Chapitre 7bis. À propos de l’influence des experts : regard critique sur le texte de Butera et collaborateurs
p. 125-130
Texte intégral
1En conformité avec le thème général de l’ouvrage, et en particulier avec la deuxième partie envisageant la psychologie sociale comme aide à la formation, ce sont les travaux de psychologie sociale sur les dispositifs de formation qui ont fourni le cadre principal d’assimilation de la contribution de Butera, Gardair, Maggi et Mugny pour laquelle je propose de réunir quelques termes de discussion. Les « scientifiques » connaissent tous la valeur que les « gens de terrain » ont généralement tendance à accorder à l’intuition, alors qu’ils ne sont pas mécontents de leur présenter parfois des savoirs (justement) inaccessibles à l’intuition. Ainsi, le chercheur en psychologie sociale explique aux dirigeants d’entreprises que, pour faire baisser l’absentéisme, il faudrait qu’ils cessent de réclamer des justificatifs d’absence à leurs salariés ; ou encore que, pour ne pas risquer d’affaiblir la motivation des personnels, il faudrait ne pas lier dans des contrats d’objectifs un surcroît de rétribution (salaire) à un surcroît de contribution (production). De la même façon, on explique à des formateurs que la dépréciation d’un comportement interdit s’obtient en réduisant l’importance de la menace et non en l’accroissant. Butera et ses collègues, pour leur part, nous assurent que, de manière paradoxale, nous pouvons escompter une efficacité formative, au moins en termes de changements dans le système de connaissance des formés, en confrontant ceux-ci, non pas, comme on le pense intuitivement, à des experts, mais à des homologues sans expertise. Les auteurs, experts eux-mêmes, ne sont pas les mieux placés pour en convaincre leurs lecteurs et je vais essayer de les y aider. Comme j’ai retenu leur leçon, je vais essayer de le faire en me décentrant quelque peu et en quittant momentanément le point de vue de leur théorie de l’élaboration du conflit pour interroger leurs résultats à partir d’autres points de vue. Que nous disent-ils ? 1) qu’il n’y a pas de progrès pour la cible lorsqu'elle est dans un rapport d'asymétrie de compétence avec la source d'influence, soit que, experte, elle est exposée à une source inexperte, soit que, inexperte, elle est exposée à une source experte ; 2) qu’il y a conflit potentiellement productif lorsque source et cible sont à parité d’inexpertise, voire, sous une condition particulière de représentation décentrative, d'expertise.
Conflit de compétences et dispositifs de formation
2Si l’on se place dans un champ théorique qui est plutôt socio-descriptif, inauguré par Monteil (1985) et repris par Toczek-Capelle dans cet ouvrage, on y voit ces conditions décrites comme des caractéristiques de dispositifs sociaux, dans le cas d’espèce, de dispositifs de formation.
3On distingue trois types de dispositifs de formation :
- un dispositif de type S1 où la régulation des échanges est verticale (expert > non expert) et concerne de l’information. L’exemple typique est l’école et les rapports maître-élèves ;
- un dispositif de type S2 où la régulation des échanges est horizontale (parité d’expertise) et concerne la connaissance, c’est-à-dire qu’elle est liée à l’activité expériencielle des individus (émergence de projets singuliers, irréductibilité des vécus). L’exemple des formations fonctionnant sur le mode de la dynamique de groupe est ici caractéristique ;
- un troisième dispositif de type S3 fonctionne sur des régulations asymétriques (expert-non expert) et est présenté comme le modèle typique de la production de savoir (par exemple, les rapports entre le thésard qui est devant une tâche d’aptitude à réaliser une recherche et son directeur de recherche).
4Il apparaît très intéressant d’utiliser l’un des résultats de Butera et al. pour illustrer leur applicabilité à cette approche plutôt psychosociologique et ouvrir à discussion. Retenons le cas de tâches qui présentent les critères réputés caractériser les tâches d’aptitudes (recherche, résolution de problèmes, diagnostic...) : il existe une réponse correcte à laquelle on peut parvenir au terme d’un « processus », les tâches sont socialement « ancrées », la divergence des réponses est « plausible ». Dans le dispositif S3, le plus souvent, le maître-expert ne communique pas à l’élève une expertise en termes de savoirs construits sur l’objet étudié dans la recherche. Il lui communique essentiellement des savoirs d’ordre méthodologique. En revanche, l’élève devra prospecter lui-même des savoirs sur l’objet, tous les savoirs possibles sur l’objet, pour acquérir une expertise qui sera liée à l’exhaustivité de l’information qu’il aura intégrée sur cet objet. Il transformera ainsi son échange avec le maître en un échange entre experts. Cependant, ces experts détiendront des informations qui ne sont pas de même ordre, des informations complémentaires, comme le sont celles des sujets expérimentaux de Butera et al., sujets regardant dans la boîte, qui le triangle et qui le carré de la pyramide sans pouvoir se représenter celle-ci à défaut d’interaction entre eux.
