Chapitre 6. Auto-réalisation des prophéties en situation de formation professionnelle
p. 95-105
Texte intégral
1Traditionnellement inspirée du modèle taylorien, la structure fonctionnelle des centres de distribution d’EDF-GDF subit de profondes mutations depuis quelques années. Elle tente désormais de se réorganiser en « Groupes Responsables » (G.R.) composés d’agents polyvalents (6 à 30 personnes) centrés sur un objectif prioritaire. Le rapport hiérarchique se fédère autour de la négociation de contrats impliquant, d’une part, les membres des groupes et, d’autre part, leurs responsables appelés « chefs de G.R. » Le rôle de ces derniers consiste à encadrer l’équipe, négocier les objectifs de travail, recenser les moyens disponibles, mais aussi conduire les entretiens individuels d’évaluation. Cette modification des pratiques managériales fut initiée au centre d’Angers par un investissement considérable en formation professionnelle1. Dispensé par un cabinet spécialisé, le programme baptisé « Socio-pro » se divisait en 5 modules destinés à améliorer les compétences du personnel d’encadrement de l’entreprise en matière d’évaluation, d’organisation, d’animation de groupe et de gestion participative par objectifs. Il fut accompagné d’un module d’approfondissement portant sur la conduite d’entretiens d’évaluation, module délivré cette fois par un organisme différent. Selon les objectifs fixés par la direction du centre, l’encadrement ainsi formé devrait à son tour initier le personnel exécutant au nouveau mode de management en déclinant certains acquis de formation.
2L’ensemble du dispositif fut suivi de plusieurs enquêtes menées indépendamment par des experts issus de la direction nationale d’EDF-GDF, par un comité interne, et enfin par un cabinet de conseil (une étude de climat, un audit-communication, une enquête sur le management). Mesurant les changements attendus à l’issue du programme « Socio-pro », ces enquêtes aboutirent à des conclusions similaires. Le premier point soulevé concernait l’applicabilité des informations transmises lors d’une formation parfois qualifiée d’inutile. Bien que son contenu ait volontairement été réduit à la présentation d’outils concrets (grille « X » pour conduire les réunions de travail du groupe, méthode « Y » pour en définir les objectifs prioritaires...) les chefs de G.R. avouaient éprouver des difficultés à l’adopter au quotidien. Le second point faisait état d’une forte disparité d’implication des salariés. Seuls les agents formés (encadrement) semblaient essayer de suivre la politique imposée, le personnel exécutant, en revanche, manifestait quelques réticences au changement. Contrairement aux attentes de la direction, l’encadrement n’assurait pas une fonction de relais : il ne concourait pas à inciter au changement les membres des Groupes Responsables et n’assurait pas la transmission de ses acquis de formation. Un troisième point recensait l’expression, par les chefs de G.R., de difficultés relationnelles avec les équipes assorties d’un malaise d’ordre statutaire. Ceux-ci évoquaient à la fois des problèmes de prise de responsabilité et de crédibilité concernant les prérogatives impliquées par leur nouveau statut de manager. Ils jugeaient leurs compétences insuffisantes, manquaient de confiance pour mener à bien une transition vers un style de commandement participatif qui impose de nombreuses situations de communication interindividuelle. Ce point se trouvait d’ailleurs relayé par le personnel exécutant dont les remarques s’accordaient à douter des qualités d’animation cb leur supérieur, malgré l’absence d’opportunités susceptibles d’apporter des informations contradictoires. Un quatrième point témoignait, cependant, d’une assimilation satisfaisante des outils et des informations diffusées lors des séances de formation. Les différentes évaluations réalisées convenaient de la qualité des acquis du programme de formation. Il n’existait alors pas de critères objectifs justifiant les inquiétudes et doutes formulés par les Chefs de G.R.
