Les droits des Autochtones à la terre entre les deux traités de Paris (1763-1783)
p. 113-122
Texte intégral
1S’il fallait chercher un terme pour qualifier la manière dont les Autochtones de l’intérieur du continent ont perçu l’attitude des Européens à l’annonce des deux traités de Paris, le mot « trahison » serait sans doute le mieux adapté. Ces deux traités, qui scellent le transfert d’immenses territoires américains, ne pouvaient en effet manquer d’apparaître comme des traîtrises aux yeux des Amérindiens. Comment, en effet, les Français avaient-ils pu céder des terres qui ne leur appartenaient pas ? C’est la question que posèrent ouvertement les chefs autochtones, lorsque la nouvelle de la signature du traité de 1763 atteignit la région des Grands Lacs et de la vallée de l’Ohio. Vingt ans plus tard, la même interrogation, chargée de la même frustration, était revenue comme un écho à l’annonce de la signature du traité de 1783 : comment les Britanniques avaient-ils pu céder aux Américains des terres qui n’étaient pas les leurs, sans même prévenir les véritables possesseurs de lieux, sans même leur demander l’autorisation ?
2Acteurs importants dans les conflits auxquels ces deux traités avaient mis un terme, les Autochtones avaient été totalement négligés au moment des pourparlers de paix. Rien n’indique, en effet, que les Français se soient préoccupés du sort de leurs alliés dans leurs négociations avec les Britanniques ou qu’ils aient cherché à obtenir des garanties ou des protections particulières pour eux. Les Britanniques n’ont pas fait mieux. Au cours des longs débats au Parlement britannique au sujet des clauses du traité de 1783, seulement deux députés évoquèrent le sort réservé aux alliés autochtones. En réplique, le premier ministre affirma notamment que « les Indiens n’avaient pas été abandonnés à leurs ennemis », mais qu’ils avaient plutôt « été confiés à la garde d’une nation voisine, dont l’intérêt […] était de cultiver leur amitié1 ».
L’absence de statut international : expression d’une première dépossession
3Cette déclaration illustre bien la facilité avec laquelle les puissances européennes pouvaient se laver les mains du sort des nations qui avaient combattu à leur côté, très souvent à la suite de leurs sollicitations. Cependant, dans la perspective d’une histoire des droits des Autochtones à la terre, cette double trahison compte sans doute moins que le fait que les nations autochtones n’étaient pas des acteurs dans le partage du continent réalisé à ces occasions, qu’ils n’étaient que des objets dans cette opération diplomatique (et encore des objets invisibles, puisqu’on ne juge même pas nécessaire de les mentionner dans les deux traités). Cette exclusion, qui ne suscite guère d’étonnement parmi les historiens, signe sans doute que l’héritage colonial a laissé des marques profondes dans notre imaginaire, est pourtant fondamentale dans une histoire de la dépossession territoriale des Autochtones. Avant d’être des trahisons à l’égard des Amérindiens, les traités de Paris sont d’abord l’expression, en concentré, de la forme la plus achevée de la dépossession territoriale, celle qui écarte d’emblée, comme un fait allant de soi, la possibilité d’une souveraineté autochtone sur le territoire.
4À la base du partage de l’Amérique du Nord réalisé en 1763 et en 1783, il y a l’idée, dont personne ne débat au XVIIIe siècle, que des souverainetés européennes (françaises, anglaises et espagnoles) se sont déjà constituées sur ce territoire, que ces souverainetés existent de manière concrète ou encore (dans une variante tout aussi révélatrice de la logique coloniale qui structure le processus de dépossession) que les nations autochtones qui habitent, occupent, exploitent le territoire et le défendent contre les incursions des étrangers, n’avaient pas les attributs politiques nécessaires pour prétendre à la souveraineté sur leurs terres.
