Chapitre 12bis. Contre-enquête : regard critique sur le texte de Ginet et collaborateurs
p. 225-229
Texte intégral
1Nous n’aurons pas grand mérite à reconnaître en la contribution de Ginet, Py, Joguet-Recordon et Gendre une de celles qui s’accordent le mieux à l’intention première des éditeurs du présent ouvrage. Sil est bien question ici, comme dans les autres articles, de formation professionnelle, on nous fournit d’entrée de précieuses (et spectaculaires) données pour fixer l’image du terrain et attester corrélativement la réalité du besoin de formation. Souvent, dans la littérature spécialisée, est mentionnée cette difficulté à isoler et circonscrire une demande de formation ajustée aux besoins, présumés ou réels, souvent contradictoires, de l’individu et de l’entreprise ou de l’institution. L’ambiguïté de la demande est parfois le reflet de l’incompétence de l’expert. Faute d’une connaissance objective du contexte, faute d’une élucidation des intentions incluant une schématisation instrumentale des nouvelles habiletés (au sens de Gardner et Sternberg, 1994) que la formation doit développer, faute d’une modélisation du rapport entre les futures tâches et les activités cognitives que leur exécution requiert (cf Spérandio, 1983 ; Montmollin, 1984 ; Sébillotte, 1991), l’analyse de la demande de formation court le risque d’osciller entre des truismes socio-économiques du moment et une psychologisation outrancière qui rend inopérants et malheureux les intervenants ou animateurs. Diverses solutions s’offrent alors à ces derniers : multiplier les digressions psycho-affectives, se réfugier dans une idiosyncrasie hypertechnique ou combiner les deux dans un but de simple reformulation d’une prétendue demande de formation qui n’en finit jamais d’être insatisfaite.
2Le chapitre de Ginet et al néglige le risque de ce type de désillusion et la stigmatisation de l’errance du désir dans le procès formatif n’est pas à l’ordre du jour. En effet, ici nul besoin d’expert-interprète : les nombres d’infractions, de crimes et délits, l’importance numérique et la variété des professionnels qui doivent recourir à des enquêtes attestent d’évidence la nécessité d’une formation au recueil de témoignage. Non sans de bonnes et franches raisons, les auteurs nous convient à une salutaire dépsychologisation du besoin de formation assortie de l’expression non ambiguë d’une utilité sociale.
3Ce travail nous intéresse en tant que travail d’ingénierie de formation. À propos de l’entretien cognitif, sont considérés la conception d’un instrument, son mode normal d’utilisation et un programme de formation à son maniement. La présentation de l’instrument dépasse ici ce qu’il importe de maîtriser en situation professionnelle, mais ne nous laisse pas voir ce qui pourrait faire problème. Est-il donc trop neuf pour que l’on renonce à recenser des catachrèses (cf. Rabardel, 1995) ou même à évoquer de possibles détournements ? L’usage d’un tel outil à des fins policières ou de justice et, le mot tombe bien ici, le témoignage de l’histoire justifient cette question, qui reste aussi une question technique sur les possibilités de contrôle de fiabilité et de stabilité dans divers contextes. La stabilisation (la standardisation) des procédures d’un type d’entretien n’est pas une mince affaire. Trop poussée, elle peut faire obstacle aux cheminements singuliers qu’adopte, à l’occasion, une restitution, qui demeure, en tout état de cause, une reconstruction. Mais à l’inverse, la perfectibilité de l’outil, admise par ses promoteurs, ne risque-t-elle pas de justifier de fréquentes révisions et d’aboutir à des modalités d’usage variables, à des réorientations procédurales destinées en fin de compte, moins à satisfaire un appétit de vérité, qu’à combler un désir d’influence ? N’oublions pas que l’ingénieur se veut économe et que la standardisation des procédures reste son crédo.
4La critique de l’entretien malencontreusement dit standard est sévère et l’évocation des effets de formulations négatives ou de questions orientées font frémir. Si elle a pour fin directe la justification du nouvel instrument, cette critique fournit aussi des éléments non négligeables en vue d’une éventuelle comparaison de procédures de recueil de témoignage, selon les cultures et les divers systèmes juridicopoliciers.