3Ces conclusions laissaient entrevoir une forte difficulté éprouvée par les « nouveaux managers » (autrement dit : le personnel d’encadrement) à mettre en application les outils exposés au cours du programme de formation. Loin de remettre en cause la validité et l’efficacité des formations dispensées, les facteurs explicatifs avancés reposaient essentiellement sur la notion de compétence ressentie. Une notion de psychologie sociale semble particulièrement susceptible de rendre compte de ces jeux d’attributions respectives de capacités entre les chefs de G.R. (encadrement) et les membres des groupes, il s’agit de la notion d’auto-réalisation des prophéties.
L’auto-réalisation des prophéties
4La notion d’auto-réalisation des prophéties (self-fulfilling prophecy : Merton, 1948), dont on peut trouver une présentation en langue française par Rosenthal et Jacobson (1968/1972), suggère que les croyances sont susceptibles d’influencer le cours des événements de sorte que des attentes – fondées ou non – se révèlent exactes. Guidés par les perspectives attributionnelles d’Heider (1944, 1958), de Jones et Davis (1965), puis de Kelley (1967), les travaux réalisés dans ce domaine se sont majoritairement focalisés sur l’activité cognitive du sujet en termes d’interprétation des informations relevant d’autrui. Certains indices donnent, cependant, à penser que nos croyances affectent également les comportements d’autrui. Une recherche de Jones et Panitch (1970), utilisant le paradigme expérimental du « dilemme du prisonnier2 », en fournit une illustration. On pouvait observer qu’un sujet amené à croire que son futur partenaire de jeu l’apprécie manifestait une attitude significativement plus coopérative que s’il avait été amené à croire que son partenaire ne l’apprécie pas. De plus, la cible des attentes (le partenaire) lui témoignait, en retour, davantage de sympathie dans le premier cas que dans le second. Ce constat, plusieurs fois renouvelé (Kuhlman et Wimberley, 1976 ; Miller et Holmes, 1975), s’accorde bien avec les observations de Kelley et Stahelski (1970) : lorsqu’un des joueurs présentait une conception homogène du monde fondée sur l’esprit de compétition, ses comportements stimulaient la compétitivité des autres participants. Par feed-back, le joueur validait alors sa croyance, sans jamais prendre conscience que ses comportements étaient à l’origine des conduites de ses partenaires. Selon Snyder (1984), le processus générant les confirmations comportementales peut faire l’objet d’un découpage en trois étapes explicatives. La première étape verrait les croyances servir de bases d’anticipation pour le déroulement des événements et entraîner des stratégies comportementales destinées à valider ces anticipations (par exemple, un joueur, persuadé que son partenaire ne l’apprécie pas, va se tenir sur ses gardes avant même que la partie ne débute). Cette étape paraît principalement caractérisée par un biais de confirmation d’hypothèse (Snyder et Swann, 1978 ; Snyder, 1984 ; Quattrone, 1982) : l’individu a fortement tendance à privilégier les informations confirmatoires par rapport à ses hypothèses plutôt que les informations infirmatoires. La seconde étape concernerait le mécanisme par lequel la cible se conforme comportementalement aux attentes à son égard (par exemple, les réticences et la faible convivialité d’un joueur favorisera, en retour, une attitude peu chaleureuse de son coéquipier). La dernière étape concernerait l’intériorisation, par la cible, du processus de confirmation comportementale validant la croyance initiale. Ce lien entre des croyances et le sens que l’on attribue aux actions serait relayé par des inférences auto-attributives (Jones, Kanouse, Kelley, Nisbett, Vallins et Weiner, 1972) et auto-perceptives (Bem, 1972), dont les maximes « croire signifie faire » et « je suis ce que je me vois faire » pourraient résumer les principaux postulats.
