Précédent Suivant

Chapitre 9bis. De la difficulté de prouver : regard critique sur le texte de Toczek-Capelle

p. 171-174


Texte intégral

1L’épreuve est toujours aussi redoutable pour celui qui, peu familier du commentaire et même, convenons-en, sans grand talent pour cette forme, doit rédiger un point de vue critique, bien entendu au sens le plus élevé du terme, sur un article à la fois technique et de portée générale. Rappelons d’emblée que si ce point de vue doit être celui d’un spécialiste, il n’est pas requis qu’il soit celui d’un expert. La nuance est d’importance, car elle trahit le droit à l’hésitation, sinon à l’incompréhension, que le commentateur s’accorde, sans pour autant s’exonérer du devoir de rigueur qu’il reconnaît bien volontiers à l’auteur. En d’autres termes, le texte de Toczek-Capelle fera l’objet d’un commentaire ouvert assorti de ces sortes de remarques interrogatives que suscite d’habitude l’écart entre la force d’une conviction, pour l’essentiel partagée, et les bien compréhensibles limites de l’argumentation scientifique convoquée à la justifier.

2Puisque le texte présume de l’intérêt de la recherche pour l’établissement des soins qu’il convient d’apporter à la formation professionnelle des maîtres, nous pensons à cet instant être tenu de rendre explicites les trois questions liées que nous nous posons au principe de chacun de nos commentaires : ce chapitre est-il un texte de psychologie sociale ? s’agit-il d’un texte scientifique ? À quel titre est-il recevable en sciences de l’éducation ? Si, au terme de nos lectures, nous pensons pouvoir répondre positivement aux deux premières et reconnaître que cette recherche apporte une contribution non négligeable aux sciences de l’éducation, la méthodologie (distincte des techniques de recueil de données et calculatoires) nous paraît mériter une attention particulière.

3Le travail relève bien du champ de la psychologie sociale et l’insistance de l’auteur à l’endroit de son appartenance doctrinale devrait convaincre la plupart des lecteurs, jusqu’aux non spécialistes de la discipline. Les références sont claires, en particulier dans le cas précis du rapport de la performance aux modalités de l’insertion sociale. En outre, la plupart de celles qui s’attachent au rôle des attentes dans la relation formateur-formé, à celui de la motivation et à la désormais inévitable métacognition sont insérées avec le pressant souci de leur accommodation au champ psychosocial. Peu s’en faut que nous ne finissions par considérer ces thématiques et la littérature qu’elles génèrent comme autant d’exclusivités de la psychologie sociale.

4La réponse à la deuxième question mérite un commentaire plus nuancé. S’agit-il d’un texte de science ? Certes, envisager que l’on pût pratiquer la psychologie sociale cognitive et expérimentale sans faire de la science voilà qui ne devrait pas manquer d’intéresser nos amis psychologues sociaux. S’il en était besoin, rassurons-les rapidement : le texte est assurément un texte de sciences sociales. Il en a tous les attributs sémiotiques, rhétoriques, techniques et comprend une expérimentation bien conduite (dans son format). Il reste que nous ne pouvons nous départir d’un désagréable sentiment d’incomplétude. Réglons le problème des résultats. Ce n’est pas à ce niveau que se trouve la difficulté : ils sont analysés avec lucidité dans le cadre notionnel qui oriente la recherche.

5Les difficultés nous semblent plus patentes au niveau du rapport entre le cadre notionnel et la pratique de recherche. Notons que ce rapport redouble le sempiternel rapport théorie-pratique qui reste largement fantasmé en raison du caractère illusoire de la force, voire de l’existence des théories dans le domaine, comme dans beaucoup d’autres. Ce qui se prétend théorie n’est-il pas le plus souvent un bricolage notionnel qui, sous le simulacre d’une universalité réduite à des jeux formels, s’ajuste en continu aux circonstances de la vie concrète ? Que reste-t-il de toutes ces théories de la conduite de la classe, de l’apprentissage, du langage, de l’affectivité, de la mémoire, etc. ? Changerait-on aussi souvent de paradigme si ce qui se présente comme théorie était un tant soi peu consistant ? Une théorie de la formation n’est-elle pas toujours une doctrine ? Ralliant en cela Latour (1988, 1991), nous estimons qu’en sciences de l’éducation, comme dans la plupart des domaines où l’activité humaine s’exerce en tant que travail scientifique, la notion de théorie est épistémiquement peu utile au regard de tous ces ensembles de pratiques instrumentées, expérimentales, textuelles, de toutes ces normes qui organisent les mesures, les systèmes de signes et leurs traductions, de ces contextes qui situent aussi bien l’instrumentation que les conjectures.

6Du coup, c’est la visée de l’expérimentation qui est en cause. Rappelons que nous nous situons délibérément dans une perspective d’applicabilité et que la norme scientifique à laquelle s’accorde l’auteur, en l’occurrence un test d’hypothèse, doit être réévaluée à l’aune de son utilité, ou pour être plus précis, à l’aune d’une technologie de la formation. Certes la contribution se déclare exploratoire, sa portée est donc au mieux inaugurale. Toutefois, puisque l’auteur évoque son souci de rendre opérationnelles des théories (des modèles ?), et sachant qu’une épreuve liminaire appelle naturellement une suite, il ne semblerait pas déraisonnable d’inscrire ce travail dans l’univers de la recherche-développement, dont les dispositifs restent encore bien mal réglés en sciences de l’éducation (comme du reste dans la plupart des psychologies, à l’exception notable de la psychologie ergonomique). Toutes ces remarques témoignent de l’ambiguïté d’une démarche de recherche qui, si elle était classique (restons un instant poppérien), devrait mettre à son ordre du jour la réfutation de ce qu’elle invoque à titre de théories. Un programme de recherche-développement exige d’autres procédures et une planification ordonnée à la complexification progressive des combinatoires de facteurs, en sorte que le perfectionnement de l’objet en cours de développement ne soit pas séparé du perfectionnement de son usage. C’est un travail d’ingénieur susceptible de concerner de nombreux objets de la formation : séquences didactiques, soutien, usage de technologies de l’information, planification des séquences... Les questions de technique expérimentale ou calculatoire sont toujours secondes devant le choix du type de recherche.

