Écrire comme un fou
Mémoires d’un névropathe1
p. 257-268
Texte intégral
1On a beaucoup écrit sur les textes littéraires qui mettent en scène la folie, et même sur des textes d’artistes devenus fous mais qui continuent d’écrire, comme Nerval avec Aurélia. En revanche, les textes où de véritables aliénés ont tenté de témoigner de leurs espaces intérieurs, inspirent peu la critique. Ces textes existent, et ne relèvent pas uniquement de la catégorie floue des « fous littéraires » – lesquels ne sont pas, en général, fous au point d’être internés2.
2Malgré sa célébrité, Les Mémoires d’un Névropathe, a inspiré peu d’approches proprement littéraires avant que O. Mannoni, lui-même psychanalyste de renom, ne pose la question de savoir si cet abord était concevable3.
3C’est en effet un texte difficile à situer, comme le remarque O. Mannoni, pour qui en dernier ressort, il ne relève pas de l’espace littéraire « ces mémoires ont leur place dans une bibliothèque psychiatrique »4. C’est indiscutable, mais est-ce leur seule place ? Une réflexion sur cette notion de place nous introduit au cœur d’une réflexion sur ce qui est reçu comme littéraire et sur ce qui ne l’est pas.
4Les juges – devant lesquels Schreber avait cité l’hôpital, et qui s’appuieront, entre autres, sur ce texte pour lever sa tutelle – reconnaissaient : « l’œuvre est le produit d’une imagination maladive » mais « personne ne voudra méconnaître le souffle qui parcourt l’ouvrage au travers de chacun de ses chapitres, son sérieux élevé et sa quête acharnée de la vérité »5. Ils signalent donc à la fois l’authenticité d’une quête, et la présence d’une inspiration, deux traits qui renvoient bien au domaine de l’œuvre littéraire la plus traditionnelle.
5Le texte de Schreber, fascinant dans son essence, relève, de plus, d’un statut problématique par la réception qu’il induit, puisque, selon Mannoni : les raisons pour lesquelles les Mémoires ne font pas partie de la littérature seraient précieuses à analyser. Elles permettraient de tracer une partie de cette frontière mal définie qui délimite la littérature proprement dite6. Et ceci d’autant, que les raisons que donne le critique pour l’exclure du « domaine, somme toute accueillant, de la littérature » relèvent, à première vue, de ce que Jean Molino semble nommer la « notion vécue »7. En fait Mannoni avoue « Nous ne savons pas pourquoi il nous semble qu’il faut répondre négativement » à l’idée que ce texte de Schreber aurait sa place en littérature. D’où les questions :
S’il n’existe aucun critère reconnu, sur quoi se fondera-t-on pour justifier une telle exclusion ?
6En effet, ou bien des critères internes existent, et en ce cas il faut les expliciter. Ou bien ils n’existent pas et cette discrimination est purement idéologique. À moins que, et c’est la voie la plus prometteuse, on n’est pas sûr qu’il existe des critères, mais on est amené à en chercher. Cela suppose l’analyse de ce que chaque époque produit comme « textes limites » et nous amène à interroger sous cet angle le texte du président Schreber.
7Nous postulerons deux points. En premier lieu que l’aspect inclassable du texte tient autant à l’imprécision de notre perception du « littéraire » qu’à la difficulté d’appréhender « la folie ». En second lieu que notre compréhension du littéraire et du fictionnel est tributaire des productions littéraires et des approches critiques de chaque époque. Ce qui signifie qu’elles évoluent, et que notre connaissance de la littérature, comme nos seuils d’acceptabilité devant les textes, varient. Le statut de l’imaginaire ne change peut-être pas, mais sa reconnaissance, comme sa pratique sont modifiées par la présence de formes littéraires nouvelles, dans le domaine des textes, comme dans celui de la critique.
Les normes de validation sociales du fait littéraire
8Un des sociologues8 qui s’est le plus intéressé à ce qui définit la « valeur littéraire » montre que
l’étude de la littérature en tant qu’objet ne saurait en effet prétendre au statut scientifique, aussi longtemps que sa réalité même ne sera pas établie.
