin, depuis quelques années, la recherche s’intéresse aux demandeurs d’asile, déboutés et sans papiers, ce qui contribue à la remise en cause de la légitimité de cette catégorie juridique qui, selon le mot de Denis Alland, oblige à « distinguer entre le malheur et le malheur juridiquement protégé10 ». La baisse des taux d’accords de l’Ofpra au fil des années, laissant de plus en plus de demandeurs sans statut, alimente ce questionnement.
10De ce point de vue, il existe des parallèles entre la recherche et l’engagement associatif. Le colloque sur l’ouverture des archives de la CIMADE, tenu les 7 et 8 octobre 2010 permet de l’illustrer. Les archives de cette association révèlent en effet que si l’apparition du terme « réfugié économique » y date de 1960, à propos des Hongrois et Yougoslaves11, la fin de la guerre d’Algérie représente un tournant à partir duquel on observe un glissement d’activité de l’aide aux « réfugiés » à l’aide aux « migrants12 ». Une tension croissante entre les pôles « Réfugiés » et « Migrants » de l’association, tensions illustrées en 1973, au moment de l’apogée du secteur réfugié du fait des exils venant du Chili, par des tracts de la CFDT de la CIMADE dénonçant une politique « du côté du pouvoir » car elle soutient les « soi-disant bons réfugiés », a été suivie en 1984 de la disparition du pôle « Réfugiés » et, à partir de 1989, d’un engagement plus général en faveur des déboutés13.
Les difficultés d’accès aux archives
11L’exemple de la CIMADE, dont les archives ont longtemps été fermées, permet d’introduire cette autre raison majeure des retards de l’historiographie qui est celle des archives inaccessibles.
12Dans La Tyrannie du national, Gérard Noiriel écrit : « Mes recherches dans les archives publiques se sont avérées vaines14. » Il relève immédiatement que les associations aidant les demandeurs à rédiger leurs demandes d’asile ont été réticentes. Il semble donc s’être heurté au refus d’accès aux archives de l’Ofpra et des associations. Il a pu néanmoins, grâce à Jean-Jacques de Bresson, alors président de la Commission des recours des réfugiés, accéder de façon tout à fait exceptionnelle à « une partie des dizaines de milliers de dossiers entreposés depuis les années cinquante dans les caves poussiéreuses et sombres de l’immeuble où la Commission avait alors ses bureaux15 ».
13Pourquoi les archives de l’Ofpra ont-elles été fermées jusqu’en 2010 alors que le code du patrimoine réglemente l’accès aux archives publiques et que le principe général des archives d’intérêt historique est la communication ? Parce qu’il existe une disposition légale spécifique aux archives de l’Ofpra, le texte de l’article 3 de la loi du 25 juillet 1952 portant création de l’établissement public : « Les locaux de l’office ainsi que ses archives et, d’une façon générale, tous les documents lui appartenant ou détenus par lui sont inviolables. »
14L’interprétation de cette disposition est double. Il s’agit tout d’abord d’un héritage : l’Office a pris la suite, dans la protection des réfugiés, d’une organisation internationale, l’Organisation internationale des réfugiés (OIR) et d’anciens consulats transformés en offices nationaux. On peut considérer que cette disposition est due aux fonctions consulaires exercées par l’Office16. À l’appui de cette thèse il faut relever que l’article concerné est une reprise du texte de l’Accord entre le gouvernement de la République française et la Commission préparatoire de l’Organisation internationale des réfugiés relatif aux privilèges et immunités, en date du 13 janvier 194817. Il s’agit ensuite de la manifestation de l’importance de la confidentialité dans la protection des demandeurs d’asile et réfugiés. Le Conseil de l’Union européenne en 1995 et le Conseil Constitutionnel, dans sa décision du 22 avril 1997, ont considéré que la confidentialité des informations contenues dans le dossier des demandeurs était une garantie essentielle du droit d’asile, notamment à l’égard des autorités du pays d’origine18. Ces archives n’ont dès lors jamais été versées ni transmises pour qu’aucun agent d’une autre administration n’ait accès aux informations qu’elles contiennent, ce qui constituerait une violation de l’obligation de secret professionnel auquel est soumis le personnel de l’Office19.
15La plupart des demandes de consultations d’archives présentées à l’Office avant 2010 ont été rejetées. Seules, à notre connaissance, trois historiennes ont pu consulter les fonds par dérogation : moi-même en 1991, pour un travail sur les réfugiés espagnols20, Catherine Goussef en 1993 pour sa thèse sur les réfugiés russes21 et Anouche Kunth en 2007 pour un travail sur les réfugiés arméniens du Caucase22.