5En prélude à des questions plus techniques, deux brèves remarques d’ordre sémantique : d’une part, on désigne par standard un entretien à forte labilité procédurale et, d’autre part ce qu’on lui substitue est désigné par l’expression pléonasmatique d’entretien cognitif. Un entretien peut-il ne pas être cognitif ? On chercherait en vain un entretien humain qui ne stimulerait aucune activité cognitive, depuis la récupération d’indices perceptifs jusqu’à la construction d’images complexes ; depuis l’expression de croyances jusqu’aux inférences et opérations logiques. Sans doute les auteurs ont-ils adoptés la traduction directe d’une expression américaine, le terme « cognitif » renvoyant aux modèles qui ont inspiré la constitution de l’outil, et non aux opérations mentales du sujet. Notre remarque ne se veut pas de pure forme, elle signifie tout simplement que l’entretien classique, aussi peu fiable et aussi manipulatoire soit-il, appartient à la classe des entretiens cognitifs. Cette appartenance, tient au fait qu’il requiert du sujet la (re)construction d’une vérité factuelle, à partir d’indices récupérés dans la mémoire épisodique et qu’il implique le sujet-témoin dans un rapport à la vérité, dont la forme la plus élémentaire et la plus fréquente serait l’acceptation de celle-ci en tant que telle. Sur tous ces plans, le nouvel outil diffère-t-il de l’ancien ?
6Une réponse à cette question ne peut faire impasse sur la nature du cognitivisme invoqué. S’agit-il d’un cognitivisme fort, mécaniste et à orientation naturaliste, qui décompose et articule différents niveaux infra et interindividuels de la cognition repérés par des variables neuropsychologiques ou des variables modélisant la cognition sur un mode épidémiologique à la Sperber (1996) ? S’agit-il d’un cognitivisme plus faible ou plus extensif ? Le témoignage est d’abord acte de parole. À ce titre, même si la volonté de dire le vrai ou de rapporter des faits authentiques n’est pas en cause, le témoignage (entendu dans son sens le plus général) n’aura d’autre perfection que celle du choix des mots et des tournures de phrases qui singularisent une personne. Même la plus simple des descriptions demeure sous l’emprise de ces contraintes lexicales, syntaxiques, etc. Le sujet dit qu’il voit ce qu’il sait dire qu’il voit. On mesure déjà l’importance du langage dans cet effet involontaire d’une action volontaire qu’est souvent un témoignage incomplet. Bien que les faits de langage ne soient pas seuls en cause dans l’explication des erreurs de témoignage-peut être même sont-ils marginaux – on voit mal une formation au recueil de témoignage négliger la source proprement langagière des variations énonciatives.
7La psychologie sociale a adopté les deux grands courants de la cognition, le constructivisme dans le domaine de la cognition sociale développementale (en lui faisant subir une sorte de révolution copernicienne) et, dans la grande majorité des travaux, le courant polyphonique du traitement de l’information. C’est à ce dernier que se réfèrent les inventeurs de l’entretien cognitif. Le texte évoque d’entrée le modèle de la mémoire épisodique et de l’encodage spécifique de Tulving. Rendons justice aux auteurs d’avoir su éviter un usage inconsidéré du mot « théorie », même si l’expression « modèles de référence » pourrait être préférée à celle de « fondements théoriques » On sait qu’un modèle est un artefact qui se substitue à une réalité directement inaccessible et dont les traits de pertinence (rapportés aux fonctions explicatives, descriptives et d’utilité, au degré de dépendance contextuelle, à sa place au sein d’une construction développementale ou systémique) doivent être éprouvés dans et par l’expérimentation. Les vingt dernières années ont vu apparaître au moins une bonne trentaine de conceptions distinctes des mémoires humaines : mémoire épisodique, opérative, visuelle, sémantique, à long terme, etc. Toutes, dit-on, fondées en théorie, même si certaines, dont l’existence a été expérimentalement confirmée, demeurent incompatibles entre-elles et/ou se présentent comme de rustiques métaphores informatiques. Cette curieuse époque, trop vite jugée technicienne, veut qu’on fasse théorie de tout. Pourquoi pas une théorie du témoignage ? C’est déjà fait depuis longtemps ! En réalité, la plupart de ces belles constructions sont des modèles. On peut donc les rectifier, les amender, les rejeter d’autant mieux qu’il est dans leur nature de se prêter à l’expérimentation. Sans doute, serions-nous en droit de débattre du modèle d’encodage spécifique, ou de tel autre fonde sur la nécessite de concilier la mémoire épisodique avec la mémoire sémantique dans une modélisation cognitive du témoignage. Pourtant, si nous exercions ainsi ce droit, sans recourir à l’expérimentation, nous serions encore hors sujet. Ce ne seraient que généralités. L’ingénieur n a guère à s’occuper de généralités, il assume des choix dont on jugera à l’usage s ils sont ou non efficaces. Sa techné mêle indistinctement métis, poiésis et épistémé (le tour de main, le fabriquer et le savoir). La suite d’expérimentations qui porte trace de l’élaboration et du perfectionnement de l’entretien cognitif, renvoie bien à ce tryptique. La complexification progressive du modèle des interactions personne-contexte, au sens de Sternberg (1994), s’accorde en outre à notre souci d’ouvrir les sciences de l’éducation aux règles et procédures de la recherche-développement.
