Introduction
p. 117-120
Texte intégral
1Quantité de bruits submergent l’histoire de la justice, de son administration à l’exécution de ses décisions, en passant par l’arrestation d’un suspect et le déroulé des procès. Bien que les prétoires régulent, encadrent et infléchissent la parole, il est cependant rare que l’écrit qui en résulte témoigne de cette enveloppe sonore. Le son n’est pourtant pas un simple décor : il peut jouer un rôle décisif dans les procédures, disposé comme tel dans le droit. En particulier, l’histoire des cris judiciaires mérite une attention très soutenue car ils font corps avec leur justice lorsque celle-ci en reconnaît la licéité. Certes, la clameur publique telle que nous la connaissons aujourd’hui en France n’évoque plus que la flagrance, le manifeste et l’émotion publique. Toutefois, bien des droits anciens et contemporains lui accordent une plus grande place, car ils n’ont pas déconnecté l’expression des cris judiciaires de leurs procédures. Et il est des situations dans lesquelles la justice analyse, valide, ou invalide les sons produits par les justiciables. La mesure exacte de ce qui semble être de prime abord des exceptions constitue un enjeu de recherche, car les clameurs judiciaires entrent alors pleinement dans le formalisme disposé par la loi et les coutumes. C’est ce point que les auteurs ont voulu explorer, celui de l’existence de clameurs constituant des plaintes valides et des étapes processuelles licites, dès lors que leur expression sonore était exécutée de manière conforme.
2L’antiquité grecque fournit un premier modèle de transfert du son émis par les communautés vers leur justice constituée. Dans la Grèce prépoliade, c’est un cri public qui déclenchait la vengeance et qui débridait la vindicte collective. Aude Cassayre démontre que ce cri n’a pas été rejeté par les encadrements de la Cité, mais qu’au contraire il a été absorbé et intégré par la justice. La Cité en a cependant déconnecté l’essence magico-religieuse et conservé sa matérialité seule avant de rechercher une publicisation de l’exécution de ses peines. Exutoire ? La foule demeure nettement articulée avec un tribunal qui recherche son approbation. Ce schéma de transfert – ou plutôt d’absorption – signale une des modalités fondamentales d’évolution des justices vis-à-vis des clameurs : une intégration par formalisme qui active un transfert de l’effectivité justicière de la foule vers la justice constituée de sa Cité.
3Martine Charageat s’attachant à la justice aragonaise de la fin du Moyen Âge investit un espace de grand intérêt car il s’intercalait entre deux régions pour lesquelles nous connaissions les clameurs de via fora ou biafora. Or, il ressort que l’Aragon connaissait lui aussi une clameur constituée qui se rencontre dans trois situations parfaitement conformes à ses voisines pyrénéennes : la poursuite – ou chasse – des criminels, la saisine orale de la justice, et la dénonciation des excès de force. La rédaction de la formule « avi avi fuerça fuerça » indique l’existence régionale d’une clameur judiciaire licite. Mais l’Aragon de la fin du Moyen Âge réserve d’autres surprises, tel cet interdit général de l’enquête et de la procédure d’office. « Avi avi fuerça fuerça » se dresse contre les contrafueros. Ce cri dénonce l’autorité excessive mais la royauté exploite également la procédure afin de contourner les préventions coutumières. Ce paradoxe supposé est également observé dans l’évolution générale des cris de haro et de via fora : en apparence dressé contre les pouvoirs publics, en réalité un puissant ressort de la judiciarisation engagée par les souverainetés.
4La saisine orale de la justice constitue une des conséquences éminentes des cris judiciaires. Eva Almudever l’observe dans le Languedoc du XVIIIe siècle. La flagrance, l’immédiateté, des situations d’offense manifeste, peuvent déclencher la mise en œuvre d’une procédure allégée et rapide. Il ne s’agit alors ni de rumeur, ni de dénonciation : la justice semble s’être saisie elle-même, sans que l’on puisse assurer qu’il s’agisse d’une intervention ex-officio. Saisine orale donc, sur le fondement d’une clameur publique, qui justifie la mise en œuvre d’une procédure rapide. Certes, ces cas ne doivent pas être mis au cœur des fonctionnements de la justice d’Ancien Régime, car ils demeurent minoritaires. Mais il n’en reste pas moins qu’ils évoquent clairement ce que le Moyen Âge avait mis en place à travers ses clameurs judiciaires de haro, ou de via fora. Le cri n’est pas formalisé, mais la procédure, elle, est bien là. L’administration de la justice d’Ancien Régime ne peut donc être enfermée dans le monde clos du prétoire et du secret de l’instruction : elle s’en évade régulièrement pour venir au contact de justiciables qu’il faut satisfaire. Flagrance, situations manifestes et immédiateté en fournissent les motifs les plus évidents.
