1763-1783 : la France à la recherche d’une nouvelle « constitution militaire »
p. 159-170
Texte intégral
1Les années qui séparent les deux traités de Paris ont été mises à profit par la monarchie française pour réformer profondément la pratique et la théorie de l’organisation militaire. Avant même la fin de la guerre de Sept Ans, Choiseul alors secrétaire d’État de la Guerre avait, dès 1761, lancé un train de réformes sur le recrutement des troupes. Celles-ci furent suivies, en particulier sous le ministériat du comte de Saint-Germain entre 1775-1777, par un ensemble de mesures sur la discipline des troupes, la formation et le service des officiers, la vénalité des charges, la maison militaire du roi, mais également par des innovations tactiques (celles du règlement de 1776) ou des nouvelles dispositions techniques telles que l’adoption du système Gribeauval. Sur le plan théorique, cette époque constitue un véritable âge d’or de la pensée militaire, qui s’est cristallisée dans la controverse des ordres incarnée par l’opposition entre Guibert et Mesnil-Durand.
2Le débat sur les mérites comparés des ordres « français » (profond) et « prussien » (mince) a trop souvent été considéré comme une querelle théorique menée par des stratèges de salon. Or, malgré le caractère hautement spéculatif de certaines de leurs propositions, les théoriciens cherchaient à façonner un appareil militaire en pleine mutation. En effet, la pensée militaire ne se limitait pas à la seule alternative entre un ordre mince censé favoriser la puissance de feu et un ordre profond accordant la primauté au choc à l’arme blanche. Dans les deux cas, il était question d’adapter l’outil militaire aux dispositions morales, politiques et institutionnelles du royaume. Cette perspective globale se trouvait au cœur de l’idée de « constitution militaire », dont l’usage s’est imposé dans les années 1770. Selon le marquis Baudran de Porabère, il s’agissait ainsi de :
« Donner aux armées une bonne constitution, l’établir sur des principes de tactique raisonnés, analogues au caractère et à la valeur impétueuse de cette brave nation ; donner une forme et une ordonnance aux différents corps qui la constituent ; s’attacher à composer ces corps de bons officiers et bas-officiers ; resserrer les nœuds de la discipline par des points d’émulation ; punir et récompenser avec équité, appliquer avec prudence, économie et fidélité, les fonds destinés à l’entretien des armées1. »
3Au-delà de la tactique, il fallait donc penser l’organisation de l’État lui-même, car la chose militaire s’affirmait comme un fait politique majeur. Le régime disciplinaire de la troupe ne posait-il pas la question du statut civique des soldats ? La tactique n’était-elle pas l’expression d’un tempérament « national » reflétant la nature du gouvernement, autant que l’humeur de la nation ? Quant au financement de l’armée, il mettait en jeu la capacité de l’État à réformer la fiscalité, dont chacun mesurait la portée politique. L’idée de « constitution militaire » englobait tous ces enjeux. Ainsi, lorsque Guibert publiait en 1777, les Observations sur la constitution militaire et politique des armées de S. M. prussienne, il explorait ce lien en inaugurant sa réflexion par une description du système politique prussien. Appliqué à la sphère militaire, le terme de « constitution » ne perdait rien de sa force politique. L’insistance avec laquelle il fut employé par des réformateurs tels que Guibert démontre que les origines de la Révolution française furent également militaires.
4Guibert s’est toujours attaché à relier la constitution militaire des États avec les principes de leur gouvernement :
« C’est de même la faiblesse de nos gouvernements, qui rend nos constitutions militaires si imparfaites et si ruineuses. C’est elle qui, ne pouvant faire des armées citoyennes, les fait si nombreuses. C’est elle qui, ne sachant les récompenser par l’honneur, les paye avec de l’or. C’est elle qui, ne pouvant compter sur le courage et la fidélité des peuples, parce que les peuples sont énervés et mécontents, fait acheter au dehors des milices stipendiaires. C’est elle qui hérisse les frontières de places. C’est elle enfin qui est occupée à éteindre les vertus guerrières dans les nations, à ne pas même les développer dans les troupes, parce qu’elle craindrait que de-là elles ne se répandissent chez les citoyens, et ne les armassent un jour contre les abus qui les oppriment2. »
5Selon Guibert, le principal caractère de la guerre moderne pouvait se réduire à une question d’économie politique, dont le fondement résidait dans l’augmentation de la taille des armées initiée par Louis XIV. Alors,
« des généraux médiocres se trouvèrent chargés de plus grandes masses et alors le genre de guerre changea ; ne pouvant et ne sachant pas les remuer, étant la plupart du temps embarrassés de les nourrir, ils firent moins de marches, ils renoncèrent à la guerre de mouvement : ils introduisirent celle de positions. Se trouvèrent-ils inférieurs ; ils s’enfermèrent dans des lignes, dans des camps retranchés : en un mot, il ne se fit plus rien de hardi, rien de décisif : on ne fit plus ce que j’appelle la grande guerre3 ».
