Chapitre 7. Les paradoxes de l’expertise : influence sociale et (in)compétence de soi et d’autrui
p. 111-123
Texte intégral
1Du fait qu’ils sont définis comme ayant des connaissances supérieures à celles de tout un chacun (Jones et Gérard, 1967), les experts devraient s’avérer influents : outre le travail qu’ils fournissent eux-mêmes au titre de leurs compétences, ils peuvent faire office de modèle à suivre dans toute situation qui nécessite une transmission de connaissances. Par transmission de connaissances, on peut penser à l’enseignement en milieu scolaire ou dans des cours de formation, au transfert de compétences ou de savoir-faire dans une nouvelle place de travail ; on peut penser aussi à la transmission d’informations de la part des « experts » de la communication (que ce soit des journalistes ou des personnalités de la télévision), ou alors à la transmission de « solution de problèmes » (par exemple, politiques) de la part des experts dans le domaine. Ce rôle de modèle leur est donné par un ensemble de facteurs tels que le fait qu’ils possèdent des connaissances pertinentes reconnues, qu’ils occupent des positions sociales désirables ou dominantes, et qu’ils ont de ce fait une légitimité à influencer. En bref, leur position de modèle devrait suffire à ce que l’on reprenne à son compte ce qu’ils disent, entreprennent ou proposent, ou que l’on s’en inspire. Par ailleurs, la personne qui peut influencer autrui renforce de ce fait même son prestige, puisque par son impact elle confirme son statut, ses compétences, voire son charisme.
2Cependant, de nombreux travaux en psychologie sociale ont montré que, dans l’influence sociale, les sources de statut supérieur ont un impact qui peut se limiter au niveau manifeste, public, direct (Moscovici et Mugny, 1987). Autrement dit, on suit l’expert parce qu’il est expert (donc censé être garant de la validité des connaissances), et non pas parce qu’on a intégré son message, sa proposition ou son enseignement. Ainsi, les travaux sur le développement social de l’intelligence ont-ils montré que dans l’apprentissage social, lorsqu’on imite ceux qui sont en possession des connaissances requises, on copie en réalité sans apprendre (Doise et Mugny, 1981). De même, des travaux récents sur les comportements des fumeurs ont-ils mis en évidence que les fumeurs, tout en connaissant l’information contre le tabac émanant des experts de la santé, n’intègrent pas cette information à leur système de conduites et ne manifestent pas de changement dans leur intention d’arrêter de fumer (Falomir, Mugny et Pérez, 1993).
3Il apparaît, au contraire, que des sources de bas statut sont susceptibles d’induire des changements plus durables, plus « intériorisés » (Moscovici et Mugny, 1987), et de susciter moins de résistances défensives amenant à une totale immunisation contre les messages anti-tabac (Falomir et Pérez, 1995). Certaines recherches montrent, d’ailleurs, que c’est la confrontation à des modèles de même niveau, voire de niveau inférieur, qui permettrait aux enfants d’élaborer les propriétés d’un problème et de progresser (Doise et Mugny, 1981). Faut-il alors se passer des experts ? La question se pose, et défie notamment les rapports entre les théoriciens de l’influence qui montrent que l’imitation d’un modèle « ascendant » ne donne pas toujours des effets stables, et les pratiques sociales courantes qui reposent sur l’idée que le savoir vient des experts. En réalité, le problème se pose autrement. Il n’importe pas de savoir si les experts influencent ou non, mais de déterminer quel type d’influence est obtenu. De ce point de vue, trois questions doivent être éclaircies. La première concerne les savoirs sur lesquels porte l’influence, ou de façon plus générale, la nature des savoirs que l’on veut diffuser. En deuxième lieu, il faut connaître le degré de compétence subjective de l’individu qui est soumis à l’influence, c’est-à-dire déterminer la nature de la relation qu’il perçoit entre sa propre compétence et celle de la source. Finalement, il s’agit de déterminer à quel niveau l’impact sera obtenu : dans certaines circonstances, il peut être important d’avoir un effet massif et immédiat, alors que dans d’autres il importe davantage que le message soit rappelé et que l’on raisonne à partir de celui-ci.