8Comme dans une ascension bien rythmée, les résultats se succèdent et convergent pour le triomphe de l’entretien cognitif sur toutes les autres procédures de recueil de témoignage. Mais, bien qu’il soit inopportun de dissocier les quatre règles (ou plutôt procédures) qui organisent et pilotent l’entretien, nous voudrions faire deux remarques à propos de la première et de la troisième. La recontextualisation nous paraît une procédure à haute teneur sémantique qui sollicite assez largement l’intelligence. Nous croyons savoir que Tulving lui-même reconnaissait ce fait. La recontextualisation ne favorise-t-elle pas la mise en route de stratégies ? Ne déclenche-t-elle pas des opérations de mise en forme (instanciation de schémas), et d’évaluation (calcul sur des utilités) de la situation rappelée ? Ne mobilise-t-elle pas aussi des affects éventuellement inhibiteurs du souvenir ? Si tel est le cas, la fiabilité de la restitution peut être suspectée. À l’inverse, la troisième procédure (les changements dans l’ordre du rappel) vise au contraire l’inhibition des schémas. On peut sans grand risque présumer qu’une telle consigne va provoquer une forte élévation du niveau de vigilance. Cette élévation a pour conséquence de diminuer les performances attentionnelles. La plupart des schémas activés dans les modalités habituelles de rappel ne seront plus disponibles. Ne pourrait-on expliquer alors la proximité des résultats avec ceux de l’entretien hypnotique par l’effet similaire de l’hypovigilance (entretien hypnotique) et de l’hypervigilance (entretien cognitif) sur les performances attentionnelles ? Cela dit, on doit retenir de la construction de cet entretien une consécussion de consignes dont chacune, d’une certaine façon, a pour fonction de corriger la précédente.
9Dernier point, mais non le moindre : l’évaluation d’une formation à l’entretien cognitif. Même s’il est inattendu dans un contexte de formation professionnelle, le choix méthodologique classique d’une comparaison d’effets de deux modalités manipulées du facteur formation appelle les non moins classiques remarques sur la prudence requise dans l’interprétation des résultats. Seuls les contenus distinguent nettement les deux modalités du facteur formation : techniques de l’entretien classique amélioré vs techniques de l’entretien cognitif. Le fait que la supériorité de l’entretien cognitif soit toujours vérifiée renforce certes l’intérêt d’une formation au maniement de ce type de matériel, mais ne nous dit rien sur les incidences de variables plus proprement didactiques. On veut bien suivre les auteurs lorsqu’ils affirment que le groupe de formation à l’entretien amélioré (structuré) n’était pas un groupe placebo, mais c’est précisément un tel groupe qui fait défaut dans le montage expérimental car les praticiens de l’entretien classique situés en-dehors du stage ne tiennent pas réellement le rôle de groupe placebo. L’hypothèse d’une interaction entre les types d’entretiens et les modalités didactiques de formation reste encore ouverte.
10Le facteur « formation » agrège de nombreuses variables dont on ignore les effets. Citons parmi les plus manifestes : la croyance des formateurs en la valeur du contenu (le type d’entretien), le contenu déclaratif des séances, les communications entre pairs, les fréquences de sollicitation des stagiaires, les modalités du contrôle, etc. Sur ce dernier point, on peut regretter, tout en n’ignorant pas le problème de l’équivalence des séries d’items dans chacun des groupes de sujets, l’usage exclusif du film comme support des événement. Chacun peut aisément comprendre que des variations dans le traitement des données visuelles devraient apparaître lorsqu’on passe d’un contexte filmique à une situation réelle. Sachant le délit expérimental non (encore) recevable sur le plan de l’éthique, d’autres types de mise en situation sont-ils envisagés ou envisageables ?
11C’est parce que cette démarche de recherche-développement nous convient en tant que démarche, c’est parce que son orientation nous paraît pertinente que nous nous sommes autorisé ces quelques commentaires. Le couplage recherche expérimentale-formation, quelle que soit la difficulté de sa mise en oeuvre, nous semble prometteur dans la mesure où l’expérimentation de terrain s’articule avec des recherches de laboratoire, où le savoir constitué se renouvelle dans sa transposition pragmatique, où la pratique de formation est productrice de savoir sur elle-même, où les formés changent de posture (voir le texte d’Alaphilippe). En contrepoint, des précautions méthodologiques particulièrement sévères sont à prendre qui n’ont plus rien à voir avec les vagues techniques de la recherche- action. C’est sur ce plan que les perfectionnements attendus seront les plus importants. À travers le débat qu’instaure cette contribution, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, toute une conception manipuIatoire, psychologiste, évaluatrice de la formation semble d’un coup frappée d’obsolescence. Nous ne pouvons nous empêcher de nous en réjouir.
Auteur
Université Pierre Mendès France (Grenoble)
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