Chapitre 1. L’ingénierie psychosociale revisitée au travers des applications à la formation professionnelle
p. 15-27
Texte intégral
1En cent ans d’existence, la psychologie sociale s’est constituée en discipline scientifique. Elle a participé aux grandes aventures théoriques qui ont marqué l’histoire de la psychologie moderne (notamment le béhaviorisme) et plusieurs de ses auteurs, tels Lewin et Heider peuvent être considérés comme des initiateurs de certains grands paradigmes. Cependant, très tôt, les psychologues sociaux ont manifesté, à côté de préoccupations proprement scientifiques, un intérêt soutenu pour les phénomènes de terrain. Plus exactement, en distinction d’une psychologie scientifique qui n’accordait d’intérêt et d’estime qu’à la seule pratique de laboratoire, les psychologues sociaux se sont efforcés de construire une science qui aborde in vivo les phénomènes de société (les mouvements de foule, l’agression, le racisme, etc.). Le réalisme d’une telle orientation, dont les fondements résident probablement dans la sociologie interactionniste, ne pouvait qu’éveiller l’attention d’industriels ou de services officiels soucieux de résoudre les problèmes d’organisation du travail ou de vie collective générés par les nombreux bouleversements auxquels les entreprises et les États ont été confrontés dans le siècle (plus particulièrement durant et au sortir de la dernière guerre).
Une tradition de recherche de psychologie sociale appliquée
2Tournés vers la résolution de problèmes de société, les travaux des fondateurs de la sociologie interactionniste (James, Baldwin, Dewey, Cooley, Thomas et Mead) vont contribuer à la mise en place des bases d’une science sociale dont sortiront les grands principes du courant de l’interactionnisme symbolique. Cette approche participe, dès son origine, de l’idée selon laquelle les concepts se doivent d’être confrontés à des situations et objets empiriques (Goffman, 1959 ; Strauss, 1959). Si l’on en croit De Queiroz et Ziolkovski (1994), on peut retenir trois principes pour cerner ce qu’il y a de fondamental dans l’interactionnisme symbolique. D’abord, selon ce courant, l’action de l’individu sur l’environnement est déterminée par le sens qu’il lui donne. Ensuite, le sens est dérivé des interactions de chacun avec autrui. Enfin, le sens est modifié et manipulé au regard d’un processus d’interprétation mis en œuvre dans le traitement des objets rencontrés. On le voit, ces trois principes fondent une théorie qui s’alimente pleinement de l’action de l’individu dans son environnement.
3Les travaux initiés par Thomas et Znaniecki (1918) sur les attitudes correspondent également à la volonté de proposer un modèle permettant de rendre compte des conduites et des mœurs de paysans polonais à propos desquels ils étaient interrogés par des instances officielles. Partant, ces auteurs allaient proposer comme programme à la psychologie sociale l’étude scientifique des attitudes. De fait, ce concept restera, si l’on en croit Beauvois (1993) « comme l’un des deux ou trois grands concepts de la psychologie sociale américaine » (p. 106). Les travaux sur les attitudes vont alors se développer dans quatre grandes directions : 1) donner une structure au concept et le mesurer ; 2) décrire et comparer les attitudes des individus ; 3) prédire le comportement des individus à partir de la connaissance de leur attitude ; enfin 4) rendre compte du changement des attitudes.
4Orienté vers la résolution de problèmes de terrain spécifiques, ce quatrième axe de recherche s’inscrit dans une perspective résolument pratique. C’est, en effet, pour répondre au gouvernement américain de l’époque, soucieux de faire comprendre aux soldats impliqués dans le conflit contre les japonais que la guerre ne serait pas d’une issue aussi rapide qu’ils le pensaient que Hovland, Lumsdaine et Scheffield (1949) ont conçu deux émissions radiophoniques soutenant que le conflit dans le Pacifique durerait au moins deux années de plus que ne le pensait la plupart. L’une des émissions ne présentait que des arguments unilatéraux (sans admettre d’arguments contraires à la position défendue), alors que l’autre émission développait des arguments bilatéraux en discutant les arguments contraires à la position défendue. Il s’avéra que l’efficacité de l’un ou l’autre message était dépendante de l’auditeur. Le message unilatéral semblait plus efficace auprès de ceux qui étaient convaincus que la guerre serait courte, tandis que le message bilatéral trouvait son efficacité auprès de ceux qui n’en étaient pas persuadés.
5On le voit, répondre à des préoccupations de terrain a été très tôt l’objectif de certains psychologues sociaux américains. D’ailleurs, à la même époque, un autre grand de la discipline tentait de résoudre les difficultés du gouvernement américain soucieux d’éviter des restrictions alimentaires. C’est ainsi que lors d’une célèbre « recherche-action » réalisée aux États-Unis durant la seconde guerre mondiale, Lewin, sollicité par les services officiels américains, qui souhaitaient éviter un rationnement de la viande, amena des groupes de ménagères (de 13 à 17 participantes volontaires qui, dans l’expérience préliminaire, étaient gardes-malades de la Croix-Rouge) à changer leurs habitudes alimentaires à l’égard des abats. Si l’on en croit Lewin (1947), pour comprendre les bases d’un éventuel changement d’attitude des ménagères, il faudra considérer le degré d’implication des participantes, la possibilité qu’elles ont eu de formuler leurs réticences et celles de leur famille à l’égard des abats, et enfin l’existence d’une prise de décision publique et collective concernant une modification des habitudes alimentaires.
