Conclusion
p. 259-263
Texte intégral
1Ces trois jours passés à La Courneuve, Paris et Pierrefitte-sur-Seine ont été d’une richesse étonnante. Ce fut l’occasion de parcourir la plupart des domaines historiques, diplomatique (Bély, Beaulieu, Janin, Vaugeois et Van Ruymbeke), et militaire évidemment (Chaline, Drevillon, Lesueur, Morgat, Quimper et Røge), mais aussi politique (Dziembowski, Le Jeune et Veyssière), économique et sociale (Laberge, Poton, Veyssière), démographique (Fournier) et culturelle, particulièrement religieuse (Poton et Villerbu). Nos séances se sont même terminées par un bel exemple d’ethnohistoire (Bouthillier et Guillorel), sans parler de la suggestive provocation d’histoire contre-factuelle (Poussou), ce qu’en fiction on appelle uchronie. Constamment regards français et québécois se sont croisés sans se contredire, tout en se complétant heureusement.
2Si nous avions encore quelques doutes sur la pertinence d’un lien entre les deux traités de Paris et plus largement sur l’unité de la période, la tenue de notre colloque les aurait dissipés. Sans le traité de Paris de 1763, pas d’indépendance américaine aussi rapide (Dziembowski et Poussou). Les colons n’avaient plus besoin de la métropole pour repousser les Français et la couronne britannique devait bien faire payer aux colons une partie du déficit engendré par le conflit ; il n’est donc pas surprenant de retrouver au premier plan des acteurs, un certain George Washington qui s’était largement illustré quinze ans auparavant dans la « Guerre des Français et des Indiens ». De même, on ne peut rien comprendre à la politique militaire de la monarchie française après 1763, sans prendre en compte l’humiliation subie par sa marine sur les théâtres d’opération atlantique. Il faut donc rendre « courage à la marine » (Chaline) et Choiseul, qui a aussi en charge le secrétariat d’État de la Marine, s’y emploie activement. Vient alors le temps de la préparation de la revanche : Rochefort accueille les réfugiés de l’Amérique et devient une pièce importante de cette restauration (Morgat), avec l’appui des colonies qui ont subsisté, les Antilles (Lesueur) ou celles reconquises, le Sénégal (Røge).
3Le colloque a fait aussi apparaître la nécessité d’envisager une durée plus longue. Pour l’amont, 1713 (Bély) avec le traité d’Utrecht où déjà la monarchie française est prête à sacrifier les terres outre-atlantique en l’occurrence l’Acadie, au profit de ses intérêts européens et continentaux. En aval, il faut aller au moins jusqu’en 1789 (Fournier) et plus logiquement 1803, la cession entière de La Louisiane d’alors aux États-Unis (Vaugeois et Villerbu).
4Tour à tour sont présentés des éclairages différents sur les différents protagonistes. Alain Beaulieu a bien mis en valeur le sentiment de trahison ressenti par les Indiens en 1763 redoublé vingt ans plus tard en 1783 ; ce qui marque leur marginalisation définitive, prélude à leur quasi-disparition de fait en Amérique du Nord. Comment, par exemple, ceux-ci n’auraientils pas cette impression, en entendant le propos de La Fayette rapporté par Didier Poton, dans l’introduction de cet ouvrage, selon lequel ils devaient s’allier aux colons révoltés « amis intimes » des Français, alors que vingt ans plus tôt, ces mêmes Français se battaient contre eux en sollicitant leur appui ?
5Les colons français, autrement dit les Canadiens, ont mieux tiré leur épingle du jeu. Comme le révèlent l’ensemble des communications sur « la province de Québec » à partir de différents angles de vue. C’est l’un des enseignements majeurs de notre rencontre. Démographiquement d’abord Marcel Fournier montre bien que les 4 000 départs vers la France sont largement compensés par des arrivées de diverses origines, réfugiés acadiens, soldats de Montcalm, colons d’origine britannique, émigration de France même. Le mouvement démographique qui suit le deuxième traité de Paris de 1783 est beaucoup plus significatif avec l’arrivée massive des loyalistes fidèles à la couronne britannique et dans une moindre mesure des soldats restés en Amérique (en particulier les mercenaires allemands). Ils ne bouleversent pas, cependant, l’équilibre culturel francophone et catholique de la province de Québec. Il en est de même pour la situation économique qui, une fois la paix retrouvée, ne diffère guère du temps du régime français, conclut Alain Laberge.