6Toujours selon Guibert, le problème de la subsistance et de l’approvisionnement s’accrut avec l’inflation des parcs d’artillerie et il contribua au développement des troupes légères dont la mission principale était d’assurer la maîtrise du territoire afin de garantir l’approvisionnement de l’armée et la sécurité des voies de communication. En effet, « il fallut des armées si nombreuses, chargées de tant d’équipages, de vivres et d’artillerie, des positions si étendues, des convois sur fréquents, des établissements si hasardés, des communications si longues, qu’on augmenta, comme à l’envi de part et d’autre, l’espèce des troupes destinées à les attaquer et à les couvrir4 ». L’incapacité des armées à se mouvoir et des généraux à les commander, fut ainsi identifiée comme la principale cause du blocage tactique des guerres du XVIIIe siècle. Prisonnières d’un véritable cercle vicieux, ces armées, de plus en plus nombreuses, étaient condamnées à voir leurs effectifs se renforcer des troupes affectées à la fonction logistique. Baudran de Porabère résumait ainsi la question des effectifs par une injonction qui semble avoir traversé les siècles jusqu’à nous :
« Pour porter la Constitution militaire en France, au point de perfection dont elle est susceptible, il faut faire des réformes, des incorporations et des suppressions5. »
7Dès lors, une bonne part de la théorie militaire fut absorbée par la solution du problème des marches et des campements, qui formaient, avec le combat, les trois parties essentielles de l’art de la guerre. Le commentaire des guerres de Frédéric II par Henry Lloyd et par Tempelhof nourrirent une intense réflexion sur la nécessité de concevoir les opérations en fonction de bases et de lignes logistiques. Guibert, de son côté, posa les premiers principes du système divisionnaire qui devait permettre de conférer plus d’autonomie aux corps d’armée, dont la taille réduite allégeait la contrainte logistique. Mieux répartis dans l’espace, ces corps d’armées (ou divisions) devaient pouvoir effectuer leur jonction pour agir en masse, selon les principes systématisés par Carnot et mis en œuvre par Bonaparte. En cela, la pensée de Guibert, rejoignait celle de Bourcet qui, à partir de l’exemple de la guerre en montage, conçut une véritable doctrine opérationnelle :
« Une armée ne doit jamais commencer sa campagne sans savoir par quels moyens elle pourra subsister ; et quelques ressources que le pays dans lequel elle aura à opérer puisse lui fournir, il lui faudra toujours avoir des magasins bien approvisionnés, et comme elle ne pourrait pas traîner après elle tout ce qui lui serait nécessaire pour la campagne, le général ordonne à l’intendant de faire des entrepôts de distance en distance sur les derrières, afin d’en tirer des vivres à proportion de sa consommation. […] Un général ne doit donc étendre ses conquêtes qu’autant qu’il se trouve en état de faire vivre, recruter et remonter son armée6. »
8Tempelhof s’attacha ainsi à mesurer le rayon d’action d’une armée en tenant compte des contraintes pesant sur l’approvisionnement des hommes et des chevaux7. Aux premiers, il fallait du pain, aux seconds, du grain et du fourrage. Tempelhof recommandait ainsi de maintenir une distance maximum de 12 jours aller-retour entre le magasin principal et les magasins secondaires où il était possible de faire cuire le pain, puis une distance de 6 jours aller-retour entre les magasins secondaires et l’armée, soit un total de 18 jours. La capacité de pénétration en territoire ennemi était donc limitée à 9 jours de marche. Sachant qu’un convoi parcourait entre 15 et 25 km par jour, selon la disposition du terrain8, l’armée ne pouvait pas s’éloigner de plus de 135 à 225 km (9 x 15 ou 25 km) du magasin principal. L’autonomie de la cavalerie, quant à elle, se limitait à 2 à 3 jours depuis le magasin, soit encore moins que pour le pain. On s’aperçoit ainsi que la cavalerie avait plutôt tendance à limiter la portée de la projection en valeur absolue. Elle se montrait, en revanche, beaucoup plus mobile en valeur relative, c’est-à-dire en capacité de rayonnement à partir d’un point donné. Encore fallait-il, dans ce cas, tenir compte de l’épuisement de la ressource consommée sur place. Selon Tempelhof, les 48 000 chevaux d’une armée de 100 000 hommes épuisaient la totalité du fourrage disponible dans un rayon de 7 km en un jour et demi.
