L’article 7 du traité de Paris
Comment 1763 conduit à 1803
p. 221-229
Texte intégral
1Au printemps 1761, tant en Angleterre qu’en France, on commence à penser que la guerre avait assez duré. Le nouveau roi George III était de cet avis, de même que lord Bute, son homme de confiance au ministère. Des diplomates sont échangés. Hans Stanley est envoyé à Paris pour traiter avec le duc de Choiseul Stainville, appelé ici Choiseul, tandis que François de Bussy part pour Londres pour affronter William Pitt lui-même. Les mandats des deux émissaires sont très limités. Il est demandé à Stanley d’écouter et ne rien accepter qui n’aura pas été expressément autorisé par Londres. François de Bussy n’a pas davantage de marge de manœuvre. Pire encore, Choiseul entreprend en parallèle des discussions avec l’Espagne dans l’espoir de susciter une alliance militaire contre l’Angleterre. Les dés sont pipés. Il ne peut rien sortir de ces rencontres qui s’échelonnent sur six mois, soit de mai à septembre.
2Parmi les points de mésentente, il y a la liberté de pêche pour les Français dans le golfe Saint-Laurent et sur les côtes de Terre-Neuve. Choiseul y tient particulièrement et Pitt l’homme fort du gouvernement britannique ne veut pas en entendre parler. Derrière l’accès aux pêches, il y a l’occasion pour la France de rétablir sa marine. Les pêcheurs sont autant de marins en puissance. Par ailleurs, Choiseul est prêt à céder le Canada. Bussy est chargé d’aborder la délimitation à convenir entre la Louisiane et le Canada qu’il ne faut pas confondre avec la Nouvelle-France. Il faut donc identifier les postes qui avaient des garnisons relevant du gouverneur de la Louisiane de même que les rivières sous son autorité : « La seule qui soit contentieuse, et encore […] est la Belle Rivière ou l’Oyo1. »
3Pour Pitt la cession du « Canada tel qu’il a été possédé ou dû l’être par la France2 » n’était pas une surprise. Il se dit satisfait ajoutant qu’il n’y aurait « aucune compensation pour cette cession » puisque l’Angleterre avait pris possession du Canada par « droit de guerre3 ». Du même souffle, il ajoute toutefois que la rivière Ohio faisait partie du Canada et que les limites du territoire cédé doivent être établies en conséquence. Selon lui, le territoire de l’Ohio a été vendu aux Anglais par les Six Nations4. Bussy explique :
« J’ai voulu répliquer mais il [Pitt] ne m’en laissa pas le temps. […] Il me fit sentir que la cour britannique voulait se rendre maîtresse de toutes les terres et rivières jusqu’au Mississippi, et que ce fleuve fût notre barrière pour le continent de l’Amérique septentrionale, comme le Rhin l’était pour l’Allemagne5. »
4L’heure est aux ultimatums. Le 15 septembre, Bussy présente à Pitt une fin de non-recevoir de Choiseul. Le jour même, le cabinet britannique décide de rappeler Stanley. Le 17, Bussy a une dernière audience et quitte Londres. C’est l’impasse. Jusque-là, le sort des pêcheries a pesé plus lourdement que celui, incertain, des frontières, mais le cabinet a surtout commencé à se diviser sur le sort des pêcheries où la rigidité de Pitt n’a d’égale que la détermination de Choiseul. Le 26 août, le cabinet décide de céder. Pour Choiseul, c’est trop tard. Il a réussi à rallier les Espagnols. Le 15 août, le pacte de famille entre les Bourbons a été renoué. La guerre va se poursuivre. Pitt préconise une offensive rapide. Bute s’oppose. La majorité des ministres appuie ce dernier. Pitt fait son baroud d’honneur. Le 5 octobre 1761, il remet sa démission au roi6. Il a perdu la cause des pêcheries et la marine française pourra se reconstituer à temps pour soutenir les Américains dans leur guerre d’indépendance qui a été rendue possible par l’élimination de la présence française en Amérique du Nord. Aux négociateurs des frontières du Canada, il laisse un héritage, une frontière éventuelle, le Mississippi.
