Structurer un territoire ecclésiastique : la géopolitique catholique entre Grands Lacs et Mississippi (1763-1803)
p. 211-219
Texte intégral
1Ce que la France perd en 1763 doit se mesurer à l’échelle continentale, en élargissant le regard au-delà de la seule vallée du Saint-Laurent pour le porter vers ce vaste espace entre les Grands Lacs et le Golfe du Mexique que Jay Gitlin a nommé « corridor créole1 ». Il faut, pour ce faire, d’abord envisager une temporalité qui ne soit pas centrée sur les vingt ans qui courent de 1763 à 1783 mais sur quarante ans car il faut penser ensemble les deux traités de Paris et la cession de la Louisiane aux États-Unis. Car aux conflits entre empires répondent et se superposent des enjeux ecclésiastiques, entre les sièges épiscopaux de Québec – le plus ancien ; La Nouvelle-Orléans – le plus mal pourvu ; et Baltimore le nouveau venu de 1787, fruit de la naissance des États-Unis. Dans leur très grande majorité, les catholiques dans cette immense zone sont alors francophones, éparpillés dans les anciens postes français et dans les établissements neufs mais tout autant francophones apparus sous les régimes britannique, espagnol ou américain. L’Amérique française continue de s’étendre après 1763 en même temps que le peuplement colonial anglo-américain prend de l’ampleur. Aux premiers pôles de Détroit, de Vincennes et des villages du Pays des Illinois (Kaskaskia, Cahokia, Sainte-Geneviève, Prairie du Rocher) sont donc venus s’adjoindre, pendant quarante encore, de nouvelles fondations : Saint-Louis d’abord, puis des villages alentour (Florissant, Saint-Charles), Louisville sur l’Ohio, ou les lointains Prairie-du-Chien et La Baie Verte (Green Bay).
2L’objectif de cet article est modeste. Il s’agit de poser quelques jalons afin de comprendre dans quel cadre les fidèles ont pu pendant quarante ans vivre leur foi : d’abord en analysant le jeu complexe qui se met en place centre les trois diocèses, puis en revenant sur l’extrême hétérogénéité du personnel ecclésiastique en place dans une région d’une immensité déconcertante.
Entre trois diocèses
3En 1763, 1783 et 1803, les grandes puissances, en faisant fi des souverainetés indiennes, recomposent la géopolitique de l’intérieur du continent. La géographie ecclésiastique évolue en parallèle. Il n’y a d’abord en Amérique du Nord qu’un seul siège épiscopal, celui de Québec, érigé dès 1658. L’évêque, depuis la basse vallée du Saint-Laurent, doit veiller sur l’ensemble de l’Amérique française, vallée du Mississippi comprise. Mais, en 1763, il n’y a plus d’Amérique française au sens juridique du terme : elle existe bien au sens culturel, démographique, religieux, elle croît même durant plusieurs décennies encore, mais l’autorité étatique française ne s’exerce plus. Le siège épiscopal, très fortement lié à l’État royal, n’a néanmoins pas disparu lors de la conquête britannique, car Londres a rapidement tenu à conserver à l’Église son pouvoir sur les populations françaises. Il y eut donc confirmation, à partir de 1763, que l’évêque de Québec disposait toujours des mêmes prérogatives. Mais deux questions se posaient : ce qui était valable pour la vallée du Saint-Laurent l’était-il pour celle du Mississippi ? Et les rives britannique et espagnole devaient-elles recevoir le même traitement ?