16Cette situation a suscité des critiques alors que les fonds de l’Ofpra étaient jugés intéressants pour la recherche sur les étrangers : la circulaire interministérielle Intérieur/Culture du 4 mars 199123 formulait des préconisations de tri des archives des dossiers d’étrangers, de plus en plus volumineux ; la conservation proposée était quantitativement très réduite pour des motifs, explicités dans une note de commentaire du 12 avril 199124, parmi lesquels figure l’existence de sources beaucoup plus riches historiquement, notamment celles de l’Ofpra. Parmi les critiques, il faut relever le fait que les archives de l’Ofpra ont été notamment citées par Sonia Combe dans son livre sur les archives interdites25.
Les enjeux de l’histoire de l’asile et des réfugiés
Les archives et la légitimité des objets historiques
17Ce n’est qu’en 2007 que l’Ofpra a entamé des démarches en vue de déterminer s’il existe une possibilité d’ouvrir ses archives sans porter atteinte au principe d’inviolabilité et de confidentialité. S’appuyant notamment sur une évolution législative qui avait permis que soit intégrée, dans les dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, une référence aux délais de communication du code du patrimoine26 l’Ofpra a constitué un groupe d’experts27 afin de déterminer à titre principal si les archives étaient ou non communicables et, si oui, après quel délai. Leurs conclusions, remises en 2009, ont été que l’inviolabilité ne signifiant pas l’incommunicabilité, les archives de l’Ofpra, qui ne font pas partie des archives incommunicables telles que définies dans le code du patrimoine modifié par la loi no 2008-696 du 15 juillet 2008, sont communicables au terme du délai légal visé par l’article L. 213-2 du code du patrimoine (50 ans, protection de la vie privée) ; cependant, cette inviolabilité inscrite dans la loi et à laquelle le Conseil constitutionnel a donné une valeur de garantie essentielle du droit d’asile, principe de valeur constitutionnelle, impose des règles particulières de garde et de communication des archives qui impliquent que la garde des archives et leur communication incombent à l’Ofpra, dont les locaux et les archives sont ensemble inviolables. Ainsi ont été combinées les obligations de communication, indispensables à l’histoire, et la protection des personnes menacées.
18Cependant, cette longue gestation d’un souci du patrimoine historique et archivistique à l’Office s’explique par un contexte général. On peut la mettre en parallèle avec la longue période de négligence des archives de la CIMADE ou avec la lente mise en place du souci historiographique sur tous ces sujets. Les archives, de ce point de vue, sont révélatrices de l’attention prêtée à un objet, par la puissance publique tout d’abord.
19De ce point de vue, l’ouverture de ces fonds n’aurait peut-être pu se faire sans un contexte favorable : l’inscription de la sauvegarde et la mise en valeur des archives de l’immigration comme priorité par les Archives de France et la création de la Cité nationale de l’histoire de l’Immigration (CNHI), officiellement lancée en 2004 et qui a ouvert ses portes en 2007.
20Il faut cependant aller au-delà et souligner les effets pervers des longues fermetures de fonds. On peut constater que cette longue durée d’inaccessibilité dissuade les nouvelles demandes et que les fonds concernés deviennent « inconnus », absents des répertoires et guides de sources, sinon des esprits. Cela a isolé l’Ofpra du monde de la recherche, alors même que des initiatives avaient été prises en 1990-1992 lorsque l’établissement, remis à flot à l’issue d’une réforme, avait commémoré son quarantième anniversaire par un colloque28.
21Cet effet de la fermeture doit être combiné avec le constat que l’histoire administrative n’a pas suscité beaucoup de vocations ces dernières décennies et que rares sont les historiens qui s’attachent à consulter des archives qui demandent de connaître le fonctionnement des institutions pour opérer une indispensable critique des sources.
22Mais il faut aller au-delà. Le désir de travail dans les archives des réfugiés est souvent bloqué par le jugement porté sur l’illégitimité de la catégorie, voire sur l’institution elle-même depuis que les taux d’accords ont baissé dans les années quatre-vingt. Dès lors, les archives sont regardées avec la même méfiance que la pratique administrative, ce qui, en retour, empêche toute avancée historique et amène à entretenir ce sujet dans les à-peu-près de la polémique.
