Les chœurs de la justice grecque
p. 123-134
Texte intégral
1Le bruit qui régnait dans le monde grec antique ne nous parvient que d’une manière déformée. Une importante partie des sources de ces bruits étant écrite, nous avons une tendance paradoxale à sous-estimer la dimension sonore, le poids du vacarme, des chants, du tumulte qui se faisaient entendre. En outre, les recherches actuelles tendent de plus en plus à vouloir montrer le rôle de l’écrit dans la civilisation athénienne1, et un monde de silence, subjectivement renforcé par les traces épigraphiques et leur support lapidaire froid, se dessine en creux.
2L’oralité, les sons, la parole étaient pourtant de première importance, mais il est aujourd’hui très difficile de rendre et de comprendre leur nature exacte. Les travaux sur la musique et les chants ont livré des résultats d’une grande étrangeté pour notre ouïe2. Les sons et les paroles prononcés, en privé comme en public, selon un rituel ou spontanément, sont des actes uniques3, presque des performances, qu’il est quasi impossible désormais de reproduire.
3Les mêmes contradictions se retrouvent dans le domaine de la justice. À l’époque des cités grecques, la majeure partie des procédures se fait par écrit et les sources restent silencieuses sur les sons : les plaidoyers athéniens ne livrent rien des clameurs du public, Socrate s’éteint en retrait de la foule dans sa prison, même chez Aristophane où la justice apparaît comme un spectacle, le texte ne nous permet pas d’entendre la moindre clameur. Cette représentation d’une justice muette ne peut pourtant pas correspondre à la réalité d’un monde où l’expression, la dénomination, l’interpellation sont une manière d’être. La justice, en effet, s’appelle, s’implore même, Thémis est la déesse des Suppliants, Zeus écoute les implorations et les anciens textes homériques laissaient bien entendre la clameur autour de la justice. Mais très étrangement ces bruits disparaissent dans les sources à partir de la cité grecque. Cette absence est si remarquable qu’elle ne semble pas fortuite, mais bien le reflet d’une véritable absence, sinon d’une volonté de silence de la cité.
4On peut donc s’interroger sur l’existence de manifestations orales autour de la justice et leur genèse, et sur la nature du silence qui semble ressortir des sources de la cité, notamment à partir de l’époque classique. Cette absence apparente du bruit n’est-elle pas révélatrice, signe, d’une caractéristique de la justice à partir de la création de la forme politique qu’est la cité et de sa prise en charge de la justice ?
La clameur de la justice : une réalité prépoliade
La clameur vindicative
5La justice de la Grèce antique que nous connaissons est essentiellement celle du monde des cités, ces formations politiques artificielles qui apparaissent au VIIIe siècle formées par un corps de citoyens sur un territoire propre. C’est dans le cadre poliade que s’est développé le droit grec. Toutefois la justice, comme le droit, existaient avant la création des cités, mais sous d’autres formes. Louis Gernet parlait jadis de prédroit4.
6Avant la formation des cités et la prise en charge du domaine de la justice par le système poliade et son organisation judiciaire, la justice est essentiellement du ressort des clans, des familles, qu’il s’agisse de règlements internes aux membres du clan ou des rapports qu’entretiennent les clans entre eux. Dans ces sociétés préétatiques, les règlements, θέμιστες, souvent les décisions du chef que s’impose une communauté, répriment les fautes individuelles de ses membres. Des règles régissent aussi les relations interpersonnelles entre clans et des actions s’imposaient quand ces règles n’étaient pas respectées. Le cas le plus exemplaire de l’expression de la justice inter clanique est la vengeance que devait mener le clan dont un membre avait été tué, vengeance qui pouvait, dans certains cas, se résoudre par le rachat du meurtre selon un arbitrage.