4En fait il y eut plusieurs années de flottement. Rome n’installa pas immédiatement de siège épiscopal à La Nouvelle-Orléans, et les affaires se sont réglées finalement sans intervention européenne, entre puissances mais dans un contexte ou l’extrême difficulté des communications laissait la place à des tensions et des compromis sur le terrain. La couronne espagnole a eu comme ambition la prise en main religieuse de sa Louisiane, sans se préoccuper d’abord de la prééminence théorique maintenue du siège de Québec. Le père Meurin, ancien jésuite demeuré sur place après la dissolution de son ordre comme la fin de l’empire colonial français, devait faire l’expérience de l’incertitude, pris entre l’autorité espagnole et celle de son évêque à Québec, avec cette épineuse question posée de manière implicite de la corrélation entre la géographie ecclésiastique et l’évolution des frontières d’État. Le 23 mars 1767, quatre ans donc après le traité – quatre longues années dont on ne sait, sur cette question, rien de précis – Meurin, de retour aux Illinois, transmet à Mgr Briand (l’évêque de Québec) des informations qu’il vient d’aller prendre à La Nouvelle-Orléans. On lui a assuré que la Louisiane était destinée à être détachée de son siège originel et il a reçu des instructions claires : « On m’y fit promettre et signer que je n’y reconnoitrois plus d’autre supérieur ecclésiastique que le révérend père supérieur des Capucins qui y avoit et auroit seul toute juridiction2. »
5Les Espagnols avaient en effet fait appel à un groupe de Capucins venus d’Allemagne pour prendre en mains les destinées religieuses de leur nouvelle colonie. Mais Briand, lui, n’était au courant de rien : ni Madrid ni Rome ne l’avaient informé d’une quelconque évolution de la situation. Dès lors, il improvise en assouplissant les règles. Il confie en avril 1767 la charge de vicaire général à Meurin, mais sur un territoire non clairement défini. D’une part l’évêque tient au droit : il s’agit d’agir dans un diocèse « dont limites sont immenses […], au moins est-il assuré qu’elles s’étendent à tous les pais qu’ont possédé les François dans l’Amérique septentrionalle », donc les deux rives du Mississippi devraient être contrôlées par Meurin. Mais, d’autre part, Briand affirme également : « J’ay une opposition extrême à ma charger de cette partie, et je vous assure que je ne la regretterois pas si le gouvernement espagnol vouloit qu’elle dépendit de quelqu’un de leurs diocèses de l’Amérique3. » La distance et le dégoût qu’il professe pour des Capucins qu’il ne voit qu’en fauteurs de troubles jaloux de leur autonomie lui font considérer avec soulagement ce qui n’est qu’un état de fait.
6Les Capucins ne remonteront le Mississippi pour occuper les paroisses des Illinois qu’à partir de 1772. En attendant, Meurin s’installe donc sur la rive britannique, à Cahokia : c’est de là qu’il s’occupe des catholiques de Saint-Louis. Il les reçoit pour les baptêmes, mariages, confessions et communions, et traverse nuitamment le fleuve pour veiller les malades et leur donner l’extrême-onction4. Les autorités britanniques voient en fait l’installation de prêtres chez elles d’un bon œil. Quoiqu’avec nuance : Meurin, en tant qu’ancien jésuite, n’est pas forcément le meilleur choix à leurs yeux. Mais un prêtre canadien, Pierre Gibault, est alors arrivé à Kaskaskia. « Je suis fort bien avec les Anglois5 », affirmait-il. Le colonel Wilkins l’expliquait fort bien, les habitants « avoient besoin d’être contenu6 », et il mettait donc la force britannique à la disposition du prêtre pour s’assurer de l’ordre et de la paix sociale, reproduisant de manière pragmatique ce que les Britanniques faisaient au même moment dans la vallée du Saint-Laurent : le choix était fait de composer avec le catholicisme (beaucoup plus qu’au Royaume-Uni lui-même) pour la bonne gestion de la colonie.