23Pour prendre en considération tous ces éléments, un Comité d’histoire a été créé à l’Ofpra en février 201029, précisément pour accompagner l’ouverture des archives et le développement des travaux sur ces fonds. Le travail avec des universitaires, spécialistes et archivistes a permis et doit permettre de créer un guide des sources et de contribuer, par leur mise en relation, à de réelles avancées dans un domaine longtemps négligé.
Travailler sur une politique
24Comme le remarque Philippe Rygiel, de nombreux historiens de l’immigration consultent aujourd’hui les sources spécialisées, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années30. Il estime cependant que « l’histoire de l’immigration ne s’est pas faite et ne se fera pas uniquement à l’aide de fonds spécifiques31 ». Que peuvent donc apporter ceux de l’Ofpra ?
25L’histoire des réfugiés et de leur administration est au carrefour de nombreuses problématiques. Il s’agit d’une histoire juridique, démographique, sociale, administrative politique et de relations internationales, sans que cet ordre soit d’une quelconque façon un ordre d’importance. Elle commence dans les années vingt, comme les fonds de l’Ofpra, qui a hérité des archives des instances l’ayant précédé durant cette période32.
26La plus importante partie de ces archives (9 km linéaires) concerne des dossiers nominatifs de demandeurs d’asile et réfugiés reconnus33, soit environ 800 000 personnes, de toutes nationalités. Elles prennent la forme de dossiers, qui comportent deux grandes catégories de pièces : les documents dits d’instruction, l’étude de la demande d’asile en vue de la détermination du statut, et les documents de protection du réfugié reconnu, l’Ofpra se substituant aux États d’origine pour la délivrance de tous les actes nécessaires à la vie civile (carte de réfugié, attestations et certificats divers, actes d’état civil, correspondances aux différents services sociaux etc.).
27Les travaux déjà réalisés indiquent que ces fonds permettent tout d’abord des travaux sur des populations de réfugiés, qu’il s’agisse de décrire un groupe national, sa composition sociale, politique, démographique, géographique ou qu’il s’agisse d’évoquer son intégration en France, dont le statut de réfugié est une composante.
28Du fait de l’histoire de la Convention de Genève et des limitations mises par la France au moment de sa ratification, les réfugiés enregistrés à l’Office sont essentiellement34 des Européens jusqu’aux années soixante-dix. Dans cet ensemble, on retrouve trois grands types de périodes de crises : les persécutions antérieures à la Seconde Guerre mondiale dues pour l’essentiel à la Révolution bolchevique et au génocide des Arméniens de Turquie, les exils dus à la Seconde Guerre mondiale et à sa préparation, au sein desquelles le groupe numériquement le plus important est celui des Espagnols suivi de celui des Polonais et les persécutions en Europe de l’Est après guerre, parmi lesquelles se détachent les Hongrois et de nouveau les Polonais.
29Les années soixante-dix, dont les archives ne sont accessibles que sur dérogations, voient arriver deux grands groupes, les réfugiés d’Amérique latine et les réfugiés du Sud-Est asiatique (Vietnam, Laos, Cambodge). C’est au cours des années quatre-vingt, à la faveur des effets de la levée des limitations géographiques et temporelles35, de la fin des colonies et du développement des transports, que les nationalités se diversifient. Les premières demandes de cette période sont celles des Sri Lankais, Zaïrois, Pakistanais, Turcs. La demande redevient majoritairement européenne lorsque la chute du Mur en 1989, provoquant l’augmentation des demandes provenant de l’ancien bloc de l’Est, notamment les demandes roumaines, puis lorsque la guerre en ex-Yougoslavie provoque à son tour des exils. En 2011, les demandes viennent avant tout d’Afrique et d’Europe, ainsi que du continent asiatique36.
30Les archives d’instruction sont pratiquement inexistantes dans les dossiers nominatifs avant la création de l’Ofpra, puis très sommaires avant les années 70-80. Cet état de fait correspond à plusieurs phénomènes : une pratique de l’instruction uniquement orale, faite dans un cadre communautaire, avant la création de l’Ofpra voire plusieurs années après ; une activité de l’Ofpra durant les 30 premières années majoritairement axée sur les renouvellements de cartes de réfugiés antérieurement reconnus et la production d’actes d’état civil divers. Ainsi, les éléments d’instruction ne comportent de formulaire qu’à partir des années quarante (OIR), de récit personnalisé du demandeur que très rarement avant les années quatre-vingt, et de comptes rendus d’entretiens et autres pièces d’instruction qu’après les années quatre-vingt, même si cette séquence chronologique est une simplification car certaines demandes ont pu faire l’objet de quelques éléments d’instruction ayant laissé une trace au dossier.