Compétences et conflits
4Récemment, la théorie de l’élaboration du conflit (Mugny et Pérez, 1994 ; Pérez et Mugny, 1993) a tenté d’intégrer ces trois questions en soutenant que, pour les étudier de façon conjointe, il faut prendre en considération la signification des conflits qui caractérisent la plupart des situations d’influence. De façon générale, la théorie de l’élaboration du conflit postule que les effets d’influence sont dus aux conflits qui prennent leur sens, d’une part, à partir des représentations que la cible d’influence a des caractéristiques de la source, et d’autre part, à partir des caractéristiques du savoir en question dans la relation d’influence. De ce point de vue sont distinguées les tâches objectives non ambiguës (Butera, Huguet, Mugny et Pérez, 1994), les tâches d’opinion (Sanchez-Mazas, Pérez, Navarro, Mugny et Jovanovic, 1993), et les tâches d’aptitudes qui concernent plus particulièrement cette contribution.
5En ce qui concerne les relations à une source plus ou moins experte, les compétences qu’une source possède sont particulièrement pertinentes dans des tâches qui mettent en jeu des aptitudes, comme c’est le cas dans les tâches de résolutions de problèmes (Butera, Maggi, Mugny, Pérez et Roux, 1996 ; Nemeth, 1986), ou les tâches de développement ou d’apprentissage. En effet, si la cible d’influence se trouve dans l’incertitude quant à sa compétence subjective dans la tâche en question (Flament, 1958), elle sera intéressée à évaluer dans quelle mesure la source constitue pour elle un apport d’informations. Du point de vue des influences sociales qui y interviennent et en sont constitutives, les tâches d’aptitudes peuvent être définies selon trois paramètres (voir Maggi et Mugny, 1995) :
61) il s’agit de tâches où les individus savent qu’existe une « réponse correcte », ou du moins des réponses plus adéquates que d’autres. Ils ne savent pas a priori de laquelle il s’agit, mais partent du présupposé qu’il existe une certaine probabilité qu’ils y parviendront au terme du processus d’apprentissage ou de résolution du problème, ce à quoi ils aspirent d’ailleurs (Festinger, 1950, 1954) ; 2) il s’agit de tâches ayant un fort ancrage social : les réponses qui sont avancées comportent un risque d’erreur, et, au-delà de l’enjeu épistémique en soi, éviter cette erreur assigne des valorisations sociales en termes de compétences socialement reconnues (par exemple, un degré de réussite ou d’échec scolaire). La réalisation de ces tâches est alors aussi médiatisée par l’auto-image de compétence que perçoit l’individu, et par la tendance à donner l’image la plus compétente de lui-même ; 3) il s’agit de tâches où l’existence de divergences de réponses est en soi plausible et normale, puisque, outre la réponse correcte, diverses réponses incorrectes sont possibles. Ceci rend les processus d’influence sociale particulièrement pertinents pour ces tâches.
7La question est alors de déterminer quelle sera l’élaboration des conflits issus des divergences qui interviennent dans ce type de tâches. Comme dans le cadre de la psychologie sociale génétique (cf. Mugny, 1985 ; Perret-Clermont et Nicolet, 1988), les régulations peuvent, grosso modo, être de nature plus relationnelle et concerner surtout la comparaison sociale des performances — et partant des compétences —, ou plus sociocognitive et relever davantage du souci proprement épistémique de parvenir à la solution adéquate. La dynamique qui prédominera dépendra essentiellement des rapports entre la compétence de la source et l’auto-perception de compétence. On considérera ici quatre dynamiques distinctes, résultant du croisement du haut ou bas degré de compétence de la cible, d’une part, et de la source, d’autre part (voir tableau 1).
Tableau 1. Les dynamiques du conflit selon la compétence.
Source compétente | Source incompétente | |
Cible compétente | Conflit de compétences | Absence de conflit |
Cible incompétente | Dépendance informationnelle | Conflit d’incompétences |
- L’absence de conflit : lorsque l’individu pense disposer d’un haut degré de compétence et qu’il est confronté à une source de basse compétence, il ne ferait preuve d’aucun suivisme, et ne s’engagerait pas non plus dans une résolution de la tâche qui demande un grand effort cognitif, en un effet d’apathie sociocognitive. L’absence de conflit, et en particulier de doute quant à la compétence propre, rend en effet superflue l’activité cognitive.
