Chapitre 4bis. Décrire ou évaluer, faut-il choisir ?
Regard critique sur le texte de Tarquinio
p. 75-78
Texte intégral
1On oppose classiquement en sciences de l’éducation approches descriptives et approches prescriptives (Bru, 1998). Seules les premières participeraient de la démarche scientifique, les secondes oscillant entre psychologisme et pétition idéologique. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’en éducation, le glissement progressif d’énoncés factuels vers les formes prescriptives de la pédagogie, repérables en surface par l’usage de l’impératif impersonnel (ou, plus prudemment, par le recours aux formes atténuées du conditionnel), constitue un risque majeur pour la recherche sur les pratiques et n’est pas sans affecter le récit d’expérience. Un tel glissement, plus qu’un irrépressible besoin de rétablir (ou d’établir) un pouvoir de contrôle sur l’objet formation, souvent mal maîtrisé en raison du nombre de ses déterminants et de la dynamique de leurs combinaisons, trahit chez le formateur ou le chercheur une double carence sur le plan de l’instrumentation et de la modélisation. À défaut de savoir ce qu’est un acte de formation, on peut toujours s’arrêter sur ce qu’il devrait être. En quelque sorte, l’alternative est la suivante : soit on n’a rien d’autre à dire sur l’éducation qu’une suite d’évidences (éventuellement factuelles), soit on invente la réalité. Ainsi s’exprime le dilemme originel des disciplines traitant de l’action humaine.
2La présence d’imputations fonctionnalistes ne saurait suffire pour que les discours produits s’accordent à la juridiction de la science normale. L’administration (au sens socio-politique du terme) de preuves d’existence ou, ce qui revient au même, d’opportunité sociale se réduit à une liste de présumés bienfaits ou méfaits que les évaluateurs s’empresseront d’ordonner à seule fin de masquer sous l’énoncé du mieux leur norme du bien. Les textes de pédagogie classique, ou ceux qui traitent de nos modernes dispositifs d’intervention sociale (surtout en situation dite de crise), sont à cet égard particulièrement édifiants. On s’épargnera d’en citer les auteurs.
3Nous devons considérer que la confusion du bien et du vrai n’est pas chose rare dans un domaine aussi axiologiquement saturé que l’éducation. Cela est depuis longtemps connu de tous ceux qu’intéresse une approche scientifique des faits de formation. Mais, alors que nous étions plutôt enclins à stigmatiser pareille confusion (Baillé, 1996) à en dénoncer les dangers pour la raison didactique, le travail de Tarquino (avec les sources qui l’inspirent) nous incline à reconsidérer un jugement aussi abrupt.
4Pour les sciences de l’éducation, du moins pour celles qui prennent pour objets aussi bien une pratique effective de formation dans une micro société groupale, que l’historicité curriculaire, la distinction de principe entre caractère descriptif et caractère évaluatif est cruciale. Inutile ici d’insister sur les leurres que recouvre une évaluation qui se pare des attributs de l’objectivité. La recherche présentée confirme que l’évaluation n’est pas un objet isolé, une technique explicitable, mais qu’elle est incorporée progressivement et inéluctablement (au-delà même du cadre de référence adopté par l’auteur) dans l’action de formation. Les psychologues sociaux nous ayant montré que les systèmes de formation avaient, entre autres fonctions, celle d’apprendre (hors toute intentionnalité explicite) aux élèves, à s’évaluer, à se juger eux-mêmes, à procéder à des attributions causales congruentes à quelques éléments des styles pédagogiques (Monteil, 1989, 1993), il leur restait à montrer que ces mêmes systèmes instillaient, toujours aussi peu explicitement, donc sans contrôle d’usage, des jeux de normes à seule fin d’évaluer autrui. Avec la présente contribution, c’est désormais chose faite.
5Ces quelques remarques nous fondent à revenir sur la question de l’objet ou du fait (pour l’instant le mot importe peu) de formation dont il est question ici. Que vise la procédure expérimentale ? Il ne fait aucun doute qu’elle vise la mise à jour des effets d’une formation sur des conduites présumées actives dans l’exécution de tâches professionnelles. Nous disons présumées, car nous sommes conduis, faute d’information précise sur les contenus et les méthodes, à supposer que les stages et les études de cas sont les situations pédagogiques privilégiées. S’il en va ainsi, on comprend que le premier problème qui se pose est celui de la maîtrise des savoirs techniques ou instrumentaux. Or, l’effet manifeste de la formation touche à un changement du mode de traitement de traits personnologiques. Du descriptif les étudiants passent à l’évaluatif. Comment ce passage s’accorde-t-il avec la maîtrise d’un savoir technique ?