6Encore orientés vers la résolution d’un problème de terrain, les travaux d’Elton Mayo sur l’organisation du travail participeront de ces nombreuses recherches appliquées qui non seulement reposent sur l’utilisation de théories disponibles, mais permettent aussi de les faire évoluer. L’enquête qui s’est déroulée entre 1927 et 1932 dans une usine spécialisée dans la fabrication de téléphones appartenant à la société Western Electric a marqué les débuts de la psychosociologie industrielle et annonce les thèmes qui seront, dans cette perspective, repris par la suite : la motivation à produire, la satisfaction au travail, les rôles, les statuts et enfin, les styles de commandements. Cette enquête permettra de dégager trois éléments fondamentaux pour la compréhension des comportements de l’individu inséré dans les organisations : 1) l’entreprise est un système social ; les motivations des travailleurs ne peuvent se comprendre qu’à partir de l’analyse de l’ensemble des relations que les uns et les autres entretiennent ; 2) les gens craignent le changement, surtout si celui-ci est imposé par la hiérarchie. Pour se défendre contre ce changement, les ouvriers constituent des groupes informels qui élaborent certaines normes et entretiennent le respect de certains codes ; 3) il faut tenir compte des situations humaines pour améliorer la production. Le courant des relations humaines était né et allait faire la fortune de nombre de cabinets de conseil en management et autres ressources humaines.
7S’il n’est guère besoin d’ajouter d’autres preuves en faveur du caractère précoce des applications de la psychologie sociale, encore faut-il souligner que, d’emblée, les relations humaines sont considérées à travers un discours sur l’organisation. On peut, certes, penser que cette psychologie sociale est par trop pragmatique, quelquefois même participant d’une légitimation de l’idéologie du capitalisme libéral (De Queiroz et Ziolkovski, 1994). On peut néanmoins y repérer une psychologie plus concrète au service d’une réalité humaine considérée dans toutes ses dimensions individuelles et collectives.
8Dès les années 60, un net désintérêt a, cependant, affecté les relations qu’ont entretenu les chercheurs avec les recherches appliquées (Py, 1997). De nos jours, il semble que la situation soit en passe de se renverser à nouveau. Les dernières années ont vu se constituer un nombre conséquent de sous-disciplines, pour la plupart empruntant essentiellement à la psychologie sociale et chacune centrée sur un domaine d’application spécifique (psychologie de l’environnement, psychologie politique, psychologie de la santé, psychologie industrielle, psychologie économique, psychologie du témoignage oculaire, etc.). On peut même relever ce regain d’intérêt de la part de chercheurs français en faveur d’une psychologie scientifique non coupée des applications. Ainsi, récemment deux ouvrages de psychologie scientifique portant, pour l’un largement, pour l’autre exclusivement, sur les applications de la psychologie sociale expérimentale ont été publiés, en France (Monteil et Fayol, 1989 ; Guingouain et Le Poultier, 1994). L’argument de ces deux ouvrages est de « convaincre de l’utilité de la psychologie sociale dans différents secteurs en montrant que ses apports ne se limitent pas à octroyer un supplément d’âme ou un éventuel “plus” culturel à des professionnels, mais peuvent aider efficacement à la compréhension de phénomènes psychosociaux et à la conception de dispositifs impliquant des personnes, des groupes ou des organisations » (Guingouain et Le Poultier, 1994, p. 4). Ces ouvrages participent de l’idée que la discipline possède les moyens de produire un savoir qui confère aux psychologues sociaux des « utilités d’ingénieur » (Beauvois et Ghiglione, 1989) qu’il est d’ailleurs probablement plus difficile de faire reconnaître que de mettre en œuvre. La psychologie sociale promeut dans les applications de ses modèles et démarches, une pratique que l’on pourrait donc qualifier d’ingénierie psychosociale (Guingouain et Le Poultier, 1994). Trois types d’arguments semblent pouvoir être fournis pour appuyer une telle notion (Chapet, Le Dreff et Le Poultier, 1994). D’abord, les démarches mises en œuvre ont un arrière-plan théorique et méthodologique solide construit à l’aide d’expérimentations. Ensuite, elles nécessitent une analyse serrée et complexe du contexte d’insertion sociale de l’événement ou de la situation étudiés. Enfin, elles supposent une compétence à concevoir et à mettre en œuvre des propositions concrètes de modification du système étudié, et à appréhender les conséquences de cette modification. Cet ouvrage se propose de reprendre à son compte l’idée d’ingénierie psychosociale à propos des apports de la discipline à la formation professionnelle, et d’insister sur son intégration dans une conception de la psychologie sociale appliquée qui inclut aussi bien une démarche d’évaluation des systèmes étudiés (ce qu’on nommera des « variables estimateurs ») qu’une démarche pragmatique d’élaboration d’outils destinés aux professionnels du champ considéré (ce qu’on nommera des « variables systèmes »). C’est probablement avec les variables systèmes que la psychologie sociale appliquée est la plus susceptible de constituer des savoirs y compris psychosociaux qui pourront être confrontés au modèle de référence. Une telle conception n’a somme toute rien d’original puisqu’elle repose sur la définition même que l’on peut fournir du métier d’ingénieur.