- Le conflit de compétences : lorsque l’individu pense disposer d’un haut degré de compétence et qu’il est confronté à une source également de haute compétence, on assisterait à un conflit de compétences, qui revient à ce que l’individu affirme sa compétence propre en se différenciant de la source. Pour s’affirmer, la cible est forcée à la divergence par rapport à l’expert, et ne peut simplement l’imiter ou s’inspirer de sa réponse. Elle tendrait à nier la compétence d’autrui, essaierait de ruiner la validité de sa proposition, en bref s’engagerait dans un processus de comparaison sociale où la source doit être activement invalidée pour permettre l’autovalidation. Dans cette compétitivité, qui dérive de la volonté de se montrer plus compétent qu’autrui, le conflit social absorbe le conflit de réponses, de telle manière qu’on ne progresse pas dans la résolution de la tâche. C’est là un premier paradoxe de l’expertise : l’expertise (du moins la confiance dans l’expertise propre) peut rendre l’individu incompétent, ou moins compétent qu’il ne pourrait l’être. Le second versant du paradoxe de l’expertise serait que l’inexpertise peut rendre l’individu compétent, ou plus compétent qu’il ne semblait devoir l’être. En effet, une faible compétence de soi (ce qui est un cas de figure fréquent dans les tâches d’aptitudes) peut motiver l’individu à user de l’information d’autrui et/ou à élaborer la tâche de manière plus différenciée. L’issue du processus d’influence dépend, cependant, à nouveau de la compétence reconnue à la source (tableau 1).
- La dépendance informationnelle : c’est lorsque la source dispose d’une haute compétence que la dynamique de l’imitation serait la plus fortement activée, l’individu incompétent étant dans un état maximal de dépendance informationnelle. Selon la nature de l’imitation, il se peut que l’imitation donne lieu à des généralisations ou transferts, voire à une élaboration cognitive ultérieure (Winnykamen, 1990). Le travail cognitif peut, cependant, aussi s’arrêter là, donnant lieu à une sorte de « désinvestissement sociocognitif » (Monteil, 1993), qui fait que l’activité de l’individu se limite justement à l’imitation, sans élaboration ultérieure.
- Le conflit d’incompétences : c’est quand l’individu se sent incompétent et se trouve confronté à une source sans gage social de validité que l’incompétence deviendrait productive, et l’information « invalide » de la source pourrait être utilisée pour résoudre la tâche d’une nouvelle façon. Cette dynamique constructiviste relève de ce que l’individu reste en situation de haut risque d’invalidité. En effet, déjà incertain quant à la réponse qui pourrait montrer son inaptitude, il ne peut s’appuyer sur les compétences de la source, et se retrouve en situation de conflit d’incompétences. Autrement dit, l’individu confronté à une source inexperte n’aurait pas plus confiance en la validité de sa propre réponse qu’en celle de la source. En effet, juger la source comme particulièrement incompétente n’augmente pas de facto la compétence propre, ni ne résoud l’incertitude (sans compter que l’individu doit encore s’assurer qu’il n’écarte pas de manière inadéquate une réponse possible parmi toutes). C’est la crainte d’invalidité (Kruglanski et Mayseless, 1987) découlant de ce conflit d’incompétences qui engagerait la cible dans une activité sociocognitive de résolution du problème.
8Pour illustrer ces divers cas de figure, une série de recherches sera présentée qui tente d’élucider les effets d’influence sociale dans des tâches d’aptitudes en mettant l’accent sur la comparaison entre les compétences de soi et celles de la source.
Illustrations expérimentales
9Plusieurs travaux en psychologie du raisonnement se sont intéressés aux méthodes de contrôle des hypothèses mises en place dans des situations de résolution de problèmes. Wason (1960) a ainsi démontré que la grande majorité des individus utilise la confirmation dans la mise à l’épreuve des hypothèses, même si dans la tâche proposée l’infirmation est plus diagnostique, en ce qu’elle permet d’écarter des solutions trop particulières (McDonald, 1990). Prédomine donc un biais de confirmation.
10Un ensemble important d’études a tenté de définir les tenants de ce phénomène, en le traitant comme une erreur systématique due à des particularités soit du système cognitif, qui éprouverait de grandes difficultés à traiter des informations par la négative (Evans, 1989), soit du système motivationnel, qui ne reconnaîtrait pas l’utilité de l’infirmation (Mynatt, Doherty et Tweney, 1977).