5Depuis quelques décennies, les historiens ont redécouvert le rôle clé des Autochtones dans la diplomatie en Amérique et mis en évidence le jeu complexe des alliances et la finesse diplomatique des Autochtones. De nombreuses études au Canada, aux États-Unis et parfois en France ont montré que les Autochtones avaient des traditions diplomatiques bien établies, des traditions dont se sont largement inspirés les Français, mais aussi les Britanniques. Ces études ont aussi montré que les Autochtones étaient d’habiles négociateurs, qui savaient jouer sur les rivalités entre puissances européennes pour promouvoir leurs intérêts. En Amérique du Nord, les Européens ne pouvaient pas faire abstraction de cette réalité, mais, dans l’imaginaire juridique européen, le lieu d’exercice de cette diplomatie autochtone était essentiellement local. Cette diplomatie s’inscrivait dans des espaces domestiques en construction, celui des différentes colonies et elle ne pouvait certainement pas prétendre à un statut international.
6En excluant d’office les Autochtones des discussions sur le partage de leurs terres, la logique coloniale à l’œuvre dans les traités de Paris avait déjà réalisé une partie essentielle de la dépossession, en privant les nations autochtones, qui occupaient encore effectivement la plus grande partie du territoire, de la possibilité de définir par eux-mêmes la nature de leurs droits à la terre (une possibilité qui n’était pas envisageable).
Affirmation de la souveraineté britannique et résistance autochtone
7Cette logique n’est évidemment pas nouvelle en 1763 et en 1783. Elle est à l’œuvre depuis les débuts de la colonisation européenne en Amérique. Les traités de Paris ne sont que l’aboutissement d’un processus amorcé au moment où les Européens ont commencé à planter des croix sur le continent américain, à prendre symboliquement possession des terres qu’ils avaient explorées et à dessiner des cartes où la connaissance de certains lieux fait soudainement office de titre de propriété2.
8Toutefois, il existe tout de même une différence importante dans le cas des deux traités de Paris et c’est le fait que, pour la première fois, cette logique s’expose au grand jour à l’intérieur du continent, dans des régions où la présence européenne était encore modeste, voire pour ainsi dire inexistante, et non plus seulement en Europe. Jusque-là, on pourrait dire, de manière schématique, que l’hypocrisie était globalement de mise à ce sujet, les Européens se disputant entre eux les limites de leurs colonies respectives, sans prendre le temps d’en expliquer les fondements à leurs alliés autochtones.
9Cette situation change toutefois radicalement en 1763 et 1783 et ce changement s’explique en grande partie par les immenses transferts de territoires prévus par ces traités, des territoires sur lesquels, dans bien des cas, la présence européenne était limitée et où elle prenait la forme de fortifications militaires, plus ou moins élaborées selon les régions. Ces forts deviennent dès le lendemain de la défaite des Français des symboles très chargés.
10Pour les Britanniques, la prise de possession et l’occupation militaire de ces postes étaient des étapes normales. Après avoir défait militairement les Français, il n’y avait rien de plus logique à leurs yeux que de s’installer dans les forts de leurs ennemis, une installation qui, dans cette perspective, prenait la forme d’une prise de contrôle effective du territoire. La perspective des Amérindiens était radicalement différente. Pour eux, ces forts et postes résultaient d’autorisations qu’ils avaient accordées aux Français, qui n’étaient que des invités sur leurs terres3. La symbolique de l’installation des Britanniques n’échappait pas aux Autochtones : faite de manière unilatérale et à l’encontre de leur volonté, elle avait toutes les allures d’une prise de possession.
11En s’exposant au grand jour, la logique européenne d’appropriation du territoire provoqua une vive résistance, qui prit la forme d’un grand soulèvement autochtone dans la région des Grands Lacs et la vallée de l’Ohio, un soulèvement qui passera à l’histoire sous le nom de « Guerre de Pontiac », du nom de son principal leader autochtone. Plusieurs facteurs ont contribué à alimenter ce mouvement de résistance armée4, mais il convient d’insister ici sur le fait qu’il fait bien ressortir la nature du rapport de force qui s’est instauré à l’intérieur du continent après la défaite des Français.