9En d’autres termes, l’on ne sait jamais a priori devant un texte s’il est ou non littéraire (p. 10). Il paraît donc impossible de « construire une théorie de la littérature sur une propriété objective permanente et structurante de l’objet en tant que tel, puisqu’en effet on n’en connaît pas » (p. 11). Le style même, qui semble une propriété objective du discours littéraire, s’il est « manifeste dans les faits, son statut est théoriquement obscur » (p. 12). Quel serait donc le critère de différenciation ? Serait-ce donc la « valeur littéraire » ? C’est-à-dire ce qui détermine le corpus des œuvres reconnues comme littéraires ? Lafarge montre que cette « valeur » n’intervient qu’a posteriori pour fonder l’illusion de l’unité du corpus, sur la « littérarité »9.
10Toute définition de cette « littérarité » se limite ainsi a un jeu, ou un pari, sur la promotion d’un récit ou d’un groupe de récits, au nombre de ceux qui prétendent au respect et à la durée. Cette analyse se voit confirmée par l’exclusion de la famille littéraire, de certains textes, ou à l’insertion d’autres dans ce corpus légitimé, sans que pour autant la recherche de la « littérarité » ait avance d’un pas.
11À la question initiale qui portait sur la différenciation du littéraire et du non-littéraire, la réponse du sociologue est :
il n’y a pas de délimitation juridique possible du corpus puisque la valeur littéraire n’est pas une propriété des objets, mais une sacralisation sociale. (p. 38)
12À quoi fait écho Northrop Frye10 « nous n’avons pas de critères sûrs pour distinguer une structure verbale littéraire d une qui ne l’est pas. » (p. 13)
13Si ce ne sont pas des raisons théoriques, quelles sont alors les raisons pour lesquelles l’ouvrage de Schreber a été publié en France dans une collection de sciences humaines et non de littérature ? On peut chercher des éléments de réponse dans l’histoire éditoriale de ces Mémoires.
14Le texte original, paru hors collection, chez un éditeur de Leipzig, semble renvoyer à une instance de lecture juridique11. Il a d’emblée, été reçu dans une optique documentaire/médicale, puisqu’il a été, par le docteur Weber, et avec l’accord de l’auteur, annexé au rapport demandé par la Cour a ce même docteur Weber. C’est encore dans cette perspective qu’il a été lu par S. Freud, et c’est donc celle qui s’est imposée de façon univoque. Mais on aurait pu, et sans doute dû, s’interroger plus avant car Schreber en tant qu’auteur, offrait d’autres voies d’approche pour son texte, dont celle de témoignage.
Je n’entends nullement écrire un ouvrage scientifique sur l’histoire de l’évolution de l’univers, je rends simplement compte. (p. 208)
15Cette position de témoin privilégié, comme la valeur de son travail – que reconnaissent ses médecins et qu’il note – lui est source de considération. Il attribue a son projet une dimension scientifique et religieuse, sans exclure qu’il permette une justification de sa propre conduite (p. 9, p. 11, p. 69, etc.). Cette complexité dans le projet, par ailleurs clairement assumé, permet une approche plurielle de ce texte.
16Or jusqu’à l’article de Mannoni, il n’apparaît que comme un « cas » psychiatrique. Cet aspect de témoignage est pourtant ce qui permet de le différencier d’autres auteurs « aliénés » comme J. Perceval ou Berbiguier12.
17Bien que les instances de légitimations n’aient pas cru bon d’inclure ce texte dans la littérature, ne pourrait-on tenter de le lire quand même comme texte littéraire, en se plaçant non plus du point de vue de sa réception, mais de l’attitude de l’auteur devant son écrit ?
Schreber devant son texte : une position de maîtrise
18Pour sa part, Schreber a conscience d’écrire dans des conditions difficiles, car les contraintes abondent et relèvent de causes externes et internes, mais les conditions de production du récit sont prises en compte dans la fiction.