Intermède militaire suivi de nouvelles négociations axées sur le Mississippi
5Pitt parti, Bute a la voie libre et il veut la paix. Il entreprend de négocier plus ou moins secrètement tout en convenant de lancer dans la mêlée deux médiateurs, les ambassadeurs de Sardaigne, le comte de Viry, en poste à Londres, et Bailli de Solar, en poste à Paris.
6L’entrée en guerre de l’Espagne n’arrange rien. La réplique britannique est terrible et les postes espagnols et français tombent comme des dominos. Parmi ceux-ci, Sainte-Lucie et La Havane. Les Français tiennent à Sainte-Lucie sans laquelle leur position dans les Antilles serait trop vulnérable, soutient Choiseul, et les Espagnols sont prêts à tous les sacrifices pour récupérer La Havane. Ils mettront dans la balance les Florides.
7À la suite d’un désaccord avec George Grenville sur une question de finances, Newcastle qui agit comme Premier ministre offre sa démission au roi. Ce dernier le laisse partir. La suite est plus que jamais l’affaire de Bute, lequel peut s’appuyer sur Egremont pour régler les détails. La paix est à portée de main. Bute a déjà accepté de céder aux Français l’accès aux pêcheries de Terre-Neuve avec l’île de Miquelon comme abri, à laquelle on ajoutera l’île Saint-Pierre. De plus, le moment venu, il est prêt à rendre Sainte-Lucie. Par ailleurs, il tient à fixer les limites ouest du Canada au Mississippi et insiste pour que la navigation y soit libre tant pour la France que pour l’Angleterre. Un « projet d’articles préliminaires arrêtés entre la France et l’Angleterre », daté du 21 juillet 1762, commence à circuler. Choiseul et Bute conviennent que les médiateurs Viry et Solar ne suffisent plus, le moment est venu pour une seconde fois d’échanger des négociateurs. Au début de septembre, le duc de Nivernais prend la route de Londres et le duc de Bedford, celle de Paris. Celui-ci est connu pour favoriser une paix aussi rapide que possible. Egremont également, ce qui ne l’empêche pas de se méfier et de donner instructions à Bedford de ne rien signer sans l’accord du roi et attire son attention sur les frontières à établir et lui remet une carte7 plutôt approximative où l’on voit les lacs Maurepas et Pontchartrain reliés par un cours d’eau nommé Manchac aussi appelée rivière d’Iberville.
8Egremont a en effet été informé par Viry d’une proposition que préparent les conseillers de Choiseul. Il est question de retenir la rivière d’Iberville comme limite de la partie de la rive gauche qui pourrait être cédée à l’Angleterre. Apparemment, l’ineffable Choiseul aurait résumé la situation en expliquant que « comme le Mississippi a plusieurs embouchures, la France propose celle qui est le plus vers l’orient », c’est-à-dire « celle qui passe par la petite rivière d’Iberville, les lacs Maurepas, et Pontchartrain, et de là se communique à la mer8 ». Le territoire qu’on désigne comme l’île de La Nouvelle-Orléans serait donc rattaché, du moins politiquement, au côté ouest du Mississippi9. Le ministre français finasse et joue le tout pour le tout. Il est tout de même préparé à une rebuffade et confie à Solar ses états d’âme sur le sort de l’Amérique :
« Je suis l’ennemi juré du système de l’Amérique parce que je le crois pernicieux pour la France. Et que j’estime qu’il est plus essentiel de cultiver le grain, les vignes du royaume et de soutenir ses manufactures que de rendre [fournir] au étrangers du sucre, du café et de l’indigo […] mais ajoute-t-il, la France doit avoir assez de possessions amériquaines pour ses besoins de ce genre, mais de n’en avoir pas plus que ses besoins. »
9Choiseul cherche à se donner contenance et délire à haute voix. Il se dit prêt à continuer la guerre si on ne lui rend pas Sainte-Lucie10.
