Chapitre 4. Diagnostic social et formation des travailleurs sociaux
p. 65-74
Texte intégral
1S’interroger sur les apports de la psychologie sociale au domaine de la formation, conduit notamment à s’intéresser à l’impact du dispositif de formation des assistants de service social sur l’utilisation, dans le diagnostic social, de la connaissance évaluative versus descriptive. Le diagnostic social peut se définir comme un ensemble de capacités mis en œuvre par les travailleurs sociaux, pour rendre compte, évaluer et juger une situation sociale impliquant un ou plusieurs usager(s). Cette contribution est destinée à montrer en quoi les dispositifs de formation au diagnostic social peuvent être considérés comme des médiateurs idéologiques dont une des fonctions serait l’acquisition de nonnes sociales et professionnelles d’évaluation.
La connaissance évaluative et la connaissance descriptive dans le diagnostic social
2Dès 1976, Beauvois a mis en évidence le caractère évaluatif des traits de personnalité conçus, selon lui, comme des critères de décision du comportement à adopter envers une cible sur la base de sa valeur et de son utilité sociale. Selon cette conception, le trait apparaît comme le produit cognitif d’une pratique évaluative reposant sur la valeur et l’utilité sociale des personnes, plutôt que sur leurs propriétés intrinsèques (Beauvois et Dubois, 1991a). À l’inverse la connaissance descriptive pourrait se définir comme le résultat d’actions réalisées aux seules fins de la connaissance et justifiables du seul rapport d’observation, l’objet n’y étant appréhendé qu’en tant qu’objet à connaître. Par définition, le savoir descriptif livre de l’information sur la nature des objets. Le critère d’évaluation de ce registre de savoir s’appuie donc pour une large part sur la valeur de vérité (en termes de vrai ou faux). Par comparaison, la connaissance évaluative correspond à l’énonciation directe de la valeur des objets et de l’usage que l’on peut en avoir. Le critère n’est plus celui de la vérité, mais celui de l’acceptabilité des critères de décisions. La connaissance évaluative paraît donc justifiable d’un rapport à l’objet qui sera appréhendé dans sa fonction plutôt qu’en tant qu’objet à connaître. Cette connaissance livre directement l’utilité des objets, et actualise les cours d’actions nécessaires inscrits dans ces rapports. Ainsi définie, il apparaît que la connaissance évaluative n’est en rien équivalente à l’expression, par l’individu, de ses affects et de ses goûts ou de ses tendances.
3Ces deux conceptions du savoir possèdent quelques implications dans l’activité de connaissance de ces objets particuliers que sont les personnes. Une telle position repose sur le principe selon lequel les rapports sociaux dans lesquels nous sommes insérés génèrent un certain type de connaissance qui doit être distinguée de celle que construit le rapport social délibéré d’observation (mis en œuvre par le scientifique, par exemple). Selon cette conception (Beauvois, 1976, 1984, 1994), les traits de personnalité correspondraient non seulement à des caractéristiques individuelles fondant notre connaissance descriptive d’un acteur (ce qui est en accord avec les théories classiques en matière de mémoire des personnes), mais aussi à des critères de valeur et d’utilité de l’acteur dans un registre de situations données. Le trait accéderait ainsi au statut d’élément de connaissance descriptive et évaluative. Beauvois et ses collègues (Beauvois et Dubois, 1991a et b ; Guéguen, 1994 ; Tarquinio, 1994, 1997) ont montré que les composantes descriptive et évaluative des catégories personnologiques pouvaient varier selon un continuum : certains traits apparaissent principalement évaluatifs et transmettent d’emblée plus d’informations sur l’utilité sociale de la personne désignée par le trait et d’autres apparaissent principalement descriptifs et transmettent moins d’informations sur l’utilité sociale de la personne.