19Contraintes externes d’abord, celles du souvenir, à une époque où son approche de la temporalité est perturbée.
D’une part je suis, pour un pareil propos obligé de m’en remettre uniquement à mes souvenirs puisqu’en ce temps-là […] pour écrire je n’avais rien […] et je n’aurais pu avoir envie de prendre par écrit des notes puisque […] je croyais l’humanité tout entière détruite. (p. 67)
20Ce n’est que plus tard que commence la prise de notes :
Celui qui s’intéresserait de plus près à ce brouillon y trouvera bien d’autres développements que je n’ai pas repris dans mes mémoires et qui pourront donner au lecteur l’indication de ce que le contenu des révélations que j’ai eues a été infiniment plus riche. (p. 165)
21Contraintes internes ensuite :
C’est d’autant plus difficile qu’il s’agit de choses qui ne se laissent exprimer absolument dans aucune langue humaine. (p. 19)
22et que comme pour les mystiques le
sens mystérieux ne se laisse recouvrir que de façon approximative par la signification des mots humains. (p. 20)
23La solution de Schreber, qui est celle de nombreux artistes, consiste en la transposition.
Pour me rendre quelque peu intelligible, j’aurai beaucoup à m’exprimer par images et comparaisons, qui peut-être ne toucheront au vrai que de façon approchée. (p. 20)
24Mais il est conscient de ses qualités d’authenticité :
Je m’en suis tenu à leur conserver pour l’essentiel la forme dans laquelle je les avais tout d’abord rédigés. Des changements de détail seraient préjudiciables à la fraîcheur première de l’exposé. (p. 10)
25Il demeure conscient des difficultés de réception pour son texte : celui-ci ne doit pas être lu comme « un rejeton de ma fantasmagorie » (p. 11) ou comme « les élucubrations maladives d’une imagination chimérique. » (p. 57) Un de ses buts est d’obtenir au moins une écoute par le truchement de l’écrit. Demande d’écoute qui marque la profondeur de sa souffrance et de sa solitude, peut-être plus intense que celle d’un artiste. Schreber y parvient sinon :
les médecins […] n’auraient pas cru devoir se donner la peine de réfléchir sur ce qui était présumé n’être qu’insanités. (p. 118 note 63)
26Peut-on cependant opposer la contrainte du fou prisonnier de ses visions à la liberté d’un artiste créateur ? Schreber est à la fois conscient de sa singularité et des difficultés qu’il doit surmonter pour faire en sorte que ce qu’il dit soit perçu comme autre chose que de « l’insanité ». Pour cela il va falloir qu’il fasse œuvre créatrice, comme tout artiste placé devant les mêmes difficultés.
27Un rapprochement avec Aurélia est suggéré par une phrase de Gautier qui décrit ce texte de Nerval comme « la raison écrivant les mémoires de la folie sous sa dictée » le moi écrivant assistant « de sang froid aux visions de l’halluciné »13.
28Schreber nous propose, lui aussi, des séquences de ce type :
Ces visions où il était question, de fin du monde […] étaient en partie de nature terrifiante, mais en partie aussi d’une indescriptible grandeur. (p. 74)
Dans l’une d’elles, assis dans un compartiment de chemin de fer, ou un ascenseur je descendais dans les profondeurs de la terre et je reparcourais pour ainsi dire toutes les couches de l’histoire de l’humanité […] Lorsque par moments je me glissais hors du vaisseau, je me promenais comme dans un vaste cimetière […] Remonté dans le vaisseau je m’arrêtais en un certain point No 3, je redoutais de devoir franchir le point No 1 qui marquait les débuts les plus reculés de l’humanité. Au retour le puits s’effondra derrière moi. (p. 74)
J’observai alors toutes sortes de choses merveilleuses […] Un jour le jardin tout entier se trouva empli d’une flore tellement luxuriante que l’aspect n’en cadrait plus avec mes souvenirs […] (p. 84)
C’était comme si l’intégralité de la voûte céleste avait été tendue de nerfs. (p. 101)
29Comme Nerval, Schreber ne se contente pas de proposer une suite d’images, d’une grande étrangeté. Il fait montre d’une volonté de maîtriser ce matériau qui a surgi sous forme de visions. Il construit un texte à partir de matériau délirant, tout comme Nerval.
