Le legs politique de la guerre de Sept Ans en Grande-Bretagne : du patriotisme au radicalisme
p. 57-66
Texte intégral
1« J’admire le silence de la Cité de Londres, ce doux rossignol qui a perdu sa voix1. » C’est par ces mots que lord Temple fait part à son protégé John Wilkes des réactions britanniques aux préliminaires de paix de Fontainebleau. Quelques mois plus tard, lors de la proclamation de la paix, c’est au tour de l’envoyé français, le duc de Nivernais, de rendre compte de l’attitude des Londoniens. Comme en décembre 1762, un silence de mort s’est abattu sur les rives de la Tamise :
« La curiosité a attiré un prodigieux concours du peuple à cette cérémonie, mais il y régnait le plus grand silence. Il n’y eut aucun huzza, ni cris de joie ; et dans les endroits où il y a eu des cris, comme par exemple à la cité, ces cris n’ont pas été de satisfaction. Le soir, il y a eu, ou du moins il a dû y avoir des illuminations par toute la ville ; j’y ai fait assez de chemin en carrosse, et je me suis fort bien trouvé d’avoir des flambeaux2. »
2La Grande-Bretagne sort triomphatrice de l’empoignade maritime et coloniale qui a débuté en 1754 sur les rives de l’Ohio. Mais, à la lecture des clauses du traité de Paris, certains sujets de George III font la fine bouche. Au premier rang des insatisfaits figurent William Pitt et ses partisans, tel son beau-frère Temple. Ils sont catégoriques : comme ce fut déjà le cas en 1713 lors du traité d’Utrecht, le ministère britannique était en mesure de dicter ses conditions et, comme au temps de la reine Anne, il a failli à sa tâche. Pour Pitt, l’envoyé chargé des négociations en France, le duc de Bedford, a commis une faute impardonnable en offrant à Louis XV Saint-Pierre et Miquelon. Par cette concession incompréhensible alors que la victoire continuait de sourire aux redcoats, l’Angleterre a laissé passer une occasion unique de neutraliser la marine de guerre française. Aux yeux de l’artisan des victoires de la guerre de Sept Ans, la paix de Paris est une paix ratée et une paix indigne.
3Mais si la paix est boudée, ce n’est pas simplement parce que les Pittites la vouent aux gémonies. Pendant le ministère de coalition Pitt-Newcastle (1757-1761), la vie politique du pays a connu une magnifique embellie, l’unité nationale et le patriotisme gagnant les sujets du roi George à mesure que se succédaient les victoires. L’unité nationale n’a pourtant eu qu’un temps. En 1763, Albion a retrouvé ses vieux démons. À nouveau, et pour des raisons qui ne sont pas uniquement liées à la conduite de la guerre et aux négociations de paix, le pouvoir est l’objet de vives critiques. À lire les rapports alarmistes du duc de Nivernais faisant état des divisions de l’espace public3, la Grande-Bretagne paraît renouer avec les tensions qui prévalaient au début de la guerre, quand la perte de Minorque avait déclenché des remous d’une telle gravité qu’une révolution paraissait imminente.
4Les apparences sont pourtant trompeuses. Albion ne vit pas un retour aux années 1756-1757. Le climat politique britannique au sortir de la guerre offre en réalité de nets points de convergence avec celui qui affecte les provinces anglaises d’Amérique. Sur les deux rives de l’Atlantique, nous assistons, mutatis mutandis, au même spectacle : une guerre accélératrice des changements qui se trouvaient à l’état embryonnaire au début des hostilités. Fred Anderson a bien montré l’importance de la guerre de Sept Ans sur le processus qui a conduit outre-Atlantique à la crise du Stamp Act et à la mise en branle du processus révolutionnaire4. Au même moment dans la mèrepatrie, la guerre a, elle aussi, facilité la transformation de la culture politique insulaire. Le catalyseur de cette mutation n’est autre que l’expérience de patriotisme de gouvernement conduite par Pitt pendant son ministère. Au sortir du conflit, elle a donné naissance à un étonnant rejeton, dont l’accoucheur n’est autre qu’un partisan inconditionnel de l’ex-ministre, le journaliste John Wilkes. En 1763, à la faveur les démêlés de Wilkes avec le pouvoir, le radicalisme a pris naissance sur les bords de la Tamise.