7Venons-en à la troisième question. Elle est d’importance avons-nous dit, puisque s’y joue, d’une certaine façon, le rôle de la recherche dans la formation professionnelle des enseignants. D’après ce qui précède, on comprendra bien que l’inscription de ce travail dans les sciences de l’éducation ne pose aucun problème de principe, mais plutôt un problème de catégorisation. Il faut rendre cette justice à l’auteur qu’elle nous propose une des toutes premières tentatives de mise en œuvre des modèles de Monteil (1985 et 1988) relatifs aux dynamiques de formation. C’est son grand mérite, mais c’est aussi une grande difficulté, car mettre en œuvre n’est pas éprouver. Pour comprendre ce travail, on est tenu d’accepter les définitions extensives des termes comme savoir, connaissance, information, les modalités de l’insertion sociale et certains modèles des dites théories de l’action. C’est beaucoup d’un coup ! Peut-être, eût-il été scientifiquement plus opportun de tester la résistance de quelques uns parmi ces modèles à des conditions diversifiées sur les plans des niveaux scolaires et/ou des contenus disciplinaires. Même si le lecteur ne peut faire autrement que d’accepter une discussion de résultats silencieuse sur les notions, cela ne signifie pas que celles-ci soient parfaitement instrumentalisables.

8De facto, les résultats, très analytiques, confirment le bien fondé des modèles invoqués. La première hypothèse est bien vérifiée sur un échantillon composé de sujets (étudiants) présumés à « univers cognitif positif ». Il reste que nous aimerions en savoir plus sur les différents contenus désignés « informations superflues », « informations originales de qualité 2, 3, 4 ». Que l’on nous comprenne bien : c’est parce que nous estimons d’un fort intérêt cette recherche que nous revendiquons plus de données ou plus de précisions. Ainsi, le fait que chaque information puisse être formatée par un mot (un nom, un adjectif, un verbe ?) ou un groupe de mots (une phrase, une proposition, une liste ?) pose le problème de ce qu’on désigne ici par information. Faute de ces précisions (en compréhension), on risque de produire des jugements évaluatifs peu compatibles avec l’objectivité qui s’attache d’ordinaire à la pratique de l’expérimentation. Ainsi, le niveau 2 est jugé cognitivement médiocre (premier niveau dit de connaissance) alors qu’il comprend les opérations d’explication, de synonymie, de description, de traduction et de reformulation dont Valéry estimait qu’elle était la plus difficile. À travers les insertions manipulées, nous sommes bien dans une cognition située. Que les sujets affectés d’une insertion-réussite produisent ce type d’information ne paraît pas scandaleux en terme d’économie cognitive, aussi sommes-nous étonné que leur appropriation du savoir soit jugée faible. Ils se satisfont d’un contrat didactique qui ne leur a pas si mal réussi jusqu’ici. Les résultats laissent donc ouverte la question des habiletés scolaires ou académiques effectivement sollicitées (Snow, 1995).

9S’il est vrai que l’univers de la vérification d’hypothèses n’est pas strictement disjonctif (en particulier dans le monde des hypothèses de différence), l’idée d’une hypothèse partiellement vérifiée semble scientifiquement assez originale. Cette innovation qui caractérise l’hypothèse relative à la variable évaluation ne résulte-elle pas du caractère excessivement molaire de celle-ci ? Enfin, si on considère l’effet de prestige d’un contenu, l’interprétation des résultats s’avère délicate. Les enseignements dits de pré-professionnalisation, sans être déclarés de prestige, n’en présentent pas moins un grand intérêt pour ceux qui envisagent de se présenter aux concours d’entrée en IUFM. Ils relèvent en fait d’une catégorie encore mal cernée.

10La notion de régulation est l’une des plus utilisées en sciences de l’éducation (cf. Genthon, 1997). Ceci ne lui confère aucune valeur particulière, tout au plus s’agit-il de souligner l’importance croissante des travaux concernant le pilotage de la classe. Puisqu’il s’agit de pilotage, nous sommes convaincus qu’une simulation efficace de la régulation, dans une visée de formation professionnelle, ne peut se concevoir en-dehors du contenu disciplinaire. Par nécessité, les mécanismes de l’appropriation seront toujours approchés à partir des procédures de restitution. À cet égard, le choix de variables dépendantes liées au contenu de la formation et au contexte de restitution demeure un problème ouvert. Quelques didactiques, ont cependant, bien avancé sur ce point (cf Vergnaud, Brousseau et Hulin, 1988).

11On devrait d’autant moins négliger ce fait que les processus d’appropriation sont temporellement déterminés : ils peuvent être séquentiels, à effet de seuil, consécutifs ou simultanés (dernier cas significatif, entre autres, des vicariances négligées la plupart du temps), ils sont susceptibles de se combiner avec des phases de désapprentissage. Bien loin d’en sous-estimer l’importance, nous pensons que les modalités de l’insertion sociale devraient intégrer des plans qui prennent en compte les quelques éléments que nous venons de citer. C’est dire combien la notion de régulation reste, pour une très large part, une notion à travailler en sciences de l’éducation.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.