7Dix années plus tard des questions similaires se posaient de nouveau. La région avait connu la guerre et en 1783 le Mississippi était devenu frontière hispano-américaine tandis que les Grands Lacs devenaient frontière américano-britannique. Rome avait tenu compte, lentement, de la naissance des États-Unis en créant à Baltimore un siège pour un vicaire apostolique (John Carroll, issu d’une vieille famille du Maryland) chargé du nouveau pays et destiné à devenir rapidement évêque. Mais, une fois encore, l’imprécision règne quant aux terres frontalières les plus lointaines. Carroll nomme rapidement et en toute bonne foi Pierre Huet de La Valinière, un sulpicien, comme vicaire général au Pays des Illinois puisque ledit Pays, en sa partie orientale, est sous juridiction américaine. Mais Huet, une fois parvenu sur place, y trouve Pierre Gibault, doté de la même qualité par l’évêque de Québec. S’en suit un échange épistolaire entre les deux diocèses, et Mgr Hubert, depuis les rives du Saint-Laurent, a ces paroles conciliantes :
« Je crois qu’il est prudent de nous accomoder jusqu’à nouvel ordre aux circonstances du temps, et quoique je n’ai pas la liberté de souscrire au démembrement de cette partie de mon diocèse sans le consentement de mon coadjuteur et de mon clergé, la divine Providence ayant permis que les Illinois, etc. soient tombés en la puissance des États-Unis dont la conduite spirituelle est confiée à vos soins, je vous supplie instamment de vouloir bien continuer provisonnellement à pourvoir ces missions, attendu qu’il me seroit difficile d’y pourvoir moi-même sans donner peut-être quelque ombrage au gouvernement britannique7. »
8La ligne de conduite semble donc claire : les deux évêques s’arrangent entre eux, directement, pour faire coïncider les frontières étatiques et les frontières ecclésiastiques. La décision avait déjà été prise à Rome l’année précédente mais l’information n’avait pas passé l’océan8. La chose semblait relever de l’évidence. Comment en effet faire accepter aux Américains qu’une partie de leurs terres reste sous administration britannique dans le domaine du religieux ? Pourtant dans la même missive Hubert prend bien soin d’ajouter qu’il continuera d’envoyer des missionnaires au Détroit. C’est que l’évêque suit la politique britannique : beaucoup de postes de la région des Lacs et de la haute vallée du Mississippi n’avaient en fait pas été évacués, Londres s’y accrochant à son pouvoir et les marchands y rayonnant toujours en pays indien. Le traité de Jay, ratifié par le Sénat en 1795, devait mettre un terme à la situation (dans les faits, sur le Mississippi, il faudra attendre la Guerre de 1812). En 1796, Carroll veut donc tenir compte, comme il se doit, de la nouvelle donne et envoie à la paroisse de Saint-Anne du Détroit Michel Levadoux, jusque-là aux Illinois. Il y trouve François-Xavier Dufaux, placé par Québec et qui n’a pas reçu d’ordre de départ9. Durant un an les deux prêtres cohabitent, avant que Québec retire son représentant sans que l’on sache si l’entente entre les deux hommes avait été bonne. Levadoux avait fait la preuve, à Vincennes notamment, de sa raideur dans une forme de volonté restauratrice10, nul ne sait si son collègue y a trouvé son compte. Mais ils étaient tous deux issus de mondes différents.
9En 1803 Carroll ne fut pas confronté à des problèmes d’autorité mais de vacance du pouvoir. La frontière avec l’Espagne était réelle, et certains prêtres attachés en théorie à Baltimore, comme Pierre Gibault ou Pierre Janin, ont préféré la franchir afin de dépendre d’un royaume catholique plutôt que d’une République qui proclamait la liberté du culte. Mais le plus frappant lorsque l’Espagne passe la main, c’est l’absence de résistance des structures ecclésiastiques : Luis Peñalver avait été finalement nommé évêque de La Nouvelle-Orléans en 1793, était arrivé sur place deux ans plus tard et avait effectivement tenté de gérer son diocèse dans toute son immensité, demandant notamment des recensements précis de la population catholique du Pays des Illinois. Mais, fait en 1801 archevêque du Guatemala, il n’est pas remplacé, et Carroll ne se heurte donc à personne en 1803. Les Espagnols (comme les Français revenus de manière fantomatique) n’ont pas cherché à maintenir une autorité religieuse sur la Louisiane Carroll devra même surtout trouver des solutions pour remplir le vide avec le peu de prêtres à sa disposition.
L’encadrement pastoral
10Le principal défi des évêques était en fait d’installer des prêtres dans les paroisses afin que nulle communauté ne fonctionne en autonomie, ce qui aurait été contraire à tous les principes du catholicisme. Or ce personnel ecclésiastique est à la fois rare et d’une extrême diversité. La situation de l’ancien Pays des Illinois révèle surtout à quel point, malgré les distances, il n’est pas plus coupé du monde atlantique dans le domaine religieux qu’il ne l’est dans le domaine commercial : il est raccordé aux réseaux marchands européens d’un côté, il l’est aussi aux évolutions du monde atlantique en tant qu’elles touchent le domaine religieux. Il est un réceptacle autant qu’un réflecteur du monde qui l’entoure.