11Dans un premier paradigme expérimental inspiré par ce courant de recherche, des sujets ont été confrontés à un problème de raisonnement inductif dans lequel il s’agissait de formuler des hypothèses, et de les mettre à l’épreuve. Pour étudier les dynamiques d’influence qui interviennent dans la résolution d’une tâche d’aptitude, les sujets devaient résoudre le problème tout en étant mis au courant de la solution proposée par autrui. Plus précisément, les sujets ont eu à résoudre un problème similaire à celui que pose la tâche « 2-4-6 » de Wason (1960) : trouver la règle sous-jacente à une série de villes (et non plus de nombres, comme dans l’étude de Wason) en formulant une hypothèse, puis la mettre à l’épreuve en proposant une autre série de villes, dont on peut déterminer si elle est compatible avec la règle à découvrir (confirmation), ou si elle ne l’est pas (infirmation). La particularité de ce paradigme consiste donc en ce que les sujets, avant de résoudre ces problèmes, prennent connaissance de l’hypothèse et de la série de villes proposée par une source d’influence.
Conflits de compétences et d’incompétences
12Dans une première expérimentation, nous avons étudié directement comment les dynamiques de conflit affectent la résolution de problèmes. Le scénario expérimental demandait aux sujets, censés travailler dans une agence de voyage, de trouver la règle à la base du choix de deux villes à visiter fait par les clients de l’agence (pour une description détaillée du paradigme, voir Butera, Mugny, Legrenzi et Pérez, 1996). Les sujets avaient à soutenir une règle particulière (les clients de leur agence de voyage préfèrent les villes au bord de l’eau) pour laquelle ils composaient un slogan (en vue de les impliquer dans l’hypothèse). Ils recevaient, ensuite, une information sur la proposition de la source d’une part quant à la règle, en fait divergente (« les clients préfèrent les villes chères »), et d’autre part sur une série de deux villes proposée pour contrôler la règle dans un sondage. La source d’influence était dans cette étude soit un expert (un consultant qui conseillait l’agence depuis plusieurs années), soit un non expert (un apprenti). Les sujets avaient alors à tester le bien fondé soit de leur règle, soit de celle d’autrui. De plus, à titre de problème de généralisation, on proposait aux sujets un problème abstrait similaire à celui de Wason (trouver la règle de composition d’un triplet de nombres), dans lequel aucune source d’influence n’était impliquée.
13Les résultats (voir la figure 1) montrent que, face à l’expert, les sujets ont surtout essayé de confirmer leur propre règle et d’infirmer celle de la source (Z = 5.082, p<.001). Cependant, il apparaît que l’infirmation utilisée face à l’expert constitue plus une tentative de ruiner la validité de son hypothèse que l’utilisation d’une stratégie diagnostique, comme le montre le fait qu’au problème de généralisation où la source n’était plus impliquée, quasiment tous les sujets qui ont été confrontés à l’expert reviennent au biais habituel d’utilisation de la confirmation d’hypothèses. D’ailleurs une série de questions sur la représentation de la tâche montre que le souci de ces sujets a été surtout celui de démontrer que leur solution était correcte et que celle de l’expert était incorrecte. En ce qui concerne les sujets confrontés à la source inexperte, il apparaît au contraire qu’ils utilisent l’infirmation pour des raisons de diagnosticité, comme le prouve le fait que, pour la tâche de généralisation, ils l’utilisent davantage que ceux confrontés à l’expert (K2(l) = 9.00 ; p<.01). De plus, il semblent moins motives à démontrer l’invalidité d’autrui, et davantage préoccupés par la découverte d’une réponse valide.
14En définitive, la confrontation avec une source experte avec laquelle le sujet était explicitement en compétition a créé un conflit de compétences qui s’est manifesté par un souci d’invalidation de la source au détriment de l’analyse du problème à résoudre. La confrontation avec une source non experte implique moins le risque de se trouver en une position infériorisée et a permis aux sujets de se centrer sur la résolution de la tâche. Cette expérimentation montre ainsi que la confrontation avec une source experte peut avoir l’effet paradoxal de centrer l’individu sur des problèmes d’ordre relationnel et liés à l’affirmation d’un statut, et d’inhiber la recherche d’une solution plus adéquate au problème.