9La guerre apparaissait ainsi comme le prolongement d’un calcul économique, qui mobilisait les ressources disponibles sur le théâtre de la guerre, ainsi que dans la totalité du royaume. La préparation d’une campagne devait prendre en compte une foule de paramètres constitués par les données topographiques, l’état des routes et des chemins ainsi que les ressources disponibles pour l’entretien et la subsistance des armées en mouvement. Les plans étaient élaborés à partir de mémoires rédigés par des ingénieurs, des géographes et des officiers envoyés en reconnaissance. Cette abondante littérature forme aujourd’hui une part importante de la fascinante série des « Mémoires et Reconnaissances » conservés au Service historique de la Défense. Les provinces frontières et les territoires ennemis étaient parcourus par de nombreux observateurs plus ou moins clandestins, qui réalisaient des relevés topographiques et des « devis » qui déterminaient les possibilités de progression d’une armée dans un espace donné. En France, une partie du corps des ingénieurs se spécialisa dans les études géographiques, au cours des années 1690. Une formation spécifique leur fut réservée à l’école du génie de Mézières à partir de 1748. En 1763, ils étaient environ une quarantaine à exercer cette fonction d’ingénieurs géographes9. La science de l’arpenteur et du cartographe possédait évidemment une foule d’applications civiles ou militaires, dont Dupain de Montesson fut l’un des plus grands théoriciens et praticiens à travers L’art de l’arpenteur (1766), L’art de lever les plans (1762) ou la Connaissances géométriques des officiers (1774).
10La guerre s’affirmait ainsi comme une partie de l’économie politique, dont Vauban et, à sa suite, Guibert furent les théoriciens. Tout en condamnant l’immobilité d’une défense arc-boutée sur la ligne de fortifications, Guibert sut puiser chez Vauban un modèle pour penser la façon dont la gestion des places devait être conçue en relation avec le mouvement des armées. Dans un Mémoire sur la question s’il est nécessaire au service du roi de conserver ou d’entretenir toutes les places et les postes militaires qui entourent le royaume10 rédigé en 1787, Guibert fit explicitement référence au mémoire de Vauban sur les Places de notre frontière à abandonner ou à raser. Il y défendait le principe d’une économie de moyens jadis illustrée par l’ingénieur de Louis XIV, car « aucun autre souverain, avec la même richesse, n’a ses États dans un seul carré comme la France et en même temps exposés à l’irruption d’autant de voisins puissants quelques fois ambitieux et jaloux11 ». Cette situation plaçait la France dans une contrainte essentielle, qui l’obligeait à affecter un grand nombre d’hommes à la garnison des places. Guibert préconisait, par conséquent, de surmonter cette nécessité avec la plus grande économie en supprimant certaines places, comme Vauban l’avait jadis recommandé. Or il faut se souvenir que Vauban fut un réformateur de l’État et que sa pensée militaire fut indissociable de ses propositions pour le dénombrement des populations, la réforme fiscale, le développement des infrastructures économiques du royaume, etc.