4Dès 1976, Mischel a considéré les traits comme des éléments synthétiques de l’activité d’une cible observée au préalable. Quelques chercheurs (Wyer et Gordon, 1984 ; Srull et Wyer, 1989) ont repris cette idée pour la développer et postuler que les comportements étaient encodés et organisés en mémoire sous forme de traits. Munis d’une telle conception théorique, Beauvois et Dubois (1991a et b) ont soutenu l’idée selon laquelle aux différents registres personnologiques (évaluatif versus descriptif) pourraient correspondre deux registres comportementaux également distincts : les Comportements caractérisant la Cible (ou comportements CC) et les Comportements qu’Autrui pourrait avoir à l’égard de la cible (ou comportements CA). « L’activation de ce deuxième registre peut être considérée comme assimilable à la connaissance évaluative apportée par le trait puisqu’elle fournit une approximation de l’utilité de la personne, exactement comme l’activation du premier registre [...] peut être considérée comme assimilable à la connaissance descriptive apportée par ce même trait » (Dubois, 1994). Il s’agit, dans les faits, d’une modélisation de la connaissance évaluative qui tient compte du rapport à l’objet qu’elle implique, en intégrant le rapport social à la cible, les utilités sociales de l’évaluateur et le contexte idéologique dans lequel il s’inscrit. Plusieurs recherches (Beauvois, Dubois, Mira et Monteil, 1996 ; Tarquinio, 1997) attestent l’idée de l’adéquation des comportements CC et CA aux deux formes de connaissance référencées, notamment par l’utilisation de traits reconnus soit comme très évaluatifs, soit comme très descriptifs : les comportements CC apparaissent en adéquation avec la dimension descriptive et les comportements CA en adéquation avec la dimension évaluative. Il semble, dès lors, légitime de supposer que la nature du registre personnologique aura une incidence sur l’élaboration du diagnostic : les descripteurs évaluatifs et descriptifs ne possédant ni le même poids, ni la même fonction dans les descriptions faites par les usagers.
Dispositif de formation et jugement personnologique
5Tarquinio (1997), au travers d’une série d’expérimentations, a montré que les travailleurs sociaux, et plus spécifiquement les assistants de service social, privilégiaient le traitement des informations les plus évaluatives (traits évaluatifs et comportements CA) lorsqu’ils étaient amenés à rendre compte des usagers avec lesquels ils travaillent. Cette prédilection pour le registre personnologique est supposé acquis dans les dispositifs de formation professionnelle dont ils sont issus. On sait, en effet, que ces dispositifs de formation favorisent l’acquisition de la norme d’internalité (Beauvois, 1984 ; Dubois, 1987, 1994 ; Dubois et Trognon, 1989), c’est-à-dire la valorisation sociale des explications des comportements et des renforcements qui accentuent le poids causal de l’acteur au détriment des explications qui portent sur la situation. Si l’internalité devait être liée au maniement de l’information évaluative, on devrait s’attendre à ce que les dispositifs socio-éducatifs qui modifient fortement l’acquisition de la norme d’internalité modifient également la propension à utiliser des traits évaluatifs dans l’activité de description d’autrui. Le Poultier (1989) a ainsi produit la première recherche attestant l’existence d’un lien entre internalité et maniement de l’information évaluative. Il a recueilli, en effet, les plus forts scores d’internalité auprès des enfants qui utilisaient librement davantage de critères évaluatifs pour catégoriser leurs pairs en comparaison des enfants qui utilisaient plutôt des critères descriptifs. De même, Py et Somat (1996) ont montré, chez des élèves de 11-12 ans, que les sujets qui privilégiaient les explications internes lorsqu’ils devaient rendre compte de ce qu’ils faisaient ou de ce qui leur arrivait utilisaient davantage que les sujets qui privilégiaient les explications externes des traits fortement évaluatifs pour décrire autrui. C’est dans ce cadre que nous avons appréhendé les dispositifs de formation des assistants de service social comme des médiateurs jouant notamment un rôle dans l’acquisition de certaines fonctions idéologiques qui se traduiraient par des pratiques évaluatives.
6Ainsi, en se socialisant aux valeurs du groupe professionnel auquel ils appartiennent, ou souhaitent appartenir, les élèves-assistants de service social intégreraient les systèmes de valeurs du groupe professionnel de référence. Au-delà de l’acquisition des uniques compétences professionnelles, le dispositif de formation devrait donc contribuer à l’acquisition, par les élèves, de modes de pensée valorisés par le groupe d’appartenance, conduisant au fur et à mesure de l’intégration dans le dispositif de formation à un traitement privilégié des informations les plus évaluatives (traits évaluatifs) et les plus utilitaires (comportements CA).
Méthode
Sujets
790 élèves-assistants de service social (29 en première année, 29 en deuxième année et 32 en troisième année) en formation à l’Institut Régional du Travail Social de Lorraine (Metz) ont participé à cette expérimentation. Les élèves de chacune des promotions ont été répartis en deux groupes indépendants. Chacune des trois promotions était soumise aux mêmes conditions expérimentales.
