Autour des canevas
p. 69-83
Texte intégral
« Celle-là est penchée vers le sol qu’elle remue à l’aide d’une longue perche dont on ne voit pas le bout. Est-ce ta mère ? Est-ce l’une de tes ennemies ? »
Eugène Savitzkaya, La Folie originelle
1À l’aube de l’œuvre roussellienne défilent les « textes de genèse » qui ne sauraient pas ne pas être en même temps « textes de jeunesse ». La bordure porte immédiatement son ombre pour tracer une marge où nécessairement on voit double. Débuts éparpillés selon les publications en revue précédant La Vue, ces contes parlent de leurs impossibles origines, des origines figées dans la posture millénaire (milanaise) d’une « grande » jeunesse, scènes premières qui ne s’esquissent que « nachträglich », après-coup, depuis l’expression jumelle qui clôt, tout en l’ouvrant, le récit (de famille).
2À l’autre extrémité on (re)trouve les Canevas, ou, plus complètement, les Documents pour servir de canevas, qui tentent de compléter l’œuvre tout en en pratiquant une plus radicale ouverture. Roussel écrit en guise d’introduction :
« Si je meurs avant d’avoir terminé cet ouvrage et que quelqu’un veuille le publier même incomplet, je désire que l’on supprime le début et que l’on commence à premier document, ci-après, et que l’on remplace les initiales par des noms en complétant les blancs et en mettant pour titre général : Documents pour servir de Canevas. Raymond Roussel, 15 janvier 1932 »
3François Caradec fournit les données pour comprendre cette introduction : on a retrouvé ce début (À la Havane) qui annonçait trente documents pour illustrer la supériorité de l’Europe sur la « neuve » Amérique (Vie de Raymond Roussel, p. 333.). Reste qu’à la fin se trouve exprimé (dans l’état actuel du texte) le désir de supprimer le début et le pressentiment de demeurer incomplet malgré l’acte exigé de compléter. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ici encore les limites sont peu claires, les frontières entre le même et l’autre se disputent. C’est le même genre d’ouverture peut-être qui se trouve exprimé au début de Comment j’ai écrit certains de mes livres : « Il s’agit d’un procédé très spécial. Et, ce procédé, il me semble qu’il est de mon devoir de le révéler, car j’ai l’impression que des écrivains de l’avenir pourraient peut-être l’exploiter avec fruit. » Pour les Canevas il s’agit d’une tâche plus modeste apparemment, mais il faudra bien là aussi que les écrivains de l’avenir (lisons aussi : « ceux qui inscrivent le futur ») se servent d’un procédé, d’autant plus qu’il y a pléthore de noms propres dans ces documents. On le sait : ces noms « vrai« vrai-semblabilisent » la diégèse des grands romans et constituent ainsi l’autre face –sur-exposée– d’une inscription du nom éminemment disséminatoire et « banalisée » ; l’infiltration « taupologique » du nom « Raymond Roussel » est comme l’étalement sur la carte des indications géographiques globales, en rayons frappant d’aveuglement les non-initiés. Compléter donc relève déjà des autres pour que se dissimule / s’accuse radicalement l’incomplétude d’un sujet qui voudrait vampiriser tous les dictionnaires.
4Mais si les Textes-genèse sont aussi des Textes-jeunesse, ne conviendrait-il pas peut-être également de déplier le canevas, d’en dédoubler l’enveloppe ? Notons d’abord que « canevas » est un proche parent de « chanvre » et il n’est pas sans importance de retrouver ainsi, masqué, sur le bord du texte roussellien, ce mot dont Rabelais fit l’éloge pour sa disponibilité exemplaire. Le canevas donc, c’est « la grosse toile claire et à jour qui sert de fond aux ouvrages de tapisserie à l’aiguille » et par métonymie « l’ouvrage de broderie » et « le dessin de la broderie » : le canevas, c’est l’ouvrage dans tous ses états pourrait-on dire parlant ainsi de l’inhérente complétude-incomplétude des canevas rousselliens. Le canevas, c’est encore en géodésie l’« ensemble des lignes et points essentiels d’une figure ; le dessin préparatoire », et puis, par métaphore des sens nommés, la « donnée première (d’un ouvrage) ». Pourtant il nous paraît probable que Roussel joue ici encore avec un autre sens du mot, un terme spécialisé du langage musical (et la musique est la plus générale des spécialisations rousselliennes) indiquant : « les premières paroles qu’on fait sur un air, pour représenter seulement la mesure et le nombre des syllabes que demande la mélodie, et qui servent ensuite de modèle pour faire les paroles définitives », ce qu’on appelle aussi un « monstre » (survivant ultérieurement en tant que « fantôme » peut-on supposer). On dit donc « faire un canevas sur un air » et pourquoi ne dirait-on pas « faire un canevas sur deux airs » ?