Conflit de compétences et décentration
15Le conflit de compétences semble donc trouver son origine dans l’impossibilité de considérer la complémentarité des jugements, et donc dans l’impossibilité de concevoir que la cible puisse être compétente en même temps que la source, dont découle la crainte de se retrouver avec une auto-image d’incompétence, dans l’éventualité où la solution de l’expert se révélerait plus correcte.
16Une autre expérimentation a alors essayé d’établir si ces mécanismes peuvent être atténués dès lors qu’on rend possible la complémentarité des jugements. Dans une étude reprenant le même matériel que la précédente, on a induit une comparaison sociale des compétences de soi et d’une source soit experte, soit non experte. Dans la moitié des conditions, les sujets ont, de plus, été sensibilisés à une conception du savoir comme décentration et coordination sociale des connaissances. La procédure (Huguet, Mugny et Pérez, 1991-1992) consistait à montrer aux sujets une pyramide enfermée dans une boîte selon deux points de vue (deux ouvertures dans la boîte) Ainsi, une partie des sujets voyait un triangle, et une autre voyait un carré. Ensuite, on leur demandait de deviner quel était l’objet caché dans la boîte, ce à quoi aucun sujet n’est parvenu. Finalement, on leur montrait la pyramide, en soulignant que la vraie nature de la figure ne pouvait être découverte qu’en coordonnant les deux points de vue. Dans l’autre moitié des conditions, cette démonstration n’était pas faite. Ensuite les sujets devaient résoudre le problème proposé, c’est-à-dire mettre à l’épreuve le bien fondé de leur propre hypothèse.
17Les résultats montrent que, lorsqu’on induit une représentation des connaissances comme coordination de points de vue, les sujets confrontés à l’expert utilisent l’infirmation dans des proportions similaires à celles des sujets confrontés à la source inexperte (voir la figure 2). En revanche, sans cette procédure les résultats sont conformes à ceux de l’expérimentation précédente : face à une source inexperte, on utilise davantage la stratégie la plus diagnostique (Z = 3.16 ; p<.01), alors que face à une source experte on se contente presque exclusivement de confirmer son hypothèse, probablement dans un souci de protection de sa propre image de compétence.
18Cette expérimentation montre que le conflit de compétences peut être contrecarré, dès lors que l’individu peut concevoir une complémentarité entre son propre jugement et celui de la source. D’ailleurs, dans le domaine de l’éducation, plusieurs études montrent que les élèves développent des stratégies de raisonnement de qualité supérieure lorsqu’ils apprennent dans le but de mettre en commun leurs savoirs plutôt que lorsqu’ils apprennent pour leur seul bénéfice (Annis, 1979 ; Bargh et Schul, 1980). La décentration manipulée dans la dernière étude induit justement une attitude plus intégrative envers la source experte, qui permet de considérer que l’expertise de l’un n’implique pas nécessairement l’inexpertise de l’autre. C’est là un résultat important, qui spécifie que, dans une relation d’influence concernant une tâche qui met enjeu des aptitudes, un expert peut induire des effets constructivistes à la condition de ne pas menacer l’identité de la cible.
Conflit d’incompétences et indépendance des jugements
19Une autre étude illustre directement l’hypothèse que c’est un conflit d’incompétences qui est responsable des effets constructivistes induits par une source de bas statut dans cette tâche de raisonnement (Butera et Mugny, 1995). Les sujets devaient se comparer à une source de faible compétence (un apprenti) sur des traits renvoyant à la compétence, selon une modalité soit négativement interdépendante (ils avaient à répartir 100 « points de compétence » entre soi et autrui), soit indépendante (ils distribuaient jusqu’à 100 points de compétence à soi, et jusqu’à 100 autres points à autrui).