31Les archives de protection, elles, sont beaucoup plus abondantes, dominantes même dans les anciens dossiers : attestations et certificats dits de coutume ou administratifs permettent de retracer la filiation, les mariages, les étapes professionnelles, les liquidations de pensions etc. Enfin, ces dossiers comportent des pièces fournies par les demandeurs ou réfugiés, qui comprennent en général une ou plusieurs photographies, des passeports ou documents d’état civil, des actes de notoriété, témoignages, attestations d’employeurs etc. Ces pièces peuvent aller jusqu’à des documents attestant de la propriété d’une mine par exemple lorsque l’Office des réfugiés russes servait à attester des propriétés spoliées par les soviets ou des éléments sur les persécutions subies en temps de guerre dans le cadre de démarches d’indemnisations menées après 1945.
32Les dossiers nominatifs permettent aussi de réaliser des biographies individuelles, notamment en s’attachant aux dossiers présentant des récits de vie, de tracer le portrait d’une famille au travers des ruptures historiques.
33Au côté de ces fonds nominatifs, il faut relever le classement et l’inventaire réalisé d’un fonds d’archives administratives, elles aussi allant des années vingt à nos jours. Enfin, ces fonds papiers sont complétés par une collecte d’archives filmées d’anciens acteurs, réalisée en partenariat avec les Archives départementales du Val-de-Marne et la Bibliothèque de documentation internationale et contemporaine de l’université de Paris Ouest-La Défense.
34L’intérêt principal de ces fonds est de travailler, en combinant les archives nominatives et administratives, voire en liaison avec d’autres sources notamment les archives du ministère des Affaires étrangères, à la construction de cette si complexe et si contestée catégorie de « réfugié ». Seule une étude fine de la façon dont les responsables ont pensé cette catégorie, mis en place les méthodes, de la façon dont les agents eux-mêmes les ont appliquées, de leurs instruments de travail et grilles d’analyses peut éclairer désormais cette politique au carrefour de tant de politiques, reflet de l’ambivalence fondamentale de cet état de réfugié, statut juridique reconnu sur le fondement de textes mais qui est conditionné à un asile concret sur un territoire national37.
35À ce titre, ces archives permettent d’avancer dans ce chantier historiographique ouvert par Pierre Milza de l’histoire des migrations comme composante de l’histoire diplomatique, mobilisant les chancelleries. L’asile a-t-il représenté une forme de politique étrangère par d’autres moyens ? De ce point de vue, le travail peut-être axé sur les crises internationales en reliant la pratique de l’Ofpra et le pilotage de sa tutelle, le ministère des Affaires étrangères, vis-à-vis des exodes engendrés par ces crises. Ces archives permettent-elles de confirmer ou d’affiner la vision de la Convention de Genève comme un texte de guerre froide, conçue pour protéger les ressortissants de l’Europe de l’Est persécutés par les régimes communistes ? Permettent-elles de voir si ces textes ont été appliqués comme des textes de réparation de la Seconde Guerre mondiale ? De ce point de vue, les reconnaissances rétrospectives de la qualité de réfugié à des juifs morts en déportation sont une source intéressante. Permettent-elles de voir se dessiner l’Europe politique qui va s’élaborer progressivement, au travers notamment des échanges entre instances en charge de l’asile dans les différents pays ? Quel impact a eu la décolonisation sur ces pratiques et quelle décolonisation ? La gestion des réfugiés a-t-elle été connectée, et comment, avec la sécurité du territoire et du pays ?
36Ces archives sont enfin très riches pour étudier la place de l’Office dans l’administration. De ce point de vue, les archives administratives et celles des personnels, ainsi que les archives filmées, permettent de cerner les acteurs de cet établissement et leurs liens avec d’autres acteurs politiques, administratifs ou associatifs. Cet établissement très atypique, constitué de réfugiés, issu de représentations diplomatiques, s’est-il profondément transformé et comment38 ? Dans la lignée des réflexions de Sylvain Laurens39, l’Ofpra at-il été marginalisé comme tous les acteurs de l’immigration ? Ses acteurs ont-ils joué un rôle dans l’émergence d’une politique d’asile, de l’identification d’un « problème de l’asile » ? Comment placer l’Ofpra dans le cadre fixé par les travaux d’Alexis Spire40 ? Comment se place l’Ofpra dans ce domaine de concurrence, évoqué par Vincent Viet41 entre des ministères (Affaires étrangères, Affaires sociales, Intérieur) ayant chacun leur angle d’approche. Comment s’articulent les relations avec les acteurs non administratifs que sont les associations, dont on a pu percevoir, dans le colloque de la CIMADE, qu’elles ont été traversées par les mêmes questionnements ?
