Chapitre 11. L’analyse naïve de l’accident : une nouvelle perspective pour la formation à la sécurité
p. 193-206
Texte intégral
L’accident : une préoccupation sociale
1L’accident (du travail ou de la circulation1) apparaît aujourd’hui non seulement comme un grave problème de santé publique, mais aussi comme une véritable préoccupation sociale. Cette importance des accidents s’apprécie à travers les statistiques épidémiologiques et économiques, mais aussi à travers ses dramatiques conséquences psychologiques et sociales. En effet, les accidents représentent une menace réelle, aussi bien pour la santé et l’équilibre individuels que pour les économies nationales. D’un point de vue épidémiologique, les statistiques2 récentes font apparaître une baisse du nombre des accidents du travail (en valeur absolue) qui sont passés de 786 914 en 1991 à 758 015 en 1992, puis à 677 909 accidents avec arrêt en 1993 en France métropolitaine ; il en est de même de la gravité (le nombre de décès est passé de 1 107 en 1991 à 881 en 1993, et le nombre d’accidents ayant entraîné une incapacité permanente inférieure ou supérieure à 10 % est passé de 69 237 en 1991 à 54 492 en 1993. Les secteurs d’activité les plus touchés en 1993 étaient le secteur interprofessionnel (175 347), le bâtiment et les travaux publics (143 123), la métallurgie (107 251), les industries des transports et de la manutention (50 541), les commerces non alimentaires (44 484), l’industrie du bois (31 900). Les accidents de la circulation étaient les plus nombreux et les plus meurtriers. Pour la même année 1993, on dénombrait 80 612 accidents de trajet ayant occasionné 647 décès sur les 9 000 morts de la route (9 052) en France3. Selon l’OMS, les « accidents, et plus particulièrement les accidents de la circulation, occupent la première place parmi les causes de décès dans l’enfance » et sont devenus « le problème épidémique le plus grave dans les pays industrialisés » et l’un des plus sérieux dans tous les pays (Deschamps, 1980, p. 1). D'un point de vue économique, l’accident est l’occasion de dépenses et d’un manque à gagner considérables tant pour la victime et/ou sa famille que pour la collectivité. Il représente, de ce fait, une véritable menace pour les budgets individuels et les économies nationales. En effet, aux coûts médicaux et sociaux (pompiers ou SAMU, coût de l’hospitalisation, soins médicaux et pharmaceutiques, usage d’appareillages spéciaux, coûts funéraires en cas de décès, etc.), il faut ajouter les coûts matériels liés aux dommages occasionnés aux installations industrielles ou aux véhicules, au domaine public, à la propriété privée (vêtements, objets personnels détériorés, etc.), aux frais divers liés à l’éloignement du lieu de l’accident (téléphone, remorquage, déplacement), ainsi que les frais généraux tels que les frais de police ou de gendarmerie, les frais d’expertise, les frais de justice, le coût des services des assurances et les frais administratifs divers. Il convient également de prendre en compte le coût de formation de la victime et éventuellement le coût de son remplacement, le manque à gagner dû à l’improductivité de la victime et des personnes employées à son éducation ou à sa rééducation. En outre et surtout, le coût des accidents peut être appréhendé à partir des diverses prestations versées à titre de réparation du préjudice physique (indemnisations), des cotisations-accidents versées par les personnes morales ou les particuliers au titre de l’assurance-accident, ou encore à partir du nombre de journées perdues par incapacité temporaire (perte de production), ou enfin, à partir du coût moyen ou du coût social de l’accident. Ainsi, estimait-on, par exemple, le coût global de l’insécurité routière en France à 121,4 milliards de francs en 1993 (accidents matériels : 60 milliards ; accidents corporels : 61,5 milliards). Le coût moyen de l’accident ordinaire est passé de 11 811 F en 1991 à 13 232 F en 1993 (soit une augmentation de 5,2 %). De sorte qu’on peut estimer le coût global des seuls accidents du travail avec arrêt, en France métropolitaine en 1993 (677 989), à près de 9 milliards de francs. D’un point de vue social, enfin, l’accident représente une menace sérieuse pour l’équilibre psychologique et social des victimes et de la collectivité dans son ensemble. Au niveau de la victime, en plus de la souffrance physique (« pretium doloris »), l’accident peut occasionner un handicap (physique ou traumatique), source de difficultés sociales accrues : chômage, baisse de salaire ou difficulté d’insertion professionnelle, mobilité géographique et sociale difficile ou compromise, perte d’autonomie et forte dépendance, baisse de l’estime de soi, diminution de la participation sociale, dépression, irritabilité et diverses autres manifestations psychopathologiques. En outre, la victime d’un accident est exposée à un préjudice esthétique, un préjudice d’agrément (perte de jouissance) et à une exclusion ou une marginalisation sociale. Par ailleurs, la famille d’une victime d’accident mortel est parfois malheureuse et livrée à elle-même, surtout si la victime était son soutien principal ou le pourvoyeur des moyens habituels d’existence. De plus, l’accident, par son caractère brutal et soudain vient non seulement contrarier les projets de la famille, mais aussi suscite beaucoup d’émotion et de dépense d’énergie psychologique. Quand la victime est simplement mutilée, elle devient une charge supplémentaire pour la famille au lieu d’être pour elle un soutien ou un espoir. La famille est alors perturbée dans son organisation et doit intégrer dans son fonctionnement cette nouvelle situation. Au niveau organisationnel, l’accident peut affecter considérablement le prestige de l’organisation ou de l’entreprise, ainsi que le moral du groupe d’amis ou de collègues auquel appartient la victime. Il peut s’ensuivre une désorganisation de l’équipe de travail préjudiciable à la production. De même, à la suite d’accidents fréquents ou spectaculaires, une entreprise peut être sujette à une méfiance des clients et des organismes de crédit à cause des malfaçons ou des retards dans les livraisons, à une suspicion et une surveillance accrues des diverses instances de contrôle et même à des difficultés de recrutement (Amphoux, 1972). Enfin, la présence de personnes handicapées suite à un accident impose à la société d’adapter ses structures et de se préparer psychologiquement à favoriser l’insertion ou la réinsertion sociale de celles-ci.