7La vengeance touche le clan dans son intégralité et parmi les modalités de son expression, les sons, les cris et les clameurs sont essentiels. La solidarité du clan se manifeste par des scènes de douleur et de colère : douleur du deuil, d’abord, qui engendre des pleurs et des chants spécifiques, les thrènes. Les femmes hurlent, se griffent le visage et se couvrent de cendres. Au thrène et aux lamentations funèbres succède et se mêle la parade vindicative qui exalte la vengeance. La douleur du deuil, ses cris, sa gestuelle engendrent directement la colère déterminant la volonté de vengeance. Le clan se livre à une hystérie collective qui exprime la solidarité face à l’offense reçue.
8Les cris de douleur prennent alors la valeur des provocations des héros lors des combats singuliers, tout en exprimant la haine ressentie par le clan. Mais ces cris rituels de la vengeance sont aussi marqués d’une force quasi magique en direction de l’ennemi meurtrier. Il s’agit d’une parole à vocation performative. L’appel à la vengeance comporte, en effet, en lui, un rituel de force magique pour le clan. Le plus proche parent de la victime doit signifier oralement, au nom de la famille, dans un rite appelé la prorrhèsis, l’ouverture de la vengeance. Le terme πρόρρησις a la même racine que le verbe προέρω qui signifie dire, déclarer, et s’utilise pour parler d’une déclaration de guerre. Le jour des funérailles, une lance était plantée sur la tombe de la victime avec un double sens : elle servait symboliquement à la victime à se défendre, mais elle marquait aussi la déclaration de guerre. La proclamation appelée prorrhèsis était tout ensemble un appel aux armes et un défi, une déclaration de guerre solennelle et religieuse. C’est par ce cri que le clan ouvrait officiellement les hostilités. Ainsi ces clameurs constitutives de la vengeance du clan comprenaient-elles une part de provocation et de douleur mêlée à une part non moins importante d’imprécation.
Le haro d’expulsion de la communauté
9La seconde forme de justice prépoliade concerne le clan lui-même. À côté de la vengeance du sang et de la réparation, principe de l’union contre les étrangers, existe également une justice interne au groupe quand il s’agit de châtier l’un de ses membres qui lui a porté préjudice. La peine la plus grave qui puisse être infligée est l’expulsion du clan. Le rejet d’un membre s’accompagne de la confiscation ou de la destruction de ses biens et le banni ne peut plus attendre aucune protection. Son expulsion physique, qui fait partie du rituel de la justice familiale est extrêmement violente, la communauté entière en colère se ruant contre le proscrit, lui infligeant coups et insultes. La foule et ses hurlements accompagnent le banni en une sorte de chasse à l’homme dont les sources ont livré témoignages. Xénophon, par exemple, rapporte le sort de Cinadon à Sparte qui avait fomenté un complot5 : « Alors on lui lia les mains, on lui passa le cou dans un carcan, puis on le battit de verges et on le piqua à coup d’aiguillons et on le mena ainsi par la ville, lui et ses complices. »
10Ce mouvement collectif de violence se retrouve également dans des scènes où la communauté dans son ensemble exerce spontanément contre un de ses membres ce qu’elle estime être la justice. Ainsi les scènes de lapidation sont également documentées à l’époque archaïque. La lapidation concerne des êtres sans honneur propre, des femmes, des lâches, ceux qui ne présentent plus de valeur aux yeux du clan. Elle s’exerce à l’intérieur du groupe qui expulse rituellement un mal du territoire. La tragédie mentionne la possibilité de lapidation. Dans les Troyennes d’Euripide, la foule des femmes et des fils des combattants morts à Troie menace Hélène de la lapider comme lui dit Ménélas6 : « Va trouver les bourreaux qui doivent te lapider. Ta mort sera aux Grecs un bref instant de vengeance après leurs longues peines. Et tu sauras ce qu’il en coûte de m’outrager. » Le même peuple d’Argos veut la lapidation d’Égisthe, dans l’Agamemnon d’Eschyle, comme lui dit le Coryphée7, quand il découvre qu’il a assassiné Agamemnon : « je dis que tu ne déroberas point ta tête, sois-en sûr, à la juste vengeance du peuple, qui te chargera de malédictions et de pierres ». Un tel sort menaçait déjà Pâris à Troie, dans son clan, comme lui rappelle maintes fois Hector, pour tout le mal qu’il avait fait à sa communauté8. D’autres exemples des communautés grecques sont bien connus : les φαρμακοί, ces criminels chargés des fautes de la communauté, étaient lapidés, à l’origine, à Athènes9. À Ténédos, le criminel est poursuivi d’une pluie de pierres10.