37C’est donc un véritable chantier historiographique qui s’ouvre, pour une connaissance scientifique réelle d’un objet tantôt délégitimé tantôt méconnu.
Ill. 2. – Certificat de réfugié d’origine arménienne de Sukias Kazandjian établi par l’Office des réfugiés arméniens de Marseille, 30 octobre 1935, Arménie 01 (Archives Ofpra).
Ill. 3. – Carte de réfugiée espagnole de Maria Casarès, 9 mars 1956, CR M. (Archives Ofpra).
Notes de bas de page
1 Cette procédure a été mise en place par l’Organisation internationale des réfugiés (OIR) créée fin 1946 et remplacée en 1950 par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). C’est le screening. Ristelhueber R., « Au secours des réfugiés. L’œuvre de l’OIR », Paris, Plon, 1951 ; Cohen D. G., « Naissance d’une nation : les personnes déplacées de l’après guerre (1945-1951) », Genèses 38, mars 2000, p. 56-78.
2 Le nom et la fonction ont été inspirés des eligibility officers de l’OIR
3 Milza P., « L’immigration italienne en France d’une guerre à l’autre : interrogations, directions de recherche et premier bilan », Les Italiens en France de 1914 à 1940, sous la direction de Mllza. P, Publications de l’École française de Rome, Rome, 1986.
4 Forcade O., Nivet P., Les Réfugiés en Europe du XVIe au XXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 8.
5 Ibid, p. 332.
6 Kevonian D., Réfugiés et diplomatie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publication de la Sorbonne, 2004.
7 Tiberghien F., La Protection des réfugiés en France, Paris, Economica, 1re éd 1988.
8 Noiriel G., « Histoire de l’immigration en France, état des lieux, perspectives d’avenir », Hommes et migrations, No 1255, mai-juin 2005, p. 38-48. « Entre histoire et mémoire, les débats académiques et politiques sur l’immigration en France », conférence tenue le 12 mai 2010 dans la Semaine des migrations, organisée à l’ENS par l’association Pollens.
9 Noiriel G., La Tyrannie du national-le droit d’asile en Europe 1793-1993. Paris, Calmann-Levy, 1991.
10 Alland D., Introduction, colloque de Caen, Société française pour le droit international, Paris, Pedone, 1997.
11 Gradvhol P., « Accueil des réfugiés et construction d’une géographie de l’altérité : l’Europe centrale de la Cimade », La Cimade et les réfugiés : identités, répertoires d’actions et politiques de l’asile, 1939-1994.
12 Brodiez A., « Pistes programmatiques pour une histoire de l’engagement à la Cimade », La Cimade et les réfugiés : identités, répertoires d’actions et politiques de l’asile, 1939-1994.
13 Blanc-Chaléard M.-C., « Réfugiés, migrants, étrangers : les mots et les causes de la Cimade », La Cimade et les réfugiés : identités, répertoires d’actions et politiques de l’asile, 1939-1994, PUPO, 2013.
14 Noiriel G., La Tyrannie du national-le droit d’asile en Europe 1793-1993. Paris, Calmann-Levy, 1991, p. 26.
15 Ibid.
16 M. Debré, au nom de la commission des affaires étrangères, explique qu’« il s’agit d’un organe de droit public, expression, en droit français, d’un organisme se substituant à l’État étranger inexistant pour assurer des fonctions consulaires à l’égard des réfugiés. Ce caractère particulier justifie l’idée, marquée dans l’un des articles, du caractère inviolable du local et des archives de l’office » (Déb, Conseil de la République, 10 juillet 1952, JO p. 1523).
17 « En vue d’assurer à la Commission préparatoire de l’OIR et notamment à sa Délégation en France, les privilèges et immunités et facilités indispensables à leur fonctionnement sur le territoire français, le gouvernement de la République française et la Commission préparatoire sont convenus des dispositions suivantes : [...] Article 3-Les locaux où la Commission préparatoire exerce son activité ainsi que les archives et, d’une manière générale, tous les documents lui appartenant ou détenus par elle sont inviolables. ».
18 Conseil de l’Union Européenne en date du 20 juin 1995 sur les garanties minimales pour les procédures d’asile. Décision no 97-389 DC du 22 avril 1997. Loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration.