2Ces éléments, d’ordre statistique, économique et social, montrent si besoin en est, la nécessité et l’urgence de la prévention des accidents. La formation à la sécurité semble un des moyens les plus sûrs d’atteindre cet objectif. Cependant, pour être efficace, celle-ci doit pouvoir s’appuyer sur un programme qui prend en compte l’analyse naïve de l’accident des personnes concernées par la sécurité sur les lieux de travail et sur les routes. En effet, l’efficacité des mesures de prévention repose sur un diagnostic « correct » des causes des accidents et sur l’adhésion de ceux qui sont concernés par leur application aux causes identifiées et aux mesures proposées.
3Dans ce chapitre, sera développée la problématique générale qui sous-tend une telle position et exposée la méthodologie générale des recherches qui appuient cette idée. Plusieurs résultats de recherches seront évoqués de manière à introduire les grandes lignes d’une formation à la sécurité qui prendrait appui sur l’analyse naïve des accidents. Il s’agit moins d’exposer un programme de formation à proprement parler que de se fonder sur une synthèse des travaux réalisés sur l’explication naïve des accidents pour proposer des axes de ce qui pourrait être une formation visant un changement profond des attitudes et des comportements vis-à-vis de la sécurité.
L’analyse naïve de l’accident comme support de la formation à la sécurité
4Si la prévention des accidents apparaît comme une nécessité qui s’impose à tous (individus, organisations, collectivité), force est de reconnaître qu’aucune action de prévention sérieuse et efficace ne peut se concevoir sans une maîtrise préalable de la causalité des accidents et sans une certaine conscience des situations susceptibles de provoquer des accidents. Or, l’identification des causes des accidents constitue une activité qui implique aussi bien le spécialiste que le sujet ordinaire. En effet, l’ouvrier ou l’employé, le chef d’entreprise, le conducteur d’automobile, le piéton, etc., loin d’être passifs devant les accidents qu’ils subissent ou qu’ils observent, s’en construisent presque toujours, de manière implicite ou explicite, une théorie explicative. Cette explication répond au besoin de sécurité et de contrôle. Elle les rassure car elle permet de structurer et d’organiser leur environnement, de limiter l’effet de l’aléatoire et de l’incertitude, d’anticiper sur l’événement-accident, de le prévoir et éventuellement de l’éviter. Selon Furstenberg (1988), en effet, « une manière pour les gens de reconquérir le sens du contrôle face à un événement menaçant est de recourir à l’attribution causale ou l’identification d’une cause pour l’événement » (p. 43). Il rejoint, en ce sens, Heider (1958), l’un des pionniers de la théorie de l’attribution en psychologie sociale, pour qui l’homme est incapable de se conduire dans un environnement chaotique dans lequel les relations entre les différents éléments sont difficilement prévisibles, un environnement qui échapperait en quelque sorte à son contrôle. La recherche causale, surtout en ce qui concerne des événements inhabituels comme l’accident, est donc une activité humaine et quotidienne ; elle peut être spontanée ou planifiée, implicite ou explicite.
5Une telle démarche comporte des implications théoriques et pratiques appréciables. D’une part, tout porte à croire qu’en matière d’analyse d’accident, la rationalité du sujet ordinaire diffère de celle de l’expert (Slovic, Fischoff et Lichtenstein, 1981 ; Fiorino, 1989). D’autre part, si les gens se comportent en accord avec leurs inférences causales (Kelley, 1972), il est à craindre que des attributions causales erronées induisent des prises de risque inconsidérées, voire des comportements inadaptés ou dangereux et une faible adhésion aux mesures de sécurité préconisées. Comme les travaux menés par les psychologues sociaux le montrent, les inférences causales des individus sont souvent biaisées (Miller et Ross, 1975 ; Brewer, 1977 ; Bradley, 1978 ; Kruglanski et Ajzen, 1983). En ce qui concerne les accidents, il est supposé dans cette contribution que ces inférences sont déterminées non seulement par des caractéristiques propres aux accidents (gravité, nature, répercussions économiques...) et aux circonstances de leur occurrence (état des lieux, présence d’autres acteurs...), mais aussi et surtout par des caractéristiques du sujet-analyste, c’est-à-dire celles de tout acteur de la vie sociale. Parmi les caractéristiques de l’individu, on peut citer le niveau de responsabilité, l’expérience, l’appartenance de groupe, la culture, les croyances, les relations entre l’analyste et la victime (coéquipier, supérieur hiérarchique, ami...), l’implication dans l’accident (victime, témoin ou auteur présumé). On relève donc autant de variables qui entraînent des perceptions très différentes et parfois très contrastées des causes des accidents, d’où découlent une diversité de comportements envers les mesures et les actions de prévention (Kouabenan, 1985a).
Démarche méthodologique
6Pour ne pas avoir à décrire dans les moindres détails la méthodologie de chacune des recherches dont il sera question dans ce chapitre, ce paragraphe résumera la méthodologie générale adoptée pour l’étude des attributions causales des accidents. Quatre approches ont été utilisées : 1) des analyses de contenu des attributions causales spontanées faites à partir de comptes-rendus et de procès-verbaux d’accidents (Kouabenan, 1982a et b, 1985a) ; 2) des analyses des réponses apportées à des questionnaires ou à des entretiens portant sur l’estimation de l’importance des divers facteurs susceptibles de jouer un rôle dans la détermination d’un accident précis ou des accidents d’une manière générale (Kouabenan, 1982b, 1985a, 1990a) ; 3) des situations expérimentales au cours desquelles il était demandé aux sujets (des travailleurs en entreprise) de raconter un accident dont ils avaient été victimes ou témoins et d’attribuer l’accident raconté à une série de facteurs probables qui leur étaient proposés (Kouabenan, 1982b, 1985a et b). Dans d’autres expérimentations, le sujet, confronté à un récit relatif à un accident réel survenu dans son domaine d’activité ou dans le domaine de la circulation routière, devait indiquer les causes en choisissant parmi une série de causes probables la (ou les) cause(s) pertinente(s) (Kouabenan, 1982a et b, 1985a, 1990b) ; 4) l'étude clinique (ou approfondie4) du rapport d’un accident grave (Kouabenan, 1982b).