5On peut donc distinguer deux versants du processus d’auto-réalisation des prophéties. Le premier versant concernerait le juge qui, par ses comportements, orienterait ses observations de l’individu-cible afin de confirmer ses a priori. Le second versant concernerait la cible qui émettrait, en réponse, des conduites interprétables comme autant d’éléments de validation des croyances à tester. Ainsi, les résultats recueillis, au cours d’un travail de groupe, par Farina, Gliha, Boudreau, Allen et Sherman (1971) indiquaient que des sujets persuadés que leurs partenaires ont connaissance de leur passé psychiatrique affichaient une faible performance et un comportement anxieux, parfois inadapté, facilitant le diagnostic d’observateurs extérieurs. A contrario, d’anciens patients, convaincus que les membres du groupe ignoraient leur dossier médical, n’étaient pas identifiés avec succès. Au-delà de la dimension comportementale, ce type de croyance semble affecter également la sphère cognitive. Des données recueillies par Uranowitz, Skrypnek et Snyder (1978)3 indiquent l’existence d’un mécanisme cognitif de reconstruction sélective d’informations. Apprenant que la femme dont ils avaient récemment lu les épisodes marquants de l’enfance étaient homosexuelle (versus hétérosexuelle), leurs sujets restituaient préférentiellement les épisodes créditant cette nouvelle information. Cette forme de relecture gouvernerait le rappel indépendamment de la fragilité des croyances4.
6Par ailleurs, le biais de confirmation d’hypothèse semble s’accompagner également de conséquences cognitives et comportementales lorsqu’il s’applique à des croyances sur soi. L’individu rechercherait des actions mettant en valeur les qualités qu’il s’attribue : d’aucuns se voyant extravertis chercheraient des situations requérant assurance et compétitivité (Furnham, 1982). Un tel biais guiderait également les conduites afin qu’elles suscitent chez autrui des comportements de réassurance5, notamment par la mise en avant de stratégies « auto-handicapantes » pour justifier ses échecs ou surévaluer ses succès (Jones et Berglas, 1978). De même, pour Sherman (1980), lorsque les croyances reposent sur des hypothèses émises par autrui, les sujets tendraient à favoriser leurs conditions de validation. Cependant, le biais de confirmation interviendrait exclusivement lorsque les hypothèses que le sujet désire mettre à l’épreuve sont consistantes avec l’image qu’il a de sa personnalité. Une hypothèse inconsistante, au contraire, pourrait motiver l’élaboration de stratégies « infirmatoires » (Swann, 1978)6, destinées à restaurer, chez autrui, une image positive de soi.
7Les recherches mentionnées ont permis de circonscrire le mécanisme de l’autoréalisation des prophéties. Cependant, il s’agit d’expérimentations réalisées en laboratoire impliquant des sujets probablement peu motivés, à qui on a instillé une hypothèse concernant une certaine cible. D’autres recherches sur le thème possèdent aussi un caractère plus écologique, d’une part, relativement aux relations interpersonnelles entretenues par le sujet et la cible, et d’autre part, relativement au terrain sur lequel se déroule l’étude. Quelques recherches ont ainsi envisagé les conséquences de l’évaluation d’une personne familière dont on possède déjà une connaissance en termes personnologiques. Plusieurs observations (Snyder et Swann, 1978 ; Semin et Strack, 1980 ; Snyder et Campbell, 1980 ; Snyder, Campbell et Preston, 1982) donnent à penser que, même dans cette situation particulière, l’individu paraît susceptible d’adopter une stratégie visant à obtenir des informations destinées à valider une nouvelle hypothèse à propos d’autrui. De même, les recherches en milieu écologique semblent confirmer les effets observés en laboratoire. L’école offre un terrain privilégié d’interventions pour l’étude des répercussions des attentes. Dans sa revue de question, Jussim (1986) s’est employé à explorer successivement les trois séquences communes aux études sur l’auto-réalisation des prophéties réalisées en milieu scolaire : 1) le développement d'attentes spécifiques : l’auteur insiste sur leur manque d’élasticité. Les enseignants sélectionnent les performances confirmant leurs a priori et négligent les indices qui en révèlent l’arbitraire ; 2) la nature du « traitement » différencié appliqué aux élèves en fonction de ces attentes : Jussim montre combien des renforcements conditionnés par la nature des attentes s’avèrent inadaptés et interdisent notamment aux élèves d’accéder à un sentiment de contrôle, ce qui leur permettrait pourtant d’établir un lien de causalité entre leurs actions et les sanctions dont ils font l’objet ; 3) la réaction des élèves aux « traitements ». Dépendante de la sensibilité des sujets aux traitements de leurs professeurs, cette réaction se solderait fréquemment par des performances conformes aux attentes. Des résultats similaires ont été obtenus en situation de recrutement (Baeyer et al., 1981)7 ou encore auprès d’ouvriers-soudeurs en apprentissage (King, 1971). Dans cette recherche, des contre maîtres-instructeurs se voyaient désigner une liste mentionnant les noms (sélectionnés arbitrairement) de certains de leurs élèves sensés posséder des aptitudes peu communes. Au cours de la formation, l’auteur enregistra d’importantes modifications survenues chez les élèves prétendument doués : forte baisse du taux d’absentéisme, meilleurs scores aux tests de compréhension que ceux obtenus par les autres apprentis, et réduction de moitié du temps habituellement nécessaire à l’acquisition des principales notions du programme. Ces constatations furent non seulement rapportées par les instructeurs, mais également par les autres ouvriers qui désignèrent les sujets prétendument doués comme modèles de référence du « bon apprenti ».