Procédure
8Il était présenté aux sujets des trois promotions (VI inter-sujets No 1 ; 3 modalités) la synthèse d’un entretien entre deux assistantes de service social de secteur qui relatait les propos d’une certaine Mme B. qui avait émis le souhait de devenir assistante maternelle agréée. Les sujets, sans être informés de la nature de l’étude à laquelle ils participaient, étaient conviés à lire le portrait de la cible. Composé de 36 informations connotées positivement, ce portrait a fait l’objet d’une construction particulière (voir Tarquinio, 1997). Il comportait, en particulier, 8 traits de personnalité (VI intra-sujets No 1 ; 2 modalités), dont 4 traits descriptifs (par exemple, vive, active...) et 4 traits évaluatifs (par exemple, « franche », « loyale ») ; 16 comportements (VI intra-sujets No 2 ; 2 modalités), dont 8 CC (par exemple, « elle ne reste jamais sans rien faire », « elle ne cherche à tromper personne ») et 8 CA (par exemple, « on peut lui donner des choses urgentes à faire », « on peut s’engager pour elle »). Ce portrait comportait également 4 informations signalétiques (par exemple, « elle a une quarantaine d’année », « elle a deux enfants »), 4 informations physiques (par exemple, « elle porte des lunettes », « elle a les cheveux noirs »), et 4 items de remplissage (par exemple, « elle fait ses courses au supermarché »).
9Les consignes, orales et écrites permettaient d’induire deux procédures de traitement de l’information (VI inter-sujets No 2 ; 2 modalités). Dans la première condition expérimentale, de « formation d’impressions », les sujets devaient porter un jugement sur la personnalité de Mme B. Dans la seconde condition, de « mémorisation », les sujets devaient simplement mémoriser l’information présentée.
10L’ensemble des sujets était informé qu’il ne participerait pas à la totalité de l’expérimentation, et qu’à l’issue de la présentation du portrait, il serait mis en relation avec d’autres personnes, également élèves-assistants de service social, qui prendraient le relais pour la suite de l’expérience. En fait, à l’issue de la présentation du portrait, tous les sujets poursuivaient l’expérimentation sans que personne ne viennent les rejoindre. Les sujets étaient, alors, soumis à trois types de tâches. La première tâche, de nature distractive, consistait à administrer aux sujets un test mécanique d’une durée de 4 minutes afin de vider le contenu de la mémoire de travail. Durant la seconde tâche, il était demandé au sujet de rappeler aussi fidèlement que possible les éléments apparus lors de la présentation du portrait de Mme B. Cette tâche de rappel a permis la mesure du nombre de traits de personnalité (VD No la et 1 b : traits évaluatifs vs descriptifs rappelés) et du nombre de comportements (VD No 2a et 2b : comportements CC vs CA rappelés) présents dans le portrait initial et mémorisés par les sujets. Au cours de la troisième tâche, les sujets devaient rédiger un compte rendu de 20 lignes minimum à propos de la cible sur la base des informations en leur possession. Cette tâche de jugement professionnel a permis la mesure du nombre de traits de personnalité (VD No 3a et 3b : traits évaluatifs vs descriptifs utilisés), et du nombre de comportements (VD No 4a et 4b : comportements CC vs CA utilisés) présents dans le portrait initial et utilisés par la suite. À ce moment de l’expérimentation, était fourni à chacun des élèves-assistants de service social, (et ceci pour les deux conditions) un document de quelques pages qui apportait des informations supplémentaires sur le cas de Mme B. Ce document ne reprenait en rien les éléments du portrait initialement présentés. Il s’agissait uniquement d’informations placébiques concernant le domicile, l’attitude du mari et des enfants à propos de la volonté de Mme B de devenir nourrice agréée. On trouvait également des éléments sur les activités de loisir des membres de la famille, ou encore des précisions sur les infrastructures proches de son domicile (écoles, équipements sportifs disponibles). Ce document, qui a une existence réelle dans la pratique professionnelle des assistants de service social, avait pour fonction essentielle de contextualiser la présentation de la cible.