20Les résultats (voir la figure 3) montrent que, de manière générale, les sujets attribuent plus de points à soi qu’à autrui (p<.01). Cependant, l’interaction significative entre mode de jugement et cible (soi-autrui ; p<.01) indique que c’est dans la condition d’interdépendance négative que les sujets opèrent la distribution la plus fortement asymétrique en leur faveur, se gratifiant eux-mêmes de près de deux tiers des points. Dans la comparaison indépendante, les sujets n’effectuent pas une différenciation aussi importante, attribuant une quantité plus équitable de points, soi et la source recevant près de 50 points. C’est là une caractéristique du conflit d’incompétences, qui revient justement à ne pas pouvoir trancher entre la compétence de soi et celle d’autrui. On constate que les effets constructivistes d’utilisation de l’infirmation apparaissent dans la condition d’indépendance de la comparaison, où ce sont des soucis épistémiques qui guident la recherche de validité, davantage (p<.01) que lorsque prédomine la nécessité d’une supériorité de soi induite par la comparaison interdépendante, qui force le sujet à une protection, et donc à une confirmation, de l’hypothèse propre.
21Face à une source de faible expertise peut donc apparaître un conflit d’incompétences, défini par le fait que la faible validité des réponses d’autrui ne préjuge pas de la validité des réponses propres, mais ne les rend pas plus valides pour autant. C’est la motivation à résoudre le problème qui engagerait alors les sujets dans le processus de validation (Moscovici, 1980) et dans une pensée divergente (Nemeth, 1986), que traduit le recours à l’infirmation de l’hypothèse propre. Cette motivation n’apparaît plus dès lors que la question n’est plus de résoudre le problème, mais d’affirmer la supériorité de soi.
22Cet ensemble d’expérimentations met surtout en évidence les effets les plus paradoxaux de la comparaison sociale des compétences dans les situations d’influence. En effet, on observe, d’une part, un conflit de compétences, dans lequel l’influence d’une source experte se manifeste par un rétrécissement des activités cognitives ; il se traduit alors par une résolution de problèmes davantage affectée par des biais. On observe, d’autre part, un conflit d’incompétences, dans lequel l’influence d’une source non-experte amène à trouver des stratégies plus adéquates de résolution.
Compétences de la source d’influence et compétences de la cible
23Une autre étude (Maggi, Butera et Mugny, 1996), réalisée avec un matériel différent des précédentes, attribue de façon très explicite des compétences excellentes ou des compétences médiocres aux sujets, et les confronte à une source d’influence qui possède des compétences soit excellentes, soit médiocres. Dans cette étude, les sujets avaient d’abord à estimer la longueur de plusieurs lignes, et à en reproduire graphiquement plusieurs. Sur la base d’un dépouillement fictif de ce pré-test, les sujets recevaient un score de compétence dans les capacités d’estimation de 24/100 (médiocres) ou de 78/100 (excellentes). Les mêmes scores étaient utilisés pour manipuler la compétence (basse ou haute) de la source. Pendant la phase d’influence proprement dite, ils étaient donc confrontés à une source, compétente ou incompétente, qui sous-estimait nettement les longueurs, puisqu’elle jugeait avec consistance que des barres de 20 cm mesuraient 10 cm. Une influence directe positive devrait se traduire par des estimations plus courtes des longueurs lors de cette phase d’influence. La figure 4 montre que l’on observe davantage de diminution des estimations chez les sujets classés incompétents que chez les sujets classés compétente (p<.02), et que par ailleurs les estimations sont plus courtes face à une source compétente que face à une source incompétente (p<.01), ces deux effets simples révélant que l’influence directe varie selon des processus de dépendance informationnelle. Aux deux extrêmes, on observe un maximum de dépendance chez les sujets incompétents confrontés à la source compétente, et un maximum d’indépendance de jugement chez les sujets compétents confrontés à la source incompétente.
24L’influence indirecte était captée par le biais d’un dessin d’une barre de 8 cm, effectué lors d’un post-test. Le raisonnement sous-tendant cette mesure était qu’un dessin plus long peut être considéré comme un indice de l’élaboration sociocognitive que le sujet fait à partir des jugements de la source. En effet, puisque la source sous-estime les longueurs, c’est qu’elle a implicitement une représentation du centimètre comme étant plus long (effectivement, si le cm est plus long, il y en a moins dans le même segment – voir Dasi, Pérez et Mugny, 1996). Si une telle analyse est faite par les sujets, et nous faisions l’hypothèse que ce serait le cas dans la condition où un conflit d’incompétences était induit, l’influence devrait se traduire par des dessins plus longs, puisqu’au moment de dessiner le segment les sujets utiliseraient une représentation plus longue du centimètre. L’interaction significative des deux variables (p<.01) indique que c’est bien le cas. Comme le montre la figure 5, les tracés des sujets incompétents confrontés à la source incompétente sont plus longs que ceux des sujets des conditions comparables (contrastes significatifs à au moins p<.03), les dessins des autres conditions ne différant pas entre eux.