10Choiseul a beau dire, il en avait déjà plein les bras. À l’été 1761, son cousin, César-Gabriel, comte de Choiseul, avait été appelé en renfort. Il lui confie « officiellement » les Affaires étrangères et garde pour lui la Guerre et la Marine. Le moment venu, il lui demandera de régler les détails relatifs à la Louisiane. Non seulement le duc de Choiseul se dédouble constamment, c’est-à-dire se prête à un double jeu avec l’Angleterre et l’Espagne, mais il a son double, le comte de Choiseul qui deviendra duc de Praslin en novembre 1762.
11Si les deux Choiseul connaissent mal l’Amérique, ils ont autour d’eux quantité de conseillers compétents. Quand Egremont fait savoir que l’Angleterre veut la rive gauche jusqu’à la mer, les protestations françaises se font discrètes mais fermes. L’objectif premier de la France, ou du moins le plus évident, est de conserver La Nouvelle-Orléans dont les Britanniques font mine d’ignorer l’existence. C’est pour garder ce port névralgique que l’idée a germé chez les Français de fixer une limite aux concessions accordées aux Britanniques, d’abord au 31e parallèle, pour finalement proposer comme limite l’embouchure de la rivière d’Iberville laquelle, soulignent-ils, conduit aux lacs Maurepas et Pontchartrain et de là au golfe du Mexique. Les cartes que pouvaient consulter Egremont et Bedford n’avaient rien de rassurant :
« On est persuadé, confie Egremont à Viry [sans doute pour se convaincre ou du moins ne pas perdre la face], que la France ne voudrait pas nous proposer une navigation illusoire ; c’est pourquoi, si après avoir pris les informations pour cet effet, on trouve que cette navigation ne soit pas praticable, ou qu’elle ne suffise pas pour le commerce il sera permis aux sujets du roy de se servir de la même branche du Mississippi, dont les Français se servent ordinairement, depuis le confluent de la rivière Iberville jusqu’à la mer11. »
12Le ton monte mais reste diplomatique ! Mais, on peut imaginer les discussions qui vont suivre. Cette rivière qui porte le nom d’Iberville est-elle vraiment navigable ? Aurait-on donné ce nom prestigieux à un vulgaire ruisseau ? Les Britanniques, du moins les plus instruits, se souviennent de Pierre Le Moyne d’Iberville12.
13Le hasard permet aux négociateurs Bedford et Nivernais de se rencontrer à Calais alors qu’ils sont tous deux en route pour remplir leur mission respective. Selon les instructions qu’il a reçues, Nivernais soutient que jamais la France n’a prétendu offrir un moyen de navigation qui serait illusoire. « Suivant les mémoires qu’on a de cette colonie il paraît que cette navigation est praticable, quoique moins commode que celle qui traverse La Nouvelle-Orléans », admettent les Français. Et d’ajouter : « Si la navigation proposée se trouvait impossible, les Anglais auraient la liberté de suivre le cours du Mississippi jusqu’à la mer sans aucune propriété ou possession du territoire et en s’assujetissant à la visite pour éviter la contrebande, et à payer les droits imposés sur les bâtiments et les marchandises13. » De Calais où il attend un vent favorable, Nivernais fait sans tarder rapport de sa rencontre avec Bedford au comte de Choiseul :
« L’Angleterre a accepté notre ligne de démarcation par la rivière d’Iberville et les lacs supposé que la navigation fut praticable on peut assurer qu’elle l’est quoiqu’un peu moins bonne que celle du fleuve qui elle même ne vaut guère. »
14Ce commentaire est à retenir. La navigation sur le Mississippi est en effet passablement plus complexe qu’il ne paraît. Mais pour l’instant, l’illusion est là et Nivernais prévient que « le plénipotentiaire anglais demande [ra] la navigation par le fleuve et passant sous La Nouvelle-Orléans qui nous restera en propriété14 ». Une telle position inquiète Nivernais qui y voit plusieurs dangers mais il se doute bien que l’Espagne, de toute façon, refusera énergiquement de tolérer les Anglais sur le Mississippi.