Chercheurs, experts, ingénieurs
9À première vue, l’intégration de la psychologie sociale dans le champ de la formation ne paraît poser aucun problème majeur. À propos du travail de groupe ou des pratiques d’évaluation, les notions de la discipline ont attesté au moins une bonne pertinence descriptive. Une solide tradition s’est établie pour interpréter les comportements des formateurs et des formés en termes d’attitude, de rôle, de rapport à l’autorité, d’utilité sociale. Les biais d’attribution, et en particulier l’auto-réalisation des prophéties, la dissonance cognitive, le locus of control, la norme d’internalité, le conflit sociocognitif, le marquage social, pour n’en citer que quelques uns, sont autant de notions utiles à l’étude des pratiques de formation. Tout cela est, désormais, un fait bien connu des chercheurs. En revanche, accorder à la psychologie sociale un statut de savoir technique apparenté à celui de l’ingénieur et, en conséquence, concevoir son intégration opérative au cœur même des pratiques de formation reste une affaire autrement complexe. L’écart est grand entre le recours occasionnel à un ensemble de notions et de méthodes dans l’intention de rendre intelligible une pratique de formation ou d’en estimer les effets, et l’usage de ces mêmes notions et méthodes en tant qu’outils d’intervention. En ce dernier cas, on n’est plus en position d’observateur des procédures, on est bien dans les procédures impliquées par le procès formatif, dans l’action finalisée, dans le décisionnel et, surtout, dans l’action instrumentée (Rabardel, 1995). Il faut reconnaître que la transposition des outils de recherche dans le domaine de l’action pratique, plus facile à décréter qu’à mettre en œuvre, présuppose quelques conditions qu’il convient d’examiner de près. Au juste, que peut-on entendre par ingénieur dans le champ des sciences sociales ? Au-delà d’une forme d’autogratification et d’un fantasme identitaire (faute d’un titre dûment déposé et de jure reconnu), l’usage du terme générique d’ingénieur et de ses dérivés dans le champ des pratiques sociales résulte de la convergence d’une série de faits, parmi lesquels on peut relever le développement de savoirs méthodologiques et d’activités de modélisation qui leurs sont attachées, la complexification de modélisations statistiques mieux adaptées aux études de terrain, la généralisation des méthodes de simulation, l’explosion de la demande d’expertise, et enfin l’extension des techniques de management des (bien nommées) ressources humaines.
10En quelque sorte, la spécification moderne des objets humains et sociaux renvoie à un rehaussement du technique. Le constat ne relève pas du paradoxe dès lors qu’on considère que le XXe siècle a vu se réduire considérablement la différence entre naturel et artificiel. L’exemple, en sciences cognitives, d’une assimilation de la subjectivité individuelle à des modèles cognitifs à composantes symboliques et computationnelles (voir Simon, 1969) ou, plus récemment, à des neurosystèmes illustre bien cette évolution. Le cognitivisme a, d’une certaine manière, considéré les productions de l’esprit comme productions d’un mécanisme nécessairement doté de grandes capacités procédurales et d’un jeu de multiples mémoires pour compenser et corriger les limites naturelles de la capacité de traitement de flux élevés d’informations.
11L’analogie informatique va bien au-delà de la simple métaphore. Elle retentit sur le pilotage des hommes au travail, et plus généralement sur les individus groupés dans tous les types d’institutions. L’actuelle fortune du mot « institution », son mode d’approche systémique et le fait qu’en sciences de l’éducation, depuis une vingtaine d’années, les institutions constituent l’objet privilégié de l’ingénierie de la formation, n’est pas sans lien avec l’expansion de la référence au technique. Les métaphores mécaniciennes – forces, rouages, grippages, blocages, etc., – se conjuguent avec les notions importées de la cybernétique, et de la théorie des l’information – régulation, feed-back, réseau, information, décision, etc. Il existe, d’ailleurs, une fâcheuse tendance des spécialistes d’ingénierie éducative à utiliser une terminologie technique dont rien n’est moins sûr qu’ils en comprennent le sens. Le risque existe alors que l’ingénieur, plus en phase avec le monde artéfactuel des institutions et le monde tout aussi artéfactuel de la cognition, s’empare de ce procéduralisme cognitif que sollicitent de plus en plus souvent les formations professionnelles.
12Dans l’ère de l’organisation, le développement et la mise au point en contexte des outils de gestion (de contrôle) des effets sociaux de grande ou petite magnitude imputables aux nouvelles formes de production et de communication incomberaient donc à l’ingénieur, comme lui incombait auparavant la conception, la réalisation et la mise au point d’une machine de guerre ou d’une horloge. La conception et la réalisation d’objets de guerre (défensifs ou offensifs) concernent, encore pour une large part, le travail de l’ingénieur moderne. En outre, au quotidien, la plupart des canaux d’informations confèrent aux signifiants guerriers une grande extension sémantique. L’usage d’un vocabulaire militaire, certainement moins métaphorique qu’il n’y paraît, pour orienter l’action dans une compétition socio-économique généralisée, nous éloigne peu des antiques inspirations de l’ingénieur. Chacun a pu se convaincre combien étaient vitaux « la défense des intérêts de l’entreprise ou de l’état, la mobilisation des énergies, et la conquête de nouveaux marchés ». Quant à l’organisation des durées de travail, de déplacement, de loisir, elle constitue autant d’horloge sociale dédiée moins au bonheur des hommes qu’à une certaine conception de l’efficacité économique. Dans le métier d’ingénieur, la charge axiologique est portée par l’objet, dès sa conception jusqu’à sa réalisation concrète. Elle correspond au degré d’adéquation de celui-ci aux fins d’usage qui lui sont assignées. En ce cas, le bien et l’efficacité sont confondus.