5Les arrestations menées par la maréchaussée de la seconde moitié du XVIIIe siècle, étudiées par Fabrice Vigier dans la maréchaussée du Poitou, suscitent d’identiques questions. Des mentions de marge, souvent inexploitées, indiquent l’existence d’une catégorie d’interventions « à la clameur publicque ». Or, une fois sélectionnées, ces affaires révèlent la mise en pratique d’une procédure dans laquelle les justiciables ont joué un rôle majeur. Les cavaliers de la maréchaussée, peu nombreux pour un vaste territoire, s’appuient sur les populations locales, ou donnent suite légale à des situations qu’ils n’ont pas déclenchées. Dans la plupart des cas il s’agit de répression du vol pesant sur des suspects d’origine modeste ou étrangers à la seigneurie. Cette procédure s’éloigne des clameurs médiévales mais elle entretient avec elles une parenté formelle. C’est ici l’occasion d’observer l’effectivité des réformes que les ordonnances des rois de France ont engagé depuis le XVIe siècle. S’il existe toujours des cas de remise de suspects par la population et des mouvements justiciers collectifs les jours de marché, deux éléments ont infléchi la procédure : l’association de la clameur publique à la seule flagrance d’une part, l’insertion de la dénonciation dans le dispositif d’autre part. Toutes deux ont pour effet de rehausser le pouvoir d’appréciation et les prérogatives des cavaliers face aux justiciables.
6À la même époque et dans la première moitié du XIXe siècle, les sheriffs du Kentucky ouvrent un utile point de comparaison. Tangi Villerbu constate que l’histoire du maintien de l’ordre public dans cet État se relie fortement aux expressions sonores héritées du hue and cry process. Procédure utile aux défauts d’encadrement initial du mouvement de colonisation vers l’Ouest, elle n’a que peu été étudiée tant l’historiographie s’est appesantie sur le lynchage et ses imageries, contournant ici le fait judiciaire et ses sons afférents. La violence raciale est partout, elle fonde une primauté de la foule armée dans la construction de l’identité patriote américaine. Pourtant, c’est bien sur le fondement de procédures hutesium et clamor que l’on unit dans un même mouvement l’appel à la foule et l’appel à l’État. Dangereuse association sur un terreau marqué par la violence : la foule elle-même est pensée comme souveraine et justicière. La loi de lynch se profile alors et des communautés matérialisent ce réflexe culturel en contrôle social ordonné par des comités de vigilances qui se substituent parfois à la justice. Le lynchage est complexe, malgré sa forme instantanée. Tangi Villerbu, en en décomposant les éléments structurants, sonde leur articulation ambiguë. Foule, justice et pouvoir souverain : ce n’est pas tant l’association des trois qui génère le lynchage que leur agrégat horizontal.
7Les systèmes judiciaires occidentaux ne sont pas seuls à avoir expérimenté des clameurs judiciaires. Pierre Paraizo révèle l’existence d’une clameur de « Olé » rencontrée en Afrique de l’Ouest et qu’il observe en République du Bénin. « Olé ! » est un appel à la foule crié par une victime, le plus souvent pour vol. Cette clameur, dans sa phase initiale, ressemble donc fort à celles qui ont été étudiées par les auteurs. Toutefois, l’attroupement populaire qui s’ensuit donne lieu à des scènes d’une violence inouïe, et non à la remise d’un suspect à la justice. Lynchage ; car la clameur de « Olé » n’est pas aujourd’hui accompagnée par la pratique juridique béninoise. C’est là une preuve que ces clameurs existent en dehors du droit qui les abandonne parfois. Au Bénin, la clameur de « Olé » était un usage ancien qui ne fut pas reporté dans le droit savant post-colonial. Il survit donc sans sa régulation coutumière. Or, la justice traditionnelle, dans un monde qui encadrait fortement la prise de parole – souvenons nous des griots – exigeait qu’un roi de justice délibère. En administrant la peine, il atténuait la vindicte populaire et dépossédait la foule qui n’était qu’auxiliaire de justice. La clameur de « olé » a donc perdu son encadrement initial et, persistante, elle s’est dérégulée, puis débridée, faute d’être absorbée par une procédure et un prétoire.