15Dès son arrivée à Paris, Bedford rencontre d’abord le comte de Choiseul. Le lendemain, il a un entretien de neuf heures avec le duc de Choiseul puis avec le comte de Choiseul et le marquis de Grimaldi. Ce dernier est intraitable. À la seule pensée que les Anglais pourraient avoir accès au golfe du Mexique, il est immédiatement « monté sur ces grands chevaux », raconte Choiseul. Depuis plus de deux siècles, les Espagnols avaient réussi à « verrouiller » l’accès à cette zone hautement stratégique. Tous les ports de la côte américaine étaient étroitement surveillés. De toute évidence, cette période s’achevait.
16La situation bascule avec la prise de La Havane, le joyau de l’empire colonial espagnol, le 15 août par la Royal Navy. Ébranlé, Choiseul envisage de plus en plus un transfert en faveur de l’Espagne de ce que la France espère conserver de la Louisiane. Il y voit une façon de dédommager cet allié de la dernière heure des pertes subies et, qui sait, d’avoir une carte à jouer au moment des négociations. Il sort l’artillerie lourde et, apparemment en froid avec l’ambassadeur Grimaldi, se fait insistant auprès du marquis d’Ossun, en poste à Madrid, qu’il mitraille de lettres. Il n’acceptera pas que « la paix soit manquée » pour cette question de frontières qui traîne toujours. Après tout, la Louisiane appartient à la France et non à l’Espagne. Il termine une note personnelle sur un ton dramatique. Si j’échoue, « j’abjurerais la politique pour la vie […] il ne me serait pas possible de me mêler de cette besogne pour la troisième fois15 ». « Dites à votre roi, écrit-il le 3 octobre à Ossun, que dans les circonstances présentes, il faut se presser de faire la paix à quelque prix que ce soit16. » L’heure est grave. Le 9 octobre, Louis XV écrit à son cousin Charles III pour réitérer son regret de la perte de La Havane et offrir la Louisiane. Choiseul ajoute encore une fois un mot personnel à Ossun et met en branle une opération de persuasion auprès des Espagnols insistant sur l’importance de cette offre pour témoigner de la générosité de la France et soulignant les avantages économiques pour le commerce. À Londres, le projet d’accords préliminaires avait évolué et, heureux des récentes victoires britanniques, Bute autorisa Bedford à l’accepter.
17Il restait à venir l’accord de l’Espagne. Charles III avait accueilli avec résignation la perte de La Havane. « Quand on fait la guerre, il faut s’attendre aux bons et aux mauvais succès17. » Finalement, il accepta de renoncer aux Florides en échange de La Havane et ordonna, dans une lettre du 23 octobre, à Grimaldi de signer les préliminaires. Egremont faisait de même avec Bedford le 26 octobre et il ajoutait même qu’à son avis la question des frontières était devenue tellement claire qu’il lui apparaissait « inutile d’annexer une carte » vu que « la description n’est sujette à aucune équivoque18 ». Jusqu’à la fin, Bedford exprima toutefois ses réticences mais accepta de ne pas insister. Le futur article 7 du traité de Paris était né.