8Malgré leur acquisition satisfaisante des outils du programme « Socio-pro », les chefs de G.R. d’EDF-GDF exprimaient quelques doutes quant à leurs compétences en management. Il a également été fait mention de l’absence de cadres formels stimulant l’application de ces acquis. Un contexte invitant les chefs de G.R. à manifester leurs connaissances sur l’un des domaines du programme « Socio-pro », pourrait donc les amener à s’auto-attribuer ces compétences contestées les conduisant à réévaluer certaines de leurs qualifications liées au programme « Socio-pro ». Par ailleurs, l’un des objectifs de ce programme de formation professionnelle devait se caractériser par une déclinaison, par les supérieurs hiérarchiques, des acquis auprès des membres de leurs services respectifs. Il est probable que le statut de formateur conféré au chef de groupe par la situation expérimentale induise, chez les agents à former, la présomption de nouvelles compétences associées à l’objet de l’enseignement. Le poids des facteurs situationnels devrait alors s’effacer au profit d’attributions stables, centrées sur la personne et franchissant les limites fixées par le contexte. Il est possible d’émettre une prédiction semblable concernant les agents à former. La qualité de leur apprentissage devrait, en partie, se trouver déterminée par les attentes du formateur. S’il est amené à présumer de compétences (propres à l’objet de sa formation) de ses « élèves », il devrait induire des comportements confirmant cet a priori.
Présentation de la recherche
Population
9• Huit groupes responsables, composés chacun de 6 à 10 personnes ont été sélectionnés pour constituer l’échantillon des agents à former. Quatre d’entre eux (N = 27) étaient présumés compétents, les quatre autres (N = 29) n’étaient l’objet d’aucune attente particulière. Les 8 responsables hiérarchiques de ces groupes (chefs de G.R.) constituaient la population des formateurs. Par ailleurs des questionnaires identiques furent distribués à 2 populations « contrôle » (n’ayant pas réalisé de formation), un groupe constitué de 8 chefs de groupe n’ayant pas réalisé de formation sur le thème étudié, et un groupe de 20 agents d’exécution (membres de groupe) privés de cette formation.
Matériel
Thème de la formation
10Le thème de formation choisi fut extrait de l’un des modules du programme « Socio-pro » : « Initiation aux attitudes de communication dans les relations interpersonnelles8 », sujet pour lequel les compétences ressenties s’avèrent particulièrement problématiques, mais n’autorisent pas de présomptions d’aptitudes spécifiques tant envers les membres des groupes qu’envers leurs supérieurs. De plus, il présente un contenu facilement assimilable médiatisé par des exercices assurant l’acquisition des principales notions. Enfin, il offre la possibilité de circonscrire le rôle des formateurs à celui d’un animateur et de contrôler ainsi la variabilité interindividuelle.
Critères d’évaluation
Efficacité de la formation
11L’efficacité de la formation était estimée par un score de compréhension (note variant de 0 : « incompréhension totale », à 18 : « compréhension totale ») obtenu au moyen d’un exercice similaire à ceux réalisés au cours de la formation. Une échelle bipolaire en 7 points (de 1 : « totalement incertain » à 7 : « totalement certain ») recueillait le degré de certitude que les sujets associaient à chacune de leurs réponses au test.