11Le tableau ci-dessous synthétise la situation, sans prétendre à la perfection. Il est une tentative, qui n’attend que d’autres historiens pour approfondir la question, de reconstitution d’un réseau d’une grande complexité mais qui fait surtout la preuve que, comme le fait remarquer Stephen Aron, il est possible de faire l’histoire de la région non pas simplement comme un espace en voie de conquête par l’est, mais comme un espace central d’où l’on peut observer les bruissements du monde11.
Typologie |
Individus |
Paroisses |
Les Canadiens |
Pierre Gibault |
Pays des Illinois (dont Vincennes), 1769-1789 New Madrid, 1789-1802 |
Les Français installés avant 1789 |
Luc Callet, Récollet Sébastien Meurin, S.J. |
Fort de Chartres, 1761-1765 |
Les Capucins, de retour en Louisiane espagnole à partir de 1772 |
Valentin de Neufchateau |
Saint-Louis, 1772-1775 |
Les isolés |
Père Didier O.S.B. |
Gallipolis, 1790-1792 ; Saint-Ferdinand, Saint-Charles et Saint-Louis, 1792-1799 |
La filière sulpicienne lancée en 1791 |
Michel Levadoux, P.S.S. |
Vicaire général du Pays des illinois, 1792-1795 ; Détroit 1796-1801, de retour en France en 1803 |
Les réfractaires en exil à partir de 1791 |
Pierre Janin |
Kaskaskia, 1795-1796 ; Poste Arkansas, 1796-1799 ; Saint Louis, 1799-1804 puis La Nouvelle-Orléans |
Tableau 1. – Les prêtres catholiques entre Grands Lacs, Appalaches et Mississippi, 1763-1803.
12Chaque prêtre présenté ici mériterait sa propre notice biographique. Mais l’on se heurterait vite à des limites archivistiques. Certains sont pourtant bien connus : le déjà cité Pierre Gibault, mais aussi Jean-François Rivet qui a laissé d’abondants fonds dans les archives de l’Université Notre Dame ou dans ceux du diocèse de Covington12, et évidemment l’ensemble des Sulpiciens, bien aidés par la structuration forte de leur congrégation et parfois par leur destin personnel (dans le cas de Gabriel Richard, futur Représentant du Michigan à Washington, ou de Benoît-Joseph Flaget, qui après ses courtes années à Vincennes revint dans la région comme évêque de Bardstown puis de Louisville entre 1808 et 1850). D’autres peinent à sortir de l’ombre, ne sont aperçus que lors de leur passage aux Illinois, sans que leur itinéraire antérieur, ou ultérieur, ne soit connu. Mais cela révèle surtout à quel point sur le terrain même, il était difficile de se faire une idée de ces prêtres. Carroll, depuis Baltimore, peinait à maîtriser les troupes les plus lointaines.
13Il en est ainsi de Jean-Antoine Le Dru, figure paradoxale car relativement bien connue des historiens13 alors qu’il suscitait les plus vives interrogations de Carroll. Né à Arras en 1752, c’est en tant que dominicain qu’il passe en Amérique du Nord, d’abord dans les possessions britanniques. Mais en 1789, le voilà à Baltimore, sans doute du fait de son attitude en Acadie qu’il avait finit par fuir. Carroll est partagé : son vicaire aux Illinois, le sulpicien Huet de La Valinière, est loin de donner satisfaction, mais il n’ose de prime abord le remplacer par un inconnu. Il fait alors appel à Barthélémy Tardiveau, marchand français qui avait séjourné à Kaskaskia et qui en cette année 1789 se faisait le porte-parole au Congrès des habitants qui tenaient à l’esclavage et tentaient de revenir sur l’Ordonnance du Nord-Ouest qui devait l’interdire chez eux. Tardiveau rend compte de la chose à Hector Saint John de Crèvecoeur :
« M. Ledru, jacobin de son métier, et pilote du Paradis dont il connait toutes les routes comme vous connaissez vos culottes, et qui les indique à ceux qui veulent bien lui payer une passade ici-bas, était porteur d’une très longue lettre de moi à M. le vicaire apostolique. Je n’y disais rien de lui, sinon que je ne le connaissais pas. Ne voilà t-il pas une belle lettre de recommendation ? Mais en revanche, j’y disais bien des choses de M. de La Valinière, et assurément ce n’était pas son panégyrique que j’y faisais14. »
14L’informateur manque de fiabilité, à n’en pas douter, et n’est de toute façon pas suffisamment impliqué dans les affaires religieuses pour que son avis doive importer. C’est pourtant bien Le Dru que Carroll envoie remplacer Huet de La Valinière, mais en prenant bien soin de préciser qu’il n’est nommé que pour une seule année. Aux Illinois, le capucin Bernard de Limpach accueille volontiers Le Dru, mais en vérifiant ses papiers, qui lui semblent authentiques, et en lui spécifiant bien qu’il n’a pas autorisation de passer sur la rive espagnole du Mississippi15. Pourtant il ne faudra que quelques mois à Le Dru pour demander à Sedella, vicaire général à La Nouvelle-Orléans, de s’y installer et de desservir Saint-Louis plutôt que Kaskaskia16. Et, dès 1793, il signale sa volonté de retourner au Canada17, d’où il est chassé en 1794. On perd ensuite sa trace du côté de Détroit en 1796, où Carroll lui-même, cette fois-ci éclairé sur le personnage, dénonce « des gens malintentionnés, et surtout un Jacobin apostat nommé le Dru18 ».