Un article méconnu extrêmement lourd de conséquences
« À l’avenir les Confins entre les États de Sa Majesté Britannique ceux de Sa Majesté Très Chrétienne en cette Partie du Monde, seront irrévocablement fixés par une Ligne tirée au milieu du Fleuve Mississippi depuis sa Naissance jusqu’à la rivière d’Iberville, & de là par une ligne tirée au milieu de cette Rivière & des Lacs Maurepas & Pontchartrain jusqu’à la mer [souligné par l’auteur] ; Et à cette Fin le Roy Très Chrétien cède en toute Propriété, & garantit à Sa Majesté Britannique la rivière & le Port de la Mobile, & tout ce qu’Il possède, ou a dû posséder, du Côté gauche du Fleuve Mississippi, à l’Exception de la Ville de la Nouvelle-Orléans, & de l’Isle dans laquelle Elle est située, qui demeureront à la France ; Bien entendu, que la Navigation du Fleuve Mississippi sera également libre tant aux Sujets de la Grande-Bretagne comme à ceux de la France, dans toute sa Largeur, & toute son Étendue, depuis sa Source jusqu’à la Mer, et nommément cette Partie, qui est entre la sudiste Isle de la Nouvelle-Orléans & la rive droite de ce Fleuve, aussi bien que l’Entrée & la Sortie par son Embouchure. Il est de plus stipulé, que les Batiments appartenant aux Sujets de l’une ou de l’autre Nation ne pourront être arrêtés, visités, ni assujettis au Payement d’aucun Droit quelconque19. »
18Cette rédaction laborieuse était le résultat de plusieurs mois de discussions. Mais comment les négociateurs avaient-ils pu en arriver à étendre le Canada qui faisait l’objet d’une cession, jusqu’au confluent du Mississippi et de la rivière d’Iberville ?
19Jusqu’en décembre 1762, Bedford et Egremont avaient tenté de faire rayer les mots : « Jusqu’à la rivière d’Iberville et de là par une ligne tirée au milieu de cette rivière et des lacs Maurepas et Pontchartrain jusqu’à la mer20. » Au moment de mettre au point les préliminaires arrêtés en novembre, Egremont, n’étant pas soutenu par lord Bute, avait cédé et accepté à regret cette frontière qu’il jugeait inquiétante. Mais, intérieurement il ne s’était pas résigné. Bedford partageait son inquiétude. Il avait argumenté avec les deux Choiseul en présence du marquis de Grimaldi, ambassadeur d’Espagne en poste à Paris. Ce dernier était intervenu avec véhémence en faveur de cette « frontière » ce qui avait rendu Bedford soupçonneux. Il se prit à penser que les rumeurs voulant que la France ait cédé secrètement le territoire en question, c’est-à-dire ce qui lui restait de la Louisiane, à l’Espagne étaient peut-être fondées. Il en avait informé Egremont. Pressé de question, le duc de Nivernais demanda des instructions. « Vous pouvez répondre, lui fit Choiseul-Praslin, qu’en effet le roy l’a offerte à Sa Majesté catholique21. »
20Le libellé de l’article 7 ne pouvait être plus suspect. Rédigé comme si la France était toujours en possession de La Nouvelle-Orléans, correspondait-il toujours à la réalité ? Ne fallait-il pas remplacer « Majesté Très chrétienne » par « Majesté Très catholique ». Les plénipotentiaires concernés ont fait comme si cette « offre » de la France n’avait pas été complétée dans la réalité, conscients que les moindres modifications apportées à cet article pouvaient ouvrir la porte à de difficiles discussions, particulièrement à propos de cette frontière située à la hauteur de la rivière d’Iberville. Craignant d’ouvrir une boîte de Pandore, le cabinet britannique ferma les yeux et Bute ordonna de s’en tenir à cet article qui reconnaissait une navigation également libre sur le Mississippi22. Aux yeux de Bute, c’est ce qui importait vraiment.
1763 sera corrigé en 1803, soit 40 ans plus tard
21L’historien américain, spécialiste de l’Illinois, Theodore Calvin Pease, a étudié dans les moindres détails cette longue négociation concernant la rivière d’Iberville. Cette frontière aura d’immenses répercussions pour l’histoire de l’Ouest durant les quarante années à venir23. Les propos d’un autre historien américain, Arthur S. Aiton, professeur à l’université du Michigan, vont dans le même sens : « Ce sujet de chicane a été trop souvent ignoré », écrit-il en 193124.