L’analyse naïve de l’accident, une voie heuristique : quelques résultats de recherche
L’explication des accidents selon le niveau hiérarchique
7Dans une étude réalisée auprès de 320 salariés d’un service public français (Kouabenan, 1982b, 1985a), il est apparu que les cadres avaient tendance à attribuer les accidents à des facteurs impliquant les employés (inattention, imprudence, inexpérience, non respect des consignes de sécurité, etc.), alors que les employés tendaient davantage à attribuer les accidents à des facteurs relevant (directement ou indirectement) du rôle et de la compétence des cadres (sensibilisation et responsabilisation insuffisantes des cadres aux questions de sécurité, inadéquation des mesures et consignes de sécurité, mauvaises conditions de travail, défaut du matériel, des appareils, des machines et outils) et à des facteurs hors de leur contrôle (malchance, fatigue). Ces observations font apparaître que chacun des (deux) groupes attribue l’accident à des facteurs externes toujours relatifs à l’initiative ou à la responsabilité de l’autre. Il est probable que de telles attributions sont destinées à se protéger ou à défendre son estime de soi. Il s’agit d’une attribution défensive ou d’un biais d’autocomplaisance (« self-serving biases ») (Walster, 1966 ; Shaver, 1970a ; Bradley, 1978 ; Weary, 1979). Dans le même ordre d’idée, Mitchell et Wood (1980) ont montré que des supérieurs hiérarchiques évaluant des infirmières impliquées dans des incidents de travail, attribuaient la causalité davantage à des facteurs internes qu’externes aux subordonnés et tenaient peu compte des circonstances environnantes. Ce biais était l’objet d’une accentuation lorsque le passé professionnel de l’infirmière s’avérait peu brillant et que les conséquences de l’incident étaient graves. Dejoy (1987) a observé que les supérieurs hiérarchiques attribuaient une plus grande importance aux causes internes aux subordonnés même lorsque les données causales étaient confuses. En somme, selon la position que l’on occupe dans l’organisation, les individus recherchent et identifient des causes internes impliquant un autre niveau hiérarchique (voir aussi Brickman, Ryan, et Wortman, 1975).
8Enfin, sur un plan légèrement différent, Niskanen (1994) a mis en évidence que des ouvriers affectés à l’entretien des routes, estimaient que l’acquisition d’habitudes de travail sûres est significativement affectée par les méthodes de commandement des superviseurs, par le feedback que ces derniers fournissent, ainsi que leur attitude vis-à-vis de la sécurité.
L’opposition entre conducteurs et piétons dans l’analyse de l’accident de la route ou appartenance sociale et attributions causales
9Dans une étude réalisée dans le domaine de la circulation routière (Kouabenan, 1990b), il a été supposé que les conducteurs d’automobiles (professionnels ou particuliers) attribueraient généralement les accidents de la route à des facteurs externes, notamment aux facteurs techniques, atmosphériques et à des facteurs liés à l’infrastructure routière, tandis que les piétons (non conducteurs) imputeraient les accidents à des facteurs internes aux conducteurs (inattention, mauvaises manœuvres, vitesse excessive, non respect des règles de conduite, fatigue, alcool). Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, 120 sujets (40 conducteurs professionnels, 40 conducteurs particuliers et 40 étudiants non titulaires du permis de conduire et non inscrits au code de la route agissant comme piétons) avaient pour tâche d’estimer l’importance relative de 28 facteurs d’accidents (14 internes et 14 externes). Il a été montré que les conducteurs (professionnels ou non) souhaitaient se défendre d’être à l’origine des accidents en recherchant des causes externes ou impliquant les piétons, alors que ceux-ci s’employaient à les en rendre responsables en attribuant l’accident à des facteurs impliquant les conducteurs.
Tableau 1. Exemples d’attributions causales des conducteurs et des piétons (Kouabenan, 1990b).
Facteurs | Conducteurs (professionnels et occasionnels) | Non conducteurs (piétons) |
Négligence passage piétons par Travaux Publics | 62 % | 12 % |
Inattention des piétons pendant la traversée | 94.5 % | 52 % |
Négligence passage piétons par piétons | 98.5 % | 12 % |
Fatalité | 44.5 % | 7 % |
Pannes mécaniques imprévisibles | 80 % | 12 % |
Mauvais état des routes | 71 % | 47 % |
Carrefours sans signalisation | 58 % | 5 % |
Négligence passage piétons par conducteurs | 9.5 % | 85 % |
Excès de confiance des conducteurs | 11 % | 62 % |
Non respect des poids autorisés | 14 % | 65 % |
Connaissance insuffisante du Code | 25 % | 95 % |
Consommation de stupéfiants | 41 % | 90 % |
Légèreté dans l’application des règles de sécurité routière | 45 % | 70 % |
10Proches des notions d’évitement du blâme (de la part des conducteurs) ou d’évitement du préjudice (de la part des piétons) proposées par Shaver (1970a), ces résultats correspondent à la manifestation d’une attribution défensive.