5Notons que ce dernier sens du mot « canevas » est comme une sorte de définition du procédé, précisant et relançant à la fois les explications de Comment... (publiées donc dans le même volume posthume). Ainsi par exemple l’air serait « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » et le canevas « Jade tube onde aubade en mat à basse tierce » (et on sait que ces canevas rousselliens sont pleins de « monstres » ; ainsi sans plus tarder « j’en ai du frais » donne « jaune aide orfraie »).
6Jusqu’ici le Grand Robert nous a servi de guide, mais il ne donne pas un dernier sens qu’on trouve dans le Bescherelle cher à Roussel (et notons ici que Bêcher-elle rejoint infailliblement l’emblématique paysan à la bêche des éditions Lemerre dont Jean-Louis Comille –dans « L’Impression littéraire » in Poétique 83, 1990– a montré toute l’ambiguïté maternelle) : « se dit aussi des paroles suivies qui se font sur un air d’après un modèle, ou même sans modèle ». Et c’est ce qui implique encore que le canevas embrasse le tout, plan et texte final, et c’est là, par la force des choses, la nature des « Documents » attestant que tout achèvement ne fait que multiplier les brèches de l’édifice. Canevas en vacance, c’est-à-dire disponible ; dès sa naissance déchiré, dédoublé, multiplié : aucun « cas ne va » seul, il y a toujours un modèle, un monstre, même si celui-ci sera à jamais à venir. En outre, si on nous a expliqué que telle caverne implique le « cas Verne », ne pourrait-on détecter ici tel cas précis qui « ne va » pas ? Or l’exposé de ce cas ne fut-il pas « détruit » justement (selon l’intention du moins), c’est-à-dire ne se trouve-t-il pas dans À la Havane (nom de lieu reprenant les sonorités-clés) épinglé comme la « neuve Amérique » ? Exagérons monstrueusement : ce havane brûlé ne serait-ce pas encore tel Cigare définitivement dépourvu de sa Frange ? Ce qui reste est ce tas de documents à niveaux multiples, ce millefeuille, ce cas de strates. Voilà ce que les documents, selon leur étymologie, enseignent.
7Que nous dit notamment ce bord peu sûr qu’est À la Havane ? Pour commencer, en guise de commencement, il nous apprend qu’on ne racontera des histoires que pour autant qu’elles sont fondées sur les complications et les convolutions de la généalogie. Ainsi est répété Comment... qui explique également dans sa deuxième partie comment le Procédé est intimement lié à la famille, à la sœur, au prestige du nom. Il s’agit d’un couple d’orphelins dont la fille a prospéré au dépens du garçon. Celui-ci pourtant est très admiré en tant que chef et arbitre parmi ses camarades. C’est ainsi qu’il défend avec succès le fils d’un nouveau riche ennobli que dédaigne la « fashion » cubaine et le descendant d’un présumé assassin de ses beaux-parents à la bourse enviée. Hélas, il meurt trop jeune et c’est sa sœur qui va se consacrer entièrement à la réalisation du vœu le plus cher de son frère : donner à Cuba l’enrichissement culturel qu’offre l’Europe et ceci d’abord par le récit de fameux exemples concernant la grandeur du vieux Continent. Plus que jamais le double régit cette entrée s’emblématisant dans l’insigne que va arborer la sœur : en tant que présidente de l’association elle se « déguise » (adoptant « une idée hardie ») suivant l’inspiration donnée par un saxe qui représente l’Enlèvement d’Europe : « un gracieux ajustement, calqué sur celui de l’histoire – et complété par un maillot rose, devint sa tenue de présidente » (Épaves, p. 275). Les Documents seront une longue suite d’enchâssements complexes qui prennent leur point de départ dans ce qui est dès le début le fruit d’un chassé-croisé ingénieusement échafaudé. « Entre A. et M. régnait la fanatique tendresse particulière aux couples jumeaux. » Le frère qui porte le nom de A.L., autrement dit « à elle », sera en effet absorbé par la sœur M. -celle qui aime et retrouve le A à sa place sur le sexe-saxe, calque de l’Enlèvement, du ravissement, du charme de la part du frangin trop adoré. Et son grand projet, l’introduction de l’Europe, devient enlèvement d’Europe, séduction de la sœur déguisée en nue. Est-ce une perversion ? Certes, mais comment ne pas voir qu’elle est éminemment inventive ? La Princesse d’Elchingen fut pareillement, par voie d’inversion, au départ des récits rousselliens, celle qui selon Comment... est liée à « tous les noms de l’Empire », pour ne pas dire de l’Europe. M. honore celui qui rétablissait les réputations honnies, les louches histoires de famille en exerçant « autour de lui un salutaire ascendant », « tirant un supplément de prestige du titre de vétéran » (p. 266.). C’est-à-dire qu’elle commémore, par voie de doublures, le maître-redoubleur, « vétéran de la gloire » désormais (selon Bescherelle encore). De la sorte les Documents raconteront ce deuil dans un essai de symbolisation jamais achevé, inachevable. Ce frère, par la mise en scène de M., prend la figure de Cadmos, le fondateur de Thèbes, le mythique initiateur de la langue grecque (cf. « Chaque parole d’A... était pour M... article de foi [...] », p. 273.), langue qui bafouera un jour, là-même, le défi du sphinx, mais en signifiant à côté cependant, n’ouvrant que sur une cécité plus vraie, ce soleil noir sans doute dont parle Michel Foucault.