11En agissant ainsi à l’encontre d’un de ses membres, la communauté applique ce qu’elle estime être une justice spontanée envers celui qui l’a mise en danger. La clameur est parti prenante dans ces mouvements de foule. À Lindos, par exemple, dans l’île de Rhodes, le meurtrier impie était poursuivi par des injures et des imprécations11. Parmi ces cris spontanés, les mêmes clameurs reviennent, les impératifs frappe et lance, παĩε, βάλλε, accompagnent les gestes12.
12Quand le dessein du groupe n’est pas l’expulsion ou la mort, mais seulement la mise à l’écart infamante d’un de ses membres, les cris toujours demeurent. Un simulacre d’expulsion a lieu avec une promenade sous les injures de la foule avant que le coupable ne soit exposé.
13Les clameurs de la vengeance ou celles de la juridiction familiale ont disparu sous cette forme par la suppression d’une part de la justice clanique quand, avec l’apparition des cités, celles-ci ont pris en charge la justice. La juridiction sociale évite ce genre de manifestations. La vengeance relevait d’une affaire d’honneur entre deux lignages, il s’agissait pour la famille offensée de conserver sa place et son prestige, ce qui explique qu’elle pouvait se résoudre par une compensation prestigieuse. Elle assurait la cohésion du groupe qui s’exprimait notamment par la douleur, la colère et la clameur.
14L’établissement de la cité est une véritable révolution. Vers 621-530 av. J.-C., sont mis en place les premiers tribunaux à Athènes. La condamnation d’un meurtrier par le tribunal prive le clan d’une victoire symbolique, et avec elle, des manifestations qui l’accompagnaient.
15Pour autant ces cris ont existé et s’intégraient à des rituels dont la cité a repris la valeur dans ses institutions judiciaires. La question qui se pose est celle de la manière dont ils se sont intégrés, de leur survivance ou complète disparition.
L’intégration par la cité des clameurs de la justice prépoliade
La clameur et les bruits encadrés par la cité
16Une scène connue de l’Iliade est emblématique de la place de la clameur publique dans le règlement des conflits que mettra en place la cité13. Il s’agit de l’ekphrasis du bouclier d’Achille qu’a forgé Héphaïstos à la demande de Thétis. Celui-là a fait deux cités, πόλεις, avec, dans l’une d’elles, une scène qui se déploie sur l’agora.
« La foule, sur la place publique, était attroupée. Une dispute s’y était levée. Deux hommes se querellaient pour le prix d’un meurtre. L’un affirmait avoir tout rendu, et le déclarait clairement devant le peuple, l’autre niait avoir rien reçu. Tous deux finissaient par avoir recours à un témoin. La foule criait, partie pour l’un, partie pour l’autre, soutenant l’un ou l’autre ; des hérauts alors contenaient la foule.
Les anciens étaient assis sur des pierres polies, dans un cercle sacré. Leur sceptre était aux mains des hérauts dont la voix ébranle l’air. Ils le prenaient ensuite, s’élançaient, donnaient leur jugement à tour de rôle. Au milieu étaient déposés deux talents d’or, pour celui qui, d’entre eux, obtiendrait le jugement le plus droit. »
17Il s’agit vraisemblablement des suites du rachat d’un meurtre qui se solde par un arbitrage, avec trois tableaux successifs, les deux querelleurs, la foule et les arbitres. La scène a donné lieu à de très nombreuses interprétations14 et son sens peut encore poser problème. Elle est, en revanche, assez claire en ce qui concerne le bruit. Les deux hommes hurlent et prennent la foule à témoin, le verbe employé est πιφαύσκω, ce qui signifie dire en mettant au grand jour, avec la même racine que pour les termes « briller » ou « lumière ». La foule, contenue par les hérauts, pousse des acclamations. Enfin les anciens se tiennent dans un cercle sacré et ne parlent qu’en prenant le sceptre des hérauts.