30Il pose les Ch. 1 et 2 à titre « d’axiome » (p. 43) puis après un Ch. 3 retranché, présente au Ch. 4 un historique de sa première maladie, et conte la seconde crise après le rêve de l’accouplement.. (p. 46) Il donne ensuite lors de la « quatrième ou la cinquième nuit… » la peinture hallucinante d’un accès d’angoisse (p. 49). Ce récit est important car il est écrit du point de vue d’un narrateur victime, certain de son innocence, et entre les mains de la « folie » du monde. Dans le même mouvement qui le construit ainsi, le texte laisse échapper des indices, qui nous permettent de saisir la situation sur un plan qui échappe à la victime : le fait que les gardiens se relaient à son chevet, et qu’il est en crise par exemple. Ce type de textualité est bien la marque du récit, si on en croit les meilleurs critiques14.
31Ainsi, le texte évite l’aspect autobiographique pur, où la singularité est la règle même, l’inouï la raison d’être : ici l’aspect de témoignage est volontairement saisi comme matière d’une plus vaste composition fictionnelle.
Les Mémoires d’un Névropathe dans une dimension littéraire nouvelle
32Il est possible de considérer le texte de Schreber comme relevant du domaine littéraire sous trois aspects liés. D’abord en tant qu’il s’agit d’un artefact textuel explicite. Ensuite en ce que Schreber utilise pour cette construction – qui pourrait paraître simplement de l’ordre du « machiniste »15 – les dimensions propres à l’autobiographie. Enfin parce qu’il articule ainsi l’aspect d’architecture lucide d’un texte, à une subjectivité que cette construction prend comme matériau, tout en créant les conditions de son l’émergence. Il permet ainsi que le langage, comme revenu de l’« autre côté » et conservant des traces de ce passage dans le « trou noir », vienne affleurer dans le domaine du dicible, par le biais de ce texte ainsi constitué.
33Nous ne sommes certes pas devant une œuvre de fiction classique, comme celle de Nerval, qui pourtant résout à sa façon un problème de même ordre. « Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essaierais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées16 ». On peut, certes, lire Nerval dans une perspective romantique, et montrer que le récit d’Aurelia est une interrogation sur le sens. Le narrateur au long de son parcours cherche à déchiffrer les signes qui peuplent sa vie et ses rêves. Mais, comme il se montre incapable de déchiffrer leur portée et leur cohésion, il pressent que la clé est au-delà des solutions humaines. Nous avons affaire à un récit d’initiation, perturbé par des matériaux parfois hétérogènes17.
34Ce n’est pas exactement le cas du texte de Schreber, mais notre horizon d’attente, concernant la littérature a évolué. L’unicité de l’œuvre comme projet, non plus, n’est plus la norme.
35Une œuvre littéraire, est devenue ainsi, pour nous, un artefact textuel, polyphonique, où discours, témoignage, commentaire se répondent. Tout n’est plus orienté sur le seul axe de la quête, le sens n’est plus forcement donne. Aussi nous pouvons aussi lire ce texte de Schreber dans une perspective semblable à celle dans laquelle nous lisons les œuvres littéraires modernes, de Joyce, de Beckett, certains « nouveaux romans », ou encore des auteurs du courant post-moderne comme Nabokov, W. Burroughs ou Pynchon.
36Pour les théoriciens de ce nouveau romanesque comme de l’œuvre ouverte et du post-moderne, qu’ils en soient des praticiens comme Nabokov ou des critiques comme Eco, l’œuvre est ouverte, « le texte est là, il produit ses propres effets »18.
37En somme Aurelia pouvait être lue comme œuvre littéraire intégrant la folie dans la perspective fictionnelle du XIXe, mais certainement pas Les Mémoires d’un névropathe. Pour autant est-il licite de l’exclure de la littérature, surtout de celle du XXe siècle ?