12Il faut d’abord souligner les succès spectaculaires des Autochtones, dont les attaques entraînent la chute de neuf des douze forts occupés par les Britanniques et la mort de quelque 400 soldats et plus de 2 000 colons le long de la frontière. Ce soulèvement rappelait aux Britanniques que les nations autochtones de l’intérieur du continent formaient encore une force militaire redoutable, compte tenu de la faiblesse de la présence militaire anglaise dans ce secteur. Mais ce soulèvement fait aussi ressortir les limites de la résistance autochtone5. L’objectif initial des nations amérindiennes était de chasser les Britanniques et de les forcer à abandonner les forts construits par les Français. Ce fut un échec, car les forts pris par les Autochtones furent rapidement réoccupés par les troupes britanniques, qui organisèrent aussi une importante répression militaire. Même si elle n’eut pas tous les effets escomptés, car les Autochtones évitaient les grandes batailles, et même si elle ne mit pas un terme à leur capacité de résistance, elle les obligea tout de même à conclure la paix, à accepter, fait important, la présence britannique sur leurs territoires et (surtout) à accepter le maintien du symbole de leurs prétentions sur le territoire, c’est-à-dire les forts militaires.
13Après 1763, les Autochtones de l’intérieur du continent ne pouvaient donc certainement plus considérer qu’ils avaient accueilli volontairement les Britanniques sur leurs terres. Ce qui avait commencé comme une conquête par procuration se terminait par une occupation militaire en bonne et due forme de l’intérieur du continent. Malgré son ampleur, ce grand soulèvement autochtone confirmait donc, d’une certaine manière, la constitution d’un cadre domestique, celui d’un nouvel empire qui étendait progressivement son emprise sur l’intérieur du continent.
Terres réservées et traités de cession : les contours des droits autochtones
14La guerre de Pontiac joua tout de même un rôle significatif dans l’histoire de l’évolution des droits des Autochtones à la terre. Même s’ils avaient pu imposer le maintien de forts militaires en territoire autochtone, les Britanniques n’avaient en effet pas les moyens ni la volonté d’imposer un régime militaire strict dans la région des Grands Lacs et la vallée de l’Ohio.
15Cela allait se traduire, quelques mois après le traité de Paris, dans l’adoption d’une nouvelle politique territoriale autochtone. Le symbole le plus fort de cette politique est certainement la Proclamation royale du 7 octobre 1763, qui créait trois nouvelles colonies à partir des territoires cédés par la France – la province de Québec et les deux Florides – et qui, dans sa dernière partie, contenait des dispositions relatives aux terres des Autochtones6.
16Parmi ces dispositions, la création d’un immense territoire réservé pour les Autochtones comme terres de chasse constituait la mesure la plus spectaculaire. Ce territoire réservé englobait toutes les terres qui se trouvaient à l’ouest des Appalaches et à l’extérieur des trois nouvelles colonies créées par la même proclamation, ainsi qu’à l’extérieur des immenses territoires de la Compagnie d’Hudson. Cette proclamation établissait aussi des règles pour l’acquisition des terres des Autochtones, acquisition qui devait se faire par le moyen de traités, en présence des principaux chefs des nations concernées. La mesure valait pour les territoires réservés, qui ne pouvaient être ouverts à la colonisation sans une autorisation expresse du roi ; elle valait aussi dans les limites des anciennes colonies (par opposition aux nouvelles créées en 1763), pour les terres qui n’avaient pas encore été cédées à la Couronne.
17L’idée d’acquérir les terres des Autochtones par un achat n’avait rien de nouveau en 1763. La pratique remonte au début de la colonisation britannique en Amérique. Même si ses origines demeurent un peu obscures et même si elle a pris différentes formes (notamment celle d’achats de lopins de terres par des particuliers), dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le système d’acquisition des terres autochtones par le moyen de traités au nom du roi – ou au nom du détenteur des droits sur les colonies de propriétaires – était la norme officielle, que tentait d’imposer le gouvernement britannique. Elle était cependant contestée par des spéculateurs fonciers, qui invoquaient notamment l’indépendance des nations autochtones pour justifier leur capacité juridique à céder ou vendre leurs terres à qui elles voulaient.
18La Proclamation royale marque en ce sens une étape dans les efforts du gouvernement britannique pour imposer un mode particulier d’acquisition des terres, qui faisait du roi le possesseur ultime des terres amérindiennes. Il y a bien sûr dans cette mesure une volonté de mettre un terme aux malversations auxquelles avaient donné lieu plusieurs achats privés de terres, mais il faut y voir aussi une mesure destinée à réaffirmer le pouvoir exclusif du roi d’acheter – et donc de concéder ensuite – les terres des nations indiennes. Cette mesure avait aussi pour effet – sous le couvert d’une logique de protection – de baliser étroitement les actions des Autochtones qui, dans la logique juridique britannique, n’avaient finalement d’autres choix que de profiter directement de leurs terres ou de la vendre au roi.