Résultats
La tâche de rappel
Rappel du nombre moyen de traits de personnalité
11Les données ont été traitées par analyse de la variance (ANOVA), sur la base du plan d’analyse S <Année de formation 3 * Type de consigne 2> * Nature des traits 2. Si l’effet du type de consigne (mémoire vs jugement) n’apparaît pas (F(1,84) < 1 ; n.s.), on observe un effet significatif de l’année de formation (F(2,84) = 9.47 ; p<.001) : les élèves de deuxième et de troisième année rappellent davantage de traits (respectivement m = 2.00 et m = 2.09) que ceux de première année (m = 1.51). On observe également un effet de la nature des traits (F(1,84) =12.97 ; p<.001) : les traits évaluatifs (m = 2.07) sont globalement mieux rappelés que les traits descriptifs (m =1.67). De plus, un effet d’interaction entre l’année de formation et la nature des traits (F(2,84) = 7.14 ; p<.001) apporte des précisions intéressantes.
12La décomposition de cette interaction montre que l’effet de l’année de formation est obtenu pour les traits évaluatifs (F(2,84) = 13.65 ; p<.001) : les élèves de deuxième et de troisième année rappellent davantage de traits évaluatifs que les élèves de première année, alors que les traits descriptifs ne font l’objet d’aucune différence significative en fonction de l’année d’étude (F(2,84) < 1 ; n.s.). Cette interaction indique également un effet lié à la nature des traits pour les élèves de deuxième année (F(1,84) = 6.64 ; p<.02) et les élèves de troisième année (F(1,84) = 21.16 ; p<.001). Dans les deux cas, les sujets rappellent davantage de traits évaluatifs que de traits descriptifs. Une telle différence n’est pas retrouvée pour les élèves de première année (F(1,84) < 1 ; n.s.).
Rappel du nombre moyen de comportements
13Est pris en compte le traitement des comportements CC et CA qui, selon les cas, pouvaient exemplifier soit un trait descriptif soit un trait évaluatif. Les résultats ont été traités par analyse de la variance (ANOVA) sur la base du plan d’analyse S <Année de formation 3 * Type de consigne 2> * Type de comportements 2. Si, là aussi, l’effet du type de consigne (mémoire vs jugement) n’apparaît pas (F(1,84) < 1 ; n.s.), on observe un effet de l’année de formation (F(2,84) = 8.22 ; p<.001) : les élèves de deuxième et de troisième année rappellent davantage de comportements (respectivement m = 1.30 et m = 1.50) que les élèves de première année (m = 1.13). On peut également constater un effet du type de comportements (F(1,84) = 22.53 ; p<.001) : les comportements CA (m = 1.48) sont globalement mieux rappelés que les CC (m = 1.15). Un effet d’interaction entre l’année de formation et le type comportements (F(2,84) = 13.91 ; p<.001) apporte des indications complémentaires.
14La décomposition de cette interaction montre que l’effet de l’année de formation n’est obtenu que pour les comportements CA (F(2,84) = 24.18 ; p<.001) : les élèves de deuxième année et ceux de troisième année utilisent plus de comportements CA que leurs collègues de première année, alors qu’ils ne se différencient pas concernant les comportements CC (F(2,84) < 1 ; n.s.). Cette interaction indique également que l’effet lié au type de comportements se manifeste pour les élèves de deuxième année (F(1,84) =7.19 ; p<.01) et les élèves de troisième année (F(1,84) = 17.95 ; p<.001) : dans les deux cas, les sujets rappellent davantage de comportements CA que de comportements CC, alors qu’aucune différence n’est observée chez les élèves de première année (F(1,84) < 1 ; n.s.).
La tâche de jugement professionnel
Utilisation du nombre moyen de traits de personnalité dans l’élaboration du diagnostic
15Les données ont été traitées par analyse de la variance (ANOVA), sur la base du même plan d’analyse que lors du rappel. L’interaction, entre l’année de formation et la nature des traits (F(2,84) = 2.74 ; p =.07), tendancielle, précise, en l’absence d’effets principaux (effet de l’année de formation : F(2,84) < 1 ; n.s. /effet du type de consigne : F(l,84) = 1.30 ; n.s. /effet de la nature des traits : F(l,84) = 3.07 ; p =.08), la nature des résultats.
16La décomposition de l’interaction indique que l’effet de l’année de formation n’est obtenu que pour les traits évaluatifs (F(2,84) = 2.84 ; p =.06) : les élèves de deuxième année et ceux de troisième année utilisent davantage de traits évaluatifs que les élèves de première année, alors que pour les traits descriptifs, on n’observe pas de différence liée à l’année de formation (F(2,84) < 1 ; n.s.). L’interaction indique également un effet lié à la nature des traits chez les élèves de troisième année (F(1,84) = 6.01 ; p<.02) : ils utilisent plus de traits évaluatifs que de traits descriptifs pour l’élaboration du jugement, alors qu’aucune différence n’est observée chez les élèves de première (F(1,84) < 1 ; n.s.) et de deuxième année (F(1,84) = 2.18 ; n.s.).