38Les nouvelles attentes produites par la réception critique des textes post-modernes rendent ce texte « lisible » d’un point de vue littéraire. D’autant que le corpus de référence de la littérature évolue :
La bibliothèque idéale vers laquelle je tends, pour ma part, est celle qui gravite vers le « dehors », vers les livres « apocryphes » au sens étymologique du mot, c’est-à-dire les livres « cachés ». La littérature est la recherche du livre caché au loin, qui modifiera la valeur des livres connus19.
39Cette évolution entraîne des mises en perspective qui pourraient sembler saugrenues au premier abord mais qui, comme les intuitions borgesiennes, sont stimulantes :
40Ce nouvel aspect de la littérature induit un horizon d’attente neuf où ces Mémoires ont leur place.
41Reste que les objections de O. Mannoni demeurent, qui tendent à exclure ce texte du domaine littéraire. Revoyons-les.
Prolégomènes à une réévaluation
42La thèse d’O. Mannoni pourrait se simplifier ainsi, en utilisant une opposition chère à Roland Barthes « Schreber bien qu’“écrivant” n’est pas un “écrivain” ».
43L’important, réside, ici dans les attendus de ce jugement20.
44Sur quoi s’appuie Mannoni donc pour en arriver à cette conclusion ?
45« Ce qui l’exclut ce n’est ni la matière », toute fantastique qu’elle soit : il s’agit uniquement ici de l’aspect cosmogonique, car Mannoni sépare la création mythique de Schreber du reste – et il interroge d’ailleurs très peu « le reste ». Ce n’est pas non plus le « talent » – notons que depuis le docteur Weber et les juges, c’est la première fois qu’un lecteur reconnaît du talent à Schreber. Ni le fait que cet écrit ait une visée d’explication et de justification – comme chez Rousseau et St Augustin. Ni qu’il commente des discours en langue sacrée, comme Bossuet21. Ni même le fait que l’auteur ait été fou et délirant : de grands écrivains ont tenté d’écrire le récit d’une folie. Ce n’est pas non plus que le fait qu’il porte un témoignage de première main sur un lieu et un domaine inconnu : la véracité ne doit pas accroître l’intérêt littéraire que l’on porte à un ouvrage. Alors ?
46Mannoni remarque :
Du dehors Schreber assume ses responsabilités d’auteur, envisage le risque de poursuites, accepte des coupures, se présente comme l’auteur d’une œuvre de mérite.22
47Cette notion de « dehors » est importante ; Mannoni semble refuser l’assimilation du scripteur à l’écrivain : en somme Schreber ne ferait que mimer l’attitude de l’écrivain.
48Il la mime d’ailleurs très bien : devenant auteur, il se veut « rapporteur » de discours tenus en lui par des voix, qui ne sont pas à confondre avec lui-même. Mais Mannoni y voit une ruse narrative du type : « c’est un personnage qui parle et non l’auteur », ruse fréquente dans la tradition romanesque à propos de paroles dont on ne veut se reconnaître le sujet, mais qu’on peut rapporter en tant qu’auteur/narrateur/commentateur. En somme Schreber joue le jeu de l’écrivain.
49Mais alors, si le mime est si parfait, pourquoi Schreber se retrouve-t-il par Mannoni, exclu de la littérature ?
50Parce que, ajoute Mannoni, reprenant son profil de psychanalyste :
il ne suffit pas que l’écrivain soit le machiniste compétent et habile de cette « autre scène ». Elle est réservée au jeu du principe de plaisir et à celui du processus primaire, ce jeu est le même qu’il s’applique à la parole (poésie) ou à la fantaisie (romanesque), il ne peut prendre pour critère, comme le fait Schreber le rapport de ce qu’il dit à la vérité fût-elle scientifique.23
51Comme Mannoni est honnête, il va spéculer sur d’autres arguments. Voyons les : peut-être est-ce parce que Schreber n’avait aucune ambition littéraire ? ou bien qu’il n’était aucunement un écrivain, et que cela n’a rien à voir avec le fait qu’il était fou. On se trouverait donc là dans le cas d’une simple exclusion normative, au nom de la « valeur littéraire ». Soit. Mais pourquoi alors ne pas dire tout simplement qu’il s’agit avec ces Mémoires d’un Névropathe d’une œuvre littéraire de niveau médiocre ? Une question de qualité et non de nature, comme Mannoni semble le soutenir, après Steinmetz et Chambers.