13La question de l’objectivité se pose donc différemment à l’ingénieur et au chercheur. Certes, l’ingénieur est en droit d’estimer qu’il satisfait à l’objectivité scientifique lorsqu’il inscrit sa pratique dans le champ de la science appliquée ou dans celui de l’expertise. Avant d’examiner le cas de l’expertise, considérons un bref instant cette première inscription. L’idée de science appliquée recouvre celle d’une double exigence : d’une part, bien évidemment, il faut que le savoir en question soit effectivement un savoir scientifique et, d’autre part, que les procédures d’application soient normalisées. Cette double condition est-elle à ce jour remplie en psychologie sociale ? Au sens strict, certainement pas. Comme en beaucoup d’autres domaines, c’est la deuxième condition qui pose problème. Comment transposer dans la pratique de formation des techniques de recueil et de traitement de données propres à une démarche scientifique qui poursuit bien évidemment d’autres buts ? Cette transposition est-elle possible ? Nous verrons dans cet ouvrage des exemples qui forment, sur ce plan, un ensemble de réponses originales et lucides et qui, de fait, ouvrent un beau champ de travail.
14Il reste que la question récurrente de l’application scientifique demeure la plupart du temps une question peu abordable, parce que posée dans les termes d’un conditionnement unidirectionnel du savoir-pratique par le savoir-savant. Or, depuis la Renaissance, même si le savoir de l’ingénieur se fonde sur les sciences formelles et sur celles de la nature, il n’en demeure pas moins largement autonome vis-à-vis de ces grandes constructions théoriques, qu’il a contribué à établir ou qu’il a validées sur un plan empirique (Gilles, 1964). Cela signifie que le savoir de l’ingénieur ne procède pas du savoir scientifique en droite ligne ou même selon une simple opération déductive ; le savoir de l’ingénieur est un savoir multiple et polymorphe susceptible de mettre en cause les constructions savantes qui le précèdent. A fortiori, une application dans un champ aussi vaste et complexe que celui de la formation ne sera jamais la pure application déductive ou l’insertion directe d’un corps de savoir constitué en-dehors du domaine. Ce n’est donc pas dans l’importation d’une présumée objectivité scientifique que le psychologue-social-ingénieur pourra trouver son confort moral.
15La pratique de l’expertise, qui connaît de beaux jours, peut-elle alors conférer au psychologue social la marque de l’autorité technique et celle de la raison objective ? Ce n’est pas ce que suggère Ardoino (1990) lorsqu’il en dessine un cadre d’application particulièrement restreint en éducation. En distinguant le travail de l’expert de celui du chercheur et du consultant, il stigmatise la sujétion du premier à une commande non négociable (alors que le consultant est lui en droit d’interpréter et de négocier une commande), la brève durée de son intervention, la destination unique et privée de sa production (le commanditaire) et enfin, le caractère local d’un savoir d’expertise essentiellement capitalisé. Certes, tout comme le chercheur, l’ingénieur peut être appelé à exercer ponctuellement la fonction d’expert, mais ce n’est pas là son métier. La dynamique cognitive de l’ingénieur est singulièrement plus riche, en raison de la diversité des savoirs qu’il combine pour attester précisément sa compétence d’ingénieur : le savoir scientifique, le savoir-faire (la méthode) et le savoir y faire (la ruse).
16La standardisation des procédures propres à toute technique ne serait donc pas exclusive de l’astuce ou de la ruse. Ce triplet, en incluant le savoir scientifique, atteste que l’ordre procédural n’est pas attentatoire à la liberté d’inventer. La standardisation résultant de cette double exigence sociale d’administrer des preuves (entre autres d’efficacité) et de communiquer des résultats, l’inventivité, s’exprimeraient alors dans cette activité première, dans cet indispensable bricolage que l’on nomme modélisation. Il s’agit de techniques qui, loin d’être les auxiliaires subalternes de distinguées théories, organisent notre intelligence du monde, puisqu’il s’agit d’une intelligence fabriquée et non d’une révélation. L’élaboration de modèles n’a sans doute plus grand chose à voir avec le délice ludique qui s’attachait à la construction des belles machines du siècle des Lumières. Cependant, dans la technique moderne, le bricolage n’est pas pour autant proscrit, bien au contraire. L’inventivité astucieuse reste bien une des valeurs emblématiques du technicien qui se veut plus acteur qu’agent. Les outils modernes mis à sa disposition, donc à la disposition de celui qu’intéresse la réalisation et le pilotage de systèmes de formation, autorisent la construction de beaux modèles dans une dynamique d’ajustement continu et de perfectionnement progressif qui mobilise ses trois savoirs et mêle la ruse à la science. Les rectifications soutenues auxquelles s’oblige la recherche-développement témoignent d’une qualité de l’implication cognitive bien différente de celle qui s’applique au seul maintien de routines. Un modèle (d’institution, de raisonnement, d’apprenants, de mémoire, de réseau, etc.) reste, somme toute, une construction transitoire, bricolée et toujours testable.
17Une des fonctions de la modélisation est de contribuer à la réduction de l’incertitude qui s’attache au langage, à travers la mise en œuvre de systèmes sémiotiques divers dont le maniement et les traductions doivent faire l’objet d’un long apprentissage (Baillé, 1993).
18En raison de son aptitude originelle à élaborer des modèles et à les formaliser, la psychologie sociale a pu approcher au plus près le savoir de l’ingénieur. Toutefois, c’est sur ce même plan de la modélisation que des progrès restent à accomplir, en particulier pour accroître son opérativité dans le domaine de la formation professionnelle ou générale. À cet effet, la recherche-développement pourrait offrir un cadre particulièrement bien adapté. On comprendra aisément que cette vaste question déborde le cadre du présent ouvrage.