15Le cas Le Dru n’est pas isolé, mais il n’est pas non plus généralisable. Il faut distinguer pour l’essentiel les prêtres qui se présentent seuls, qu’ils soient, comme le prétendu dominicain arrivé sur le continent avant la Révolution française, ou qu’ils aient refusé le serment imposé par l’Assemblée nationale en 1791, des prêtres qui bénéficient de chaînes migratoires bien structurées. Les réfractaires sont en effet d’une fiabilité variable : ainsi Rivet et Janin se sont vus confier ensemble une mission par Carroll et par le Congrès – prendre en charge des paroisses francophones et les Indiens de la région – mais seul Rivet y restera fidèle (encore que rapidement la partie indienne de la mission passe au second plan) alors que Janin, comme Le Dru, préfère franchir le Mississippi. Mais les Sulpiciens, du moins ceux qui arrivent directement de France (ce qui permet d’évacuer Huet de La Valinière de ce tableau flatteur), sont eux porteurs d’une culture commune et d’un projet collectif fort. Ils sont là en vertu d’un accord entre leur supérieur, Jacques-André Emery, et Carroll, en 1790, pour le passage de prêtres de la compagnie aux États-Unis. Se mêlaient la volonté d’Emery de relancer les missions lointaines, le contexte révolutionnaire qui allait bientôt pousser de très nombreux prêtres à désirer fuir le pays, et le besoin désespéré de prêtres qu’avait l’évêque de Baltimore. En trois vagues, en 1791 et 1792, ce sont dix-sept sulpiciens, prêtres et séminaristes, qui franchissent l’océan. Ils vont fonder un séminaire à Baltimore, quatre d’entre eux officieront dans l’Ouest, et ils marqueront fortement de leur empreinte le catholicisme américain tel qu’il se déploie à l’est des Appalaches19. Mais à l’Ouest, s’ils sont importants, ils sont loin d’être dominants, et le catholicisme doit peu, malgré leurs efforts, à leur interprétation du fonctionnement des paroisses et de l’Église en général.
16Car si ces considérations sont importantes, c’est bien qu’elles renvoient à la maturation du catholicisme américain, et notamment qu’elles permettent de poser à nouveaux frais la question de la spécificité de ce dernier. Le récit classique le fait naître dans le Maryland ou les paroisses urbaines de la côte Est et, exceptionnellement, à La Nouvelle-Orléans20. Mais il y a d’autres manières d’écrire son acte de naissance, en passant par les paroisses francophones du corridor créole, qui ont comme particularité, j’ai tenté de le montrer, de se situer dans un entre-deux (un « entre-trois » ?) géopolitique et de ne bénéficier que d’un encadrement ecclésiastique hétéroclite, irrégulier en quantité comme en qualité, et mal contrôlé par les sièges épiscopaux. Il y a là matière à invention d’un modèle neuf de la part des paroissiens, et donc une possibilité de relire la naissance du catholicisme américain de manière décentrée.
Notes de bas de page
1 Gitlin J., Bourgeois Frontier : French towns, French traders and American expansion, New Haven, Yale University Press, 2009.
