Introduction
p. 37-40
Texte intégral
1Sifflement, vrille, mot inarticulé, appel sans équivoque, cri téméraire, signal craintif… sont autant de manifestations sonores dont la visée est d’alarmer. Dans un cas, il s’agit d’annoncer un geste ; dans un autre, de justifier une conduite, dans un troisième de prendre à témoin, dans un quatrième d’initier une chasse à l’homme. La clameur publique peut en grande partie être assimilée au cri judiciaire, qui prend des formes différentes en fonction des périodes. Les cibles ne sont pas identiques, les effets s’avèrent également différents, mais le cri judiciaire est avant tout un appel à la mobilisation. La clameur reste parfois incertaine, aussi cette première partie a pour ambition non pas d’en donner une définition certaine et systémique mais d’en préciser les contours.
2Pour l’Antiquité romaine, Pauline Duchêne rappelle qu’au moment de la guerre civile de 68-70 se pose plus particulièrement la question de l’autorité sur les troupes. Dès lors les soldats ont la possibilité de faire les empereurs. En fonction des circonstances, ils exigent, par l’entremise de la clameur, un châtiment immédiat à l’encontre de telle ou telle personnalité. C’est ainsi que le frère de Vespasien, désigné par la rumeur comme le responsable des troubles qui agitent Rome, est mis à mort. À partir des récits rassemblés, principalement ceux de Suétone et de Tacite, il est possible de distinguer deux configurations qui se situent à un moment de trouble et d’inquiétude : revers militaire, rumeur mauvaise. Dans les deux cas, les soldats exigent, dans l’instant, que soit châtié « un ennemi de leur empereur » ou bien un de ses propres chefs qu’ils entendent supplicier. La cible ainsi désignée joue le rôle de bouc émissaire. Il est responsable de ce qui arrive et il doit en payer, avec son sang, le prix. Ce désir de vengeance se pare souvent d’un vocabulaire de type juridique et les chefs militaires sont obligés de composer, de transiger ou de feindre de « céder durablement ». Mais une fois que les cris hostiles se sont tus et que l’émotion est retombée « les soldats s’apaisent et, souvent, ont si honte de leur comportement qu’ils réclament cette fois-ci que les meneurs de ces désordres soient punis ». De la sorte, la clameur apparaît presque versatile, ses porteurs cherchent à punir, puis à se dédouaner en faisant porter la responsabilité des exactions sur certains « meneurs » qui les auraient égarés et qui deviennent à leur tour des boucs émissaires.
3Une régulation réversible de la parole publique est également détectable dans l’histoire des duels et des gages de bataille de la fin du Moyen Âge. Deux paroles, souvent accusatrices, s’affrontent à en déstabiliser la vérité. Leur caractère antithétique repousse si bien le vrai, que la notoriété de cette confusion en vient à inquiéter l’auditoire public. Le duel judiciaire, prolongé dans l’étude du gage de bataille aristocratique, est donc un moyen de résoudre le conflit de paroles. Henri Simonneau voit dans le héraut le personnage clef de la situation. Le héraut, rappelons-le, crie aussi pour la justice. Il apprête, convoque, publicise par la criée et met en scène l’affrontement, avant de préparer la réconciliation finale. C’est ici l’occasion d’observer la présence ou l’absence de ces hérauts pour confirmer que nous sommes ici en face d’une expression justicière remplie de valeurs aristocratiques. Reprenant l’affaire Plouvier à Valenciennes au milieu du XVe siècle, Henri Simonneau constate l’absence de héraut et, par voie de conséquence, l’horreur qui s’ensuit de ce duel qui n’oppose que des paroles rustres, sans chevalerie, ni code de conduite. Il n’en faut pas beaucoup plus pour nous convaincre que la criée pour la justice témoigne d’un ordre social aristocratique. Issue d’un trait vindicatoire, elle n’est pas une réaction impulsive irréfléchie ou colérique. À l’inverse, la criée met à distance, formalise, discipline, régule et publicise : une caractéristique à ne pas oublier dans l’élaboration d’une histoire des clameurs publiques et des émotions judiciaires prenant la forme d’une annonce sonore.
4Le caractère réversible des clameurs publiques surgit à nouveau dans une étude menée par Oliver Caporossi. À Madridejos, dans la Castille de la fin du XVIIe siècle, une foule hostile a brisé les justices du roi, suspendu une exécution et placé le cadavre d’un boulanger condamné sous la protection d’une sauvegarde ecclésiastique. De criminel, il était devenu héros populaire. Sur fond d’une hostilité évidente de la population envers la qualification en lèse-majesté du délit de faux monnayage, la justice royale doit battre en retraite devant cette foule et finit par valider ce qui aurait pourtant pu être qualifié de révolte et de désobéissance. Le cri d’injustice a tout rompu et renversé les valeurs. Préparé par les rumeurs, ce cri produit une révolution de sens qui retourne brutalement une légitimité remise à plat. À Madridejos, ce sont les spécialistes de la parole publique qui ont porté la harangue : les Franciscains et les Dominicains. Le tumulte qui s’ensuivit démontre la très grande force des foules justicières animées par le sentiment d’injustice. Le roi, source de justice, ne pouvait pas ne pas entendre ce qui avait ici valeur de proclamation. La clameur publique peut donc tout renverser et juge même ses juges : elle fit des officiers des criminels et des criminels des martyres. L’instantanéité de ce retournement, décrypté par les crises rumorales qui l’avaient précédé, associe résolument la clameur à l’expression de l’instant.