5Ce cas d’interaction entre experts dans des conditions où les expertises sont d’ordres complémentaires pour la production du savoir nouveau semble correspondre à celle qui est décrite par les auteurs en termes de conflit de compétences. L’exemple des interactions entre un thésard et son directeur de recherche n’en est pas seulement une illustration ordinaire puisque les régulations de ces interactions sont caractérisables en termes de « dispositif » ou d’« instance » sociale. La compétence méthodologique y est dans tous les cas, et au regard de la production de savoir, une expertise complémentaire de la compétence informationnelle sur le domaine traité. Les travaux qui montrent l’efficacité supérieure d’un guidage contrôlé des réalisations de tuteurés sur des tâches en comparaison d’un apport d’informations sur le domaine de tâche vont bien dans ce sens (voir, notamment, Wood et Middelton, 1975 ; Wood, 1989).
6On peut dire que le dispositif social de formation de type S3, par ses régulations, a favorisé le passage d’un type de relations « expert-non expert », réputé contre-productif, à un type de relations « expert-expert » caractérisé par le conflit de compétences qui assure sa productivité. La configuration « expert-non expert » (l’expertise étant prise en tant que statut socialement reconnu et qui débouche sur la dépendance informationnelle) n’est pas une configuration favorable, selon Butera et al. Convenons-en avec les auteurs, mais déplaçons la question à celle de savoir si, du point de vue des dispositifs sociaux, elle est une configuration stable. En effet, si c’est le cas, la contre-productivité semble promise. En revanche, dans le cas contraire, selon le dispositif social d’insertion des sujets et ses régulations, les inter-acteurs pourraient être motivés (trouver socialement motif) depuis une position de non expert à construire une expertise complémentaire pour la faire évoluer vers la configuration « expert-expert » avec complémentarité des expertises. Dans cette configuration décrite par les auteurs en termes de conflit de compétences, on retrouverait la productivité de progrès cognitifs.
7En d’autres termes, puisque Butera et ses collègues s’intéressent ici à l’effet de configurations d’interactions entre sujets sur des évolutions cognitives, il me paraît intéressant de discuter les potentialités dynamiques ouvertes par la théorie de l’élaboration du conflit à partir des rapports qu’elles entretiennent avec les dynamiques psychosociales décrites dans les dispositifs de formation. Il conviendrait de le faire sous l’hypothèse que ces dynamiques relieraient préférentiellement certaines des configurations décrites dans cet ouvrage, et feraient de certaines d’entre elles les formes d’évolution possibles des autres dans la stratégie du sujet à redéfinir socialement le champ de ses opportunités d’actions (ce que j’appelle des affordances sociales).
8L’étude fine des mécanismes à l’œuvre dans l’interaction inter-individuelle est ici permise par la théorie de l’élaboration du conflit. Celle-ci est convoquée dans la prévision de l’issue cognitive des différentes modalités de confrontation des experts et non experts. La réalité du praticien, elle, est socialement dynamique et le formateur agit dans le cadre de régulations de moyen et long termes. Il a besoin de pouvoir faire des choix éclairés sur les modalités de confrontations de ses formés en fonction de leurs expertises, mais sa lucidité est également requise pour instaurer les dispositifs de formation dont les régulations vont organiser l’évolution de ces confrontations.