8Les Documents pour servir de canevas sont organisés selon le système de l’enchâssement, tel qu’il sera toujours employé par Roussel pour réunir les trouvailles hétéroclites du Procédé. Bien qu’on ne trouve pas ici la radicalisation de cette formule que, hors procédé, offrira Nouvelles Impressions d’Afrique, l’absence d’un ample discours de « remplissage » a comme effet de donner une représentation « clinique » du squelette textuel. Ce processus entraîne à maintes reprises une certaine désorientation du lecteur inondé par une succession accélérée du stock d’aventures rocambolesques et extravagantes qu’on connaît de Roussel et qui tente de mobiliser extraordinairement la mémoire en lâchant un flot interminable de noms propres, de dates, de complications événementielles. À moins de posséder une organisation cérébrale informatisée on risque constamment de perdre le fil. Deux principes à l’œuvre dans cet échafaudage empêchent l’installation d’une hiérarchisation orthodoxe, à savoir l’enchaînement selon un détail secondaire et la sérialisation à partir d’un facteur commun fort peu spécifique. En ce qui concerne la présence des séries les documents 5 et 6 sont les plus représentatifs. Le cinquième document commence par la mention de « certain » anniversaire et raconte ensuite l’histoire d’Armand Vage dont la sœur à sa mort a caché un magot en se servant d’une « grille ». « Passant outre chaque fois que les deux trous [de la grille] se montraient mauvais cadres, Vage, à la recherche d’un trait de lumière, médita ces substances de pages : [...] » ; suivent 21 passages d’un formidable collage (« Grande liseuse, la défunte avait sélectionné des pages au moyen de ciseaux, de colle et de cartons ») bourré de tous les imbroglios des scénaristes du dix-neuvième siècle. À la fin nous apprendrons que Vage trouve le trésor qu’il lègue ensuite à l’armée. Celle-ci, pour cette raison commémore chaque année sa mort, survenue peu après. Le sixième document ouvre sur une histoire de prise de pouvoir sur fond de révolution et de ville assiégée. Afin de « soigner le moral » le chanteur comique Furdet amuse la foule à l’aide de « toute une charretée de prestos à sujets divers » ; dix-sept numéros seront décrits après quoi le texte se hâte vers sa fin en précisant que « Les prestos de Furdet eurent l’adjuvant effet souhaité. Les assiégés tinrent – et l’ennemi, un beau jour, se retira bredouille. » Ce dernier mot, de manière laconique, fait table rase de l’ultime écrit qui se termine ainsi sur la notion d’échec, mais il s’agit d’un échec « heureux » pour ainsi dire. Le deuxième document montre une suite d’associations et d’enchaînements fort typiques : une statue aux treize vers, dont l’origine est expliquée, est combinée avec le bris d’un miroir et une image de Vendredi pour découvrir un trésor.