Évaluations réciproques du formateur (chef de groupe) et des agents formés (membres de groupes)
12Chaque agent dressait confidentiellement à l’expérimentateur un portrait du formateur en référence à ses comportements professionnels quotidiens. Cette évaluation portait sur 14 traits de personnalité (7 positifs, par exemple : « digne de confiance » et 7 négatifs : par exemple, « irresponsable ») assortis d’échelles bipolaires en 11 points (de 1 : « pas du tout d’accord » à 11 : « tout à fait d’accord »).
13Une évaluation analogue était demandée au chef de groupe improvisé formateur qui livrait son assentiment par rapport à 12 adjectifs censés décrire son groupe.
Auto-attribution de compétence des formateurs
14Six échelles permettaient d’interroger les chefs de groupes à propos de leur compétence ressentie envers des domaines de management en lien avec « Socio-pro ». Le thème abordé lors de la procédure expérimentale figurait parmi les items à évaluer.
Procédure
Premier temps
15L’expérimentateur dispensait à chaque chef de groupe 3 heures de formation portant sur le thème retenu. Il s’agissait d’exercices destinés à identifier les différents types d’attitudes adoptées lors d’entretiens (enquête, interprétation, soutien moral, apport de solutions toutes faites, jugement moral), à découvrir celles privilégiées par le sujet et à déterminer, enfin, celles qui conduiraient à une compréhension optimale (reformulation reflet). L’expérimentateur signifiait ensuite aux chefs de groupes que leurs acquisitions étaient suffisantes pour désormais prétendre jouer le rôle de formateur auprès de leurs subordonnés. Comme des prétests l’avaient suggéré, les résultats des exercices validant les acquis de l’enseignement certifièrent, pour chaque sujet, une compréhension satisfaisante. Cette dernière était, cependant, systématiquement surestimée par l’expérimentateur afin de convaincre chaque chef de groupe de son aptitude à former les membres de son équipe. L’écart séparant cette première phase de la suivante s’élevait systématiquement à 48 heures. Cette courte durée autorisait l’assimilation du matériel tout en minimisant le risque que les formateurs initiés puissent recourir à un complément d’information.
Deuxième temps
16La seconde phase (séance plénière) réunissait les groupes placés sous la responsabilité de leurs supérieurs récemment formés. Elle était inaugurée par l’expérimentateur seul. À l’issue de cette prise de contact, l’expérimentateur allait chercher le chef de groupe. Il lui confiait (ce qui était faux), qu’il s’était permis de déborder du cadre d’une simple présentation de la formation pour en dévoiler une partie du contenu. Quatre chefs de groupes furent aléatoirement informés que les membres de leur groupe avaient, à cette occasion, fait preuve d’une grande sensibilité de compréhension envers le thème présenté (condition « groupe supposé compétent »). Les quatre autres chefs de groupe n’ont disposé d’aucune appréciation particulière portant sur les membres de leur groupe (condition « groupe neutre »). Les membres de G.R. n’ont pas eu connaissance de cette présentation favorable ou neutre de leurs aptitudes présumées. L’expérimentateur veillait à les informer de l’efficience de leurs formateurs respectifs.
17• Les chefs de G.R. réalisaient, l’enseignement, en présence de l’expérimentateur dont la tâche se limitait à l’observation du déroulement de la séance. La formation répartie en cinq étapes envisageait : 1) la réalisation individuelle d’un exercice ; 2) la mise en commun des réactions ; 3) la détermination des attitudes personnelles en communication ; 4) l’explication des attitudes du groupe ; 5) l’identification des attitudes proposées lors des 5 premiers cas de l’exercice. À l’issue de la séance, plusieurs questionnaires d’évaluation étaient proposés au formateur improvisé, ainsi qu’aux membres de son groupe. On mesurait alors la performance effective du groupe (efficacité de la formation) à l’aide d’une épreuve portant sur les contenus mêmes de la formation, c’est-à-dire l’acquisition des attitudes dé Porter. Suivaient un certain nombre de jugements portés sur la séance et sur les qualités réciproques que chacun (groupe/formateur) s’attribuait. Par ailleurs des questionnaires identiques furent distribués aux 2 populations « contrôle » (chefs de services et subordonnés n’ayant pas réalisé de formation).