52Insatisfait par ces faux-fuyants, Mannoni va tenter de motiver cette exclusion par des raisons qui vont toucher à la position intime des rapports qu’entretient, selon lui, l’écrivain avec le langage.
53Comme il ne peut nier que Schreber a un comportement « apparent » d’écrivain, Mannoni pour l’exclure du domaine littéraire, est obligé de reprendre appui sur la folie et les handicaps qu’elle entraînerait. Il enchaîne sur une démonstration que l’on peut estimer fondée sur des a priori :
Ce texte ne fait pas partie du domaine des œuvres d’imagination – bien qu’en apparence tout soit imaginaire, car, il n’utilise pas le langage en fonction de cette autre scène qui permet d’échapper au principe de réalité […] il ne peut constituer en fantaisie cette « autre scène ».
54D’où il résulte que selon lui « le livre de Schreber nous chasse de notre position de lecteur, alors que le récit d’aventures semblables aux siennes fait par un écrivain nous y remettrait aussitôt » car Schreber « ne peut prendre vis-à-vis de ce discours la distance qui laisserait une place à la fantaisie »24.
55C’est là un argument d’autorité, pris par Mannoni en tant qu’analyste, mais au moins, maintenant, les choses sont claires. L’exclusion de Schreber du domaine littéraire est justifiée par des arguments qui n’ont rien à voir avec la « littérarité » ni avec la valeur littéraire, ils tiennent à ce qu’un psychanalyste peut juger du rapport de l’écrivain au langage25. On peut n’être pas d’accord, on peut discuter la chose, mais au moins les éléments sur quoi juger sont donnés, et la théorie qui en découle est « falsifiable » dirait Popper.
56Cela dit, l’approche de Mannoni est la plus riche, la plus précise, la plus intellectuellement honnête, et la plus subtile de toutes celles que nous avons rencontrées. Il a lu de près le texte, et il en connaît l’environnement – aussi bien qu’on pouvait le faire avant les recherches d’Israëls26 et il s’affronte à de vrais problèmes. De plus sa réponse a la force de sa modestie : il dit ne pas savoir pourquoi il lui semble avoir des raisons de penser – non que cet ouvrage n’est pas littéraire – mais que Schreber n’est pas, au sens habituel du terme, un « écrivain ».
57Mais une question se pose :
58Si dans le cadre des visions qui s’imposent à lui, des voix dont il rapporte les propos, les critiques ont peut-être raison de souligner que Schreber est alors du côté de l’aliénation, qui le priverait d’une liberté – et que Mannoni oppose à « la fantaisie créatrice » – cela reste-t-il vrai lors de de sa conception de l’ouvrage ?
59À partir du moment où Schreber se met à composer cet écrit, se trouve-t-il encore sans possibilité de distance par rapport à son matériau ? L’écriture même n’est-elle pas tentative de conquête de cette « autre scène » chère à Mannoni ? Peut-on encore ne voir en lui qu’un simple « scripteur » et un « machiniste » ?
60Dans ses retours sur l’ordonnancement des textes, dans l’effort pour rendre accessibles ces visions et ces voix ne construit-il pas un espace littéraire ? Les doutes sur la réalité de ses croyances sont-ils à lire au premier degré ou comme une mise en place d’un point de vue sidérant ? En somme l’autre scène ne serait-elle pas tout simplement créée par cet effort pour rendre présent pour les autres, par l’écriture, cet indicible de la folie, ce territoire interdit d’accès à la raison ? Et pourquoi ce que Mannoni dit de Schreber ne l’appliquerait-t-il pas à Nerval écrivant Aurelia ? La question, pour provocante et peut-être iconoclaste qu’elle soit, est-elle sans fondement ?