9Ce fait est divulgué par la Ligue Antisuperstitieuse et lu par un certain Claude Migrel qui, à cause de ses propres déboires, avait voulu que son fils d’adoption, Jacques, reste un « paisible illettré ». Certaines images avaient cependant amené celui-ci à faire des distinctions binaires entre des signes, de sorte qu’il fallait lui interdire tout livre pour conserver le règne du même. Jacques ne peut plus se rabattre que sur le journal lu par sa gouvernante et est fort impressionné par un crime passionnel crapuleux perpétré sous la couverture d’un vendredi 13 (tout ceci garni d’un grand nombre d’explications tertiaires). Pour le guérir de sa phobie son tuteur se décide enfin à le faire instruire, inspiré également par la Ligue. Là aussi, pourrait-on dire, le miroir d’une identité sans faille se brise pour donner accès à une vivifiante différenciation. Dans les autres documents on trouve des cheminements comparables.
10Les exemples que nous avons donnés ont pu indiquer déjà que dans ces récits labyrinthiques aux ouvertures et aux sorties entortillées les histoires concernant la mort jouent un rôle important. Ceci n’a rien pour nous étonner si nous nous rappelons que tous ces récits tentent de colmater la brèche d’un deuil. Dans le premier document (auquel on reviendra en détail) la mort tient déjà les rênes car, si la fin fait que l’héroïne « recouvre son gîte » (p. 272) ce n’est qu’après la mort de son adorateur, poignardé tel celui dont l’histoire lui servit d’exemple. Le document deux part de la mort d’un centenaire qui n’en est pas moins précoce, car son « sonnet orgueilleux » restera incomplet. L’histoire prêche la loi de la lettre contre la superstition due à l’ignorance, mais ce résultat ne sera atteint qu’en passant par un vrai charnier. De même le sculpteur Varly n’arrive à la beauté nuancée de son œuvre majeure « Le Temps » qu’à travers la mort de son frère et celle de son fils d’adoption accompagnée de la folie de sa femme. Une guérison ne peut s’obtenir que par le récit d’une pendaison et la récompense qui en résulte mènera infailliblement, par une noire trahison, à deux cadavres criblés de balles. Le troisième document parle de reliques-fétiches qui ne prennent toute leur force qu’après la mort de leur détenteur premier. Le cinquième document parle encore ’globalement’ d’une mort à commémorer, brodant sur toute une ’grille’ d’événements, qui causa sa « mémorabilité », ou plutôt dont celle-ci est le prétexte. Le sixième document enfin raconte comment le récit de maintes cruautés remonte le moral des habitants d’une ville assiégée et sauve ainsi leur vie (récits, on le devine, parmi lesquels ne manque pas celui narrant le destin d’un homme sauvé par l’histoire qu’il fit d’une mort prédite : « Or chaque lecteur du comité est captivé dès l’exorde » dit le texte p. 312.). Partout donc la mort impose sa limite renvoyant au néant sous le langage, ce pli du canevas que la broderie recouvrira et recouvrera à la fois.
11Le quatrième document, laissé jusqu’ici en souffrance, donne l’exhibition la plus aveuglante de ce procédé. Il consiste essentiellement dans des scènes exposées dans un mausolée pendant lesquelles les guerres se succèdent et les dynasties s’exterminent ou encore s’éteignent. Au cœur de cette suite nous tombons sur un monument funéraire qui mérite de nous arrêter (comme c’est le cas pour les personnages rousselliens doublement engagés dans les histoires) : on est au Honduras où le fils d’un ministre revenu au pays vénère le poète nationaliste Essermos et s’extasie sur son tombeau ; là sont exposées des scènes d’une pièce de ce littérateur : Gerta où une reine tente de valoriser la position de son fils ; un jour ces personnages se trouvent dans le jardin d’un « bègue sacré » à qui le prétendant « stylé d’avance » fait « avaler un conte » qui arrête son bégaiement ; ce conte est le suivant (on remarque qu’on a descendu déjà plusieurs niveaux) : « Le riche Ablasson adore les rousses – et en cloître jalousement tout un groupe dans son palais. L’une d’elles, Margealia, citée pour son port de déesse, frise l’âge mûr et redoute la disgrâce. » (p. 291) Elle va trouver une solution la garantissant de la déchéance avec l’aide du compère Tric. Parmi d’autres façons pour la mettre en valeur celui-ci imagine de la faire figurer parmi les représentations ornant la tombe qu’Ablasson s’est fait construire. C’est que celui-ci « tient, cynique, à s’immortaliser