Utilisation du nombre de comportements dans l’élaboration du diagnostic
17Les résultats ont été traités par analyse de la variance (ANOVA) sur la base du même plan d’analyse que lors du rappel. Si l’effet principal de l’année de formation (F(2,84) < 1 ; n.s.) et l’effet principal du type de consignes (F(1,84) < 1 ; n.s.) n’apparaissent pas, on observe un effet du type de comportements (F(1,84) = 8.62 ; p<.005) : les comportements CA sont globalement mieux rappelés (m = 1.32) que les comportements CC (m = 1.13).
18Une précision dans les résultats est apportée par l’interaction entre le type de comportements et l’année de formation (F(2,84) = 12.83 ; p<.001).
19Après décomposition, on observe que le nombre de comportements CA utilisés augmente au fur et à mesure que l’on avance dans la formation (F(2,84) =7.71 ; p<.001), alors que, dans le même temps, le nombre de comportements CC utilisés diminue (F(2,84) = 3.08 ; p =.05). Cette interaction indique également que l’effet du type de comportements utilisés dans la tâche de jugement professionnel est retrouvé chez les élèves de deuxième année (F(1,84) = 5.58 ; p<.02) et chez les élèves de troisième année (F(1,84) = 9.07 ; p<.005) : dans les deux cas, les sujets rappellent plus de comportements CA que de comportements CC, mais pas chez les élèves de première année (F(1,84) = 2.84 ; p<.10, n.s.).
Discussion
20Conformément à nos attentes, les résultats obtenus ont montré pour la tâche de rappel et la tâche de jugement, que plus les élèves était insérés dans le dispositif de formation, plus ils marquaient une tendance à privilégier le traitement des traits évaluatifs et des comportements qu’autrui était susceptible de tenir à l’égard de la cible (CA). En effet, on a pu observer que l’interaction entre la nature des traits et l’année de formation mettait en évidence que les élèves de deuxième et de troisième année avaient une plus grande prédilection pour les traits les mieux à même de donner une idée sur l’utilité sociale de la cible. En revanche, les élèves de première année, venant d’intégrer le dispositif de formation, rapportaient de façon équivalente les traits descriptifs et les traits évaluatifs. Contrairement à leurs collègues, ils ne privilégiaient pas le traitement d’un registre au détriment de l’autre. De même, concernant les comportements CA, l’interaction entre le type de comportements et l’année de formation indique, une fois encore, que plus les élèves sont insérés dans le dispositif de formation plus ils paraissent privilégier ce type de comportements. Si les élèves de première année ne font pas, lors du rappel, de distinction entre les deux types de comportements, les élèves de seconde et de troisième années privilégient de manière caractérisée le rappel des comportements CA au détriment des comportements CC.
21L’augmentation de la référence faite à ces descripteurs évaluatifs (traits et comportements CA), de manière très congruente pour la tâche de rappel et pour la tâche de jugement, ne nous semble pas socialement neutre. Il pourrait s’agir d’une appropriation ou d’une adaptation aux processus d’évaluation en vigueur sur le terrain professionnel. En effet, confrontés tout au long de leur formation à leur futur terrain professionnel (par le biais de stages professionnels), les élèves-assistants de service social pourraient être conduits à s’approprier les normes évaluatives en vigueur. Ce processus d’acculturation aux valeurs professionnelles peut se comprendre à travers au moins deux points de vue.