Résultats
Effet de la croyance en des aptitudes du groupe
Tableau 1. Moyennes des scores obtenus au test de validation des acquis de formation et degré de certitude associé aux réponses du test.
Moyennes | Groupe neutre | Groupe expérimental (supposé compétent) |
Performance | 7.53 | 10.37 |
Certitude des réponses | 82.97 | 94.27 |
18On observe (tableau 1) une supériorité des scores comptabilisés chez les groupes présentés comme compétents (F(1,55) = 6.16 ; p<.02). Cette performance accrue du groupe supposé compétent s’accompagne d’une confiance plus solide accordée par ses membres à la totalité des réponses exigées par l’exercice de validation (F(1,55) = 4.70 ; p<.04). On retrouve ici le constat évoqué par la littérature expérimentale traitant de l’effet d’auto-réalisation des prophéties : le chef de groupe, persuadé d’avoir à former des individus compétents semble avoir signifié sa croyance à son auditoire. Celui-ci, en retour, à travers son efficacité, confirme « comportementalement » l’a priori dont il a été la cible. La simple introduction d’une fausse information (aucun groupe, de fait, ne bénéficiait de compétence spécifique envers le thème de la formation) modifie donc bien de manière sensible les apports de la formation9.
Compétences conférées au formateur (chef de groupe) par les participants
Tableau 2. Comparaison des groupes « contrôle », « neutre » et « expérimental (présumé performant) » selon leurs évaluations de qualificatifs généraux liés au chef de groupe (formateur). Un chiffre élevé traduit un accord avec les traits positifs assorti d’un désaccord envers des traits négatifs (valeur variant de 6 à 66).
Groupe | Différence traits positifs-traits négatifs |
contrôle (N = 20) | 17.00 |
neutre (N = 29) | 25.67 |
expérimental (N = 27) | 35.37 |
19Globalement, les conditions expérimentales semblent avoir influencé les jugements des agents (« au quotidien vous diriez de cette personne qu’elle est... ») envers leur supérieur (F(2,73) = 9.37 ; p<.001). Cependant, seuls les sujets formés et supposés compétents semblent avoir été sensibles à l’effet de contexte suggéré par la formation. Les contrastes opérés à partir de l’analyse de variance (tableau 2) indiquent, en effet, que leurs évaluations se démarquent à la fois de celles émises par les groupes « contrôle » (F(1,73) = 10.66 ; p<.002) et « neutre » (F(1,73) = 3.68 ; p<.06). En revanche, les agents qui n’ont pas fait l’objet d’une présentation favorable (groupe neutre) évaluent leur supérieur/formateur de la même manière que leurs collègues non formés (F(1,73) = 2.48 ; n.s.). Les évaluations sont donc d’autant plus favorables au chef de G.R. qu’elles proviennent d’individus prétendument performants formés par ses soins.
Compétences que se confèrent les formateurs (chefs de groupes)
Tableau 3. Comparaison des groupes témoin et expérimental en fonction des compétences exprimées envers les domaines « Socio-Pro » (plus le chiffre est élevé, plus la compétence ressentie est importante ; note minimale : 1, note maximale : 11).
Compétence ressentie en : | formateurs groupe expé | formateurs groupe neutre | non formateurs groupe contrôle |
Entretien individuel | 6.50 | 5.50 | 5.00 |
Évaluation | 7.25 | 6.50 | 3.88 |
Commandement | 8.50 | 6.25 | 5.00 |
Animation | 8.50 | 7.00 | 5.75 |
Délégation | 8.25 | 5.50 | 4.38 |
Négociation de contrats | 8.50 | 6.00 | 4.63 |
Moyenne : | 7.92 | 6.12 | 4.78 |
20La manipulation expérimentale semble peu influencer (tableau 3) les estimations que les chefs de groupes livrent de leurs compétences liées au programme « socio-pro » (F(2,13) = 2.06 ; n.s.). Cependant, les estimations choisies par les formateurs de groupes présumés compétents tendent à se distinguer de celles choisies par les chefs de service appartenant au groupe contrôle, et donc n’ayant pas eu à endosser un rôle de formateur (F(1,13) = 4.08 ; p =.06)10.