18La violence de la foule, les hurlements existent et s’expriment, ils sont même appelés à témoin par les deux parties. Sa parole est néanmoins limitée : au sens figuré car elle ne peut que manifester son avis par des hurlements ; au sens propre, par la présence des hérauts et le cercle sacré qui la sépare des juges. La parole des arbitres est maîtrisée par la symbolique de ce cercle, et le sceptre du pouvoir. Ce sceptre qui passe dans la main de chaque juge avant sa prise de parole est celui des hérauts. Les juges maintiennent le droit au nom de Zeus. Mais le sceptre est surtout représentatif du contrôle social : la parole est donnée, mais contrôlée, consacrée par cet objet qui passe de main en main, signe de l’autorité concédée. L’orateur ne parle que par délégation sociale.
19Cette scène, à la frontière entre le monde clanique et les débuts des cités rappelle l’organisation physique des arbitrages et des procès dans la cité grecque. La parole ne peut circuler que dans un espace consacré et délimité. La clameur de la foule n’est pas prise en compte et l’orateur ne peut s’exprimer qu’à partir de la barre : dans les Guêpes d’Aristophane15, la barre devant laquelle parle l’orateur, δρύφακτοι, est le principal instrument de la fonction de juge. La parole est donnée avec le sceptre, mesurée par la clepsydre. Ainsi matériellement limitée, la parole l’est aussi sur le fond : le procès grec est le lieu du langage contenu, de la rhétorique agonistique qui contrôle les effets du langage et qui deviendra, plus tard, un véritable art.
20Comme dans la scène de l’Iliade, les parties essaient certes, durant le procès, de prendre à témoin les juges et de susciter une réaction orale. Ainsi dans l’Apologie de Socrate, Platon fait-il dire à Socrate s’adressant aux Athéniens : « vous n’allez pas vous en étonner ou vous récrier ». Un peu plus loin, « maintenant, Athéniens, n’allez pas murmurer », puis « ne protestez pas ». Les occurrences de l’expression « ne vous récriez pas » sont nombreuses dans les plaidoyers, la langue grecque a même un terme spécifique pour désigner la rumeur de la foule qui exprime son avis pendant les différentes assemblées, θόρυβος. Mais ces appels à la foule visent davantage à provoquer l’émotion qu’à susciter une véritable clameur.
21Ces réactions ne sont, en effet, pas prises en compte dans le déroulé du procès. Même les plaintes, gémissements et marques de pathos sont encadrés dans le rituel de l’audience. Quand la famille vient plaider la cause de l’accusé, elle monte bien à la barre et ne s’exprime que dans l’espace de l’audience comme le décrivent Platon ou Aristophane. Leurs interventions s’apparentent d’ailleurs à du théâtre et le mot « scènes » revient dans les différents témoignages, Platon résumant « ceux qui jouent devant vous ces scènes ». On est désormais loin des clameurs spontanées de la justice clanique. Les institutions judiciaires de la cité, en prenant à leur charge le règlement des différends entre clans, ont adouci, dans le même temps, la violence que suscitait la vengeance et ont contenu les bruits et les clameurs.
22La dikè est une compensation qui permet d’éteindre la colère et le bruit. La justice privée s’opposait à la concorde civique que maintient désormais la cité. La justice organisée de la cité va ôter, au niveau de l’audience et des procédures judiciaires, les clameurs qui accompagnaient l’exercice restreint de la fonction judiciaire clanique.
L’intégration par la cité des bruits antiques
23En prenant à sa charge le règlement des crimes jusqu’alors résolus au sein du clan ou entre les clans par le biais de la vengeance et des représailles, la cité accueille dans le même temps les sentiments qui animaient les membres du clan. En intégrant une part des attributs de la justice clanique, la cité se pénètre des mentalités qui la dirigeaient, de la passion collective qui animait la famille de la victime. Elle désigne le meurtrier par le même mot que le faisait le clan, authentès16, montrant ainsi que les citoyens, la communauté éprouvent les mêmes sentiments que la famille. La cité garantit au clan la réparation nécessaire, et le fait en paraissant prendre à son compte l’outrage que la famille a subi.