61La prise en compte de textes relevant de « fous littéraires » ou « d’art brut », les textes d’aliénés, signale la nécessité d’un regard différent sur la réalité, aussi bien dans ses aspects sociaux, symboliques, que sur l’aspect ontologique d’une présence au monde, inséparable de la présence de la folie.
62Ce texte de Schreber est en cela exemplaire. Il nous montre l’en deçà d’une raison qui a perdu assez de ses amarres pour se constituer en corps autonome. Cela engendre une production textuelle fantasmatique et cosmogonique, dans le cadre d’une sorte de « merveilleux » au sens (non) surréaliste du terme. Mais l’auteur garde assez de force pour, dans un effort insensé, sortir du trou noir de l’incommunicable, par un usage minutieux du langage27. Schreber se sert en effet du (et même des) langages, et travaille dans et sur leurs limites – qu’il met en lumière et thématise.
63Il met et montre en crise la position du sujet écrivant, pris entre plusieurs temporalités, plusieurs « cautions de réalité » qu’il ne peut que regarder avec méfiance et/ou étonnement. Il organise l’ensemble de ces discours qui le traversent, les bribes de ce passé vécu dans un « ailleurs », dont il ramène des images et des sensations. Il construit par là un portrait de lui-même au delà même de l’intime à quoi renvoie le titre de Mémoires, ainsi que du continent de la folie, qu’il rend palpable, depuis la douleur indicible de sa position.
64On peut, avec J. Nadal soutenir que « Schreber externalise une perception interne, et ensuite la regarde, émerveillé ». Et conclure, peut-être, avec lui que « le texte des Mémoires d’un névropathe est une œuvre littéraire soumise, à l’instar d’une partition musicale, à l’interprétation de Freud. » N’est-ce pas la preuve que l’œuvre est solide, si elle continue d’engendrer ce genre de questionnement fasciné ?
65Ajoutons qu’une réflexion moderne sur la littérature28 gagnerait peut-être à envisager ce texte comme l’un des primitifs d’une nouvelle avancée dans l’espace de l’imaginaire, à une époque de crise, au même titre que les textes d’Antonin Artaud, par exemple. Texte dont l’effort pour peindre la condition d’homme lorsqu’il touche à ses limites, par le moyen de l’écriture, et donne à la fiction une réalité qui, ici, transcende en art les éléments d’une catastrophe.
Notes de bas de page
1 Schreber (Daniel Paul), Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, Leipzig, 1903, tr. fr. P. Duquenne et N. Sels, Mémoires d’un névropathe, Seuil, 1975.
2 Blavier (André), Les fous littéraires, Henri Veyrier, 1982 ainsi que Raymond Queneau, Les Enfants de Limon, Gallimard, 1938 (rééd. 1987).
3 Lacan (Jacques), « Présentation des Mémoires d’un névropathe » (1966) in Cahiers pour l’analyse, No 5 (1966), p. 69-72, Seuil, 1969.
4 Mannoni (Octave), « Schreber als Shcreiber » in Clés pour l’imaginaire ou l’autre scène, Seuil, 1969, p. 76.
Nadal (Jean), « Du rêve au corps du délire » in Rêve de corps, corps du langage, éd. L’Harmattan, 1989, p. 21-95 ; il insiste sur le « travail d’écriture » de Schreber (p. 50) et poursuit ainsi : « Le texte de Schreber peut être considéré d’une manière globale comme le récit d’une expérience onirique combinant délire et hallucination, éclairant parallèlement le travail de l’appareil à rêver. » (p. 51).
5 Schreber (Daniel Paul), op. cit., p. 382.
6 ibid., p. 77.