22En 1783, les Treize Colonies, devenues indépendantes, réaffirment dans ce court article 8 du traité de Paris, rédigé en français, du 3 septembre que « la navigation sur le Mississipi, de sa source jusqu’à l’océan, doit toujours rester libre et ouverte aux sujets de la Grande-Bretagne et aux citoyens des États-Unis ». Voilà pour la théorie ! En pratique, la nature du fleuve oblige un transbordement à peu près à la hauteur de La Nouvelle-Orléans. C’est du moins le site idéal. Les barges qui descendent le fleuve ne peuvent affronter la mer et les bateaux de haute mer ne peuvent remonter le fleuve. Évidemment, le passage par la rivière d’Iberville est exclu. Bedford et Egremont avaient bien raison de se méfier, mais ils n’avaient pas compris que la « libre navigation » sur le Mississippi était également un leurre, à défaut d’avoir accès à un port convenable à proximité des embouchures de ce fleuve géant.
23Élu à la suite de trente-six tours de scrutin, le 17 février 1801, Thomas Jefferson hérite d’une situation difficile. La révolte gronde. La situation devient particulièrement inquiétante quand se confirme la rumeur que Napoléon a obtenu la rétrocession de la Louisiane25. Robert Livingston et James Monroe sont envoyés à Paris pour défendre la libre navigation sur le Mississippi et si nécessaire offrir d’acheter la ville de La Nouvelle-Orléans. Aussi francophile qu’il soit, Jefferson est prêt à tout. Dans son esprit, cette affaire est un casus belli. Le 10 avril 1803, les jeux sont faits. Bonaparte, sur un coup de tête, a décidé de céder aux États-Unis l’ensemble du territoire de la Louisiane, à ne pas confondre avec l’État actuel. Jefferson a la réputation d’avoir été un visionnaire, mais jamais il n’avait envisagé l’acquisition de l’immense bassin ouest du Mississippi. Ses deux ministres, Livingston et Monroe, n’avaient nulle instruction en ce sens. Ultimement, l’acquisition du territoire de la Louisiane, appelée le Louisiana Purchase, déterminera la limite nord des États-Unis avec une frontière à la rencontre de deux bassins géants, celui du golfe du Mexique, et celui de la baie d’Hudson.
24Un jour, un illuminé, John L. O’Sullivan, jugea que la providence avait tout simplement destiné les Américains à occuper l’ensemble du continent. Son expression, manifest destiny, fit fortune. En 1787, la constitution des États-Unis commençait par les mots « We the people of the United States », au milieu du XIXe siècle, ses habitants en viennent tout simplement à dire « We are America ». En 1701, Pierre Le Moyne d’Iberville avait lancé un avertissement : si on n’y prend garde, « dans moins de cent années […] ils seront en état […] de se rendre les maîtres de toute l’Amérique26 ». Et dire que l’élément déclencheur sera une rivière qui a porté son nom.
Notes de bas de page
1 AAE, Correspondance politique, Angleterre, 443, p. 358, mémoire du 15 juillet 1761 adressé à Bussy. Voir Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, 1749-1763, French series, vol. II, Collections of the Illinois State Historical Library, vol. XXVII, p. 321.
2 AAE, Correspondance politique, Angleterre, 444, fol. 81.
3 Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, op. cit., p. 332: « Since England had possession of Canada by right of war. » William Pitt avait célébré la mort de Wolfe avec une emphase bien calculée et avait accordé à la bataille des plaines du 13 septembre une importance exagérée oubliant bien entendu celle du printemps 1760.