5À d’autres occasions, la rumeur publique devient contrôle social notamment lorsqu’il s’agit, à l’époque moderne, de violences conjugales étudiées par Gwénaël Murphy. Sur près de 340 affaires, 3 incriminent les épouses qui en sont les auteurs. Dans toutes les autres ce sont les maris qui en sont à l’initiative et se révèlent soit tyrans soit bourreaux domestiques. Sur ce corpus, environ 10 % ne restent pas confinés à la sphère privée mais correspondent à la clameur publique. Les bruits alertent d’abord le voisinage puis les autorités civiles et ecclésiastiques. Les différends qui vont de l’humiliation aux coups se caractérisent en premier lieu par « les sons de la fureur ». Dans la mesure où il faut avoir accès à l’espace public, le voisinage ou les proches interviennent, les milieux favorisés sont sans doute surreprésentés. Un notaire injurie, bat sa femme et la traîne par les cheveux, non dans l’espace privé mais dehors au vu et au su de tout le monde. Sa violence est tellement démesurée que les voisins font irruption à plusieurs reprises à son domicile. Ailleurs, un notable de Thouars tente même de noyer son épouse en la portant inanimée et voulant la précipiter dans la rivière. La scène et les cris, les interventions des domestiques, empêchent le drame. Les injures les plus ordurières constituent le premier signal, les bruits de meubles renversés, les cris plaintifs, parfois aussi les bruits sourds sans cris, mais répétés pendant de longues minutes, parfois pendant prêt d’une demi-heure, sont des signaux d’alerte qui correspondent à des appels au secours qui brouillent les frontières entre l’espace privé et l’espace public. De la sorte ils font obligations d’intervenir ou de prévenir la maréchaussée.
6Dans une autre perspective, prenant presque le contre-pied de la précédente étude, Grégory Beriet pénètre à l’intérieur du silence carcéral pour se mettre à l’écoute de la clameur. Ce qui l’intéresse ce sont moins les protestations sonores, les bruits presque imperceptibles ou le vacarme que nul ne peut ignorer, que les dispositifs déployés pour maîtriser le paysage sonore. Il scrute en particulier la circulation des bruits et des sons et les procédés mis en place pour empêcher tout cri judiciaire de se manifester. Dès que l’on se montre attentif on se rend compte que la chaîne, objet d’infamie, qui liait les forçats sur le chemin des bagnes, peut être une façon de manifester son existence mais aussi de susciter une réaction sonore de la part des spectateurs qui alerterait sur leur condition. Quant à la prison, elle est à la fois un lieu d’enfermement et de séparation. En son sein s’opère la distinction entre les bruits grossiers ou disharmonieux qui rappellent la qualité de prisonniers et les sons nobles qui évoquent la musique. Toujours est-il que la répression sonore, comme élément central du système punitif qui a pour visée d’individualiser et d’isoler les condamnés, tente de juguler toute protestation bruyante qui signifierait l’échec partiel de l’économie pénale.
7Enfin, parce que le cinéma médiatise lui aussi les expressions de la clameur publique, il importait d’en lire le discours en faisant interagir la réception contemporaine des réalisations avec les mises en scènes de la clameur. Sylvain Louet, s’attachant aux réalisateurs allemands Fritz Lang et Michael Haneke, reconstitue une approche discursive qui interroge l’individu immergé dans des expressions collectives suggérées par d’autres individus. Il en déchiffre les procédés avant de constater que l’expression publique est isolée et incarcérée en apparence. L’on se prend à emboîter les pas lourds de M. le Maudit, mis au secret dans une évidente chasse collective, mais silencieuse, à l’homme. L’énigme ouvre la publicisation, l’individu le peuple, et le silence le bruit. Ces trois éléments amorcent les rhétoriques de la clameur publique mais celle-ci ne se déploie souvent qu’en creux, ce qui explique que ces formes suggestives investissent le spectateur sommé de prendre du recul face au ralliement de si inquiétantes foules. La clameur publique est alors le spectre qui hante les libertés et convoque le spectateur sur la scène, aussi ne peut-elle être véritablement lue que dans le contexte historique qui fut celui des réalisations. De Lang à Haneke, on ne peut que relever la souplesse et la plastique des représentations de la clameur publique, mais une même inquiétante étrangeté de la foule, pour paraphraser la célèbre formule, en partie inspirée par la crise allemande des années trente, vise en réalité l’individu dans son être collectif.
8L’histoire de la justice ne saurait être extraite de sa gangue sonore, berceau de la clameur publique. La plainte en justice est fondamentalement ce cri, bien plus formel et réfléchi que son expression ne le laisse accroire, et que le prétoire peine parfois à entendre, lorsqu’il ne parvient plus à en écrire la musique. Puissantes, plastiques, réversibles. Telles sont les clameurs qui font et défont l’autorité, brisent les portes domestiques, renversent les légitimités avant de se retourner parfois contre leurs auteurs. À travers ces six études, les bruits, les cris et les clameurs se nouent et se dénouent constamment autour de la justice et de la police. Ces observations engagent donc, par les expressions matérielles du juste et de l’injuste rencontrées dans l’histoire, une délimitation de notre objet par son écoute historique. Et d’en déduire : le son mobilise contre l’injustice, il est indissociable de l’administration de la justice, il l’étaye l’ordre public tout en le menaçant, il hante l’histoire de nos procédures. Comme le cri primal signale l’entrée du nouveau-né dans l’humanité, il accompagne l’arrivée bruyante d’une société dans le tribunal qu’elle s’approprie.
Auteurs
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