Chapitre 5bis. Fiat Lux : regard critique sur le texte d’Alaphilippe
p. 91-93
Texte intégral
1Accepter de rédiger quelques commentaires, c’est déjà entrer dans le jeu de la soumission librement consentie. La manipulation débute par le « pied-dans-la-porte », qui laisse espérer d’amples et flatteuses réflexions. Le pied-dans-la-porte, on l’aura compris, c’est l’expérimentation. En nous destinant ce thème, Alaphilippe satisfait au plus haut point à l’orthodoxie manipulatoire de la psychologie sociale, puisque, il le sait bien, nous ne saurions lui tenir le moindre ressentiment. D’autant que son texte illustre une orientation opposée à celle, plus courante, qui, se prévalant à peu de frais d’une compétence ingénieuriale, s’en tient à l’évaluation externe des formations. Ici, par le biais de l’expérimentation, la psychologie sociale est à la fois objet et outil de formation. C’est cela qui constitue, conformément aux propos de notre introduction générale, le vrai défi ingénieurial.
2Dans ce texte, la fonction initiatrice de l’expérimentation participe d’une dévolution à coup sûr inattendue pour nous-mêmes, sinon pour les employés d’EDF. Nous pensions humblement que l’expérimentation avait pour unique fonction de concourir à l’administration de preuves, à la réfutation d’hypothèses. Peut-être étions-nous dans le rêve positiviste de l’expérimentation scientifique cruciale au point d’oublier la leçon constructiviste que nous inflige (à la suite de Piaget) Le Moigne (1995) ; peut-être avions-nous perdu le sens de l’épreuve au contact d’expérimentations contemporaines particulièrement bien instrumentalisées, mieux conduites (c’est à voir), plus complexes que les nôtres (du temps jadis) et, en outre, plus rarement contestées. C’est que les règles d’écriture qui organisent désormais le texte dit scientifique, la présentation des calculs et, plus généralement, la configuration (au sens propre) des divers systèmes sémiotiques sollicités comme les représentations graphiques, les tableaux et les figures, suppléent parfois aux règles de l’objectivité méthodologique. Du reste, l’auteur semble reconnaître ce problème lorsqu’il utilise de façon euphémisée le terme d’esthétique à propos des usages possibles d’un modèle statistique certes parfois bien utile. Sur les effets de facteurs sémiotiques dans la construction et l’appropriation des savoirs on consultera Latour (1985), Baillé (1993) et surtout Duval (1995).
3Souvent, en sciences de l’éducation, de vertueux contempteurs dénoncent sous les traits artificiels de l’expérimentation, la manipulation de sujets rendus étrangers à leurs propres conduites. Ces mêmes, qui seraient bien en peine de nous montrer une situation réellement naturelle (dans le domaine de la formation ou dans tout autre domaine du champ social), devraient s’estimer comblés par l’usage didactique de l’épreuve expérimentale. La démarche est originale qui consiste à transformer les sujets d’une expérience en témoins de leurs propres comportements dans ce réseau qu’ils manipulent et qui les manipule. Pour ceux qui osent encore se déclarer cogniticiens (distinction inutile puisque tout le monde dans le domaine se prétend cogniticien, voire métacogniticien), ce travail, d’apparence simple, s’accorde à la stimulation de ce que les psychologues nommaient prise de conscience (Piaget 1974).
4Pour qui se pique, non par pur esthétisme ou par provocation, de pratiquer la démarche expérimentale en sciences de l’éducation, l’entrée en matière reste diablement roborative. Les grandes figures convoquées ne laissent pas de surprendre. Peut-être nous étions-nous paresseusement habitués à considérer comme incongrue, en psychologie sociale ou plus généralement en sciences sociales, toute référence à l’histoire des sciences qui remonterait au-delà du siècle, voire au-delà du dernier numéro d’une grande revue spécialisée anglo-américaine.
5Sur le plan épistémologique, tout en restant dans la logique du chapitre d’Alaphilippe, on voudra bien nous permettre deux remarques : la première concerne les expériences invoquées de Galilée et la seconde vise la question de l’expérience canonique. Dans un ouvrage où se manifeste la prétention de la psychologie sociale à atteindre au rang de savoir d’ingénieur, il ne devrait pas être inopportun de rappeler que dans le Discours concernant deux sciences nouvelles, Galilée associe constamment science et technique. L’ouvrage débute, en sa Première journée, par une forte allusion aux travaux de mécanique conduits à l’arsenal de Venise. Pour notre présent propos, la leçon est d’autant plus patente que la plupart de ceux qui invoquent la révolution galiléenne négligent ce trait proprement technologique. Cette même référence à Galilée nous conduit aussi à une interrogation d’ordre didactique. Le dialogue entre Salviati et Sagredo ne figure-t-il pas une sorte de dialogue didactique idéal qui intègre le poids de représentations aussi erronées que familières et, bien avant que la notion ait été formulée, le marquage social. Puisque Galilée fit un large usage de l’expérience invoquée, pourrait-on imaginer que les apprenants aient à dialoguer sur de possibles expériences et à disputer (au bon sens de la didactique scolastique, certes largement pré-galiléenne, du XIIIe siècle) de son opportunité scientifique et technique ? Ce changement de point de vue ne permettrait-il pas d’évaluer si une représentation relève bien d’une véritable assimilation du savoir ? Après tout notre réflexion ne fait qu’accompagner une étude qui traite précisément du bénéfice, en formation professionnelle, d’un changement de point de vue.