6Notre étonnement tient surtout au fait que les étudiants commenceraient par décrire avant de finir par juger. Tout se passe comme si la formation technique conduisait à une inhibition de l’objectivité. Si des explications contextuelles relatives à une telle évolution sont bien avancées, on acceptera provisoirement d’en différer l’examen au profit de celui de cet hypothétique (virtuel) objet cognitivo-social dénommé continuum description-évaluation.
7Que ce continuum puisse être porté à exister ne va pas sans conséquence pour le formateur. Ce dernier devrait être alors conduit à s’interroger sur la nature d’un fait de formation. Celui-ci résulte-t-il des seuls effets, donc des plausibilités fonctionnelles de quasi-organes cognitifs (mémoire, langage, etc., en référence à la thèse chomskienne) ? Si tel est le cas, somme toute classique, on devrait pouvoir décrire le quasi-organe du transit description-jugement. Mais notre formateur peut être conduit aussi à considérer qu’un fait de formation s’établit comme activation (changement de niveau de traitement, effets de seuil) de schémas, de procédures, de schèmes et de stratégies dont on devrait pouvoir décrire les accommodations aux variations contextuelles. Alors ce continuum n’est plus qu’un effet parmi d’autres. Souhaitée, sinon souhaitable, une action correctrice en direction de la formation ne peut faire impasse sur la nature des objets cognitifs invoqués. Mais on voit qu’en matière d’instabilité, la description de ces objets peut en remontrer à la description personnologique.
8Contrairement à ce qu’il est courant d’entendre, une description ne relève pas obligatoirement d’un calcul de vérité. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler, en ces temps de cognitivisme débridé, qu’un calcul de vérité porte, non sur des phrases quelconques, mais sur des propositions. En d’autres termes, le calcul de vérité dans la plupart des opérations générales de la connaissance, c’est-à-dire la déduction, les groupements, l’ordination, les inférences, l’abduction, etc. porte sur des relations. On a pu oublier cela quant à la logique opératoire (classes et relations (Piaget, 1972), la psychologie cognitive a pour une large part, substitué une logique externe (déclarative en quelque sorte), à la fois cadre et représentation du monde. L’usage précoce de ces schémas représentationnels (scripts, réseaux sémantiques, mapping, etc.), souvent statiques, repose pour l’essentiel sur des relations de contiguïtés. Ce seront les substitutions prédicatives propres aux fonctions propositionnelles qui rendent compte du passage de la description aux relations, de la configuration de collections aux classes, de la dénomination à la liaison nécessaire. Or ces relations logiques constituent à la fois un nouveau contexte normatif et une opportunité dynamique (paradigmatique, par substitution de prédicats et par substitution d’opérations pour les groupements généraux, etc.). Elles finissent par devenir les instruments de leur propre description. Tout cela pour indiquer que la description intègre des jugements qui deviennent progressivement explicitables au cours du développement cognitif.
9En elle-même, la description ne participe d’aucune forme d’objectivité. Si décrire consiste en la construction de classes et, corrélativement, l’établissement de relations (d’équivalence, d’inclusion, d’intersection, etc.) entre les éléments de ces classes, entre des sous-classes ou entre les classes, alors, mais en ce cas seulement, la description autorise des jugements de vérité. Cela signifie que la description n’est pas sans rapport avec l’explication, même si celle-ci requiert d’autres opérations. Elle en serait le prélude ou une phase initiale (songeons à tout ce qu’ont dû décrire ces innombrables enfants conviés à « expliquer » la composition de bouquets de fleurs, les déplacements de mobiles, l’équilibre de la balance, etc.). Le passage de la description à l’évaluation des futurs travailleurs sociaux recouvrirait alors le passage du descriptif à l’explicatif, même si ce mot désigne en réalité une procédure explicative tronquée. On voit qu’une possible interprétation des résultats différerait fortement de celle de l’auteur.