19Ce qu’on présente souvent au XIXe siècle comme la grande charte des Indiens7 et qu’on continue encore à idéaliser de nos jours dans le discours juridico-historique, à tout le moins dans certaines parties du Canada8, était en fait un acte d’affirmation de la souveraineté britannique, une affirmation du contrôle ultime de la couronne britannique sur les terres des Indiens, un document qui balisait unilatéralement leurs droits à la terre.
Les ambiguïtés de la politique territoriale britannique
20La reconnaissance britannique de l’existence de droits territoriaux pour les Autochtones marque tout de même un tournant significatif par rapport à l’époque de la Nouvelle-France, les Français n’ayant jamais mis en place une telle politique de reconnaissance, ni conclu d’ententes ou de traités particuliers avec les Autochtones pour prendre possession de leurs terres. La conquête de la Nouvelle-France représente donc à cet égard une coupure significative dans l’histoire des droits des Autochtones à la terre, puisqu’elle introduit, sur les anciennes terres revendiquées par les Français, une nouvelle logique juridique où, en théorie, les droits des Autochtones à la terre sont inscrits dans un système qui prévoit une compensation, formalisée par la signature d’un traité.
21Cette différence importante entre le régime français et le régime britannique conduit très souvent à considérer la politique territoriale britannique comme un ensemble uniforme et à voir dans le système des traités une norme juridique rigide, la seule norme valable pour l’acquisition des terres des Autochtones. La réalité est toutefois plus ambiguë.
22Une manière assez courante de lire la Proclamation royale consiste à y voir une simple transposition sur l’ancien territoire de la Nouvelle-France de la logique juridique de reconnaissance de l’existence de droits pour les Autochtones. C’est une hypothèse qui, de prime abord, apparaît plutôt logique, compte tenu de l’expérience antérieure des Britanniques : après avoir défait les Français et obtenu officiellement la cession des terres sur lesquelles ils avaient des prétentions, les Anglais auraient tout simplement décidé d’y étendre ou d’y implanter le cadre juridique qui structurait déjà leur politique territoriale dans leurs anciennes colonies.
23Certains éléments viennent toutefois contredire, à tout le moins partiellement, cette hypothèse. Il y a d’abord la formulation même de la Proclamation royale, qui place dans une catégorie à part les trois nouvelles colonies créées en 1763 (Québec et les deux Florides). Alors que dans les Treize Colonies, les autorités devaient procéder à l’achat des terres qui n’avaient pas encore été cédées à la Couronne anglaise, rien de tel n’était prévu pour la province de Québec et les deux Florides, comme si les rédacteurs de la Proclamation royale avaient considéré que, dans ces nouvelles colonies, il n’existait aucune obligation concernant l’acquisition des terres des Autochtones.
24S’agit-il d’une formulation maladroite, d’une distinction involontaire ? Ce n’est pas complètement impossible, mais une autre hypothèse consiste à lire la Proclamation royale en réintroduisant la logique de conquête et ses impacts potentiels sur la manière dont les Britanniques concevaient leurs droits à la terre sur des territoires cédés par un souverain européen. Dans cette perspective, la distinction faite entre les nouvelles et les anciennes colonies pourrait très bien s’inscrire dans la poursuite d’une politique déjà à l’œuvre dans le monde colonial britannique, une politique qui trouve ses origines (ou ses premières manifestations) dans la première conquête anglaise, celle de 1713, consacrée par le traité d’Utrecht, un traité par lequel la France avait cédé l’Acadie à la Grande-Bretagne.