11La querelle des ordres posait elle-même une question d’économie de la violence car son principal enjeu pouvait se réduire à un calcul des pertes des bénéfices. Mesnil-Durand se montrait ainsi partisan d’une recherche de la décision par les armes, qui concentrait l’intensité de la violence dans une durée limitée et qui épargnait la lente attrition des batailles interminables :
« Un quart d’heure de combat, quelque vif qu’on le suppose, n’égalera jamais le carnage d’une bataille où on passe des 8 ou 10 heures à se foudroyer12. »
12Pour Guibert, ce n’était pas la suprématie du feu, mais l’incapacité de manœuvrer qui empêchait les batailles décisives et contraignaient les États à s’affronter en des conflits dépourvus de véritable issue :
« Tel est enfin le genre de guerre adopté par toutes ces nations, qu’il consume leurs forces et ne décide pas leurs querelles ; que, vainqueur ou vaincu, chacun, à la paix, entre à peu près dans ses anciennes limites ; que de là les guerres effrayant moins les gouvernements, en deviennent plus fréquentes. Ce sont des athlètes timides, couverts de plaies et toujours armés, qui s’épuisent à s’observer et à se craindre ; s’attaquent de temps en temps13. »
13L’économie de la violence était pleinement politique, car la brutalité des combats ne se mesurait pas uniquement d’après le nombre des morts et des blessés, mais également selon la nature de l’autorité qui l’ordonnait. Selon l’avocat Linguet, « le droit accordé aux souverains de l’Europe, ou plutôt usurpé par leurs ministres, de lever des troupes indéfiniment, est un des plus cruels fléaux qui affligent cette contrée14 ». Toutefois, précisait Linguet, « qu’une République appelle tous les enfants de la Patrie au secours de la Patrie ; que quand la souveraineté est attaquée, elle arme toutes les mains qui la partagent et qu’elle punisse comme crime de lèse-majesté le traître qui, abjurant son droit à la Couronne, prostituant sa gloire et sa conscience, vend ses services aux ennemis de la cité dont il est membre, elle ne sait rien que de juste et de raisonnable ». Dans une république, l’appel général aux armes et l’éventualité d’un sacrifice massif ne représentaient pas, aux yeux de l’avocat, la même dépense que la perte de soldats morts par la volonté du souverain. Ainsi la constitution militaire de la France engageait-elle la nature de son régime politique et la définition même de la nation.
14Selon Guibert, « avant de former une armée et de lui donner une constitution, il faut examiner (si l’on veut marcher sur de bons principes) l’objet de sa création, et le caractère de la nation qui la compose, car il est impossible de faire d’un Russe un Italien, d’un Prussien un Français15 ». Dès 1755, Mesnil-Durand avait conféré à sa théorie de l’ordre profond, le caractère d’un ordre « français », censé refléter le génie propre de la nation : « On connaît dans les Français la valeur et la vivacité des Gaulois, leurs aïeux16. » Mesnil-Durand approuvait Folard selon qui, l’ordre profond permettait d’exploiter au mieux le « caractère d’une nation active, violente et fougueuse comme la françoise, dont tout l’avantage consiste dans sa première ardeur ». Ainsi le génie de la nation se communiquait-il à chaque soldat qui en était l’incarnation vivante. À l’opposé de cette disposition du tempérament français, figuraient les nations « flegmatiques » dont les soldats, à l’image des Anglais et Hollandais, ne répugnaient pas à se battre « sans s’aborder17 », dans un échange continuel à l’arme à feu.
15Guibert ne tirait pas les mêmes enseignements que Mesnil-Durand, de la confrontation des ethnotypes. Sa réflexion, d’ailleurs, se voulait moins ethnique que politique. Du reste, les Français étaient-ils si courageux et les nations du nord si flegmatiques ? Le courage et l’élan offensif étaient, selon lui, des qualités fugaces qui appartenaient « à toutes les nations quand elles sont aguerries et surtout bien commandées18 ». Selon Guibert, la véritable clé du tempérament français résidait dans l’inconstance plutôt que dans le courage car, « si la nation française est plus qu’aucune autre capable d’un premier effort, aucune ne se rebute plus aisément, aucune ne se communique plus promptement ses impressions en tout genre19 ». Il convenait donc de rechercher un ordre tactique qui ne fût dépendant ni des défauts, ni même des qualités, du génie national : « sans être mauvais citoyen, ne puis-je pas lui représenter, que c’est peut-être bien mal servir sa nation, que d’aller sans cesse l’exaltant ainsi outre mesure et déprimant les autres peuples20 ». Et Guibert de rappeler ces innombrables « occasions où ces mêmes étrangers nous ont battus à la française, c’est-à-dire en attaquant ». La supériorité militaire ne pouvait ainsi résulter que de la qualité du dispositif tactique, elle-même résultant de l’excellence des principes d’une véritable science de la guerre.