L’explication de l’accident selon les responsabilités (syndicales ou patronales) assumées
11Au terme de l’analyse clinique d’un accident mortel dans une entreprise privée de chimie (Kouabenan, 1982b), il a été relevé de manière frappante des attributions causales conflictuelles entre les représentants syndicaux et la direction de l’entreprise pour le même accident. À la suite d’une manœuvre qui consistait à arrêter une installation industrielle dans laquelle une fuite de gaz avait été détectée, la partie supérieure d’un moteur électrique s’est désintégrée et a mortellement blessé la victime, alors qu’il prenait la fuite après avoir perçu des signes anormaux annonçant un danger. Cet accident, sans doute à cause de sa gravité, a fait l’objet de nombreux rapports, documents et avis, de sources, de natures, de volumes et de contenus fort variés. Importent surtout ici les analyses causales faites par les élus du personnel au sein du comité d’hygiène et de sécurité (C.H.S.) au terme d’une enquête détaillée et minutieuse sur les circonstances et l’environnement (social et technique) de l’accident, et celles de la direction de l’entreprise qui a fait procéder à une contre-expertise technique, puis a critiqué point par point les attributions causales de l’équipe syndicale d’enquête du C.H.S.
Exemple de « cause » relative au mode opératoire :
– Élus du personnel : « Mauvaise interprétation du chef de fabrication qui a entraîné son action sur le « coup de poing » ou déclencheur combiné, alors que le compresseur en réalité était en charge ».
– Réaction de la direction : « Le test de l'arrêt coup de poing est un test à conserver car il faut profiter des arrêts pour tester le bon fonctionnement de telle ou telle sécurité ».
Exemple de « cause » relative au mode organisationnel :
– Élus du personnel : « Absence de l'électricien posté en grève ».
– Réaction de la direction : « L’absence de l’électricien de service est une hypothèse à exclure ».
Exemple de « cause » relative au climat social :
– Élus du personnel : « Mauvaise ambiance de travail avec des conflits sociaux ne trouvant pas de solution, mise sous pression du personnel organisée par la direction, tentatives de culpabilisation ».
– Réaction de la direction : « Il y avait, certes, des conflits au moment de l'accident, mais il est difficile d'incriminer le climat social dans cet accident, il n'y a « jamais eu culpabilisation ».
12Il est à noter que la direction ne se livre pas vraiment à une analyse causale de l’accident, mais se défend des attributions causales des élus du personnel. On le voit, lors de l’analyse d’un accident (réel et grave), les débats d’idées, les préjugés (politiques, syndicaux, etc.), le besoin de se défendre et de se justifier faussent et prennent le pas sur les explications causales possibles de l’accident et, par conséquent, rendent difficile la recherche conjuguée et positive de mesures de prévention appropriées, ou en tout cas favorisent la prise de mesures d’avance vouées à l’échec puisque non partagées par tous. Les rapports entre les forces en présence peuvent, semblent-ils, être déterminants à cet effet. L’implication dans le processus de production, notamment les responsabilités assumées, ainsi que les conséquences de l’accident pour l’estime de soi et l’avenir professionnel sont autant d’éléments qui favorisent les attributions défensives.
Implication dans l’accident et attributions causales
13Selon Jones et Nisbett (1972), l’acteur et l’observateur analysent les événements dans une perspective différente, surtout quand les conséquences de ceux-ci sont négatives. Notamment, l’acteur a tendance à expliquer sa propre conduite par la présence de causes externes ou situationnelles, là où un observateur verrait des causes internes ou des caractéristiques personnelles stables de l’acteur. Lors d’une étude conduite auprès de 320 salariés du secteur public (Kouabenan, 1982b et 1985b), il a été observé que les témoins d’un accident (observateurs) tendaient à l’attribuer à la victime (attribution interne), tandis que les victimes (parfois à l’origine de l’accident qui leur arrivait), l’attribuaient davantage à la malchance et à des facteurs externes (défaut du matériel, fausse manœuvre d’un tiers). Dans le même ordre d’idée, Salminen (1992) a montré que les victimes d’accidents de travail les attribuaient à la malchance, alors que leurs contremaîtres et leurs coéquipiers les attribuaient à des facteurs internes à la victime.
14L’implication dans un accident apparaît dès lors comme un facteur d’attribution défensive, susceptible de compliquer le processus de l'identification des causes. Les victimes se portent naturellement vers la malchance et des facteurs externes, sans doute pour éviter d’être blâmées et pour sauvegarder une bonne estime de soi, et les témoins privilégient la victime comme facteur causal, sans doute pour se rassurer et se persuader qu’un tel accident ne peut survenir par hasard.
La gravité de l’accident, un facteur d’accentuation des biais
15L’effet de la gravité des accidents sur les attributions de responsabilité pour un accident n’est pas l’objet d’un consensus entre les psychologues sociaux. Certaines études amènent à conclure à une attribution croissante de responsabilité à la victime en fonction de la gravité de l’accident (Walster, 1966 ; Medway et Lowe, 1975), d’autres à une diminution de la responsabilité attribuée à la victime lorsque la gravité de l’accident augmente (Walster, 1967, expérimentation 1 ; Mc Kilip et Posavac, 1975), et d’autres, enfin, à une absence d’effet (Walster, 1967 expérimentation 2 ; Shaver, 1970a, expérimentation 1)
16Dans une étude systématique (Kouabenan, 1982a), il a été analysé l’effet de la gravité des conséquences de l’accident sur l’identification de ses causes. D’une manière générale, les victimes d’accidents s’attribuaient plus volontiers les accidents bénins plutôt que les accidents graves. Par ailleurs, il était observé une augmentation de la responsabilité attribuée à la victime à mesure que la gravité de l’accident augmentait, et ce d’autant plus qu’il n’y avait pas de similitude perçue entre l’auteur de l’attribution (l’analyste) et la victime, et que les chances de se trouver un jour dans la même situation étaient importantes. En revanche, lorsque l’auteur de l’attribution s’assimilait à la victime et qu’il avait une bonne probabilité de se trouver dans une situation identique, l’attribution de responsabilité à la victime était moins marquée (Kouabenan, 1982a).