2 Sébastien Meurin à Mgr Briand, 23 mars 1767, dans Alvord C. W. et Carter C. E., Collections of the Illinois State Historical Society, volume XI. British series, volume III. The New Regime, 1765-1767, Springfield, Illinois State Historical Society, 1916, p. 527.
3 Mgr Briand à Sébastien Meurin, 28 avril 1767, dans ibid., p. 560.
4 Sébastien Meurin à Mgr Briand, 14 juin 1769, dans Alvord C. W. et Carter C. E., Collections of the Illinois State Historical Society, volume XVI. British series, volume II. Trade and Politics, 1767-1769, Springfield, Illinois State Historical Society, 1921, p. 552-553.
5 Pierre Gibault à Mgr Briand, 15 juin 1769, dans ibid., p. 560. Sur Gibault, voir Donnely J. P., Pierre Gibault, Missionary, 1737-1802, Chicago, Loyola University Press, 1971.
6 Pierre Gibault à Mgr Briand, octobre 1769, dans Alvord C. W. et Carter C. E., Collections of the Illinois State Historical Society, volume XVI. British series, volume II. Trade and Politics, op. cit., p. 614.
7 Mgr Hubert à Mgr Carroll, 6 octobre 1788, dans Alvord C. W., Collections of the Illinois State Historical Society, volume V. Virginia series, volume II. Kaskaskia Records, 1778-1790, Springfield, Illinois State Historical Society, 1909, p. 590.
8 Le cardinal de la Congrégation de la Propagande à François Sorbier de Villars, directeur des missions étrangères à Paris, 1er mars 1787.
9 François-Xavier Dufaux à Mgr Hubert, 2 septembre 1796.
10 Villerbu T., « Pouvoir, religion et société en des temps indécis : Vincennes, 1763-1795 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, no 2, automne 2008, p. 185-214.
11 Aron S., American confluence : The Missouri frontier from borderland to border state, Bloomington, Indiana University Press, 2006. Aron est revenu sur cette question en comparant Kentucky et Missouri dans « Putting Kentucky in its place », Klotter J. C. et Rowland D., Bluegrass Renaissance. The history and culture of Central Kentucky, 1792-1852, Lexington, University Press of Kentucky, 2012, p. 36-520.
12 Villerbu T., « Vincennes (Indiana), 1795-1804 : convertir ou conserver ? Le travail du père Rivet », Ragon P. (dir.), Nouveaux chrétiens, nouvelles chrétientés dans les Amériques (XVIe-XIXe siècles), Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, p. 277-300.
13 Voir la notice qui lui est consacrée par D. M. M. Stanley dans le Dictionnaire biographique du Canada [http://www.biographi.ca/fr/bio/ledru_jean_antoine_4F.html], consulté le 7 novembre 2014.
14 Filson Historical Society, Mss C T, Barthélémy Tardiveau à Hector Saint John de Crèvecoeur, 19 janvier 1789. Sur Tardiveau voir Rice H. C., Barthélémy Tardiveau. A French trader in the West. Biographical sketch, including letters from B. Tardiveau to St. John de Crèvecoeur, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1938.
15 Archives de l’Université Notre Dame, IV-4-e, Bernard de Limpach à Antonio de Sedella, 9 mai 1789.
16 Ibid., IV-4-g, Jean-Antoine Le Dru à Antonio de Sedella, 27 mars 1790.
17 Ibid., IV-4-k, Zénon Trudeau à Louis Hector de Carondelet, 28 mars 1793.
18 Cité dans la notice de D.M.M Stanley, art. cit.
19 Kauffman C.J., Tradition and Transformation in Catholic Culture : The Priests of Saint Sulpice in the United States from 1791 to the Present, New York, Macmillan, 1988.
20 Le canon a été fixé par les travaux de J. P. Dolan, The Immigrant Church : New York’s Irish and German Catholics, 1815-1865, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1983 [1975], puis The American Catholic Experience : a History from Colonial Times to the Present, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1992 [1985] et In Search of an American Catholicism : a History of Religion and Culture in Tension, New York, Oxford University press, 2002. Pour La Nouvelle-Orléans, voir P. Carey, People, Priests and Prelates : Ecclesiastical Democracy and the Tensions of Trusteeism, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1987, et pour les catholiques du Maryland, M.J. Farrelly, Papist Patriots : The Making of An American Catholic identity, New York, Oxford University Press, 2012.
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