25Cette première conquête britannique soulevait notamment la question des droits des Autochtones sur les terres cédées par un autre souverain européen. L’Acadie, que les Britanniques s’empressèrent de rebaptiser Nouvelle-Écosse, était possédée et occupée par des nations autochtones (les Abénaquis, les Malécites et les Micmacs), qui y étaient largement majoritaires et qui n’avaient jamais cédé leurs terres. De prime abord, cela signifiait, dans la logique britannique, qu’ils avaient encore des droits sur ces terres, des droits qui auraient dû être éteints par le moyen de traités. On aurait donc pu s’attendre à ce que les Britanniques y suivent une politique similaire à celle adoptée dans les colonies de la côte est, mais cela n’a pas été le cas. Dans cette nouvelle colonie, les Britanniques jugèrent plutôt qu’il n’y avait aucune terre réservée pour les Autochtones, donc aucune obligation de conclure des traités. Cette conception s’appuyait sur la cession faite par le roi de France, qui, dans la logique juridique britannique, avait eu pour effet de transférer tous les droits à la terre.
26Il est probable, même si on ne peut pas en faire la démonstration formelle, que ces conceptions étaient encore bien vivantes en 1763 et qu’elles ont structuré la manière de concevoir les droits des Autochtones à la terre dans l’ancienne colonie française. Au lieu de considérer, comme on le fait habituellement, que les Britanniques ont tout simplement étendu sur l’ancienne Nouvelle-France des conceptions juridiques à l’œuvre dans les Treize Colonies, on peut fort bien imaginer un autre scénario, dans lequel il y avait, au point de départ, un immense territoire cédé par le roi de France, un territoire sur lequel le roi de Grande-Bretagne considérait avoir tous les droits, mais qu’il réorganisa en deux grandes zones : en créant (et non pas seulement en reconnaissant) un territoire réservé pour les Indiens, comme territoire de chasse, où les terres devraient être cédées par les Autochtones avant leur ouverture à la colonisation ; en créant ensuite trois nouvelles colonies, destinées à accueillir des colons et dans lesquelles le roi ne jugeait pas nécessaire d’imposer l’achat des terres des Autochtones, suivant en cela un modèle similaire à celui qui avait été adopté en Nouvelle-Écosse. La distinction entre les anciennes colonies (les Treize Colonies de la côte est) et les nouvelles prendrait alors un sens précis, puisque dans les anciennes, il y avait des terres réservées, des terres qui n’avaient pas été cédées à la Couronne, alors que ce n’était pas le cas dans les nouvelles, dont les territoires avaient été cédés par le roi de France.
27Il n’est pas possible de démontrer formellement que cette hypothèse est fondée – et il y a des éléments qui viennent la contredire partiellement – mais deux indices viennent l’appuyer. Le premier est le cas de la Nouvelle-Écosse, où la politique de non-reconnaissance des droits des Autochtones fondée sur le traité d’Utrecht se poursuit après 1763, ce qui montre que le modèle est encore actif, qu’il guide encore les actions des Britanniques. L’autre indice, c’est l’attitude des Américains, au lendemain du traité de 1783 : pendant quelques années, ils reprendront l’argument du transfert d’un titre complet par le roi de Grande-Bretagne pour justifier leur décision de ne pas reconnaître l’existence de droits aux Autochtones vivant dans les limites du territoire cédé par le roi de Grande-Bretagne. Cette politique sera assez vite abandonnée, car elle était inapplicable, mais le réflexe est intéressant et indique qu’à la fin du XVIIIe siècle, le modèle était toujours actif.
Des conceptions juridiques flexibles
28Quelle que soit la position retenue par rapport à la signification à donner à la Proclamation royale, il faut éviter de considérer que la manière de déterminer les droits des Autochtones reposait toujours et de manière systématique sur des conceptions juridiques précises, qui conditionnaient toutes les actions ou toutes les décisions des Britanniques.
29Les deux décennies qui suivent la conquête de la Nouvelle-France sont déterminantes dans la mise en place d’un cadre général à l’intérieur duquel seront définis les droits des Autochtones à la terre, mais la flexibilité et la malléabilité des conceptions juridiques restent bien présentes et elles se prêtent à différents « bricolages », selon les besoins et les circonstances.
30Le meilleur exemple pour la période qui nous intéresse ici est certainement la manière dont les Britanniques définiront en 1783 la nature des droits qu’ils avaient cédés aux Américains. Le traité de 1783 est clair : le roi cédait en toute propriété les terres se trouvant au sud des Grands Lacs et à l’est du Mississippi, une formule similaire à celle employée dans le traité d’Utrecht et dans celui de 1763.