Les mécanismes psychologiques dans l’explication naïve des accidents par le sujet
17Deux thèses apparemment opposées sont proposées pour expliquer la démarche du sujet dans l’identification des causes d’accidents, la thèse motivationnelle et la thèse cognitive. Selon l'approche motivationnelle, les biais relevés dans les inférences causales des sujets répondent à des fins précises dont le sujet peut ou non être conscient. On parle de biais d’autocomplaisance (« self-serving biases » : Miller et Ross, 1975 ; Bradley, 1978) ou de biais ego-défensifs ou ego-protecteurs (Shaver, 1970a ; Shaw et Mc Martin, 1977) qui visent soit à préserver l’estime de soi, soit à éviter d’endosser une responsabilité, soit encore à profiter de l’accident pour résoudre des conflits antérieurs, soit enfin à se persuader qu’un tel accident ne peut arriver à soi-même. Selon l'approche cognitive, les processus de traitement de l’information président à l’inférence causale du sujet. Les biais proviendraient ainsi d’un traitement insatisfaisant et sélectif des informations disponibles. La saillance, la disponibilité de l’information, les présupposés théoriques et conceptuels sur les personnes et les événements, ainsi que les phénomènes d’ancrage et de persévérance des croyances et des hypothèses seraient particulièrement déterminants (Brewer, 1977 ; Tyler et Devinitz, 1981 ; Kruglanski et Ajzen, 1983). Dans cet ordre d’idée, les biais de supériorité, d’optimisme ou de l’illusion d’expérience illustrent tout particulièrement cette orientation. Un grand nombre de conducteurs manifestent cette étonnante tendance les conduisant à surestimer leurs capacités de conduite et leur habileté à éviter les collisions (Näätanen et Summala, 1976 ; Slovic, Fischoff, et Lichtenstein, 1978 ; Dejoy, 1989 ; Svenson, 1981 ; Kouabenan, 1990b, 1991 ; Delhomme, 1993).
18L’ensemble de ces résultats corroborent pour l’essentiel la thèse de l’attribution défensive (Shaver, 1970a ; Walster, 1966 ; Salminen, 1992). Ces résultats montrent, aussi, une réelle tendance à rechercher chez l’autre les causes d’un accident. Cela ne manque pas d’évoquer le « clivage » décrit par Deschamps (1974) en termes de perception d’un endo-groupe et d’un exo-groupe : « quand la situation est structurée de telle façon qu’il existe un “in-group” et un “out-group” pour chaque individu, les sujets agiraient toujours en fonction de leur appartenance à un groupe et d’une différenciation intergroupes. Il existerait, en définitive, un phénomène de discrimination systématique en faveur du “in-group” » (p. 714). Dans le même ordre d’idée, on peut évoquer les études de Deaux et Emsviller (1974), Greenberg et Rosenfield (1979) et Howard (1984), qui ont mis en évidence un pattern attributionnel relativement constant, décrit comme un biais au service de son groupe ; les membres d’un groupe tendent à faire des attributions qui favorisent les membres de leur groupe d’appartenance et défavorisent ceux des autres groupes. En effet, suivant Kelley et Michela (1980), « parce que l’estime de soi, le standing social, le sentiment de compétence, etc. sont affectés par les attributions que l’on fait, tout ce qui les touche peut rendre la recherche causale plutôt moins objective que tout à fait objective » (p. 473). Et ils ajoutent, « puisqu’un événement négatif peut avoir des implications négatives pour l’estime de soi, à moins que la responsabilité causale ne soit attribuée de manière externe, de telles attributions résulteraient en une motivation d’autoprotection » (p. 474).
L’explication naïve de l’accident et la formation à la sécurité : quelle articulation ?
Les biais du sujet : Une source de non Habilité et un obstacle à la prévention ?
19Retenons de ce qui précède que les inférences causales du sujet sont, d’une certaine manière, biaisées. Mais il convient, en premier lieu, de noter que ces biais supposés ne le sont que du point de vue de l’expert, le sujet pouvant ne pas être du même avis. D’ailleurs, un film présenté par Dupont et Abramovsky (1993) pointe que ce qui peut s’avérer un risque pour l’expert ne l’est pas forcément pour le sujet. Deux versions diamétralement opposées de la même réalité argumente la tendance au « catastrophisme » de l’expert voyant le risque plus qu’il ne le devrait, et la tendance à la banalisation du risque par le sujet. Ceci illustre bien que la rationalité du sujet diffère de celle de l’expert et peut, par conséquent, éclairer ce dernier dans sa tâche d’identification des causes d’accidents. Ensuite, en admettant que le sujet non-expert se « trompe » dans les analyses causales qu’il fait des accidents, on peut légitimement s’interroger sur son comportement devant le risque. En effet, un sujet qui attribue l’accident à la fatalité, par exemple, ne risque-t-il pas d’être passif devant les mesures de prévention préconisées ? Le supérieur hiérarchique qui impute les accidents à l’inattention de l’ouvrier ne sera-t-il pas moins sensible aux conditions de travail et aux dispositifs sécuritaires à initier ? La gravité de l’accident, par les enjeux et les émotions qu’elle suscite, ne constitue-t-elle pas un obstacle à une analyse sereine et objective de l’accident et à l’adoption de mesures appropriées ?