tel qu’il est » (p. 292.). Margealia donne ses traits à une statue de diablesse : « cheveux roux, courtes cornes, pieds fourchus, lèvres de corail à sourire lubrique. » Et de « cette distinction d’ordre éternel » la courtisane tire « un supplément de faveur ». L’histoire de ses « félonies » entoure son portrait, gravée en lettres d’or. La rousse rayonnante signe en creux le monument funéraire qu’est le texte et fait penser pour plus d’une raison au mausolée que fait dessiner Roussel à la même époque. La gloire inscrite ne va pas cependant sans s’entourer de notes inquiétantes : la diablesse félonne est accompagnée d’une reproduction d’un tableau intitulée La Mort de Sainte Ardelle inspirée par une l’histoire d’une sainte défiant la mort en vue du paradis. Mais significativement l’artiste a inversé l’issue et montre Sainte Ardelle « épouvantée, sous l’étreinte du squelette à faux ». Disons que la transposition, la reproduction, l’inversion, le faux et les doubles marquent d’étrangeté familière cette scène composée d’autant de symptômes d’absence. Tric ajoute d’ailleurs comme une signature en parlant d’une bénéfique supercherie perpétrée par le savant Octul en annonçant l’occultation d’un astre dans « l’encolure de Pégase ». Il devient roi de la sorte, « éblouissant » ses futurs sujets par son savoir sur des disparitions temporaires de lumière, disons sur la carence qui fait l’économie de ce qui peut apparaître – noir sur blanc également, selon les lois du texte et du langage. Connaître les procédés permet de régner, mais cette connaissance a toujours à faire à une limite d’évanouissement où tombent les bords internes du récit. De même (le) Tric réussit et la rousse des marges, Margealia, « trône plus que jamais », par « supplément », au cœur même donc du pouvoir, « tandis que s’enrichit le mur funéraire » (p. 294. ; si Roussel n’a pas choisi lui-même ces noms, son suppléant a touché juste). Ceci, il va sans dire, annonce l’inéluctabilité du règne de Granor VII lui-même : G 7, c’est « je », qui se redit, roi magique qui fait guérir les bègues, telles les écrouelles, narrateur qui touche à la vie / mort, différant le récit, brodant sur le canevas, pour que l’extase du rien se glisse dans les interstices (celui-là même qui pour mieux se dissimuler ouvre le cadre du second chant des Nouvelles Impressions d’Afrique).
12La dernière étape pour Granor sera la huitième qui se résume ainsi : « La fameuse Épreuve de la Perche. On a pu médicamenter en secret –utilement ou non ? rien ne l’indique– les adversaires pour rire de Granor VII, qui, paré du glaçon-diamant prêté comme fétiche par Tinophir, remporte une victoire normale. » Il faut comprendre qu’on a donné un narcotique aux adversaires dont tel risquerait de ne pas « jouer le jeu », c’est-à-dire de ne pas laisser gagner Granor. Le glaçon-diamant a servi d’emblème à sa naissance et fut volé ensuite, mais restitué ultérieurement.
13Disons toutefois que l’épreuve chez Roussel, qui est annoncée au début du récit sur Granor et vers laquelle se tend sa narration entière, a dans sa formulation même tout l’air de relever du Procédé. Si un jeune prétendant devra bien se prouver par un maniement initiatique de la perche (qui est de cette famille des tiges et autres gaffes dont on a relevé l’importance chez Roussel), cette expérience, ne pourrait-elle être l’écho de quelque poisson silencieux dont l’étymologie dit qu’il (donc « elle ») est rayé de noir telle la page blanche où le ’poète’ fait ses preuves ? Comment savoir ? : « rien ne l’indique » (p. 297.). Précisons : l’incise « rien ne l’indique » (pendant à son tour de « tandis que s’enrichit le mur funéraire ») signale ce néant qui indique que le jeu (c’est-à-dire le va-et-vient) de la mort marque à jamais toute Norme.1
14Suppléer à ce néant à la place de l’autre ne pourra se faire que par le défilé de l’Autre. On assistera ainsi à une double parade, celle des générations qui se succèdent et celle des textes qui s’enchaînent. Le deuil se vit selon l’incorporation ou bien se lit suivant la symbolisation-introjection. Les interminables histoires de famille chez Roussel atteignent vraiment une apogée dans les Documents, finale scandée par ce qui marque symptomatiquement leur étrangeté familière, à savoir les jumeaux, les doubles et l’inceste – ainsi Jacqueline de Faublas renvoyant dos à dos ses deux prétendants duellistes par le spectacle de l’union avec son frère (p. 303).