24Elle va donc également reprendre de la même manière à son compte les rites de préservation. La procédure contre l’homicide commence ainsi par la prorrhèsis qui devient dans la cité l’acte d’accusation. La poursuite judiciaire est lancée par ce rite traditionnel, mais le vengeur est cette fois l’accusateur qui enjoint au meurtrier de ne plus participer aux actes religieux, de ne plus fréquenter les sanctuaires ni les lieux publics. Prononcer l’interdiction contre le meurtrier consiste à saisir le magistrat compétent. Le cri que poussait le parent le plus proche pour prévenir le meurtrier de la vengeance devient désormais, à l’époque classique, le fait de l’archonte-roi qui le prononce officiellement au nom de la cité. Il prévient le meurtrier sur la place publique. Il s’agit dorénavant d’une véritable citation et cet ancien cri se trouve intégré dans la procédure judiciaire.
25Un autre exemple de reprise dans les procédures judiciaires d’un cri de la justice clanique est celui de l’apokèruxis. Il s’agit de l’expulsion par un père de son fils unique et de la privation de son héritage. Cette expulsion qui appartient, à l’origine, à la justice interne à la famille, se fait désormais par la voix du héraut. C’est une véritable déclaration publique de déshérence17.
26La violence de la clameur de la foule va aussi se retrouver dans les procédures expéditives que sont le règlement des flagrants délits. Les Onze qui représentent d’ailleurs un droit archaïque, voyaient traîner devant eux les auteurs de flagrant délit que la foule leur amenait. Si l’accusé avouait, il pouvait être exécuté immédiatement, sous les vociférations et les hurlements, sans autre forme de procès.
27Les institutions judiciaires de la cité et les procédures vont donc intégrer une partie des phénomènes de la justice prépoliade ce qui se traduit de la manière la plus évidente par la persistance des clameurs et des cris que poussait le clan. Pour autant, cette intégration des rites anciens n’est pas une reprise complète de leur sens. Les procédures qui en découlent ne sont que des succédanées de ce que furent véritablement les vengeances claniques et la justice spontanée du groupe expulsant l’un de ses membres. Dans la procédure civique de la prorrhèsis, il s’agit désormais d’une citation judiciaire. La puissance magique de ce cri, le « carmen » disait Louis Gernet18, a disparu, la force d’invocation est enlevée. La cité reprend une part de la justice clanique, mais n’intègre pas complètement ses rites et leurs significations.
28Le rite a précédé et préparé la procédure. Il a préludé aux gestes et actes réglementés du droit de la cité. Mais il a été, d’une certaine manière, vidé d’une partie de sa signification. Ni la force de la colère clanique, ni la puissance des paroles, voire leur dimension magico-religieuse ne se retrouvent dans les procédures judiciaires. Se pose ainsi la question de l’existence d’un lieu dans la cité pour cette pensée de la justice prépoliade empreinte de magie, pour la force incantatoire de la clameur de la foule, pour la puissance des hurlements du clan.
Le bruit comme survivance des traces d’une justice prépoliade
La clameur de la foule et les peines infamantes
29La cité a pris en charge une part de la justice clanique, qu’il s’agisse du règlement de l’homicide entre familles, ou de l’expulsion d’un membre de la collectivité. Ce faisant, elle a intégré une partie des rites anciens qui exprimaient cette justice et notamment les clameurs et les cris de la famille, les paroles rituelles des proches. Cette reprise, néanmoins, n’est que partielle, sinon superficielle. Elle ne prend du rite que ce qu’il a d’apparent et laisse, en revanche, sa véritable nature profonde, l’exutoire que constitue la clameur, la puissance de la colère qu’elle comprenait.