Compétences conférées aux participants par les formateurs (chefs de groupe)
Tableau 4. Comparaison des degrés d’accord moyen exprimés par les chefs de groupe (ayant joué le rôle de formateurs ou non) au regard de qualificatifs définissant leur groupe d’agents (un chiffre élevé traduit un accord important avec les traits proposés ; note minimal : 6, note maximale : 66).
Groupe | Différence traits positifs-traits négatifs |
Contrôle (N = 8) | 48.37 |
Neutre (N = 4) | 47.34 |
Expérimental (N = 4) | 51.75 |
21Les évaluations (présentées dans le tableau 4) livrées par les chefs de groupe ayant eu à former des agents supposés compétents ne diffèrent pas significativement des évaluations fournies par les chefs de groupe ayant formé des agents qui n’étaient pas, au départ, présumés compétents, ni même des évaluations fournies par les chefs de groupe qui n’ont pas eu l’occasion de former leurs agents (F(2,13) < 1 ; n.s.).
Discussion
22Les résultats de cette étude confortent, globalement, nos hypothèses. On observe que les membres des groupes dont le formateur avait été informé qu’ils possédaient déjà une certaine compétence, par rapport à l’objet de la formation, réalisent des performances (lors d’un exercice destiné à vérifier les acquis de la formation) nettement supérieures que celles des membres des groupes qui n’avaient pas été présentés comme compétents. Ces performances accrues vont de pair avec une certitude associée aux réponses à l’exercice plus importante. Conformément à ce que laissait supposer l’effet d’auto-réalisation des prophéties (Merton, 1948 ; Snyder, 1984), les présomptions du formateur semblent affecter l’assimilation du contenu d’une formation professionnelle. À l’invitation des suggestions de l’expérimentateur, le chef de groupe paraît avoir nourri différentes attentes de performances auxquelles les cibles (les agents-formés) ont apporté une confirmation comportementale. Il est vraisemblable que l’animateur de séance ait laissé transparaître sa conviction erronée concernant les capacités de son auditoire, probablement en effectuant une meilleure prestation. Cela a pu se traduire, par exemple, par une plus grande mobilisation des connaissances acquises, ou encore par un investissement plus important dans la transmission de ces connaissances. Deux éléments alimentent un tel présupposé. On constate, d’abord, que le simple statut de formateur n’est pas suffisant pour que le chef de service fasse l’objet d’une modification favorable de l’évaluation de ses compétences professionnelles. En effet, seuls les chefs de service dont les stagiaires ont été supposés, dès le départ, performants font l’objet d’une réattribution de compétences, même si cela ne fait pas l’objet d’une réciprocité de la part des formateurs. Ensuite, on observe que les formateurs des premiers tendent, en fin de formation, à se juger eux-mêmes plus compétents que les formateurs des seconds.
23Au regard de l’abondante littérature sur la validation sociale des erreurs de jugements, on peut souligner que cette recherche rend compte d’effets massifs, alors même que, d’une part, la situation expérimentale est de courte durée, et d’autre part, les participants entretiennent quotidiennement des relations professionnelles. Ainsi, malgré les préconceptions des uns à l’égard des autres (par exemple, du chef de service à l’égard de ses subordonnées) forgées au cours des années, une simple information livrée par un intervenant extérieur suffit à susciter des effets de confirmation comportementale. Rien n’empêche d’envisager que ces effets, mesurés dans un cadre temporel très restreint, puisse persister au-delà de l’interaction dans laquelle ils ont émergé. En effet, nombreuses sont aujourd’hui les recherches (Fazio, Effrein et Falender, 1981 ; Quattrone, 1982 ; Riggs, Monach, Ogburn et Pahides, 1983 ; Py, Somat et Le Manio, 1998) qui indiquent que la validation sociale des erreurs de jugements produit des conséquences aussi bien dans des situations ultérieures identiques que dans des situations ultérieures différentes. Étant donné que les acteurs de la présente situation expérimentale sont amenés à se retrouver dans le cadre professionnel, on peut aisément supposer que les jugements des uns sur les autres produits à cette occasion ont persisté par la suite.