Conclusions
25Cet ensemble de résultats n’est bien évidemment pas exhaustif de la question des relations de compétence dans les situations d’influence, ni ne répond à toutes les questions que nous avons soulevées concernant l’effet de l’expertise. Il s’agit, cependant, d’une première étape d’un programme de recherche qui permet de souligner un certain nombre d’anomalies dans ce qui est généralement admis quant aux relations entre expertise et influence.
26Il importe surtout de souligner la particularité des savoirs qui sont en jeu dans les tâches d’aptitudes. En effet, nous avons vu qu’exprimer un jugement dans une telle tâche pose au sujet un problème d’identité personnelle autant que de connaissance. D’une part, il doit parvenir à trouver la réponse correcte dont il connaît l’existence, mais pas le contenu. D’autre part, pour y parvenir il doit utiliser des instruments (par exemple, des règles de logique pour résoudre un problème de raisonnement) dont la maîtrise renvoie à une identité positive en termes de haute aptitude.
27C’est pourquoi ce type de tâches ancre socialement les individus, en les assignant, en fonction de leurs jugements, dans la catégorie des compétents ou des incompétents.
28C’est cet enjeu qui rend paradoxaux les effets d’influence induits par des sources expertes ou non expertes dans ces tâches. Nous avons vu comment la compétence d’une source d’influence, loin de constituer une heuristique pour considérer cette source comme un apport d’information, peut constituer une menace pour l’individu, dans la mesure où il perçoit que la compétence de la source est exclusive de la compétence propre. Ce faisant, la comparaison sociale induit un sentiment de menace et un désir de protéger l’estime de soi (Fazio, 1979) qui centrent l’activité cognitive des individus sur le maintien des jugements initiaux, empêchant que la différenciation sociale n’amène à une restructuration de ceux-ci et à l’émission de réponses nouvelles ou originales (Lemaine, 1974). Ces dynamiques sont pertinentes dans le domaine de l’éducation, où il a déjà été relevé que la perception d’une incompatibilité des positions a le plus souvent des effets néfastes. C’est, par exemple, le cas de ce que Johnson et Johnson (1991) ont qualifié de « débat » dans des situations d’apprentissage (voir aussi Toczek-Capelle, 1993, et dans ce volume) : lorsque les élèves doivent argumenter une position, en sachant que de cette argumentation dépend une reconnaissance d’aptitude exclusive (en termes de « qui va gagner »), les élèves tendent à se fixer sur leur première position de manière défensive, à rejeter les positions opposées, et semblent s’intéresser plus à leur propres capacités qu’à la manière dont ils effectuent leur travail (Ames et Ames, 1984).
29Les travaux présentés dans cette contribution montrent que cette menace de l’identité n’existe pas, ou est atténuée, lorsque la source est de basse compétence. Dans ce cas, c’est la crainte d’invalidité qui motive l’individu à élaborer davantage les propriétés de la tâche, comme le montre l’utilisation de stratégies de réponses plus diagnostiques ou, dans la dernière étude, une application adéquate du principe de sous-estimation proposé par la source. D’ailleurs, Johnson et Johnson (1991) remarquent comment, dans le cas de la « controverse » (une divergence de positions due à des informations différentes qui doivent être intégrées), les élèves deviennent plus incertains quant à la correction de leurs conclusions et recherchent activement plus d’informations, ce qui les amène à intégrer l’information des opposants et à atteindre des niveaux de raisonnement plus élaborés.