31En 1713, comme je l’ai mentionné, les Britanniques avaient jugé que cela leur donnait tous les droits sur les terres de l’ancienne Acadie. En 1783, ils auraient donc dû comprendre – voire même accepter sans protester – l’interprétation des Américains, qui affirmaient avoir obtenu des droits identiques en vertu de la cession faite par le roi de Grande-Bretagne. Mais le traité de 1783 avait placé les Britanniques dans une situation très délicate à l’égard de leurs alliés autochtones des Grands Lacs et de la vallée de l’Ohio. La colère et la frustration de ces alliés étaient palpables et suscitaient l’inquiétude. Le gouverneur de la colonie craignait même que les Britanniques n’aient à subir un autre soulèvement, similaire à celui de 1763, en représailles pour la trahison des négociateurs anglais, qui les avaient abandonnés à leur sort.
32Pour se sortir de cette situation délicate, les autorités britanniques élaborèrent une nouvelle notion juridique, celle du droit de préemption. Par le traité de Paris, annoncèrent-ils fièrement à leurs alliés autochtones, le roi de Grande-Bretagne n’avait pas cédé leurs terres aux Américains, mais simplement son droit exclusif de les acheter. Cette idée n’apparaît évidemment pas dans le traité de 1783 – les Américains l’auraient d’ailleurs rejeté – mais la notion d’un droit de préemption à l’égard des terres des Autochtones faisait officiellement son entrée dans l’histoire des normes relatives aux droits des Autochtones.
33Sans surprise toutefois, les Britanniques n’étendront pas cette nouvelle interprétation des cessions faites par les traités internationaux à l’ensemble de leurs possessions en Amérique : sur les territoires cédés par la France en 1713, les Britanniques ne jugeront pas nécessaire d’acheter les terres des Autochtones. Ce qui valait pour les Américains, ne valait manifestement pas pour eux.
34Évitons cependant de conclure que les Britanniques étaient les seuls à faire preuve d’incohérences ou à manipuler les conceptions juridiques pour défendre leurs intérêts. D’une certaine manière, ils ne faisaient que suivre l’exemple des Français qui, quelques décennies plus tôt, pour se justifier auprès de leurs alliés de la cession qu’ils avaient faite de l’Acadie aux Britanniques, avaient eux aussi affirmé que le roi de France n’avait pas cédé les terres des Autochtones, que les Abénaquis, les Malécites et les Micmacs étaient toujours en possession de leurs terres et qu’ils devaient lutter pour s’opposer aux tentatives d’usurpation des Anglais.
35Évidemment ces discours, qui servaient à embêter leurs ennemis anglais, n’eurent aucun impact sur la politique de la France à l’égard des territoires qu’elle n’avait pas cédés à l’Angleterre. En matière de définition des droits des Autochtones, le colonialisme avait certes une dimension nationale, mais dans ses grands principes il reposait sur une logique similaire, une logique qui laissait place à l’improvisation lorsque venait le temps d’ajuster l’imaginaire juridique pour le faire correspondre à certains intérêts stratégiques, une logique où la cohérence n’était pas une condition absolue pour rendre un argument opérationnel, une logique enfin où la seule condition incontournable était l’inscription de ces droits dans un ordre juridique colonial en construction, la définition des droits des Autochtones servant en quelque sorte le processus de constitution de nouvelles souverainetés sur le territoire.
Notes de bas de page
1 Cité dans Calloway C. G., Crown and Calumet : British-Indian Relations, 1783-1815, Norman, University of Oklahoma Press, 1987, p. 8.
2 Sur le processus de prise de possession symbolique, voir notamment : MacMillan K., Sovereignty and Possession in the English New World. The Legal Foundations of Empire, 1576-1640, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; Seed P., « Taking Possession and Reading Texts : Establishing the Authority of Overseas Empires », The William and Mary Quarterly, Third Series, vol. 49, no 2, 1992, p. 183-209.