La décentration et l’expertise
9Pour accorder mon langage à mes propos et tenir compte des potentialités d’évolution des positions des inter-acteurs dans le dispositif social, je pourrais préférer au terme de « non expert » celui de « novice ». Serait ainsi repérées non seulement la différence d’état et de position, mais aussi la différence de potentiel évolutif entre expert et novice (différence fondamentale dans un système de formation). Pourrait surtout être ainsi activé un domaine de questionnement qui me paraît ici fécond dans le texte qui nous a été soumis : celui qui concerne la décentration. La décentration est-elle une stratégie d’expert ou de novice ? est-elle indifférenciée entre l’un et l’autre ? n’intervient-elle que dans des symétries d’expertises ? Dire que l’expert a moins tendance à se décentrer est-il scientifiquement vérifiable ? Il semble légitime d’introduire cette question de la décentration qui est sans doute fondamentale du point de vue du déterminisme social et de son rôle dans le travail cognitif. Le poids du facteur cognitif qui consiste à modifier la représentation du sujet sur la modalité d’interaction (décentrative) permettant au conflit d’experts de devenir productif est en question dans le travail discuté ici. Les auteurs l’affirment prépondérant. Ne peut-on pas penser que le contexte social dans lequel le sujet agit peut jouer un rôle déterminant ? Les contextes sociaux instancient des interactions interindividuelles qui impliquent différemment des confrontations de points de vue et des décentrations. La capacité de décentration n’est pas réductible à une caractéristique idiosyncrasique. Nos collègues ont eu l’ingéniosité, dans l’un des protocoles présentés, de construire un matériel expérimental qui la rende incontournable pour la résolution de la tâche. On peut imaginer, dans des tâches où ce ne serait pas le cas, que le contexte social, de lui-même, induise la décentration. Comment se situeraient alors l’expert et le novice ? L’issue du jeu social n’est, en effet, jamais prévisible à la seule lecture des capacités cognitives des acteurs. Si l’expertise ne se traduit pas seulement par des capacités cognitives, on peut envisager qu’elle se traduise aussi par des susceptibilités particulières aux inductions contextuelles.
10Ce point est essentiel, là encore, pour les praticiens et concepteurs de dispositifs de formation. Soit on les invite, dans le cas de conflit paritaire entre experts (c’est souvent le cas de la résolution de problèmes dans le cadre des cercles de qualité, par exemple), à induire directement des représentations dans l’espace mental des formés sur l’efficacité ou la nécessité d’adopter une démarche décentrative. On peut le faire grâce à une technique métacognitive en invitant les formés à contrôler le caractère décentratif de leurs traitements. On peut aussi le faire en accroissant la valeur sociale des stratégies de décentration dans le dispositif social. Soit on propose aux praticiens d’agir sur les caractéristiques mêmes des dispositifs sociaux de formation de manière à motiver une régulation coopérative et non compétitive des échanges pour que la substitution de stratégies cognitives favorables (infirmation plutôt que confirmation, dans l’exemple du test d’hypothèse décrit par Butera et al.) soit durable en ce qu’elle ne dépendrait plus d’une représentation momentanée, mais des caractéristiques permanentes du dispositif. Aux chercheurs de tester les effets des différents modes d’action, aux praticiens de discuter leur faisabilité.
11Au plan de l’explication, il n’est par certain que celle fournie ici par les auteurs soit la seule possible. En effet, ils obtiennent bien la persistance d’une représentation pro-décentrative pendant la phase de conflit, mais rien n’interdit de penser que c’est dans le cadre d’un amorçage à format social du type de ceux qui peuvent exister dans le paradigme de l’engagement. Dans la première tâche (fonctionnant comme tâche amorce), ce sont les opportunités d’actions qui impliquent la nécessité décentrative portée à la représentation du sujet. Cette amorce à format social induit la rémanence en seconde tâche, lors du conflit « expert-expert » qui est étudié, de cette représentation propice. L’hypothèse que c’est la rationalisation de l’attitude développée en première tâche qui explique cet effet suffirait à elle seule, et on n’est nullement certain d’obtenir les mêmes résultats en induisant une telle représentation par voie de consigne directement lors du conflit. Il faudrait le vérifier.
12Il paraît intéressant de souligner que les résultats discutés ici peuvent être présentés comme étant au cœur de systèmes d’explications convergentes dans le champ des théories psychosociales. C’est certainement un élément de nature à crédibiliser davantage les propositions que nous pouvons émettre en direction des praticiens des divers champs d’application de la psychologie sociale. L’intérêt de l’approche théorique en termes d’élaboration du conflit est précisément de reconnaître que l’influence sociale implique « de multiples voies pour de multiples sources » (Huguet, Mugny et Pérez, 1991-1992) : rapports de dépendance, identité sociale, comparaison sociale, formes des opérations cognitives impliquées...