8Les cris judiciaires, observés dans l’histoire ou dans notre contemporanéité, soulignent que l’univers du prétoire se construit et se déconstruit frénétiquement autour des usages et des mésusages de la parole. On a sans doute sous-estimé l’ampleur géographique, historique et juridique de ces formes procédurales. Toutefois, les exemples rassemblés démontrent aussi qu’une mise à distance de ces clameurs constituées se constate avec récurrence. Mises sous tension par les clameurs, les procédures ne peuvent écarter les prises de parole populaires, car elles présentent toujours un caractère de légitimité. Puisque les prétoires en ont absorbé les fondements, souvent par formalisme et publicisation processuelle, ils doivent les réguler et non les abolir. Toutes ont donc été un puissant ressort de la construction d’un état de droit, d’abord parce qu’elles en ont sollicité l’avènement par le cri d’injustice, ensuite parce qu’elles y furent enchâssées, pour ne pas dire incarcérées, pour ne plus se manifester que dans cette immédiateté difficile à réguler que l’on nomme aujourd’hui « flagrance ». En cela, cette dernière peut être considérée comme un retour à l’origine, non de l’infraction, mais de l’histoire des procédures elles-mêmes : la flagrance saisit et ressaisit sans cesse notre histoire procédurale. Sous sa forme de clameur publique, elle se place en articulation des systèmes accusatoires et inquisitoires, contournant l’un, comme l’autre, et ruinant ici leur pertinence si on les utilisait pour fonder une histoire de l’État justicier1. A notre avis, la clameur publique comme complainte judiciaire n’est pas adversaire du monopole de l’usage de la force, de la médiation institutionnelle, de la représentativité, ou de la délégation : elle soutient assurément la judiciarisation de la société et l’édification de la légitimité de ses tribunaux.
9Dés lors, ces procédures qui validaient une clameur publique judiciaire nous semblent devoir être modélisées pour l’enquête. En rassemblant les traits principaux évoqués par les auteurs, nous tentons une proposition de schématisation. En premier lieu, elles ont pour conditions de mise en œuvre : l’existence d’un dispositif coutumier, la présence d’une forme de cri d’appel ritualisé, une activation en situation de flagrance. En deuxième lieu, elles ont pour effets : le déploiement et l’usage licite d’une force populaire, l’accélération procédurale, l’obligation d’assistance à la victime. En dernier lieu, des limites encadrent fortement le système : la sanction du cri abusif, la remise du suspect à une justice constituée, la limitation dans le temps. C’est cette modélisation qu’il conviendrait sans doute de retenir pour ne pas égarer l’enquête sur des traits de procédures partiels. Éprouvons un exemple que Jules Michelet avait exploité en son temps. La coutume médiévale de Bretagne disposait en effet : « toutes et tous doibvent aller au cry communément quand cry de feu ou de meurtre oyent, et aider au besoin2 ». Cri et obligation étaient certes signalés, mais de nombreux éléments manquent pour arriver à la forme qui est ici modélisée. Avec la coutume de Bretagne, nous écrirons donc que la clameur publique n’est pas toujours clameur judiciaire, même s’il faut parfois sortir du droit constitué pour l’observer. C’est sous cette forme, matérialisée ou inspirant les pratiques, que nous appelons la recherche à investir l’objet que les auteurs ont fait émerger, afin qu’il délivre enfin son ampleur historique et géographique.
Notes de bas de page
1 Elle nous rappelle également que l’absence de procédure d’office ne signifie pas qu’une justice ne peut agir au nom de la communauté entière.
2 Jules Michelet a cru devoir relier cette procédure à l’histoire sonore de l’appel aux armes qui intéressait tout particulièrement sa démarche en histoire des émotions publiques : Jules Michelet, Origines du droit français : cherchées dans les symboles du droit universel, Paris, Hachette, 1837, p. 293. Le texte était en fait issu de Charles Bourdot de Richebourg, Nouveau coutumier général ou corps des coutumes générales ou particulières de France et des provinces connues sous le nom des Gaules, Paris, Théodore Le Gras, 1724, t. IV, p. 233.
Auteurs
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