6Le sort des colons français n’est pas non plus aussi bouleversé qu’on pourrait le penser par le transfert de souveraineté. C’est la grande surprise, en opposition complète à la politique britannique précédente, celle du Grand dérangement, menée contre les Acadiens en 1755. George III et ses conseillers ménagent les Canadiens avec la concession majeure de l’article 4 du traité de Paris, la garantie de la religion catholique (Le Jeune). Ils décident de s’appuyer sur le clergé et l’aristocratie pour obtenir la tranquillité de cette nouvelle colonie face à l’agitation des anciennes. Le monde populaire surtout dans la ville de Québec semble un moment sensible aux idées nouvelles venues des autres colonies. Phénomène de courte durée : il suffit de maladresses des insurgés vis-à-vis des Canadiens « papistes » pour le voir définitivement rallier le camp loyaliste (Veyssière). L’alliance des Français avec les révoltés ne changera rien. Il est vrai que dès 1768, un espion britannique cité par Laurent Veyssière avait écrit : « il y a aujourd’hui très peu de personnes dans cette vaste province affectionnée à la France ». L’enquête sur l’attitude réelle des Canadiens mériterait certainement d’être approfondie dans le prolongement même de l’étude de cette communication, c’est-à-dire selon les catégories sociales et les lieux.
7Ironie de l’histoire : si l’on voulait être provocateur on pourrait parler d’un véritable renversement d’alliance implicite. Dix ans après le traité de Paris de 1763, le Quebec Act de 1774 en est l’expression la plus remarquable ; la monarchie britannique prend appui sur ses colons les plus récents, francophones et catholiques, contre les plus anciens, anglophones et protestants, en état d’insurrection. De fait, ce qui a facilité l’intégration « en douceur » de la quatorzième colonie, aggravait les tensions et le contentieux avec les treize premières, accélérant la reconfiguration de l’Amérique du Nord (Laberge et Le Jeune).
8En revanche ces Insurgents reçoivent l’appui de la monarchie française, à la fois par esprit de revanche à l’égard des Britanniques mais aussi poussés par une opinion publique qui s’est bien plus passionnée pour l’insurgé de la Nouvelle Angleterre que pour le Canadien d’origine française rapidement oublié. Il est vrai que le « fruste » paysan d’un lointain pays glacé qui n’a même pas le statut du « bon sauvage », n’a pas l’attrait d’un combattant des Lumières !
9Évitons, cependant, le simplisme. Le roi de France ne s’est pas débarrassé légèrement du Canada. Un autre colloque l’avait bien montré1 et celui-ci ne l’a pas contredit : les hésitations furent grandes. Même après la défaite des plaines d’Abraham et la reddition de Québec, le sort du Canada n’est pas encore scellé (Poton et Poussou). Il se dessine durant l’année 1761, à cause de l’insuffisance des monnaies d’échanges territoriales, il faut alors choisir les priorités : récupérer la Guadeloupe et plus encore conserver les droits de pêche de Terre-Neuve, non seulement pour des raisons économiques mais aussi militaires, c’est là que se formaient les marins dont la marine française avait besoin (Poussou et Vaugeois). Si « la morue a été préférée au castor » pour reprendre la jolie formule de Didier Poton, c’était le moindre mal. C’était aussi faire aux Anglais un cadeau empoisonné, en aggravant les tensions entre eux et leurs colons qui, débarrassés des Français, n’auraient plus besoin de la métropole. Certains ministres anglais le redoutaient d’ailleurs d’où leurs réticences à demander le Canada.