16En réalité Guibert et Mesnil Durand ne s’opposaient pas tant sur les attributs que sur l’essence de la nation. Pour Guibert, la nation renvoyait avant tout à l’idée d’un corps politique, qui devint un thème majeur de sa réflexion. Après avoir défendu l’idée d’une armée nationale dans l’Essai général de tactique, Guibert s’est ravisé dans la Défense du système de guerre moderne pour soutenir l’idée contraire. C’est la stricte séparation de l’armée et de la nation, qui devait contribuer à la maîtrise de l’appareil militaire, dans le cadre d’une rigoureuse économie de moyens gérée par un État profondément réformé. Guibert s’inscrivait en ce sens dans la tradition de Richelieu, qui déplorait qu’il n’y eût « pas de nation au monde si peu propre à la guerre que la nôtre » en raison de l’inconstance du tempérament français. Il appartenait ainsi à la puissance publique d’adopter les mesures propres à corriger ces défaillances, car « chaque nation a ses défauts, les plus prudentes sont celles qui tâchent d’acquérir par art, ce que la nature ne leur a pas donné21 ».
17La question ne concernait pas uniquement les aptitudes au combat, mais également la question disciplinaire, qui devint une question politique majeure au cours des années 177022. Là encore, le débat opposait le modèle prussien à un système de guerre qualifié de « français » ou « national ». Comme le montre l’auteur des Réflexions d’un militaire, le régime pénal auquel étaient soumis les soldats engageait la définition même de leur statut civique, traçant ainsi une frontière entre le despotisme prussien et les libertés héritées des Francs :
« Les raisons qui justifient la sévérité des Prussiens, sont autant de motifs qui doivent nous la faire rejeter : elle est chez eux le fruit de la nécessité ; des caractères froids et mélancoliques, des âmes engourdies par la crainte et abattues par l’autorité, ne pouvant être mues par le patriotisme restent toujours sans élévation ; on est donc obligé d’y suppléer par une discipline outrée23. »
18La réaction au modèle prussien rassembla les partisans du génie français, qui était censé encourager la dignité et la liberté des soldats en les traitant comme des sujets de droit. Le débat excédait de bien loin la sphère militaire puisqu’il mettait en jeu la définition de la citoyenneté. Une discipline rénovée devait mobiliser les ressorts du consentement et du sentiment patriotique, plutôt que la « soumission aveugle et absolue aux lois militaires ». Considérant que « la base à l’introduction de la discipline c’est de persuader », le baron de Maltzan préconisait d’enseigner aux soldats les exemples historiques de la valeur en plaçant, dans chaque chambrée, une bibliothèque composée d’ouvrages édifiants. Dans l’Essai général de tactique, Guibert avait démontré l’utilité de l’éducation militaire pour l’apprentissage des vertus civiques. Il déplorait la réduction de l’instruction à l’apprentissage contraint de gestes automatiques, qui dressaient le soldat au lieu de l’éduquer. L’exercice corporel « devrait entrer dans l’éducation de toute la jeunesse du royaume24 », car la préparation aux fatigues de la guerre permettait d’exalter des vertus utiles à toute la société, comme celles de l’endurance contre la mollesse, du travail contre l’oisiveté et de la rusticité contre le luxe. L’armée s’affirmait ainsi comme une école de la citoyenneté. Selon de nombreux réformateurs, le soldat devait être considéré comme le siège d’une volonté propre et irréductible. Par conséquent, sa soumission aux règles de la vie militaire ne devait pas résulter d’une contrainte imposée, mais d’un libre consentement stimulé par l’encouragement à la vertu. À défaut de conférer aux soldats une citoyenneté, qui n’existait même pas dans la sphère civile, le sentiment de l’honneur apparut comme une forme de civisme compatible avec les principes inégalitaires de la société d’ancien régime. L’honneur n’était-il pas, selon Montesquieu, le principe du gouvernement monarchique ? Honneur et patriotisme furent ainsi systématiquement associés dans les multiples projets de réforme, qui visaient à améliorer la discipline et à lutter contre la désertion. L’auteur des Considérations recommandait ainsi de parler aux « soldats de leurs femmes, de leurs enfants » en invoquant « la patrie et l’honneur25 ».