13Quant aux questions soulevées par l’applicabilité des théories psychosociales aux problèmes réellement posés par la pratique dans le domaine du travail, je voudrais illustrer la possibilité d’inverser le paradigme et de placer l’expertise en variable dépendante, c’est-à-dire évoquer non plus la confrontation d’expertises existantes, mais la production d’expertise. C’est ce qui permet d’avancer une réponse à la question du statut de la stratégie de décentration chez l’expert et le novice. On a pu comparer (Amerge et Marine, 1992), dans l’élaboration d’un pré-diagnostic ergonomique, des stratégies d’experts et de novices. On a mis ainsi à l’épreuve l’hypothèse que l’activité de diagnostic de l’ergonome expert se distingue de celle du novice par l’étendue du champ des possibles représentés (diversités des données prises en compte et des hypothèses formulées) et la complexité des coordinations d’informations effectuées pour construire une représentation de la situation. Dans le cas du diagnostic ergonomique, cas de tâches d’aptitudes caractérisables par les critères retenus par Butera et al., les experts se différencient des novices (en situation non interactive) : confrontés à l’élaboration d’une structure complexe de relations, les novices coordonnent peu leurs informations et aboutissent parfois à des interprétations contradictoires (Lesgold, Rubinson, Feltovich, Glaser, Klopfer et Wang, 1988). Dans les tâches de programmation, par exemple, ils privilégient une représentation unifactorielle, alors qu’elle est plurifactorielle chez l’expert (Allwood, 1986). Ces travaux portent à conclure à une représentation de la tâche impliquant davantage la décentration chez les experts que chez les novices. Dans de telles conditions, acquérir de l’expertise pourrait donc consister à privilégier les représentations pluri-factorielles des problèmes (niveau de la tâche) impliquant des interactions décentratives (niveau social). La question est renvoyée à la définition de l’expertise. Un expert (Butera et al. parlent tout de même d’expertise dans ce cas) qui ne prendrait pas en compte la pluri-factorialité des problèmes en serait-il vraiment un dans ce type de tâche ?
Conclusion
14L’ancrage social des tâches d’aptitudes est fort et renvoie selon Butera et al. à l’auto-perception de compétence et l’auto-catégorisation des sujets. La comparaison sociale mobilisée dans les rapports « expert-non expert » fait de la source d’influence experte une menace. On trouve là l’explication du maintien des jugements initiaux, de la « rémanence » cognitive et des effets contre-productifs qui en résultent du point de vue du transfert d’information et de l’apprentissage. Une remarque vient à l’esprit : cette adhésion à la position initiale qui conduit les élèves en situation de débat à se fixer sur leur première position, une théorie motivationnelle comme celle de la dissonance cognitive suffirait bien à l’expliquer pour peu que cet effet se retrouve dans d’autres types de confrontations d’expertise. Elle ne serait pas alors nécessairement analysable en termes d’auto-perception (voir l’opposition entre la théorie radicale de la dissonance et la position de Bem). La théorie de la comparaison sociale est appelée en renfort. Pourtant, elle nous a appris que la comparaison sociale ascendante est un besoin fondamental (Festinger, 1954) lié à l’entretien de l’estime de soi. Celle entre non-expert et expert est bien ascendante. Si l’on refuse l’idée que le sujet a fondamentalement besoin d’être menacé, on débouche sur une interrogation : la menace ne tiendrait-elle donc qu’à l’écart d’expertise ? On sait, en effet, que ce besoin de comparaison ascendante ne conduit toutefois pas le sujet à se comparer à des cibles inaccessibles. On a pu montrer également que ce besoin de comparaison ascendante est inversé dans les situations où le sujet vient de recevoir un renforcement négatif ; il s’oriente alors, dans un premier temps, vers des comparaisons descendantes pour revenir ensuite à des comparaisons ascendantes. La menace pour l’identité personnelle semble activée, dans ce cas, par des éléments issus de la situation sociale antérieure à la comparaison. Il semble donc bien là encore qu’il s’agisse de phénomènes dynamiques et évolutifs. Il n’est pas question de prendre les modes de résolution des conflits d’expertises comme de simples incidences cognitives des avatars de la comparaison sociale. Il y a bien lieu d’associer aux explications en termes d’élaboration du conflit des explications examinant, en termes de régulations sociales des cognitions, les formats sociaux des situations successives faites au sujet dans son rapport à l’objet ou à la tâche.
Auteur
Université Biaise Pascal (Clermont-Ferrand)
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