30Pourtant ce qui justifiait profondément le rite ne disparaît pas pour autant avec la création des cités. Si le règlement des crimes de sang entre familles est désormais le fait des tribunaux de la cité, il n’en reste pas moins que demeurent la douleur du deuil, la colère de la famille et les sentiments qui entraînaient la parade vindicative de la vengeance avec ses clameurs, ses chants funèbres, ses cris et provocations magiques. Les tribunaux et le système judiciaire ne permettant plus d’exprimer ces clameurs et ces cris, ils vont donc réapparaître dans une sphère proche du domaine juridique, mais néanmoins séparée.
31Les tribunaux de la cité, en effet, jugent bien les crimes de sang et substituent le jugement à la vengeance. Ils laissent cependant l’exécution des peines à la famille. Lorsque le meurtrier a été reconnu comme tel par le tribunal, une fois l’affaire plaidée, le verdict rendu public et la peine prononcée, la cité va laisser, jusqu’au IVe siècle, la famille se charger de l’exécuter19. L’explication en est que la loi de Dracon sur les homicides à Athènes qualifie certes de coupable un meurtrier, mais ne fait pas de son crime un acte contre la cité. La famille peut donc punir le meurtrier, sans avoir le droit de se livrer, toutefois, à des actes infamants, comme la lapidation. Les clameurs de la vengeance reviennent lors de cette mise à mort.
32L’exécution des peines est, en général, le lieu de l’expression des cris et des hurlements de la foule, qu’il s’agisse d’un crime touchant une famille, ou, plus largement, d’une condamnation d’un crime contre la cité. Dans ce dernier cas, les exécutions capitales, en Grèce, prenaient différentes formes. Il était rare que la mort fût infligée à huis clos, dans le secret d’une prison. Ce sort, bien connu par le cas de Socrate à Athènes, n’était, en fait, réservé, qu’aux condamnés jouissant d’un statut privilégié et qui avait la possibilité de payer le coût important du poison. Mais la plupart du temps, l’exécution avait lieu en public. Des cris et des injures verbales accompagnaient le châtiment. Le vocabulaire grec est riche de ces termes qui désignent les différentes injures : l’injure verbale, κακηγορία, l’outrage λώβη. Il en allait de même lors de la promenade ignominieuse que subissait éventuellement le condamné à travers la cité. Les bruits de la foule étaient réservés aux kakourgoi, ceux qui avaient nui, selon le même schéma que lorsque le clan expulsait spontanément l’un de ses membres.
33Le peuple des cités ne correspondait pas à l’image calme et retenue que laissent filtrer les plaidoyers. La justice grecque à l’époque classique limitait le bruit lors des audiences par une répartition stricte de la parole et un encadrement des procès par les auxiliaires de justice. Le procès n’était donc pas le lieu où pouvaient s’exprimer les sentiments de la foule. Il est, au contraire, le lieu où la cité donne l’image d’une justice contrôlée et démocratique. La cité veut empêcher les débordements, la justice étant de plus en plus le rétablissement de l’ordre public, quand elle était, avant la création des cités, une satisfaction honorable pour le clan. Cependant les cris et les clameurs correspondaient à un besoin fondamental, presque une catharsis, et se retrouvaient donc dans des manifestations en marge des procès. La violence de la foule était connue, Polybe rappelle « le fait que le peuple athénien a toujours ressemblé à l’équipage d’un navire privé de capitaine20 ». Un peu plus loin, il précise également :
« voilà pourquoi il est inutile de s’étendre sur les institutions d’Athènes et de Thèbes, cités dans lesquelles ce sont les impulsions de la populace qui conduisent tout, une populace qui, à Athènes, se distingue par la véhémence de ses réactions et ses humeurs agressives, et qui, à Thèbes, a été nourrie dans la violence et la passion ».
34Les causes qui provoquaient la clameur de la foule ne se sont pas éteintes par la création des cités ni par la prise en charge par les institutions judiciaires du règlement des crimes dont s’occupait le clan auparavant. Les réactions spontanées et indignées de la foule chassant l’un de ses membres se retrouvent dans la peine du pilori connue dans de nombreuses cités grecques. Les adultères, les déserteurs, ceux-là même que le clan chassait, subissent cette peine et dans les mêmes circonstances qu’avant la formation des cités. Les mêmes cris et clameurs sont dirigés contre eux.