20Bref, en suivant Kelley (1972), pour qui les gens se comportent conformément aux. attributions causales qu’ils font, on peut faire l'hypothèse que les biais dans l’identification des causes d’accidents pourraient constituer une source de non fiabilité. Cependant, il serait faux de croire que les attributions du sujet ne sont jamais fonctionnelles et guident aveuglément sa conduite. Au terme d’une étude sur la question (Kouabenan, 1990a), on peut retenir qu’en ce qui concerne les accidents, le comportement est conforme aux attributions causales dans la mesure où il n’entre pas en conflit avec des valeurs établies ou des règles élémentaires de sécurité dont on a conscience. Le décalage entre les attributions et les mesures de prévention proposées consécutivement peut traduire une certaine impuissance, mais parfois aussi une volonté délibérée de culpabiliser et de dégager sa propre responsabilité (voir Kouabenan, 1982a pour une analyse approfondie de 15 comptes-rendus d’accidents).
La prise en compte de l’analyse causale naïve du sujet dans les programmes de formation : Une voie pour sortir la prévention de l’impasse
21L’étude des attributions causales devrait participer à l’efficacité des actions de sécurité, d’abord parce qu’elle propose une certaine conception de la causalité des accidents, et ensuite parce qu’elle contribue à l’adhésion des opérateurs concernés. En effet, prendre en compte les attributions causales des individus pourrait constituer une voie privilégiée pour dépasser les réticences et les résistances en intégrant le point de vue des acteurs et en fournissant à l’expert quelques éléments qui aurait pu lui échapper.
Les méthodes de prise de conscience comme techniques de formation à la sécurité
22La prise de conscience de ses biais par le sujet est probablement une étape déterminante pour la formation à la sécurité et la prévention. Le caractère conflictuel des attributions causales observées dans les différentes études mentionnées dans cette contribution montrent la difficulté d’analyser de manière objective un accident réel dans lequel les uns ou les autres sont plus ou moins impliqués. Dans une entreprise, par exemple, comment peut-on être indifférent à un accident qui s’y produit ? Lorsque l’on n’est pas soi-même la victime, il peut s’agir d’un collègue ou d’une personne à laquelle on s’identifie. Pour se défendre ou protéger un collègue, « l’exo-group » peut devenir la cible à culpabiliser. Certaines circonstances (crainte des sanctions, des pénalisations ou des indemnisations, prise en charge de l’accidenté, responsabilité morale de la perte ou de l’infirmité d’un individu, occasion pour faire progresser des revendications) peuvent y contraindre. La recherche des causes se confond, alors, avec la recherche du coupable ; il va s’agir d’établir des responsabilités. Le risque consiste à fonder des actions de prévention sur une analyse causale biaisée en l’absence d’une concertation contradictoire et engageante autour des risques et des situations accidentogènes. Ces mesures auront évidemment peu de chances d’être efficaces, car parfois non appropriées aux besoins (décalage attributions causales-mesures de prévention : Kouabenan, 1982b), et souvent non respectées tant elles s’avèrent une réelle source de conflits.
23La prise de conscience des biais dans l’analyse des risques et des accidents a pour objet de susciter une nouvelle dynamique vis-à-vis des problèmes de sécurité. Au plan pédagogique, cette prise de conscience devra s’appuyer sur des techniques relatives au changement des attitudes (voir les travaux de Lewin (1959) et notamment ses techniques de dynamique de groupe comme les T-groups ou les groupes de diagnostic), sur des techniques de déconditionnement (Le Ny, 1969, Mucchielli, 1980) ou sur des techniques de modification des représentations dont Teiger (1993) a montré l’apport pour l’analyse ergonomique du travail par des délégués de CHS-CT (Comités d’Hygiène de Sécurité et de conditions du travail). Selon cet auteur, plusieurs techniques méritent une attention particulière :
- le questionnement de type maïeutique par lequel le formateur s’emploie à provoquer et/ou favoriser la découverte par le stagiaire de ses connaissances implicites, c’est-à-dire « ce qu’il ne sait pas qu’il sait », ou à mettre en évidence des connaissances qui peuvent fonder une action de prévention. Il s’agit, en l’occurrence, de susciter l’expression spontanée des stagiaires, puis d’assurer un guidage de cette expression par le questionnement. L’efficacité réside dans le seul questionnement des faits et des liens entre ces faits en évitant soigneusement les opinions et les jugements sur ces faits ou ces liens. Il s’agit d’un questionnement « centré sur la description des faits spécifiés et situés dans le temps et l’espace, concernant le détail de l’activité comme de ses conséquences (...). Les faits décrits et les relations perçues ou inférées entre ces faits servent de matériau et sont analysés, discutés, confirmés ou infirmés et expliqués, si besoin, au fur et à mesure. L’objectif est de faire découvrir les manifestations concrètes des relations établies ou les indices observables permettant de les inférer » (p. 326). Par l’intérêt qu’il manifeste et la confiance qu’il suscite, le formateur crée les conditions d’une attitude réflexive et fournit des critères d’aide à la différenciation. Le questionnement permet également de lever les blocages véhiculés par les non-dits relatifs à l’auto-censure, à des mécanismes de défense, ou à l’ignorance et à la peur d’une quelconque sanction ;
- une autre technique de prise de conscience pourrait consister en la confrontation des attributions causales spontanées avec les connaissances empiriques, expériencielles et scientifiques des causes des accidents. Selon Teiger (1993), une telle démarche « provoque une déstructuration/restructuration des représentations antérieures et une discussion qui sont nécessaires à l’intégration des éléments nouveaux apportés par la formation, aussi bien qu’à la transformation des représentations de chacun des protagonistes, participants et ergonome-formateur (...). Elle permet aux participants d’évaluer et de se réapproprier des outils dont ils disposaient déjà, et non seulement d’acquérir de nouveaux outils, mais aussi de découvrir les règles et les limites de leur utilisation... » (p. 324) ;
- l’expérimentation in situ, par les stagiaires, de l’analyse ergonomique des situations de travail en leur permettant de vérifier par eux-mêmes le processus de production de certains accidents pourrait également contribuer au changement de point de vue, à un « déplacement mental », à développer l’esprit critique et à élargir le champ perçu (l’activité réelle des opérateurs et non plus uniquement les dispositifs et les consignes de sécurité). Une formation à une utilisation rationnelle de la méthode de « l’arbre des causes » préconisée par l’Institut National de Recherche et de Sécurité (voir, par exemple, le rapport INRS, no 243/RE) pourrait y contribuer. « La prise de conscience des détails de l’activité, de sa complexité réelle, des connaissances mises en œuvre de façon continue dans la planification et l’organisation de l’action, des activités incessantes de régulation des contraintes externes de la situation, a une double dimension, cognitive et psychique ou affective » (id. p. 337). En même temps qu’elle permet une certaine distanciation et une certaine désindividualisation, la reconnaissance des connaissances réelles mises en œuvre contribue, sur le plan affectif, à la revalorisation de soi et se traduit souvent par le rire ou le sourire, une explosion verbale et un certain soulagement qui déculpabilise ;
- on peut, enfin, travailler avec deux groupes de sujets dont l’un sera instruit des biais potentiels dans l’analyse de l’accident et l’autre non, et discuter avec eux des attributions causales faites par chacun de ces groupes.