19Toutefois, dans le concert des invocations de l’honneur, Servan introduisit la discordance d’une critique en remarquant que la dignité des soldats était quotidiennement bafouée par les lois de l’avancement, qui leur déniait l’accès aux grades d’officiers :
« Quoi de plus absurde ? Vouloir que le même homme soit un héros devant l’ennemi et un esclave devant vous !… Montesquieu dit que l’honneur est le principe des monarchies… Grands ! Savez-vous pourquoi il n’y a plus ni monarchie, ni patrie ? C’est que vous avez détruit l’honneur… Il n’y a point d’efforts que vous n’ayez faits pour l’extirper de l’armée ; et, s’il n’était pas impossible que le régime militaire, sous lequel gémissent les troupes avilies, se maintienne plus longtemps, encore quelques années, et la patrie n’aurait plus, pour se défendre, que des hordes d’esclaves flétris, prêts à subir le joug du premier conquérant qui voudrait briser leurs chaînes26. »
20Le problème soulevé par Servan allait bien au-delà de la seule question disciplinaire. Il posait, en réalité, la question de savoir s’il était possible de réformer l’armée sans modifier les principes de l’organisation politique et sociale de la monarchie française et donc la constitution du royaume dans son ensemble. Cette tension ne fut jamais aussi forte qu’au moment des réformes menées par le comte de Saint-Germain. La promotion du système Gribeauval, l’abolition de la vénalité des charges ou la suppression de la maison militaire du roi traduisent l’ampleur et la diversité des réformes engagées par cet éphémère secrétaire d’État de la Guerre (25 octobre 1775-23 septembre 1777). Saint-Germain figurait, aux côtés de Turgot, contrôleur général des Finances, et de Malesherbes, secrétaire d’État de la Maison du roi, parmi ces réformateurs dont l’échec marqua le début du règne de Louis XVI.
21L’idée de réforme a occupé les dernières décennies de la monarchie française. La question fiscale en fut l’étendard et le point de cristallisation, mais elle concernait, en réalité, tout le spectre de l’organisation de l’État27. Souvent délaissée par l’historiographie, la dimension militaire du problème en était pourtant un aspect majeur. Ainsi, l’abbé de Véri notait-il dans son journal, que « c’est dans ces sortes d’occupation intérieures relatives aux parlements, aux finances et aux troupes que se sont écoulées les dix ou douze dernières années de Louis XV28 ». Comme la question fiscale et l’agitation parlementaire, la réforme militaire était lourde d’enjeux politiques, qui en compromirent la stabilité et, parfois, l’efficacité. Selon le baron de Bohan, la réorganisation de l’armée avait été, comme les autres questions politiques, sujettes aux variations de la politique royale, au jeu des factions et à l’instabilité ministérielle :
« Si l’on fait attention à tous les changements qui ont bouleversé la constitution de ces deux armes, depuis que l’on s’occupe de perfectionner l’état militaire et surtout depuis la paix de 1763, on regardera sans doute cette constitution comme bien importante ; car chaque ministre a détruit l’ouvrage de son prédécesseur et a toujours eu pour prétexte des défauts à supprimer et le mieux établir. Nous avons vu réformes, augmentations, dédoublements, incorporations, tiercement, nouvelles réformes, nouveaux dédoublements, nouvelles augmentations ; mais après tant de changements, je le demande encore, où sont les principes d’une constitution permanente29 ? »
22À quelle puissance, en effet, le roi cédait-il lorsqu’il congédiait un ministre engagé, comme le comte de Saint-Germain dans une ambitieuse politique de réforme ? La question, on le voit, prolongeait celles qui s’étaient posées au moment des disgrâces de Turgot, voire de Malesherbes. La recherche d’une « constitution permanente » obligeait, en effet, à définir le principe de continuité, qui guidait l’action du gouvernement. Puisque le roi, par sa versatilité, ne semblait plus en mesure de l’assurer, le mot d’ordre de la réforme fit appel, avec de plus en plus d’insistance, à l’arbitrage de la nation, seule susceptible de garantir la permanence de la « constitution militaire ». Contre les coteries et les factions qui provoquèrent leur chute, les réformateurs tels que Turgot ou Malesherbes furent les partisans de l’appel à l’opinion, comme arbitre suprême de l’action publique. Malesherbes, on le sait théorisa le « tribunal de l’opinion » dans son Mémoire sur la librairie de 1759. Quant à Turgot, il exposa, dans le Mémoire sur les municipalités composé avec Dupont de Nemours en 1775, un vaste plan d’instruction publique susceptible, selon lui, d’éclairer le peuple sur la nécessité de consentir à l’impôt. Les brutales tentatives de réforme donnaient, selon lui, « l’impression que le roi est en guerre contre ses peuples ». Il fallait donc instruire les sujets du roi et diffuser l’idée du bien commun. Ainsi, « les enfants qui ont dix ans se trouveront alors des hommes de vingt ans, préparés pour l’État, affectionnés à la patrie, soumis non par crainte mais raison à l’autorité ». Il est frappant de constater que le projet de réforme fiscale rencontrait ici les mêmes nécessités et se formulait dans les mêmes termes, que l’ambition de refonder la discipline militaire. C’est un sujet éclairé par les lumières de la raison et par l’amour de la patrie, qui devait consentir à l’impôt comme aux règlements de l’armée. Les controverses militaires des années 1760-1770 ne peuvent pas se comprendre sans la perspective de cette convergence.