6Revenons à l’expérience. Placer les apprenants en situation de sujets pour une expérimentation n’est en soi aucunement formateur. Le fait que ceux-ci soient volontaires ou non, n’ajoute rien à l’affaire, de même l’opportunité de discuter après coup des résultats. Bachelard (1938) nous a instruit sur l’illusoire portée scientifique et didactique de l’expérience première à l’exemple de ces cabinets du XVIIIe siècle où ces messieurs-dames (les dames surtout), faisant leurs expériences de physique, se donnaient la commotion électrique. On réalisait certes des expériences, on s’exposait comme sujet aux conditions de l’épreuve et on en discutait ensuite les effets. Il n’en résultait rien sur le plan du savoir en physique. On n’apprenait à peu près rien sur l’électricité. Or, à première vue, cette trame aussi didactiquement vaine que distrayante ne paraît pas très éloignée du plan de formation qui nous est présenté ici. À première vue seulement ?
7Tout s’éclaire (si l’on peut dire) par la révélation des résultats. Est-ce suffisant ? Il n’est certes pas courant de demander aux sujets d’une expérimentation d’interpréter et de commenter les résultats qui les concernent. Mais, précisément le risque de trivialité ou de l’anecdotique, propre, si l’on suit Bachelard, aux expérimentations déconnectées de la théorie et non soumises à ses réquisits, n’est-il pas ici trop fort au regard du bénéfice que peuvent en tirer des sujets, en fin de compte guère plus savants sur la question des réseaux ? On donne à voir, qu’en reste-t-il en fin de compte ?
8Si on identifie la partie expérimentale à un TP, le choix pédagogique est relativement classique pour une formation universitaire. Considérée comme simulation, cette même partie paraît tout aussi classique en formation professionnelle. Ce qui singularise l’approche, c’est précisément qu’il ne s’agit, à nos yeux, pas plus d’un TP (malgré la référence à un célèbre manuel) que d’une simulation. Le projet ne s’intègre pas plus dans la visée d’un apprentissage des schématismes ou des formalismes des réseaux que dans celle d’un usage opératif pour des situations de travail bien déterminées. Le projet a été bien défini comme celui de la réappropriation par la personne des informations dont on dispose sur elle. La méthode expérimentale adoptée, en faisant des sujets les destinataires de l’information produite sur eux-mêmes (par des pairs) contribue certes à l’élucidation analytique du système d’emprise. Mais, sans le sous-estimer, peut-on se satisfaire de cet effet clinique. On devrait aisément comprendre que la référence explicite à la méthode expérimentale nous fonde à poser la question de l’induction.
9En quoi cette expérience du réseau (au double sens d’expérimental et d’expériencié) en laboratoire peut elle avoir une incidence sur l’expérience quotidienne (au seul sens d’expériencié) du réseau dans le travail, la famille l’entreprise ou la société ? Certes l’élargissement de la discussion à diverses formes de réseaux semble accréditer la thèse d’un effet inducteur. Mais, au-delà de leur portée analytique, quelles sont les incidences comportementales (on n’ose pas dire sociales) de la formation ? Comment mesurer son impact sur les représentations initiales des sujets ? Les résultats rapportés paraissent bien trop allusifs pour que nous partagions l’optimisme de l’auteur quant aux effets de sa méthode.
10Pour conclure, nous voudrions évoquer la question du contenu. Le contenu des problèmes (rechercher une information commune dans cinq messages distribués) est conforme à celui de l’expérimentation de laboratoire dans laquelle le bruit (au sens de la théorie de l’information) doit être des plus réduits. On doit donc admettre que le contenu est ici pauvre et le contexte épuré. Serait-il possible d’imaginer la reprise de cette expérience dans des situations dites plus écologiques, dans de réelles situations de travail ? En outre, le contenu des messages (niveau local ou général de l’information, fonction épistémique ou socio-structurante, etc.), leurs attributs physiques (fréquence, longueur, durée, etc.) ou sémiotiques (nature des traces, syntaxe, effets de traductions des registres sémiotiques sollicités, etc.) ne sont pas indifférents à la forme des réseaux et à leur capacité d’emprise. Pour rester dans le champ du modèle expérimental, probablement y a-t-il dans cette brève énumération de nombreuses variables indépendantes dont on aimerait, selon la forme des réseaux, connaître les effets sur la formation de publics bien échantillonnés. Cette dernière remarque est à considérer dans la perspective d’un programme de recherche-développement qui, pour des raisons à la fois pratiques et scientifiques, en particulier celles liées au contrôle en continu des informations et aux simulations afférentes, relèverait en propre d’une ingénierie cognitive (Woods et Roth, 1988).
Auteur
Université Pierre Mendès France (Grenoble)
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