L’explication de l’accident par le sujet comme moyen de rehausser le sentiment de contrôle et comme moyen « thérapeutique »
24Quelques auteurs (Bulman et Wortman, 1977 ; Wong et Weiner, 1981 ; Brewin, 1984 ; Furstenberg, 1988) se sont attelés à démontrer la valeur thérapeutique des attributions causales relatives à un accident ou à un événement négatif. Bulman et Wortman (1977) ont ainsi observé que les victimes d’accidents (paralysés) qui s’auto-blâmaient supportaient mieux leur situation que celles qui blâmaient autrui et pensaient qu’ils auraient pu éviter l’accident. Les premiers manifestaient, en effet, une attitude positive envers la rééducation physique et une forte motivation à améliorer leurs capacités physiques relativement à l’objectif de se montrer, autant que faire se peut, physiquement indépendants. L’auto-blâme rassure probablement la victime et lui donne le sentiment de contrôler les événements, ce qui influence favorablement son comportement ultérieur. Auprès de patients qui souffrent d’une fracture de la hanche, Furstenberg (1988) a constaté que la narration de l’accident et l’identification d’une cause à l’accident s’avérait un moyen pour les sujets de recouvrer un certain contrôle et une manière de surmonter l’événement traumatique. Ceux des patients qui ne trouvaient pas d’explication à leur accident continuaient d’être préoccupés par cette question, tandis que ceux qui voyaient leur propre comportement comme étant à l’origine de l’accident étaient davantage disposés à identifier des mesures qu’ils auraient dû prendre ou qu’ils pourraient prendre à l’avenir. Enfin, Brewin (1984) a observé que les victimes d’accidents du travail qui se sentaient responsables de ce qui leur était arrivé se montraient de meilleure humeur lors de la reprise du travail même lorsqu’ils n’étaient pas en meilleure santé. Les victimes qui s’estimaient coupables de leur sort reprenaient plus rapidement le travail. En somme, identifier les causes d’un accident permet probablement de réduire l’anxiété et les émotions angoissantes, de restaurer l’ordre et de redonner au patient le sentiment de contrôle sur les événements (futurs).
25Ces quelques exemples montrent que la formation à l’analyse de l’accident des opérateurs dans une organisation, quels que soient leur niveau hiérarchique ou leurs fonctions, est en soi déjà un pas important vers une plus grande prise de conscience et un engagement personnel bénéfique pour la prévention. En incitant à associer tous les acteurs à l’analyse des accidents qui se produisent dans leur environnement, une telle formation les éclaire non seulement sur les risques auxquels ils s’exposent, mais aussi les rassure, voire les met en confiance. Il se pourrait que l’attribution interne contribue efficacement à rehausser le sentiment de contrôle des sujets (Beauvois et Dubois, 1988). Faut-il en déduire que de telles formations sont à centrer sur un apprentissage de l’internalité [voir la contribution de Pansu, Pavin, Serlin, Aldrovandi et Gilibert (1997, dans ce volume] ? Il reste, en ce domaine, un champ à explorer qui peut s’avérer plein d’enseignements pour l’élaboration de formations à la sécurité.
L’intégration de l’analyse naïve dans les stratégies de prévention : Un exemple au Nigeria
26L’expérience entreprise au Nigeria en 1988 mérite d’être mentionnée ici, même si elle ne porte pas explicitement sur les attributions causales des accidents. En 1988, fut créée une commission fédérale de la sécurité routière qui entre autres actions, avait décidé de bâtir les actions de prévention sur la mentalité et la culture nigérianes. Une étude psychologique des conducteurs, des passagers et des différents usagers de la route au Nigeria fut entreprise dans le but d’appréhender les représentations et les schèmes auxquels étaient sensibles les Nigérians. La commission était placée sous la présidence du professeur Wolé Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986, qui jouit d’une certaine influence en Afrique et au Nigeria en particulier. Il s’agissait davantage d’isoler les valeurs culturelles à l’égard de la sécurité et de les mettre au profit de la prévention. Les méthodes d’approche du public visaient principalement à choquer, informer et instruire. L’objectif était de tirer profit des schèmes existants et de rendre populaires les schèmes relatifs à la sécurité routière.