Le point de vue processuel
22Tout se passe comme si, au fur et à mesure de leur implication dans le système de formation, du fait à la fois des contraintes de temps, de l’importance des informations à traiter, mais aussi de la confrontation aux pratiques d’évaluation en vigueur et valorisées par les professionnels, les élèves étaient conduits à faire appel à des règles empiriques, des heuristiques ou des scripts bien intégrés et bien rodés par les professionnels de terrain. De telles règles, faisant massivement appel aux informations les plus évaluatives, permettraient de simplifier et d’interpréter le comportement des usagers évalués. Ces mécanismes, résultant de l’expérience acquise au contact du terrain et de la professionnalisation, feraient l’objet de renforcements au cours de la formation. Dans la perception que les travailleurs sociaux ont des usagers, ces règles empiriques se traduiraient par des préconceptions stéréotypiques susceptibles d’entraîner un modelage biaisé des évaluations, en privilégiant certains descripteurs personnologiques au détriment d’autres. Une telle conception s’accorde avec la définition donnée par Strayer, Noël, Tessier et Puentes-Neuman (1989) des scripts vus comme des « bagages procéduraux » composés de « formules et de gestes conventionnels automatisés par imitation ». Cette notion souligne l’idée de procédures de traitement de l’information sociale, pouvant être déclenchées ou activées en présence de certaines caractéristiques sociales (informations évaluatives) rencontrées dans les situations traitées (rencontre de l’usager dans le cadre d’un rapport social spécifique). Ces procédures élaborées au cours de l’histoire professionnelle du sujet posséderaient un certain degré de généralité, mais ne seraient applicables que dans le cadre d’un certain type de rapport social, de nature essentiellement orthopédique (Tarquinio, 1997). Cependant, l’évocation de ces heuristiques et autres scripts n’est pas en soi satisfaisante et suffisante pour expliquer en quoi cette prédilection s’opère en priorité pour les traits évaluatifs et les comportements CA. Une autre perspective paraît envisageable.
Le point de vue des conditions sociales d’évaluation
23L’unique évocation des processus cognitifs n’est pas suffisante si l’on ne se réfère pas aussi aux conditions sociales, aux modes d’insertion sociale à partir desquels les élèves opèrent leurs évaluations. Il semble que l’accession « au rang de travailleur social » conduit les élèves-assistants sociaux à se munir de normes évaluatives propres au travail social. Cette forme de socialisation, comme l’ont déjà montré Guimond, Bégin et Palmer (1989), débouche le plus souvent sur une adhésion aux valeurs du groupe auquel le sujet appartient ou désire appartenir. Ces valeurs peuvent être les préjugés du groupe (Guimond, Bégin et Palmer, 1989 ; Guimond et Palmer, 1990), ou le résultat d’une adhésion à des valeurs conduisant les sujets à privilégier les traits les plus évaluatifs et les comportements les plus utilitaires. Comme le souligne Elbers (1991), au-delà de la transmission du savoir, la situation de formation (ici très proche des cadres professionnels) tend également à faire adopter des manières socioculturelles de conceptualiser et de penser. Les élèves semblent s’inscrire au fur et à mesure du déroulement de leur formation dans un processus général de naturalisation des utilités sociales. Ils manifestent ainsi une adhésion croissante à quelque processus de normalisation comme celui qui consiste à accorder une place privilégiée aux traits les plus évaluatifs, d’autant que considérer l’inadaptation sociale comme le résultat de facteurs contextuels et conjoncturels conduirait à admettre l’inutilité d’un travail d’assistance des personnes en difficulté. En revanche, décrire une personne comme « immature », « irresponsable », apporte une légitimité aux pratiques d’aide dont le produit, par le recours aux traits les plus évaluatifs, serait de catégoriser les usagers le long d’un continuum qui oppose les gens « biens » à ceux qui le sont moins. Il s’agirait de générer un énoncé sur la valeur des gens tout en croyant décrire sa personnalité. Les élèves-assistants sociaux en faisant, comme leurs aînés, référence aux dimensions les plus évaluatives donnent à leur pratique une certaine légitimité (Le Poultier, 1990). Les comportements CA, médiateurs de l’utilité sociale, apportent directement les modes d’action à envisager et fixent le caractère opérant de l’utilité sociale de la personne.
24La profession des assistants de service social, comme la plupart des travailleurs sociaux, se caractérise par une forte contribution à la sélection, à l’initiation et à la formation de leurs membres. Ceci s’accompagne nécessairement de la constitution d’un système de valeurs et de significations propres à leur catégorie professionnelle. Ainsi, les élèves-assistants de service social (comme c’est le cas, sans doute, pour d’autres secteurs d’activité), se constituent, au fur et à mesure du déroulement de leur parcours professionnel, des codes informels, des règles de sélection, des intérêts, des valeurs (détectées très tôt, probablement dès la sélection), bref un langage commun sécrétant des stéréotypes professionnels jouant le rôle, envers les usagers, de critères d’évaluation dont les traits évaluatifs et les comportements CA semblent constituer les exemplaires les plus représentatifs.
Auteur
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