4 Ibid., p. 359 et 370. Ici et là, les Britanniques feront référence à l’article 15 du traité d’Utrecht.
5 Ibid., p. 380. C’était aussi le point de vue des cartographes Solomon Bolton (1752), Emanuel Bowen (1755) et John Mitchell (1755).
6 Dziembowski E., Les Pitt. L’Angleterre face à la France, 1708-1806, Paris, Perrin, 2006, p. 159. Sans être Premier ministre, il est l’homme fort du gouvernement, du moins il l’était jusqu’à la mort de George II.
7 Rached Z. E., The Peace of Paris 1763, Liverpool, Liverpool University Press, 1951, p. 166 et p. 255. Cette carte porte le titre suivant : « The Course of Mississipi River from Bayagoulas to the sea. » Elle est attribuée à Louis Brion de La Tour.
8 Viry à Solar, le 4 mai 1762 dans Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, op. cit., p. 427. « Petite rivière » sont les mots utilisés par Viry.
9 Lyon E. W., Louisiana in French Diplomacy, 1759-1804, Norman, University of Oklahoma Press, 1974, p. 24.
10 Choiseul à Solar, 28 mai 1762, dans Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, op. cit., p. 431-432. Les îles ont la faveur : Sainte-Lucie plutôt que la Louisiane, la Guadeloupe plutôt que le Canada !
11 Egremont à Viry, 31 juillet 1762, dans Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, op. cit., p. 488. À noter l’emploi du mot branche pour désigner cette portion du Mississippi.
12 Sur certaines cartes, ladite rivière ne porte que le nom Akankia. « Ce fleuve [le Mississippi] n’a pas d’entrée », répétaient les Espagnols. Plutôt par chance, Iberville trouve un passage et entreprend de remonter le Mississippi cherchant des preuves qu’il s’agit de ce fleuve dont ont parlé La Salle et Tonty. Au retour, pour rejoindre le golfe du Mexique, il choisit une rivière qui mène aux lacs Maurepas et Pontchartrain. C’est le bayou Manchac par la suite aussi nommée « rivière d’Iberville ».
13 Instructions à Nivernois du 2 septembre 1762, dans Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, op. cit., p. 501.
14 Nivernais au comte de Choiseul, Calais, 9 septembre 1762, dans ibid., p. 509.
15 Lettre du 20 septembre 1762, citée par Rached Z. E., The Peace of Paris 1763, op. cit., p. 175.
16 Ibid., p. 180.
17 Ibid., p. 182.
18 Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, op. cit., p. 544.
19 Shortt A. et Doughty A. G., Documents concernant l’Histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791, Ottawa, C. H. Parmelee, 1911, p. 61.
20 Correspondence of John, fourth Duke of Bedford, Londres, Longman, Brown, Green, and Longmans, 1846, vol. III, p. 178.
21 AAE, Correspondance politique, Angleterre, 449, fol. 724, 8 janvier 1763. La date est importante, nous sommes donc à la toute veille des signatures du traité.
22 Lettre de Bute à Viry du 21 janvier 1763, citée par Rached Z. E., The Peace of Paris 1763, op. cit., p. 194. Textuellement: « Not to insist on anything new ; but to stand upon the Preliminary Article, which gives us an equal Rights to the navigation of Mississippi. »
23 Pease T. C., Anglo-French boundary disputes in the west, op. cit., p. 426, note 1: « The appearance in the negociation of the Iberville-Lakes boundary […] was to have so far-reaching effects in the next forty years of western History. »
24 Aiton A. S., « The Diplomacy of the Louisiana Cession », American Historical review, vol. XXXVI, p. 715: « This extraordinary bit of chicane is often overlooked ».
25 Par le traité (secret) conclu à Saint-Ildephonse le 1er octobre 1800.
26 Margry P., Découvertes et établissements des Français dans l’ouest et dans le sud de l’Amérique septentrionale, Paris, 1876-1888, vol. 4, p. 308. Voir aussi p. 543.
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