10Si décrire c’est aussi soumettre son regard, son ouïe, sa mémoire aux mots qui dénotent et/ou désignent et aux normes qui régissent leurs liaisons, alors l’objectivité d’une description est au moins linguistiquement contrainte. La variété des registres sémiotiques et le caractère socioculturel des modalités perceptives (voir, dans le chapitre 12, les difficultés du témoignage) suffisent à nous rendre prudent devant ce qu’on désigne par description. Rappelons-nous que l’arc-en-ciel des anciens grecs avait moins de couleurs que le nôtre. Quel objet décrivaient-ils ?
11L’auteur voudra bien excuser ces remarques trop longues pour un simple commentaire et cependant bien trop allusives. Elles témoignent de notre difficulté à adopter sans débat son schéma de principe, son continuum description-évaluation. Les résultats rapportés dans une expérimentation particulièrement bien conduite sont nets. Sont-ils sans appel ? Sans doute non. Il faut comprendre ce jugement d’abord comme une incitation à élargir l’expérimentation dans d’autres lieux de formation. L’acculturation professionnelle ici mise en évidence mérite, en effet, toute notre attention. Ainsi, dans leur traitement de traits personnologiques, les futures assistantes de service social passeraient rapidement du mode descriptif au mode évaluatif, de comportements « objectifs » (CC) à des comportements utilitaires (CA). Les contrastes entre la première et les deux années suivantes sont massifs. Le fait que des catégories de jugements puissent se substituer à d’autres présupposerait toutefois une relation non disjonctive entre ces classes de jugements ; dans le cas contraire, le continuum est non recevable. Le caractère de substituabilité des traits évaluatifs et descriptifs est-il réversible ? C’est à ce prix que nous pourrions l’admettre sans réserve.
12Pour finir, nous pensons que la mise en perspective psychosociale de l’évaluation constitue une avancée dans un ensemble de pratiques aussi confuses dans leurs méthodes qu’idéologiquement déterminées. Mais ce travail nous renforce aussi en cette idée que l’évaluation traitée comme spécialité isolée n’a pas grand sens. La rationalité didactique, en particulier celle des sciences et techniques, a su établir des liens entre les déterminants historiques, techniques et sociaux des savoirs et les conduites d’appropriation effectives (au sens cognitif et socio-cognitif) des élèves. Les rôles conjoints ou opposés des représentations de connaissances (savoirs plus croyances) et des marquages sociaux ont pu être mis en évidence. Les didactiques professionnelles paraissant adopter une voie similaire, au regard du problème traité ici et des résultats présentés, une confrontation des approches et des modèles paraît désormais envisageable.
13Sans doute, le caractère hautement prescriptif de la formation professionnelle du travailleur social le prédispose-t-il à produire des jugements de valeurs. En tant que professionnel, il devra agir pour le bien des personnes en tension avec le bien, souvent antagonique, de la société ou d’autres personnes. Il ne manquera pas de se forger, comme on dit très justement, des opinions, entre autres à travers la saisie d’indices perceptifs. Depuis les années 40-50, on a fini par recenser un nombre important de déterminants culturels et sociaux de la perception. La perception n’est pas l’enregistrement passif du spectacle du monde, et rapporter à soi la perception d’autrui, même filtrée par une pratique professionnelle, ne consiste pas seulement à soumettre son jugement à une pression corporatiste inavouée et sécurisante. Il reste que cet effet de pression corporatiste existe, il est sans nul doute renforcé par la formation professionnelle, il peut toutefois être renforcé par la déshérence cognitive que génèrent des formations professionnelles faiblement techniques et sousinstrumentalisées.
14Entre l’immersion affectivo-sociale de l’implication professionnelle et la neutralité savante du discours instrumenté, il y a plus qu’une marge. Une formation professionnelle peut-elle équilibrer la tension entre ces deux polarités ? Nous ne saurions répondre sans éprouver des dispositifs régulateurs d’un supposé gradient d’utilité. Une telle ambition requiert le développement d’outils de contrôle, l’élaboration d’une théorie des situations en didactique professionnelle, la modélisation des savoirs professionnels et celle du rapport du sujet à ces savoirs dans une théorie de l’instrumentation. Mais ceci est une autre affaire où, si elle le souhaite, la psychologie sociale sera la bienvenue.
Auteur
Université Pierre Mendès France (Grenoble)
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