3 La réalité n’est toutefois pas toujours aussi simple, les Français ayant procédé en plusieurs occasions de manière unilatérale, sans chercher à obtenir au préalable l’autorisation des nations autochtones pour construire leurs forts. Ce qui compte cependant ici, ce sont moins les circonstances exactes qui ont conduit à la construction de ces forts que les conceptions autochtones qui ont émergé par la suite.
4 Parmi ces facteurs, mentionnons l’attitude méprisante des officiers militaires, l’abolition de la distribution annuelle des présents, la diminution dans les ventes d’armes à feu et de munitions et l’émergence d’un mouvement messianique, celui du prophète delaware Neolin, qui prônait une coupure totale avec le monde des Blancs. L’étude la plus intéressante sur la « Guerre de Pontiac » est celle de Gregory Evans Dowd, War Under Heaven : Pontiac, the Indian Nations, and the British Empire, Baltimore & London, The Johns Hopkins University Press, 2002.
5 Le traité de Paris, en scellant le départ des Français, avait accentué le déséquilibre dans le rapport de force en Amérique du Nord entre les nations autochtones et les puissances européennes. Le départ des Français privait les Autochtones d’un appui essentiel pour mener des opérations militaires sur de longues périodes et accentuait les possibilités de répression des Britanniques. La conquête de la Nouvelle-France les privait aussi – et c’est un point très important – d’une source alternative pour se procurer les marchandises européennes. Après la conquête de la Nouvelle-France, les Autochtones n’avaient d’autres choix que de commercer avec les Britanniques, réalité difficilement conciliable avec celle de les chasser de l’intérieur du continent.
6 Le texte de la Proclamation royale de 1763 est reproduit dans Shortt A. et Doughty A. G., Documents Relating to the Constitutional History of Canada, 1759-1791, Ottawa, J. de L. Taché, 1918, p. 163-168. Cette Proclamation a fait l’objet de plusieurs analyses à caractère juridico-historique. Pour un aperçu des différents points de vue sur cette question, voir Slattery B., The Land Rights of Indigenous Canadian Peoples as Affected by the Crown’s Acquisition of the Territories, Ph. D. Thesis, Oxford University, 1979 ; Beaulieu J., Cantin C. et Ratelle M., « La Proclamation royale de 1763 : le droit refait l’histoire », La revue du Barreau, t. 49, no 3, mai-juin 1989, p. 317-340 ; Dionne P., « Les postulats de la Commission Dorion et le titre aborigène au Québec : vingt ans après », La revue du Barreau, t. 51, no 1, 1991, p. 128-171 ; Boivin R., « Pour en finir avec la Proclamation royale : la décision Côté », Revue générale de droit, vol. 25, no 1, 1994, p. 136-142 ; Schulze D., « The Privy Council Decision Concerning George Allsopp’s Petition, 1767 : An Imperial Precedent on the Application of the Royal Proclamation to the Old Province of Quebec », Canadian Native Law Reporter, vol. 2, 1995, p. 1-46.
7 Une commission gouvernementale chargée en 1842-1844 d’enquêter sur l’administration des affaires indiennes dans le Canada-Uni constata que les Autochtones considéraient « cette pièce comme leur charte » (« Rapport sur les Affaires des Sauvages en Canada, section I et II, mis devant l’Assemblée législative », 20 mars 1845, dans Canada, Appendice du 4e volume des Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada du 28 novembre 1844 au 29 mars 1845, Montréal, L. Perrault, 1845, Sect. I, « Histoire des relations entre le gouvernement et les Sauvages », n. p.). En 1887, dans l’affaire St. Catherine’s Milling & Lumber Co, un juge de la Cour suprême du Canada qualifia la Proclamation royale d’« Indian Bill of Rights », formule qui sera reprise en 1973 par un autre juge de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Calder (Dupuis R., Le statut juridique des peuples autochtones en droit canadien, Scarborough, Carswell, 1999, p. 112).
8 La force symbolique de ce document n’a pas diminué avec les années, comme en témoigne la proposition de la Commission royale sur les peuples autochtones, dans son rapport définitif de 1996, de publier une nouvelle Proclamation royale afin d’établir les relations avec les nations autochtones sur de nouvelles bases, plus solides et plus respectueuses (Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, Ottawa, Commission royale sur les peuples autochtones, 1996, vol. 5, p. 5).
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