19Le travail de l’ingénieur consiste à mettre en œuvre des dispositifs (ici de formation) efficaces. Plus proche du chercheur que de l’expert, il devra organiser (modéliser) ses propositions pour en tester l’efficacité. Il ne s’agit pas d’une mince affaire. En effet, une approche expérimentale de l’efficacité devrait soumettre modèles et plans d’expérience à des conditions d’autant plus sévères qu’on heurte, dans le domaine de la formation comme dans celui des ressources humaines, de fortes convictions et des croyances bien ancrées. Le but que ce type de recherches s’assigne, notamment l’amélioration d’une formation, demeure fortement contextualisé, et l’ordre avant-après (qu’est-ce qui augmente après l’introduction d’un facteur supposé avoir un effet bénéfique pour les apprenants ?) pilote les modalités expérimentales. En général, l’effet différenciateur des épreuves initiales déterminera, pour une part non négligeable, l’amplitude des progrès. De plus, toujours au niveau des performances, si l’on considère en fraction de la variance totale, la variance attribuable aux effets présumés bénéfiques des fluctuations systématiquement provoquées de ce facteur (pédagogique, didactique, ergonomique ou autre), il est fréquent de constater que celle-ci est souvent inférieure aux fractions de variance imputables à des facteurs non contrôlés (du moins si l’on considère la littérature qui présente ce type de technique expérimentale). À cela il faut ajouter la régression vers la moyenne des scores, en raison de la réduction, au post-test, de la valeur moyenne de l’erreur aléatoire qui constitue une partie du score de chaque sujet. Ce bref rappel pour dire que les conditions d’une approche de l’efficacité sont à reconstruire pour chaque formation. En outre, dans les systèmes dynamiques, l’efficacité ne peut être abordée indépendamment du perfectionnement ou de la correction d’erreurs.
20C’est sans doute à partir de leurs relations à l’erreur et à l’incertain que la plus nette distinction entre chercheur, expert et ingénieur devrait être opérée. L’erreur est, au sens propre, incorporée au travail humain, à l’exception notable du travail d’expertise qui par essence ne donne pas le droit à l’erreur. Nous posons que la notion d’erreur s’accorde avec la pratique du chercheur et, sous d’autres formes, avec le travail de l’ingénieur. Cela signifie que nous avons à considérer des types d’erreurs qui loin de ruiner leur travail ou de paralyser leur production, soulignent au contraire l’intelligence des tâches qu’ils accomplissent.
21Nous avons vu que le recours à l’expérimentation obéissait à deux visées distinctes, épistémique (pour le chercheur) et technique (pour l’ingénieur). Sans pousser plus loin le débat sur les analogies et différences, relevons que les deux ont un rapport à l’incertain et qu’ils intègrent celui-ci l’un dans sa pratique de recherche, l’autre dans sa pratique de conception-fabrication. C’est dans sa relation à l’incertitude que l’erreur, considérée comme erreur dans l’espace de travail ou erreur intrinsèque de modélisation, a un effet direct sur la production des résultats, sur la transformation de données en informations. Elle est donc partie prenante dans la construction de l’objectivité (Baillé, 1998). Le chercheur sait bien, lorsqu’il utilise l’analyse de la variance, par exemple dans cet ouvrage, que les variables d’erreur du modèle agrègent un nombre important de variables non contrôlées. Sans doute, une bonne technique rédactionnelle suffit-elle généralement à masquer ce fait au lecteur non-spécialiste. La plupart du temps, c’est la fin du compte-rendu qui porte trace du mécompte. Dans un rapport compliqué à la problématique initiale, aux limites de la méthode et aux erreurs techniques (d’échantillonnage, de mesure, etc.), le texte s’achève de plus en plus souvent par une « discussion ». Celle-ci se doit d’attester la prise de conscience des insuffisances ou des limites (euphémisme désignant les erreurs) de la recherche. Il était temps ! On en voit même certains battre leur coulpe, non à proportion des erreurs commises, mais des précautions qu’ils s’engagent à prendre... la fois prochaine.
22La situation de l’ingénieur est, à cet égard, différente. Il ne dispose pas de l’outil rhétorique, il doit s’efforcer d’approximer (la ruse et l’intelligence de la mesure) jusqu’à ce seuil où son erreur cesse d’être visible. Une erreur d’ingénieur qui se voit conduit presque toujours au rejet de l’objet. On saisit mieux ici la distance qui sépare ce que devrait être une spécification véritablement technologique de la formation professionnelle des cahiers de charges pédagogiques encore en cours. Si on devait fonder les décisions d’ouverture ou de maintien des formations, techniques ou autres, sur la visibilité des erreurs de conception ou d’animation, nul doute que le paysage deviendrait vite désertique.
23Deux des trois types d’erreurs que distingue Reason (1990), les erreurs sur les règles et les erreurs sur les connaissances, concernent l’ingénieur. D’une part, les erreurs sur les règles sont ainsi nommées en référence à la résolution de problèmes (le modèle condition-action principalement). Elles comprennent l’application incorrecte d’une bonne règle ou l’application de règles incorrectes. D’une autre part, on trouve les erreurs liées aux connaissances (pour l’essentiel déclaratives dans le modèle) incomplètes. La réduction des perturbations imputables à ces types d’erreur n’implique pas nécessairement des conduites de haut niveau. Le retour à des configurations familières et la mise en route d’une rationalité limitée tendraient à confirmer l’idée que la correction ne se situe pas obligatoirement au même niveau de complexité que l’erreur. C’est, d’une certaine façon, ce décalage qui spécifie le traitement de l’erreur dans les systèmes techniques, surtout dans le cas de l’incident, et justifie, s’il en était encore besoin, le tour de main, l’astuce, la solution ad hoc si méprisée par le chercheur (qui se croit authentique). Enfin, l’ingénieur doit parfois travailler dans l’urgence et sous une certaine pression de l’irréversible. Il ne peut différer certaines vérifications et les soumettre, comme le chercheur, à l’attente d’une éventuelle reprise du travail.