15Des interférences raffinées s’esquissent d’ailleurs entre roman familial et écriture comme pour ce qui concerne deux frères marqués par l’étoile au front qui, « n’écoutant que leur cœur, avaient épousé en même temps deux exquises paysannes – et fait coup nul un an après par suite d’une double atteinte de maximum, quant à un pari dont le gagnant devait être le frère à la plus heureuse page » (p. 304). Le miracle serait ici qu’un coup nul équivale à un coup double. La page permettra, peut-on espérer, un peu-beaucoup « d’épanouissement posthume ».
16Une brève analyse du Premier Document permettra, espérons nous, de rassembler et de préciser ces données diverses. C’est qu’ici le double plus que jamais impose ses lois inexorables. Le récit en effet est hanté par une longue série de doublures. Leur enchaînement crée un nouvel ordre car si à un premier niveau un jeune homme –Romé– n’osant pas aborder celle qu’il aime –Eda– (la trouvant endormie et ayant peur que ses yeux, « qu’il se représentait célestes » le déçoivent, il emporte seulement quelques cheveux) se tourne vers Dieu, c’est en entrant dans l’ordre des Croix Grises. Il sera suivi dans cette voie par une adolescente débauchée –Fircine– et par la force des choses leurs destins qui se croisent ainsi se manqueront finalement. L’impasse de la première relation impose sa loi de répétition à toutes celles qui la mimeront. La fin du conte sera positive si l’on veut : après la mort du soupirant sa seconde compagne va apprendre à son premier amour l’histoire de cette passion exemplaire. Le tyran qui par son acharnement lubrique avait obligé cette jeune femme à s’enfuir lui permet de rentrer, ému par ce récit. Eda Bercin « recouvra son gîte » de la sorte ; l’histoire se boucle comme toujours chez Roussel, mais non sans tuer les amants et sceller l’intouchable isolement de la femme ; mariée mise aux nues par ses célibataires, même. E. B. donc ici si l’on ne considère que les initiales, ou bien encore Hébé, l’exemple mythologique de la jeunesse, toujours couronnée de fleurs –des campanules dans le cas présent– qui rayonne dans son isolement splendide. La fin de l’histoire ne pourra se produire de la façon dont on vient de l’ébaucher que par le biais d’autres récits insérés, des narrations doubles qui la guident selon une règle inflexible.
17Romé et Fircine sont allés voir un jour « le célèbre et saint ermite Danecteur » qui produit « son verbe sanctificateur » sous un arc-en-ciel rappelant l’arc que manie E. B. (telle Artémis, chasseresse pudique qui châtie cruellement les Actéon et autres Orion). L’ermite leur raconte la Récidive de Bahol de Jic. Ce Bahol enfreint par deux fois la « proverbiale rigidité de mœurs » de sa famille en embrassant une jeune fille. La seconde chute se produit justement par l’instigation d’une chère histoire que lui raconte sa nourrice sur son lit de mort. Après ses derniers mots Bahol et sa sœur de lait, double féminin qui s’appelle ici Nine (prénom à riche généalogie vernienne et roussellienne avec sa négation répétée), tombent dans les bras l’un de l’autre. « Or, de leur longue étreinte fraternelle naquit soudain un commun vertige... et leurs lèvres d’elles-mêmes s’unirent. Revenu à lui, Bahol poussa ce cri : ”La récidive” – puis devança la justice paternelle en se poignardant. » Et le texte insiste sur la fonction de ce double en précisant pour ceux qui écoutent qu’ils « comprenaient que, perspicace, l’ermite en les voyant avait fait choix d’un conte propre à les mettre en garde contre une déviation de leur fraternelle intimité. » Notons donc que d’éviter cette récidive ne pourra se faire, par double bande (« double bind »), qu’en répétant, qu’en entérinant l’acte de privation, d’abstinence qui obéit à la loi de la doublure mortelle. Qu’on lise la phrase qui suit : « Peu après Romé fut frappé à mort par un vindicatif exalté, que son verbe, en la convertissant, avait privé de son amante. » Les doubles fictionnels dont la liste pourrait encore s’allonger sont accompagnés naturellement par les couples d’homonymes qui dans la langue suscitent les mêmes sentiments ambigus touchant la perte et le recouvrement. Avant tout cette histoire se noue autour du signe de la Croix qui anime son jeu de doubles.