24Cette intervention a apporté quelques éléments permettant de dépasser les problèmes rencontrés par l’encadrement d’EDF-GDF d’Angers concernant le programme « Socio-pro ». Les diverses enquêtes réalisées à des fins d’évaluation du programme mettaient l’accent d’une part, sur les difficultés, pour les chefs de groupe, à s’approprier l’ensemble des outils découverts lors de la formation et, d’autre part, sur leur perception d’un manque de compétences relatives à l’objet de la formation, ce qui nuisait à l’application quotidienne des instruments de management. Cette intervention indique que l’exhibition d’aptitudes spécifiques favorise la reconnaissance de leur existence. Ainsi les chefs de G.R. se considèrent plus aptes à faire face aux impératifs du nouveau management lorsque les circonstances ont favorisé le déclenchement de mécanismes auto-attributifs. Cette étude a permis la formulation de nouvelles options stratégiques au centre EDF-GDF d’Angers. L’encadrement a ainsi essayé de déterminer quelles pourraient être les modalités d’actions à mener en vue de favoriser l’application des acquis « Socio-pro ».
Notes de bas de page
1 120 agents furent concernés par 8 000 heures de formation réparties à raison de 12 jours par agents, l’ensemble du dispositif représentant un coût total estimé à plus d’un million de francs.
2 Le dilemme du prisonnier introduit par Kahneman & Tversky se présente comme un jeu mettant en relation des couples de participants dont la coopération conditionne les chances de réussite mais minimise les gains. Il favorise la mise en évidence de l’importance accordée à la compétitivité par les candidats.
3 Cité par Snyder (1984).
4 Snyder (1984) rapporte qu’il a obtenu des résultats analogues en invitant les sujets à tester la validité d’une nouvelle information présentée, cette fois, comme une hypothèse.
5 À ce sujet, se reporter à l’expérience de Kelley et Stahelski (1970) évoquée en début de partie et relatant l’effet de l’esprit compétitif lors du jeu du « dilemme du prisonnier ».
6 Cité par Snyder (1984)
7 Cités par Snyder (1984).
8 Il s’agit, en fait, d’une adaptation des attitudes en communication référencées par Porter (1950) sur la base des travaux de Rogers (1951). Le lecteur peut en trouver une présentation sous forme d’exercices dans le volume des cahiers Mucchielli consacré aux situations de communication en face à face. Ce programme fût testé auprès de 2 groupes (15 cadres et agents de maîtrise, 20 agents d’exécution) ce qui permit, d’une part, d’en mesurer la pertinence et, d’autre part, de prévoir les durées nécessaires à sa réalisation.
9 Il est important de préciser que seule la variable manipulée (compétence supposée) influence les scores observés : on n’enregistre pas d’effet « formateur » (Chef de Groupe) (F(6,50) = 1.91 ; n.s.).
10 Cette remarque ne s’appuie pas sur des différences statistiquement établies pour chacun des thèmes proposés, mais sur une comparaison portant sur les regroupements de ces thèmes.
Auteurs
Université de Haute-Bretagne (Rennes)
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Lire-écrire de l'enfance à l'âge adulte
Genèse des compétences, pratiques éducatives, impacts sur l'insertion professionnelle
Jean-Pierre Gaté et Christine Gaux (dir.)
2007
L’apprentissage de la langue écrite
Approche cognitive
Nathalie Marec-Breton, Anne-Sophie Besse, Fanny De La Haye et al. (dir.)
2009
Musique, langage, émotion
Approche neuro-cognitive
Régine Kolinsky, José Morais et Isabelle Peretz (dir.)
2010