24Les psychologues sociaux qui, déjà chercheurs, souhaitent développer des compétences d’ingénieurs doivent donc s’attendre à cumuler différents types d’erreurs. Nul doute que beaucoup trouvent en cette situation un défi d’autant plus stimulant qu’il n’existe pas de règle disjonctive distribuant sans ambiguïté les normes de la recherche et celle de la technique de part et d’autres d’une frontière encore mal tracée. Les quelques distinctions que nous avons esquissées avaient pour but de souligner des difficultés que trahissent rarement les articles de recherche. Si, à travers son histoire, la psychologie sociale peut légitimement prétendre représenter et, en conséquence, délivrer un savoir technologique, les quelques remarques qui précèdent devraient convaincre le lecteur de la complexité, largement insoupçonnée qui singularise la mise en œuvre de ce type de savoir. Cette difficulté se double du souci de prendre pour objet la formation professionnelle. Toutefois, que ce soit à titre de discipline ressource pour une approche externe (expertises, études ou recherches), ou à titre de discipline directement opératoire pour l’ingénierie, la psychologie sociale s’est dotée d’un corps de méthodes et de notions qui la font figurer comme l’une des toutes premières sciences dans le champ de l’éducation-formation. Les travaux et débats du présent ouvrage laissent à penser que le temps n’est plus très loin où la discipline, par un retour en spirale sur son origine pragmatique, suscitera (ou intégrera de plein droit) des programmes de recherche-développement qui restent, sans aucun doute, les dispositifs les plus rationnels pour s’assurer que le perfectionnement des formations professionnelles profite aussi aux apprenants.
25Il reste qu’au cours des dernières années, le courant dominant en psychologie sociale fut le paradigme de la cognition sociale. Dans ce champ d’étude, la plupart des travaux ont mis principalement l’accent sur le traitement de l’information relative à soi et à autrui. La cognition sociale désigne les opérations mentales et les outils conceptuels grâce auxquels l’individu donne du sens à son environnement social et y adapte ses conduites. Ce courant s’est donné pour objectifs de comprendre 1) comment l’individu traite les flux d’informations qui lui parviennent pour, par la suite, en produire de nouvelles et pour porter des jugements ; 2) comment sont structurées en mémoire les connaissances qui interviennent à cette occasion ; 3) en quels sous-systèmes s’organise l’appareil de connaissance ; 4) d’où procèdent les opérations de contrôle et comment se coordonnent à cet effet procédures et stratégies ; 5) comment s’articulent représentations et contextes dans la construction des invariants notionnels et des croyances.
26Ce faisant, la psychologie sociale d’inspiration cognitive se désintéresse-t-elle d’éventuelles applications des théories qu’elle considère ou qu’elle produit ? La question n’est probablement pas de cet ordre. Sans doute les tenants du courant de la cognition sociale souhaitent-ils rendre compte du fonctionnement le plus quotidien de l’individu, y compris dans les situations de travail. Cependant, la vision de l’Homme qui se dégage de ces travaux est avant tout celle d’un observateur : observateur d’autrui qui cherche à inférer des causes à partir des comportements produits, observateur de soi-même qui se perçoit pour se comprendre. Dégager une telle activité d’inférence correspond surtout à une description d’un processus contemplatif, voire à une évaluation de l’adéquation de cette activité avec les buts de traitement. La littérature nous donne ainsi à voir un individu qui paraît produire tellement d’erreurs dans son fonctionnement quotidien (Ross, 1977 ; Nisbett et Ross, 1980) qu’on pourrait penser que les biais attributifs constituent les procédures de base de tout modèle cognitif. C’est ainsi que l’on assimile l’individu à un ordinateur biaisé (faulty computer : Bargh, 1984), quand ce n’est pas à un sujet victime de son avarice cognitive (cognitive miser : Taylor, 1981). On en reste donc à un constat d’échec relatif, les uns insistant sur le caractère dysfonctionnel du traitement de l’information sociale (Nisbett et Ross, 1980 : « notre aptitude à nous connaître est plus limité et plus sujette à l’erreur que le laisse penser les croyances de sens commun » p. 226), les autres considérant qu’il y a probablement du bon dans ses dérapages de traitement, la plupart des biais et erreurs étant plutôt considérés comme des heuristiques (Leyens, Yzerbyt et Schadron, 1996 : « les stéréotypes sont des moyens efficients de gérer la vie quotidienne concrète (...) ; ils sont utiles et inévitables », p. 276-277). La psychologie sociale d’inspiration cognitive peut offrir une analyse précise des opérations mentales mises en œuvre par le sujet pour traiter l’information à laquelle il est confrontée. Appliquer ce savoir devrait permettre d’aboutir à un diagnostic psychosocial, mais il reste au chercheur à penser et à définir des propositions d’action, en conformité avec les utilités organisationnelles. Une telle proposition d’action revient probablement à une proposition de correction de la procédure observée (par exemple, si le chercheur constate, après analyse, que le sujet, de par son expertise sur la tâche qu’il est amené à effectuer quotidiennement produit des erreurs de l’action, la proposition pourrait consister à inclure dans son environnement une source de perturbation attentionnelle aléatoire : Monteil, 1994). De telles propositions de correction peuvent parfaitement s’appuyer sur un savoir de psychologie. Elles peuvent aussi s’avérer bien souvent beaucoup plus rudimentaires ; songeons, par exemple, à la très belle recherche de Seaver (1973) sur les processus d’auto-réalisation des prophéties dans le cadre scolaire. Cet auteur montre, à travers un simple recueil de résultats scolaires chez des paires d’enfants issues d’une même fratrie que les résultats de l’aîné affectent ceux du plus jeune uniquement dans le cas où ils ont eu le même instituteur. Si le résultat de l’étude est remarquable, la proposition qui pourrait en découler est d’une parfaite trivialité : si votre aîné a été un cancre, évitez de mettre son petit frère dans la même école. Au-delà de propositions de correction plus ou moins élaborées en fonction des biais et erreurs mis en évidence, le travail du chercheur pourrait être d’une autre nature. En effet, il est possible d’envisager que le psychologue social qui s’intéresse à un champ d’application participe à la constitution d’outils destinés aux professionnels concernés. Cela relève de propositions concrètes reposant sur quelques fondements expérimentaux établis dans le cadre même du terrain d’application, ou en référence explicite à ce terrain. Au-delà de propositions de correction par rapport à des déficiences constatées, il s’agit d’un travail directement axé sur des techniques contrôlables et utilisables par les professionnels. Sans doute cela demande-t-il au chercheur d’avoir recours à quelques bidouillages qui peuvent s’avérer éloignés des modèles auxquels il se réfère habituellement. Il n’est pas exclu, cependant, que l’évaluation de l’efficacité de tels outils ne permette pas aussi la constitution de savoirs psychosociaux.