7 Molino (Jean), « Interpréter » in L’interprétation des textes, Éd. de Minuit, 1989. « Pour parler du texte littéraire il faut être sûr qu’il existe quelque chose comme la littérature. Or le concept de littérature est flou, variable selon les cultures ; il mériterait à lui seul une analyse comparative et rien ne garantit que cette notion vécue soit un point de départ satisfaisant pour l’étude d’un texte. » (p. 43)
8 Lafarge (Claude), La valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Fayard, 1983.
9 Todorov (Tzvetan), Poétique de la prose, Seuil, 1971 ; cite Jakobson « la littérarité, c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire » (p. 10). Mais il ne fournit aucun critère de discrimination.
10 Frye (Northrop), Anatomy of criticism, Princeton UP, 1957, p. 13.
11 Schreber (Daniel Paul), op. cit., voir notes 4 et 9. On suit dans les annexes les changements d’idée de fauteur, comme ses démarches. « À l’origine de ce travail je n’avais pas en tête de le publier, la pensée m’en vint seulement à mesure qu’il s’avançait. » (p. 9)
12 Chambfrs (Ross), « Récits d’aliénés, récits aliénés : Nerval et John Perceval », in Poétique, no 53, Seuil, 1983, p. 72-90.
Steinmetz (J.-L.), « Un Schreber romantique : Berbiguier de Terre Neuve du Thym », in Romantisme, no 24, Champion, 1979, p. 61-74.
13 Cité par Jean Richer, Aurélia, Minard, 1965, p. 234.
14 Molino (Jean), op. cit. « Selon la formule d’Aristote, le récit représente des hommes en action. Lire un récit c’est donc entrer, selon les directives d’ordre scénographiques […] dans un quasi monde, analogue de notre monde, pour lequel nous complétons, grâce à notre savoir, les indications lacunaires du narrateur. » (p. 45)
15 Mannoni (Octave), p. 99.
16 Nerval (Gérard de), Aurélia, Garnier-Flammarion, 1972, p. 136.
17 Jeanneret (Michel), « Narcisse, Promethée, Pygmalion : trois figures de la folie selon Nerval », in Romantisme, no 24, 1979, p. 11-118. Je résume arbitrairement son argumentation.
18 Eco (Umberto), Apostille au nom de la rose, Biblio essais, 1987, p. 13 ; L’œuvre ouverte, Seuil, 1965. Permet un retour sur la naissance de ce qui deviendra le post moderne. « L’œuvre d’art a toujours été un message fondamentalement ambigu […] pluralité de signifiés dans un seul signifiant. Cette ambiguïté devient, pour l’œuvre actuelle, une fin explicite de l’œuvre. » (p. 9)
19 Calvino (Italo), La machine littérature, Seuil, 1984, p. 53 ; p. 52.
20 Attendus qui manquent cruellement chez Steinmetz et Chambers.
21 Mannoni, op. cit., p. 75.
22 idem, p. 80.
23 idem, p. 99.
24 idem, p. 78 ; p. 99 ; p. 98.
25 Ehrich (Verena) et Böschenstein (Renate), « Texte poétique, texte psychotique » in Analytica, no 58, Navarin, 1989, p. 63-81. S’appuyant sur l’analyse du texte allemand, les deux auteurs entament une comparaison entre le texte de Schreber et un poème de Holderlin. Leur analyse insiste sur l’absence d’ironie et de métaphores dans le texte de Schreber. Leur conclusion : « Les Mémoires ne sont pas poétiques dans le sens accepté » (C’est moi qui souligne).
26 Israëls (Han) et alia., Schreber inédit, Seuil, 1986.
27 Lacan (Jacques), « Propos sur la causalité psychique » (1946), in Écrits, Seuil, 1966 : « le phénomène de la folie n’est pas séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme. » (p. 166)
28 Robin (Régine), « Extension et incertitude de la notion de littérature », in Angenot (Marc) et alia, Théorie littéraire, PUF, 1989, p. 47. « Il n’y a plus une littérature […] il y a désormais des objets particuliers qui ont chacun leur manière de s’inscrire dans le littéraire, de produire du littéraire, ou de penser le littéraire. »
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