30La mise en évidence que l’intégration de la proposition de la source se produit alors que le sujet est aussi incompétent que la source rappelle que l’incompétence n’est pas une caractéristique personnologique figée, qui ne ferait que refléter l’absence d’un don (Mugny et Carugati, 1985), et que les performances cognitives relèvent aussi de dimensions relatives à des insertions sociales (Monteil, 1993), ce qui suggère de tirer un parallèle avec les études réalisées dans le cadre de la psychologie sociale génétique. Ainsi, le fait que des améliorations des performances apparaissent lorsque le sujet est aussi incompétent que la source est à mettre en relation avec le fait que des enfants (pré-opératoires à une épreuve de type piagétien) élaborent des instruments cognitifs nouveaux lorsqu’ils se trouvent confrontés avec les réponses d’autres enfants aussi « incompétents » qu’eux (puisque également pré-opératoires). Le parallèle provient de ce que cela n’est vrai que lorsque les enfants ont des centrations (Mugny, Giroud et Doise, 1978-1979) ou des points de vue (Doise et Mugny, 1979) opposés, et que de ce fait ils se trouvent dans un conflit de réponses, situation qui réunit en fait les ingrédients du conflit d’incompétences. En effet, l’interaction n’a pas d’effet structurant dès lors que les sujets partagent un même point de vue et ne se trouvent pas en conflit (Mugny et Doise, 1978).
31Finalement, ces expérimentations invitent à une réflexion sur le problème du transfert d’information dans l’apprentissage social. On a, en effet, mis en évidence que l’acceptation de la proposition d’une source plus compétente que soi ne produit pas nécessairement une intériorisation du système de réponse de la source, ni une élaboration ultérieure de celui-ci. Cet effet d’apathie sociocognitive découlant de la dépendance informationnelle a aussi été observé dans le cadre du développement sociocognitif. Plusieurs études montrent ainsi que les enfants confrontés à un modèle supposé plus correct (par exemple, face à un adulte) tendent à induire une régulation relationnelle, et non pas sociocognitive (pour une revue, voir Mugny, De Paolis et Carugati, 1984). Les enfants reprennent alors à leur compte la réponse d’autrui, sans construction d’un nouvel outil cognitif, probablement du fait qu’ils jugent la réponse comme étant probablement (sinon « évidemment ») plus correcte, et qu’en l’adoptant ils ont la garantie de donner une réponse « compétente ». Une telle dynamique n’est cependant pas inévitable, et l’adulte qui propose un modèle, même correct (Mugny et al., 1978-1979), peut user de méthodes qui, remettant en question l’enfant (Mugny, Lévy et Doise, 1978), assurent un conflit structurant. Là se situe, en effet, le mécanisme central de cet ensemble de démonstrations : l’élaboration de réponses nouvelles, notamment cognitivement plus évoluées, découle de situations où le rapport avec autrui assure un conflit de réponses divergentes, mais assure aussi que celui-ci soit élaboré non pas en termes uniquement relationnels, par exemple sur la base de la seule imitation, mais en termes sociocognitifs, c’est-à-dire par l’élaboration personnalisée des centrations opposées, en un raisonnement qui les intègre en les coordonnant.
Auteurs
Université Pierre Mendès France (Grenoble)
Université de Genève
Université de Genève
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À quoi sert aujourd'hui la psychologie sociale ?
Demandes actuelles et nouvelles réponses
Gérard Guingouain et François Le Poultier (dir.)
1994
Psychologie sociale et formation professionnelle
Propositions et regards critiques
Jacques Py, Alain Somat et Jacques Baillé (dir.)
1998
La maîtrise du langage
Textes issus du XXVIIe symposium de l’Association de psychologie scientifique de langue française (APSLF)
Agnès Florin et José Morais (dir.)
2002
L'apprentissage de la lecture
Perspectives comparatives
Mohamed Nouri Romdhane, Jean Emile Gombert et Michèle Belajouza (dir.)
2003
Réussir à l'école
Les effets des dimensions conatives en éducation. Personnalité, motivation, estime de soi, compétences sociales
Agnès Florin et Pierre Vrignaud (dir.)
2007
Lire-écrire de l'enfance à l'âge adulte
Genèse des compétences, pratiques éducatives, impacts sur l'insertion professionnelle
Jean-Pierre Gaté et Christine Gaux (dir.)
2007
L’apprentissage de la langue écrite
Approche cognitive
Nathalie Marec-Breton, Anne-Sophie Besse, Fanny De La Haye et al. (dir.)
2009
Musique, langage, émotion
Approche neuro-cognitive
Régine Kolinsky, José Morais et Isabelle Peretz (dir.)
2010