35De la même manière que le clan punissait ses membres coupables à son égard et susceptibles de lui nuire, cette justice spontanée qui voyait la foule pourchasser un individu, dans une sorte d’haro d’expulsion, se retrouve dans la cité. C’est alors la communauté civique dans son ensemble qui expulse, selon les mêmes cris, un de ses membres désormais considéré sans honneur. Il ne s’agit pas d’une procédure judiciaire, mais bien d’un mouvement spontané de la foule qui estime faire de cette manière acte de justice. Ainsi la femme adultère qui assiste à des cérémonies religieuses peut être impunément victime d’outrages21.
Puissance magique de la parole
36Toutes ces injures ont en commun d’avoir porté en elles une fonction magique, d’avoir agi efficacement. Elles relèvent directement du rituel de la vengeance, avec un pouvoir magico-religieux. Elles ont pour objet de supprimer dans l’individu tout ce qui fait sa force et sa dignité, ce que les Grecs appellent la τιμή22. Bien loin de n’être que des cris de colère de la foule ou d’une famille, ces cris injurieux prononcés contre le condamné sont de véritables dégradations infamantes pour ôter tout ce qui constituait sa valeur d’être. Le condamné redevient l’ennemi. La cité a certes répondu par ses institutions à une demande de justice, mais en omettant une dimension importante de la pensée archaïque ; celle-ci s’exprime désormais à la limite de la sphère judiciaire par le biais des cris et des injures qui n’ont désormais plus pour dessein d’influencer un jugement ou le sort de l’accusé, mais bien de parachever sa destruction symbolique. La dimension magicoreligieuse tient, en effet, une place importante dans les clameurs et paroles qui accompagnent les rituels liés à la justice quelle qu’elle soit. Les paroles expriment la colère, les menaces, mais ont aussi une puissance performative.
37Le rituel de la vengeance est sur ce point explicite avec les imprécations contre l’adversaire qui déclenchent des forces religieuses et le rite de l’interdiction. Même dans le cadre des procédures judiciaires, la prorrhèsis commence par une interdiction contre le meurtrier. Celle-ci lui enjoint de ne plus participer aux actes religieux, de ne plus paraître dans les lieux publics et les sanctuaires. L’interdiction est proférée contre un inconnu, elle reste indépendante des possibilités d’action, elle est une force d’excommunication par le simple fait d’être prononcée. Les imprécations, quant à elles, suscitent la puissance du mort qui va être ainsi associé à sa vengeance. L’interdiction a bien été intégrée dans le système judiciaire, mais en perdant sa nature originelle. Louis Gernet le soulignait de manière explicite23 : « on a le sentiment que l’interdiction, par son effet immédiat et inconditionnel, est un élément aberrant ». C’est dans un lieu extrajudiciaire, au sein de la cité, que l’interdiction retrouve sa puissance magico-religieuse, en amont du procès. La cité n’intègre pas à ses procédures la valeur magique de la parole, mais elle ne la supprime pas pour autant.
38Cette puissance magique de la parole se retrouve dans le rituel de la supplication obligatoire qui subsiste dans la cité. D’origine très ancienne, il oblige le supplié à accepter la requête. Dans la Vie de Solon écrite par Plutarque, ceux qui supplient les femmes des archontes sont ainsi épargnés. À une plus grande dimension, la supplication auprès des autels est bien documentée dans la cité antique. La parole suffit à elle seule à épargner le suppliant, emplie qu’elle est de la puissance protectrice du destinataire.
39La fonction magique du langage subsiste donc dans des rituels qui caractérisaient les sociétés antérieures à la cité et que celle-ci, à défaut d’intégrer, semble rejeter, dans la majeure partie des cas, à la limite des procédures judiciaires. Pourtant ces paroles magiques, si elles ne constituent pas une pratique de la cité, existent bien et finissent même par être reprises, sans changement aucun, dans des cas très spécifiques de la justice.