27Les Nigérians manifestaient une forte tendance à penser et à agir comme si les accidents n’arrivaient qu’aux autres. Soyinka, par analogie au Sida (A.I.D.S.), a proposé une action intitulée R.A.I.D.S. (« Syndrome de l’Illusion d’immunité contre les Accidents de la Route ; en anglais : “Road Accidents Immunity Delusion Syndrome” »). Selon lui, en effet, les usagers de la route sont infectés à des degrés variables par le virus du RAIDS. Ce qui, en un sens, pourrait justifier leur passivité face aux mesures de prévention. D’autres images fortes puisées dans la culture nigériane étaient utilisées sous forme de slogans de campagne illustrés comme la peur de mourir ou la peur des tabous. On pouvait lire, par exemple, sur certaines affiches : « choisir d’arriver à la maison ou à la morgue », ou « 5 personnes sont mortes ici la semaine dernière ». En dehors de l’affichage, d’autres méthodes, toutes autant inspirées de la culture nigériane étaient utilisées : théâtre populaire, dissimulation d’agents de sécurité assermentés dans les cars de transport en commun avec pouvoir de sanctionner les éventuels contrevenants. Le code de la route a été adapté à la culture nigériane, un code illustré, dans lequel certains panneaux classiques étaient dédoublés ou remplacés par des éléments psychologiquement chargés de signification. Le hibou, oiseau de malheur par excellence, paraît bien indiqué comme ralentisseur de vitesse car sa seule vue trouble et laisse présager d’une mauvaise journée. On pourrait imaginer une infinité de symboles de la sorte selon les cultures. Enfin, la dernière originalité de l’expérience nigériane a consisté à impliquer dans les campagnes de sécurité les leaders religieux qui jouissent d’une forte influence sur leurs fidèles. D’ailleurs, en France, Delhomme (1993) apporte des exemples de l’efficacité de l’utilisation des leaders d’opinion à propos notamment du port de la ceinture de sécurité. Selon Agunloye (1991), les résultats de l’expérience nigérienne se sont avérés particulièrement prometteurs.
28On le voit, les représentations des gens ordinaires peuvent être des supports précieux des actions de prévention, surtout parce que ces représentations sous-tendent les attributions causales qui à leur tour influencent les comportements. Cet exemple invite à fonder la formation à la sécurité sur ce qui, dans chaque culture, est susceptible d’influencer favorablement l’adoption de comportements sécuritaires (voir aussi Dake, 1991 ; Pidgeon, 1991 ; Vaughan et Nordenstan, 1991).
Conclusion
29L’objectif de la formation à la sécurité est de transformer les attitudes et les comportements insécuritaires et de favoriser à son égard une attitude positive. Il s’agit de dépasser l’indifférence et les réticences des individus pour les amener à prendre une part active de responsabilité dans la lutte contre les accidents. Cette transformation ne peut évidemment se mettre en place sans se référer au modèle de fonctionnement du sujet. Les résultats exposés dans cette contribution montrent à l’évidence que le sujet naïf possède une explication causale de l’accident parfois différente de celle de l’expert en charge d’élaborer des mesures de sécurité. Or, pour que les individus s’engagent dans une dynamique de changement des attitudes ou des comportements5, chacun doit percevoir les mesures préconisées comme appropriées aux objectifs assignés. Il s’agira alors d’établir une concordance entre l’analyse causale « subjective » des accidents et celle qui fonde les préconisations de l’expert.
30Participer à l’analyse des situations d’accident éclaire le sujet et contribue à lever certains blocages et préjugés. Cette démarche favorise, aussi, la participation active de chacun aux actions de sécurité qu’il aura contribué à définir. Engagé par des mesures qu’il comprend mieux et auxquelles il se sent lié, le sujet est stimulé, valorisé et engagé. Les effets de la participation sur les performances et le moral des travailleurs sont bien connus des spécialistes du management (voir, par exemple, Sékiou, Blondin, Fabi, Besseyre des Horts et Chevalier, 1993). Il s’agit d’en tirer profit pour la prévention tout en y trouvant une occasion de corriger les biais de l’analyse causale. Les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHS-CT) pourraient largement y contribuer.
31La présence des biais dans l’analyse invite à associer des individus d’horizons, de compétences, d’expériences et de profils divers, et à tenir compte, lors de l’analyse, de l’origine et de la nature des documents et des comptes-rendus ou procès-verbaux des accidents. Ces documents pourraient porter la trace des biais de leurs auteurs. Des contre-enquêtes, là où cela est encore possible, permettraient de limiter, voire de corriger ces biais. Les programmes de formation à la sécurité devraient s’alimenter de ces différents aspects. En effet, les différents biais relevés (surconfiance, biais d’optimisme, attribution de l’accident à autrui ou à la fatalité, sous-estimation des risques encourus, etc.), encourage l’individu à persévérer dans ses comportements même inadaptés, et le conduit à rejeter l’idée qu’il puisse favoriser les risques d’accident. Partant, les campagnes d’informations relatives à la sécurité ne peuvent avoir la résonance qu’elles méritent.
32La formation doit se donner pour objectifs de renvoyer au sujet ces biais afin d’éveiller sa conscience et de lui montrer les limites individuelles dans la capacité à éviter les accidents. L’approche préconisée dans cette contribution ne prétend pas se substituer aux approches plus classiques. Elle propose, au contraire, de les renforcer et de les crédibiliser en ralliant le point de vue du sujet et en l’impliquant davantage dans la démarche.
Notes de bas de page
1 On pourrait aussi parler des accidents domestiques (parmi les plus nombreux), des accidents de sports ou de loisirs, etc. L’auteur se limite ici aux 2 types d’accidents qu’il a le plus étudiés.
2 Source : INRS, Services « Études Générales et Ergonomie ».
3 Source : Les Échos Industrie, Supplément du 29 juin 1994, p. 27.
4 Il s’agit ici, plus précisément, d’une analyse centrée sur un cas d’accident à l’aide de la méthode de l’« arbre des causes » enrichie par une analyse du contenu des divers documents rassemblés sur cet accident.
5 Malgré le manque de consistance (ou l’existence d’un lien plutôt faible) entre attitude et comportement (voir, par exemple, Channouf, Py, et Somat, 1996), nous restons persuadés qu’un enjeu important pour la prévention serait d’arriver à infléchir positivement les attitudes à l’égard de la sécurité, même si par ailleurs il est indéniable qu’il s’agit d’une œuvre de longue haleine.
Auteur
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