19 Article 3 al. 4 de la loi du 25 juillet 1952.
20 Angoustures A., « Les réfugiés espagnols de 1945 à 1981 », Revue d’histoire moderne et contemporaine,, 1997/3, No 44-3, p. 457-729.
21 Gousseff C., L’Exil russe, la fabrique du réfugié apatride (1920-1939), Paris, CNRS Éditions, 2008.
22 Kunth A., Les Arméniens du Caucase dans la diaspora arménienne de France de 1920 à nos jours, thèse de l’EHESS sous la direction de Claire Mouradian.
23 AD 91-1 ou NOR INT D 91 00046 C.
24 AD-2721 DE-35001.
25 Combe S., Archives interdites. Les peurs françaises face à l’histoire contemporaine, Paris, Albin Michel, 1994. Archives interdites. L’histoire confisquée, (nouvelle préface), Paris, La Découverte, 2001. Archives interdites. L’histoire confisquée (nouvelle préface) (2), Paris, La Découverte, 2010 (version électronique)
26 Article L 722-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) : « Les locaux de l’office ainsi que ses archives et, d’une façon générale, tous les documents lui appartenant ou détenus par lui sont inviolables. À l’expiration de leur période d’administration courante par l’office, les dossiers des demandeurs d’asile dont la demande aura été définitivement rejetée sont confiés à la garde des services du ministre chargé de l’asile. Seules les personnes autorisées par le directeur général de l’office y ont accès. Ces archives ne peuvent être librement consultées qu’à l’issue des délais prévus à l’article L. 213-2 du code du patrimoine. »
27 Ce groupe réunissait des représentants des archives de France, du ministère des Affaires étrangères, de la direction du patrimoine de la Défense, du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, un juriste spécialiste et des historiens.
28 Collectif, Les Réfugiés en France et en Europe, quarante ans d’application de la Convention de Genève, 1952-1992, Paris, Ofpra.
29 Le Comité, présidé par le directeur général de l’Ofpra, comprend, aux côtés de représentants de partenaires de l’Office, une commission scientifique coordonnée par Claire Mouradian et Aline Angoustures, comprenant Marianne Amar, Henriette Asséo, Stéphane Audoin-Rouzeau, Olivier Brachet, Luc Cambrezy, Geneviève Dreyfus-Armand, Pascal Even, Catherine Goussef, Dzovinar Kevonian, Luc Legoux, Sophie Delforge, Sylvain Manville, Emmanuel Penicaut, Ralph Schor, Hugues Tertrais, Frédéric Tiberghien et Catherine Wihtol de Wenden,
30 Rygiel. P., « Archives et historiographie de l’immigration », Les Archives de l’immigration, collecte, usages, valorisations, Migrance, no 33, Édition Mémoire-Génériques, premier semestre 2009, p. 57.
31 Ibid.
32 Office des réfugiés russes, Offices arméniens, Office géorgien, Office central des réfugiés espagnols, Bureau de protection des apatrides de Vichy, Organisation internationale des réfugiés.
33 Ces archives présentent quelques lacunes dues à des destructions accidentelles mais en principe les fichiers sont complets. Une opération de tri/élimination a été opérée récemment qui a conduit à détruire les rejets définitifs de plus de dix ans avec conservation d’un échantillon quantitatif et qualitatif.
34 Les réfugiés venant d’autres continents étaient reconnus au titre d’un article spécifique de la Convention car étant « sous mandat du haut-commissaire ». Leur nombre est peu important mais on peut citer par exemple les réfugiés et apatrides en provenance d’Égypte déchus de leur nationalité après la crise de Suez ou les Haïtiens se trouvant dans une situation difficile aux Bahamas en 1969.
35 1971, ratification par la France du protocole de Bellagio.
36 Rapport d’activité 2011, http://ofpra.gouv.fr.
37 Un premier travail a été réalisé par FR. Tiberghien, pour la journée d’études du Comité d’histoire du 21 septembre 2012, communication en ligne sur le site de l’Ofpra : http://www.ofpra.gouv.fr/documents/tiberghien.pdf
38 C’est l’un des axes du travail de Karen Akoka.
39 Laurens S., Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-1981), Paris, Belin, « Socio-histoires », 2009.
40 Spire A., Étrangers à la carte, l’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008.
41 Viet V., La France immigrée, Construction d’une politique (1914-1997), Paris, Fayard, 1998.
Auteur
L’Opinion publique française et l’Espagne, 1945-1975 - 1987.
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