18À la même époque Roussel se sert d’ailleurs de ce même mot pour indiquer et illustrer le mécanisme des Nouvelles Impressions d’Afrique. On a déjà mentionné que l’ordre religieux dont il est question s’appelle les Croix Grises. Or ce symbole de la croix provient d’une histoire sur Sainte Madeleine – qui se trouve donc au début des répétitions. Celle-ci avait, peu après la Crucifixion, reconnu certains de ses anciens oripeaux chez un receleur. Elle brûle ces oripeaux du recel et dans les cendres apparaît alors une croix. « Je vous remercie, Seigneur, s’écria Magdeleine, d’avoir daigné faire une croix sur mon passé. » On voit comment le mot –exemplaire en ceci pour les termes-clé de Roussel– dit son origine triplement secrète (celé dans le recel) et se ramifie déjà selon plusieurs voies dans le texte qui ajoute : « Et l’expression fit fortune ». Et il est tout à fait remarquable que c’est donc une « expression », fruit d’une impression, qui fait naître l’ordre régnant sur la suite du récit. Vu l’origine du groupe il n’est pas étonnant que parmi ceux et celles qui portent « une significative croix gris de cendre » le signifiant fait fortune. Ainsi en ce qui concerne Fircine qui sera l’intermédiaire entre les autres personnages et entre les différents niveaux de l’histoire. « La doyenne pousse » dit-on sur son compte pour vanter « l’immaturité du stock » dans le bordel où elle vit d’abord. Lisons donc qu’elle croît encore. Dans l’exercice de son métier elle est souvent jouée, ce qui signifie qu’on jette dans l’air une pièce en forme de cœur (« objet suant l’amour ») dont la face ou l’endroit indiquent ensuite son prix (ainsi la patronne « avait su accroître ses recettes »). Disons qu’on la joue à croix ou pile. « Souvent le cœur avait servi pour Fircine, qui croyait [nous soulignons] sentir, scrupuleuse, qu’avoir été honteusement jouée la rendait indigne d’un rachat. » Romé lui donne alors un autre exemple d’un signe rédempteur « pour qu’elle détestât moins l’image du sort pris pour arbitre » – et, en effet, bientôt elle se mettra sous le signe de la croix grise. Ainsi se multiplient les croix autour du cœur.
19Reste à savoir comment se propose le berceau des doubles, ce niveau le plus intime du document à partir duquel par décentrement les couples prolifèrent : nous parlons de l’histoire racontée par l’ermite à Romé et Fircine et au milieu duquel se répète la chère histoire de la nourrice ; la parole maternelle au sein du verbe sanctificateur du prophète donc, ou plutôt au cœur de ce langage, car écoutons : un jeune homme dont la fiancée s’est noyée stipule qu’après sa mort son cœur doit être confié au même fleuve. « Sans tutelle, bravant mille risques, le cœur, couché dans sa nacelle, partit à la dérive. » C’est dans un sens un art poétique qui s’énonce ainsi disant la dissémination d’un centre à la dérive. Or une princesse d’une beauté extraordinaire parcourt le pays à ce moment-là. Un oiseau lui montre le chemin et l’amène un jour au bord du fleuve. Elle voit alors « venir droit sur elle, grâce au courant, une nacelle où reposait un cœur. » Et le texte continue : « Alors Dramieuse... Ces mots furent les derniers. Nine ferma les yeux de la morte puis tomba dans les bras que lui tendait Bahol » avec le triste résultat que l’on sait. Il est précisé pour la princesse qu’elle « chantait avec une voix si pure que, tous l’en suppliant, elle s’exprimait par signes pour la ménager. » Parions que la suspension de son conte égale encore à un signe ; et ce signe combiné avec le cœur, qu’on retrouve, ne serait-ce pas encore le signe... de la croix ? (La croix, la plus anonyme et partant la plus « vraie » des signatures). Elle se signe pour disparaître et entraîne ceux qui la suivent de près ou de loin jusqu’à Fircine et sa façon de conclure. C’est par cette dérive même que se distingue le mieux la parfaite suspension de la croix au cœur qui ne peut signifier que l’incorporation d’un deuil originel. S’y incruste la fascination sidérée par l’Unheimliche, cette étrangeté familière qui signe toute perversion (avec sa chaîne de fétiches dans ce document) et toute (post)modernité (avec sa dérive des signes) de Roussel.