Variables systèmes et variables estimateurs
27Les variables qu’il convient d’étudier pour la constitution d’outils destinés à être directement utilisables par des professionnels ont été qualifiées par Wells (1978) de variables systèmes (system variables). Les variables qui permettent une simple évaluation de l’efficience des individus étudiés ont été qualifiées de variables estimateurs (estimator variables). Les dernières concernent les travaux destinés à évaluer la fiabilité d’une procédure à partir des limites connues du système cognitif de l’individu. Elles relèvent des seules compétences de l’expert. Les premières dépendent du chercheur en ce qui concerne la constitution des outils et l’évaluation de leur efficacité et de leur pertinence, mais dès lors que l’outil est disponible pour le professionnel (après formation), celui-ci possède un contrôle véritable sur ses nouvelles pratiques professionnelles. Une telle démarche n’est probablement pas habituelle dans le cadre de la psychologie sociale appliquée. Il existe, pourtant, quelques solides exemples dans un très beau champ de recherche : le témoignage oculaire (Bertone, Mélen, Py et Somat, 1995 ; Beauvois, Bertone, Py et Somat, 1995).
28Dans ce champ d’études appliquées, les variables estimateurs ont trait aux travaux destinés à évaluer la fiabilité du témoignage à partir, notamment, des caractéristiques de l’événement criminel (influence des émotions, opportunité d’observer la scène, temps d’exposition du visage du coupable, etc.), des caractéristiques du coupable (en particulier, l’appartenance ethnique, le caractère distinctif de son visage, etc.), et des caractéristiques du témoin lui-même (son degré de certitude, son âge, son sexe, ses éventuels handicaps, etc.). L’intérêt de ces variables estimateurs est évident ; il pourrait concerner le rôle du psychologue capable, après une analyse fine de l’affaire effectuée nécessairement a posteriori, d’émettre un diagnostic en termes de crédibilité du témoignage et d’exactitude probable des déclarations (Loftus, 1979 ; Wells et Loftus, 1984 ; Py et Ginet, 1996). L’interlocuteur privilégié du psychologue devrait être le président de cour d’assises qui attend un élément d’évaluation qui participera du jugement, ou plus précisément de l’établissement des faits (Garapon, 1997). Les variables systèmes sont de nature très différentes. Elles vont avoir trait aux différentes phases de la procédure d’instruction criminelle concernées par les témoignages oculaires. Il s’agira, d’abord en tant que chercheur qui participe à la constitution d’outils, puis de conseil qui facilitera leur utilisation, de fournir des techniques destinées à l’amélioration du recueil des déclarations (audition à proprement parler) et à l’amélioration de l’organisation des parades d’identification. De nombreux travaux permettent aujourd’hui d’augmenter de 30 % le volume des informations fournies par le témoin, sans augmentation du nombre d’erreurs (à l’aide de la technique de l’entretien cognitif), et de diminuer considérablement les fausses alarmes, c’est-à-dire les reconnaissances à tort de suspects (Ross, Read et Toglia, 1994 ; Ginet et Py, 1997). Le psychologue qui va s’atteler à ce type de tâche réalisera des recherches de laboratoires et sur le terrain avec les professionnels concernés, les officiers de police et les juges d’instruction qui souhaitent bénéficier de nouvelles techniques pour améliorer leurs pratiques professionnelles.
29Une telle démarche permet d’asseoir l’utilité sociale de la discipline car elle offre des outils directement utilisables par les professionnels qui ont contribué à leur mise au point. Par ailleurs, la constitution d’outils de terrain représente un moyen susceptible de faciliter un retour de la recherche appliquée à la théorie. Cette constitution de savoirs essentiellement, mais non exclusivement, techniques participe d’une ingénierie psychosociale au service de l’action et de la théorie.
Quelques propositions pour une ingénierie psychosociale
30Cet ouvrage rend compte des différentes démarches évoquées. La plupart des contributions constituent la base des débats survenus au cours du second Forum chercheurs-décideurs et praticiens, organisé conjointement par l’Association pour le Développement de la Recherche Internationale en Psychologie Sociale (ADRIPS), les Laboratoires de Psychologie Sociale de Grenoble et Rennes et le Laboratoire de Sciences de l’Éducation de Grenoble, qui s’est déroulé les 30 et 31 mars et 1er avril 1995 à Grenoble. Le plan de l’ouvrage reprend les trois axes du colloque et la formule consistant à apposer à chaque contribution de psychologie sociale un contrepoint fourni par un spécialiste du champ d’application considéré, en l’occurrence de la formation.