10De fait, le traité de Paris ne suscita pas à Londres l’enthousiasme auquel on pouvait s’attendre. Les patriotes conduits par Pitt ne sont pas satisfaits : en laissant aux Français Saint-Pierre et Miquelon et le droit de pêche, les Anglais ont raté l’occasion d’éviter la renaissance de la marine française. L’union nationale a disparu et le patriotisme fait place au radicalisme (Dziembowski). George III, en acceptant au Canada le catholicisme, déconcerte l’opinion publique anglaise, et mécontente le parlement mais il s’assure la paix civile dans sa nouvelle possession, et prépare une nouvelle forme de colonisation pragmatique qui compose avec la culture des colonisés (Le Jeune).
11Le traité de Paris de 1783 présente une situation comparable : les Français vainqueurs n’obtiennent pas les avantages qu’ils pouvaient espérer et l’affaiblissement anglais est moins grand. Ici intervient le lien culturel des alliés américains qui empêche une rupture complète, mais tout autant la dynamique de la négociation et le rôle des acteurs au premier rang desquels Jay, un descendant d’un huguenot rochelais qui n’a pas oublié que son grand-père avait dû s’exiler lors de la révocation de l’Édit de Nantes et qu’il avait alors été bien accueilli par le roi d’Angleterre (Van Ruymbeke).
12Ceci dit, au terme de cette période, ce n’est pas seulement un monde atlantique nouveau, mais les prémisses de la domination politique et culturelle de la civilisation anglo-américaine sur l’ensemble du monde, d’abord britannique, puis nord-américaine.
13Un dernier mot, Gilbert Pilleul, dans sa préface, fait remarquer, à juste titre, que si une histoire commune existe, en revanche, il n’y a pas de mémoire commune. Il rejoint le point de vue de notre ami Marcel Masse, le fondateur de notre commission, trop tôt disparu, qui s’était exclamé, lors de la réunion de fondation de notre commission à Québec en 1998, en nous écoutant : « ces lieux de mémoire sont des lieux de malentendus ». Ce colloque en apporte une preuve supplémentaire. L’intervention de Robert Bouthillier et Eva Guillorel qui a clos notre rencontre montre l’absence totale d’une mémoire des conflits franco-anglais, en particulier de celui qui a abouti à la séparation. Rien sur la bataille des plaines d’Abraham ni au Canada, ni en France. Le contraste est saisissant avec la mémoire anglo-canadienne autour du général Wolfe. La lecture de l’ouvrage en donne aussi les raisons. Les Français ont oublié la Nouvelle-France avec d’autant plus de facilité que l’impact pour la société et l’économie française fut faible (Poussou). Ils préférèrent se passionner pour les Insurgents et prendre de cette façon leur revanche sur les Anglais, tandis que de leur côté les Canadiens préservaient leur identité propre à travers une religion, une langue et des coutumes, avec l’accord de la monarchie britannique.
14Il faut attendre la deuxième partie du XIXe siècle pour voir apparaître un souvenir et une première nostalgie en France, dont Eugène Réveillaud est une bonne illustration d’autant plus significative qu’il n’y a pas chez lui le regret d’une France catholique, d’Ancien régime, cet historien du Canada étant un républicain anticlérical affirmé, converti au protestantisme évangélique2. Mais ce n’est qu’avec le général de Gaulle en 1967 et l’explosion mémorielle des années 1970 que la construction d’une mémoire commune a été entreprise, dont notre commission est l’une des expressions.
15L’essor des études historiques en est le complément nécessaire. Cette rencontre en a été un exemple. Comme tout colloque réussi, il a entraîné autant, sinon plus, de questions que de réponses. Souhaitons que sa lecture de ses actes suscite de nouvelles recherches.
Notes de bas de page
1 Veyssière L. et Fonck B. (dir.), La guerre de Sept Ans en Nouvelle-France, Paris/Québec, PUPS/Septentrion, 2011/2012.
2 Voir Lamonde Y. et Poton D. (dir.), La Capricieuse [1855] : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, PUL, 2006 ; Poton D., « Le Canada français d’Eugène Réveillaud (1884). Régénération et légitimation du colonialisme français au XIXe siècle », Poton D., Symington M. et Vidal L., La migration européenne aux Amériques. Pour un dialogue entre histoire et littérature, Rennes, PUR, coll. « Enquêtes et documents », no 43, 2012, p. 185-204.
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