23En effet, la querelle entre Guibert et Mesnil-Durand mobilisa, elle aussi, la question de l’arbitrage du public et du pouvoir de l’opinion. Selon Guibert, la controverse sur les ordres de bataille devait être tranchée par une autorité incontestable. Il opposait « la réclamation de l’armée contre le système » de Mesnil-Durand au « suffrage de M. le maréchal de Broglie30 », qui semblait, à lui seul, contrebalancer la clameur « universelle » contre l’ordre profond. Contre l’autorité du maréchal, Guibert en appelait ainsi au jugement du public, car « c’est toujours à la longue la voix générale qui dicte des lois et les gouvernements mêmes sont gouvernés par elle ». À l’inverse, Mesnil-Durand, invoquait l’argument d’autorité et le magistère critique des pouvoirs constitués. Son système devait être soumis à l’examen de la raison car « c’est celui qui mesure et calcule exactement, celui qui se gagne par le lecteur attentif et point trop prévenu, celui qu’ont partagé les plus grands généraux et les auteurs à qui nous devons, dans ce genre, la plupart de nos connaissances31 ». Partisan du système de Mesnil-Durand, Jean Le Michaud d’Arçon, reprochait à Guibert « d’exciter l’effervescence des opinions qui dirigent le monde, afin que les gouvernements soient gouvernés par la voix tumultueuse de la multitude ».
24La confrontation entre Guibert et Mesnil-Durand empruntait les voies jadis parcourues par Corneille et ses détracteurs, lors de la fameuse querelle du Cid32. L’analogie est si forte que, pour trancher le débat, le baron de Bohan proposa une solution en tous points comparable à l’arbitrage rendu par Guez de Balzac au nom de l’Académie française. Contre les rigidités de l’argument d’autorité et contre les effervescences de l’opinion, Bohan proposait de solliciter l’avis d’une assemblée d’experts. Préservée des égarements de la multitude ignorante, elle soumettrait néanmoins l’autorité à l’exercice d’une pratique délibérative :
« Où est l’auditoire qui doit juger leurs ouvrages et apprécier leurs connaissances ? Sera-ce un ministre de la Guerre, qui ira feuilleter les livres militaires qui paraîtront, pour mettre à profit les principes qui y seront réduits ? C’est s’abuser que de le croire. Faut-il le dire enfin, tant qu’une assemblée instruite et compétente ne travaillera pas à chercher et à déterminer les principes de notre art, nous perdrons notre temps dans des disputes frivoles et des essais pernicieux33. »
25Bohan conservait à l’esprit l’exemple de l’académie de marine de Brest, créée en 1752 par Bigot de Morogues et, au-delà, toutes les formes de la sociabilité académique qui assurèrent l’essor de la sphère publique34. Ainsi la réflexion sur la constitution militaire mobilisait-elle l’ensemble des sujets politiques qui agitaient la France dans la période séparant les deux traités de Paris. Dans ses mémoires, Ségur en a restitué toute l’ampleur :
« Tous ces différents systèmes, accueillis par leur nouveauté, devinrent l’objet d’une grande curiosité et même de querelles assez vives ; le gouvernement alimenta ce feu par les ordres qu’il donna pour essayer de juger chacune de ces méthodes. On voit par là qu’une grande fermentation remuait tout, que de grandes disputes s’élevaient de tous côtés sur la philosophie, la religion, le pouvoir, la liberté, la tactique […]. Il n’était rien qui ne fût remis en question ; et c’était par cette agitation en tous genres qu’on préludait aux terribles mouvements qui ébranlèrent et ébranlèrent encore le monde entier35. »
26Cette vision était, bien sûr, rétrospective et chargée d’une téléologie suspecte. Elle n’en constitue pas moins une pressante invitation à rendre toute son importance aux questions relatives à l’organisation de l’armée et à la recherche d’une nouvelle « constitution militaire ».