31La première partie de l’ouvrage est consacrée à une approche de la psychologie sociale comme outil d’évaluation de la formation professionnelle. La contribution de Le Poultier repose sur une méthodologie très complète de l’évaluation à propos d’un vaste programme de formation dispensée auprès des cadres du ministère de la justice n’ayant pas donné les résultats escomptés par les commanditaires. L’auteur analyse le processus de formation et trouve dans quelques théories de psychologie sociale les raisons de cet échec. Le chapitre de Bollon et Dubois, sans adopter une méthodologie aussi élaborée que celle du texte précédent, participe également de l’idée qu’une logique expérimentale appliquée à l’analyse des situations de travail permet de remettre en cause quelques conclusions hâtives émises sur la seule base du sens commun. En l’occurrence, les auteurs mettent en évidence, dans une entreprise de plasturgie, que les connaissances des opérateurs dépendent moins de leur expérience professionnelle ou des formations internes dont ils ont bénéficiées que de la simple organisation de leur service. La contribution de Tarquinio repose sur une recherche expérimentale conduite auprès d’assistants de service social qui donnent lieu à la validation de l’hypothèse selon laquelle leur formation conduit les élèves à se positionner plus sur le registre de l’utilité sociale que sur le seul registre de la description. Ces travaux, au-delà de leur portée théorique, constituent une évaluation du dispositif pédagogique au sens où ils permettent de mesurer l’adhésion des formés aux valeurs véhiculées par les professions d’aide.
32La seconde partie de l’ouvrage est destinée à fournir quelques indications sur l’utilisation possible de la psychologie sociale comme aide à la formation professionnelle. La contribution d’Alaphilippe illustre, de manière très didactique, l’utilisation possible de la démarche expérimentale dans les dispositifs même de formation professionnelle. Avec le texte de Le Manio, Py et Somat, nous verrons en quoi la théorie de l’auto-réalisation des prophéties est en mesure d’améliorer les pratiques de formation. Il s’agissait d’une formation aux attitudes de Porter conduite auprès du personnel d’un centre EDF-GDF durant laquelle a pu être modifiée la perception qu’avaient les formés des compétences de leur formateur, ainsi que les performances effectives des formés, en manipulant les attentes des formateurs. La contribution de Butera, Gardair, Maggi et Mugny est relative à un ensemble expérimental destiné à la validation d’un modèle original portant sur les conflits et les dynamiques de régulation mises en œuvre par la confrontation des compétences de la source et de la cible. Cet exposé permet de dégager des propositions d’applications pour la formation en soulignant l’intérêt de manipuler, selon les objectifs d’apprentissage, les conflits de compétences. Le texte de Cerclé propose une perpective nouvelle, reposant sur l’analyse du discours des anciens alcooliques, permettant d’envisager une méthodologie du repérage de l’avancée de la cure de l’ancien buveur destinée à des professionnels de l’alcoologie. Il apparaît probable que cette méthodologie soit transférable à l’analyse de la sortie de tout état de dépendance. Enfin, Toczek-Capelle apporte quelques éléments qui devraient faciliter l’appréhension et la planification des objectifs d’une formation. Son exposé indique qu’il est possible de réguler les conduites d’acquisition des individus dans un processus formatif, à partir de la manipulation de l’affectation de réussite ou d’échec qui n’a probablement pas d’effets identiques en condition d’anonymat ou de publicité des performances des formés.
33La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à différentes théories qui, en psychologie sociale, sont susceptibles de faire l’objet de formation professionnelle. Le texte de Pansu, Pavin, Serlin, Aldrovandi et Gilibert constitue une approche quasi expérimentale de la situation de formation à l’internalité. Ces auteurs montrent qu’une formation de demandeurs d’emplois peut reposer sur l’apprentissage du recours assez systématique à un certain registre d’explication de leurs réussites et de leurs échecs. Lorsqu’ils ont appris à accentuer le lien qu’ils établissent entre leur responsabilité et ce qui leur arrive dans le cadre d’un entretien de recrutement, il apparaît une sensible augmentation dans l’obtention d’une solution d’insertion. Reste, incontestablement à confirmer ces résultats qui, s’ils se vérifiaient, mériteraient la mise en œuvre d’une systématisation de ce type de dispositif de formation orientée vers la réinsertion. La contribution de Kouabenan repose sur une analyse exhaustive des processus attributifs à propos des accidents. Il fournit quelques pistes de réflexion pour la mise en place d’une nouvelle perspective pour la formation à la sécurité. Enfin, le texte de Ginet, Py, Joguet-Recordon et Gendre présente un outil destiné à l’amélioration de l’audition des témoins oculaires adapté aux besoins des professionnels de la justice. L’efficacité de la formation d’officiers de police à cet outil est attesté par les recherches expérimentales réalisées sur le terrain. Cette contribution ouvre, plus largement, des perspectives de formation des personnes occupant des professions nécessitant une activité de recueil de témoignages.
34Enfin, dans la continuité des contrepoints fournis après chaque contribution par Baillé, Bavent, Boutinet, Figari, Hadji, Le Poultier et Vergnaud, un chapitre conclusif d’Ardoino permet de dresser le bilan de cet ouvrage et souligne son insertion à l’articulation de la psychologie sociale et des sciences de la formation.
Auteurs
Université Pierre Mendès France (Grenoble)
Université de Haute-Bretagne (Rennes)
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