40Les pratiques magiques survécurent, en effet, très officiellement dans les cités grecques sous la forme des imprécations publiques. Les ἄραι sont en usage comme véritables sanctions dans les traités entre cités, dans les lois sacrées, voire dans des décrets des cités. Il est très fréquent que le coupable d’un délit encourt, outre une amende, des imprécations publiques. Cela se voit notamment dans les lois sacrées qui régissent, entre autres, les sanctuaires.
41Les imprécations apparaissent comme des éléments hétérogènes dans l’ensemble des lois et décrets de la cité. Elles sont pourtant prononcées par les auxiliaires de justice. L’étude des imprécations montre qu’il n’y a pas d’assimilation avec les autres peines. Elles cohabitent, de manière hétérogène, dans la série des peines. Ainsi la cité, une fois encore, ne parvient pas à intégrer les imprécations, leur véritable nature et le rituel qui les accompagne. Elle ne les ignore pas pour autant mais les additionne.
42La genèse des clameurs se réclamant de la justice se situe en Grèce avant la formation des cités. La justice prépoliade, entre clans ou interne au clan, comprend des cris et des clameurs : ceux-ci sont l’expression de sentiments spontanés et violents, porteurs de la colère qui réclame justice, mais également marqués d’une force incantatoire.
43Ces clameurs se retrouvent en partie intégrées dans la cité et dans les procédures judiciaires, mais de manière encadrée, en perdant leur nature profonde. La cité, en effet, ne les reprend qu’en partie et ne parvient pas à en garder l’essence complète. Leur fonction magique disparaît de la sphère juridique proprement dite.
44Elle ne s’éteint pourtant pas complètement car elle subsiste en marge des procédures judiciaires, notamment dans l’exécution des peines. Elle se retrouve également dans certaines formes primitives de la justice et dans une sphère extrajudiciaire importante qui inclut cette dimension magico-religieuse de la parole. De manière très paradoxale, la cité classique n’éliminera pas ces clameurs et ces imprécations survivantes d’une très vieille justice.
Notes de bas de page
1 Christophe Pébarthe, Cité, démocratie et écriture. Histoire de l’alphabétisation d’Athènes à l’époque classique, Paris, De Boccard, 2006.
2 Cf. les travaux d’Anne Bélis et l’ensemble Kérylos, ceux de l’Atrium Musicae de Madrid avec Gregorio Paniagua.
3 Florence Dupont, L’Invention de la littérature de l’ivresse grecque au livre latin, Paris, éd. La découverte, 1994 et L’Insignifiance tragique, Paris, Gallimard, 2001.
4 Louis Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », Année Sociologique, 3e série, 1948-1949, p. 21-119.
5 Xénophon, Helléniques III, 3, 11.
6 1039-1041.
7 1611-1616.
8 Iliade, III, 39 et 56-57, XIII, 769.
9 Harpocration. s. v. FGH., I., p. 422, fr. 33.
10 Elien, De nat. anim. XII, 34.
11 Apollodore, II, 5, 11.
12 Aristophane, Nuées 1508, Achar. 281-282.
13 Iliade, XVIII, 497-508.
14 Gustave Glotz, La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, 1904, p. 115-120.
15 422.
16 Authentès signifia d’abord celui qui tue un parent, puis le meurtrier étranger dont l’acte appelle une vengeance obligatoire. RÉG XXII, p. 13-32 et L. Gernet, Droit et institutions en Grèce antique, Paris, Flammarion, 1982, p. 92-93.
17 Par exemple Plutarque, Thémistocle, 2.
18 Louis Gernet, op. cit., p. 78.
19 Cela vaut pour tous les différends entre personnes, quelle que soit leur gravité, et jusqu’à la fin de l’époque hellénistique dans les cités du monde grec. La cité ne prend pas en charge l’exécution des peines. Voir Aude Cassayre, La Justice dans les cités grecques, de la formation des royaumes hellénistiques au legs d’Attale, Rennes, PUR, 2010, p. 387-415.
20 Livre VI, VII, 44.3.
21 Démosthène, LIX 85-87.
22 Louis Gernet, Droit et institutions en Grèce antique, p. 174.
23 Louis Gernet, Droit et institutions en Grèce antique, p. 76.
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