Notes de bas de page
1 L’Épreuve de la Perche demande une élaboration en note (là où le texte roussellien déplie ses marges centrales)1
L’entrée « perche » dans le Bescherelle est d’une densité remarquable et son exploitation rejoint, croyons-nous, le principe même de l’art poétique de Roussel. Dans une première acception nous trouvons « mesure de superficie », terme dont la précision numérique insiste dans une longue série d’exemples : « Perche de Bade, 10 pieds de pays, ou mèt. 3, 00000.// De Bavière, mèt. 2, 91859// De Berlin, 10 pieds, ou mèt. 3, 13854 » et 25 autres cas semblables allant jusqu’à « En Russie, 15 pieds, ou mèt. 4,46653 ». D’ailleurs l’entrée avait déjà commencé en précisant que « en France, elle avait de 18 à 20 ou 22 pieds, selon les différentes localités » (la doublure « 20 ou 22 » soulignant la divergence des significations). La série pour les autres pays se veut plutôt exemplaire et nullement exhaustive. Celui qui perche dans les hauteurs n'aura pas la complète vue d’ensemble espérée, mais son regard aperçoit l’infinie mouvance des signifiants. L’épreuve de la perche considérée ainsi, c’est son arrêt « normal » confirmant la suprématie de l’Un (l’accession au trône de Granor), mais l’arrêt en question n'est que provisoire lueur symptomatique dans un rayonnement disséminatoire généralisé. Ne pourrait-on pas dire suivant la pensée de Lacan qu’on assiste à une épreuve « Père/je » où « l’unicité » du je se perd tout en se figeant selon la loi du Père, selon la loi du signifiant-clé qu’est le Phallus, lisons la Perche ?
« Se battre à la perche » ne manque pas d’avoir (au moins) deux significations : « Fauconn. Se dit de l’oiseau de proie qui se débat continuellement sur la perche, et étend les ailes comme pour voler » et « Loc. prov. et fig. Se battre sans se faire grand mal » où la part prise par le simulacre reste à la clé.
Pour faire la liaison avec l’homonyme à venir on trouve : « Baguette de 8 à 10 pieds de longueur, dont on se sert pour pêcher, et à laquelle on attache une ligne. »
La seconde entrée n'est pas moins curieuse dans sa prolifération à la Jules Verne (remarque à inverser évidemment). « La perche de nos rivières à une chair blanche, ferme, fine, et d’une saveur exquise » lit-on nostalgiquement, mais ce qui frappe surtout c’est que ce genre de poissons « renferme un grand nombre d’espèces » dont on nous offrira ensuite un beau florilège : « Perche, diacanthe. Perche fluviatile. Perche fourcroy. Perche korkor. Perche loubine. Perche murdjan. Perche pentacanthe. Perche pointillée. Perche porte-épines. Perche praslin. Perche septentrionale. Perche triacanthe. Perche d’utopie. » Il paraît normal qu’avec cet ultime spécimen le texte de Bescherelle passe sans autre transition à une citation dithyrambique de Castel. Après cette expédition du côté des Muses notre dictionnaire universel revient à une liste de différentes perches, cette fois-ci accompagnée de renvois à d’autres appellations allant de la « perche chrysoptère V. cicle » à la « perche Z.ingel V. cingle ». Là encore rien n'est défini finalement, sinon par voie poétique, c’est-à-dire suivant le surgissement intermittent jubilatoire des écailles scintillantes se confondant avec les crêtes ondoyantes de l’eau.
PS : On ne saurait ne pas noter une autre « coïncidence » : dans ses récentes Circonfessions (déconstruction in/externe de l’étude sur Derrida que vient de publier Geoffrey Bennington dans le série Les Contemporains aux Éditions du Seuil) Jacques Derrida mentionne la perche et l’épreuve dans la section 28 – p. 136 – où il parle de son écriture comme d’une « perche tendue à toutes les filles martyres » et où l’épreuve serait de « traverser l’écran de la circoncision ». Cette perche ne peut être dans sa tension même que le texte-sexe et l’épreuve qui découle de sa mise en jeu est ce simulacre de castration qui dans la circoncision dresse l’écran (cf. p. 261 : « Comme si l’écran me donnait à voir ma propre cécité » – cet écran, c’est aussi celui de l’ordinateur) que traverse le style en écriture. L’épreuve de la perche scelle le pacte entre le corps et le langage. On distingue autour de ce sexte une jointure des écritures derrido-rousselliennes.
PPS Le mot pour « perche » [acception « unité de mesure »] en néerlandais est « roede ». Ce mot signifie encore (selon van Dale, grand dictionnaire du néerlandais) : verge (sexe et fouet), tringle, règle, poteau, piquet, queue (d’une comète), bâton du juge, bourreau. Tout roussellien ne peut qu’en être ravi.
(1) Cf. Sjef Houppermans, « La note roussellienne » in Urgences, no 31, Poétique de la note, Rimouski (Québec), 1991, p. 19-32.
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