Notes de bas de page
1 Baudran de Porabère, Le militaire en Franconie, ou traité sur la constitution militaire adaptée à des principes de tactique qui lui sont propres, Liège, C. Plomteux, 1777, t. 2, p. 4.
2 Guibert, Essai général de tactique, Londres, Libraires associés, 1772, t. 1, p. XXXII.
3 Ibid., t. 2, p. 6.
4 Ibid., t. 1, p. LXII.
5 Baudran de Porabère, Le militaire en Franconie, op. cit., t. 2, p. 5.
6 Ministère de la Guerre, Principes de la guerre de montagne par de M. de Bourcet (1775), Paris, Imprimerie nationale, 1888, p. 105.
7 Extracts from colonel Tempelhof’s History of the Seven years War, Londres, T. Cadell, 1793.
8 En montagne, Bourcet réduit cette distance à « trois ou quatre lieues » soit, environ, 12 à 16 km.
9 Bousquet-Bressolier C., « Du paysage naturel à l’utopie : le corps des ingénieurs-géographes et la diffusion d’un savoir théorique sur les cartes », Le paysage des cartes. Genèse d’une codification, Paris, Musée des Plans-Reliefs, 1999, p. 84 ; Laboulais I. (dir.), Les usages des cartes (XVIIe-XIXe siècle). Pour une approche pragmatique des productions cartographiques, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2008 ; ibid., Combler les blancs de la carte : modalité et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIe-XIXe siècles), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004 ; Pansini V., L’œil du topographe et la science de la guerre : travail scientifique et perception militaire (1760-1820), thèse de doctorat, EHESS, 2008 ; Binois G., Espace de la guerre et géographie militaire dans les campagnes d’Allemagne de la guerre de succession de Pologne, 1733-1735, mémoire de master 2, université Paris 1 – ENS Cachan, 2013.
10 SHD, GR 1 M 1791.
11 Ibid., p. 1.
12 [Baron de Mesnil-Durand], Projet d’un ordre français en tactique, Paris, Antoine Boudet, 1755, p. 111.
13 Guibert, Essai général de tactique, op. cit., t. 1, p. XXI.
14 Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle, « Préliminaires », t. 1, 1777.
15 Guibert, Essai général de tactique, op. cit., t. 2I, p. 122.
16 [Baron de Mesnil-Durand ], Projet d’un ordre français en tactique, op. cit., p. 104.
17 Ibid., p. 56.
18 Guibert, Essai général de tactique, op. cit., p. 217.
19 Ibid., p. 215.
20 Ibid., p. 213.
21 Testament politique de Richelieu, Hildesheimer F. éd., Paris, Société de l’Histoire de France, 1995, p. 494.
22 Guinier A., L’honneur du soldat. Éthique et discipline guerrière dans la France des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2014.
23 Réflexions d’un militaire sur la guerre et différents sujets, Genève, 1772, p. 6.
24 Guibert, Essai général de tactique, op. cit., p. 23.
25 Considérations sur l’influence des mœurs dans l’état militaire des nations, Londres, 1788, p. 39.
26 Servan J., La Seconde aux grands, s.l.n.d., p. 17.
27 Drévillon H., « La monarchie des Lumières : réforme ou utopie ? », Cornette J. (dir.), La monarchie entre Renaissance et Révolution, 1515-1792, Paris, Le Seuil, 2006, p. 283-353.
28 Abbé Véri J.-A. de, Journal, Paris, Tallandier, 1928-1930, t. 2, p. 79.
29 Baron de Bohan, Examen critique du militaire françois. Suivi des principes qui doivent déterminer sa constitution, sa discipline et son instruction, Genève, 1781, t. 2, p. 20.
30 Guibert, Défense du système de guerre moderne, Neuchatel, 1779, t. I, p. 5.
31 Mesnil-Durand, Fragments de tactique, Paris, Jombert, 1774, p. XXX.
32 Merlin H., Public et littérature, Paris, Les Belles Lettres, 1995.
33 Baron de Bohan, Examen critique du militaire françois, op. cit, t. I, p. 320.
34 Chartier R., Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990.
35 Louis-Philippe comte de Ségur, Mémoires ou souvenirs et anecdotes, Paris, Didier, 1844, t. 1, p. 88.
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