Du patriotisme d’opposition au patriotisme de gouvernement (vers 1725-1757)
5Le patriotisme est un produit dérivé du système oligarchique qui a été mis en place après l’avènement du premier Hanovre. Grâce à ce système, les Whigs se trouvent assurés d’une majorité en sièges à chaque élection générale, et ce tandis qu’en voix, ce sont leurs adversaires, les Tories, qui sortent vainqueurs des consultations5. Au milieu des années 1720, constatant que les portes du pouvoir se trouvent cadenassées, les Tories s’allient à des politiciens whigs mécontents de la politique du Premier ministre Walpole. Cette alliance anti-oligarchique donne naissance au groupe des Patriotes.
6Les Patriotes refusent catégoriquement l’appellation de « parti ». Comme le souligne leur théoricien lord Bolingbroke, les distinctions partisanes, en favorisant les intérêts particuliers, portent gravement atteinte à la chose publique. La raison d’être des Patriotes est de parvenir à l’extinction des partis et au règne d’un roi patriote œuvrant pour la collectivité tout entière.
7Dans un monde politique marqué par la décoloration idéologique des Whigs oligarchiques, les Patriotes tranchent par la netteté de leur programme, qui témoigne d’une conception idéalisée et nostalgique du politique6. Ils entendent mettre fin à la corruption, source de la domination des Whigs, en restaurant les institutions dans leur pureté primitive, notamment par le retour aux parlements triennaux et la suppression des placemen des Communes, ces députés détenteurs de charges et de pensions de la Cour. Il est remarquable de constater que ce qui constitue la source principale des maux dont souffre la vie politique, ces absurdités du système électoral dont ont profité les Whigs pour verrouiller le pouvoir, reste à l’écart du projet de régénération patriote. Il ne peut en aller autrement : l’idéologie et l’imaginaire politiques des Patriotes sont le reflet de l’outillage mental de l’homo politicus moderne. Il ne s’agit nullement de faire table rase du passé mais de restaurer ce qui a été perverti. L’idée de réforme parlementaire est totalement absente des préoccupations des Patriotes.
8Les Patriotes comptent mettre en application ce programme restaurateur dès leur arrivée au pouvoir. N’ayant rien à attendre de George II, ils ont reporté leurs espoirs au règne suivant. Brouillé avec son père, le Prince de Galles Frederick est devenu leur chef de file. C’est pour Frederick que Bolingbroke écrit sa Lettre sur l’esprit du patriotisme (1735) et sa Lettre sur l’idée d’un roi patriote (1738). Le prochain règne, assure-t-il, sera celui d’un roi patriote qui procédera à l’extinction des partis. Débarrassée de ses factions, la Grande-Bretagne verra sa vie politique retrouver son harmonie et sa pureté.
9Ce programme reposant sur l’idée d’un âge d’or à recouvrer témoigne de l’influence marquante du républicanisme classique7. S’inscrivant résolument dans le courant néo-harringtonien incarné par les pamphlétaires « vrai Whig », les Patriotes rêvent d’un retour à une Old England autrement plus chatoyante que leur siècle vil et matérialiste. L’Angleterre chère à leur cœur est l’Angleterre des temps anciens qu’ils ont idéalisée, une Angleterre austère, frugale, vertueuse, martiale et animée par l’amour du bien public. Lorsque le roi patriote aura mis fin à la décrépitude morale du corps politique en réveillant l’esprit de la vraie Angleterre, la renaissance d’Albion, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, pourra se réaliser.
10Car cette renaissance se doit d’être internationale. La position de Patriotes en politique étrangère prend le contre-pied de la diplomatie whig. Depuis 1714, avec l’avènement de George Ier, roi de Grande-Bretagne et Électeur de Hanovre, la Grande-Bretagne est partie prenante des affaires du Vieux Continent. Surveillée de près par le roi, la diplomatie du Cabinet britannique veille aux intérêts de l’Électorat. Les Patriotes condamnent cette politique qu’ils estiment contraire à la vocation maritime de leur pays. Avec le déclenchement de la guerre de Succession d’Autriche, ces divergences de vues éclatent au grand jour, les Patriotes critiquant avec virulence la politique pro-allemande du ministère. Ils sont soutenus par la Cité de Londres, majoritairement tory. C’est alors que William Pitt, un jeune Whig rallié au camp patriote, forge sa réputation de contempteur de la politique continentale. En décembre 1742, en pleine Chambre des Communes, il insulte George II en taxant le Hanovre de « misérable Électorat ». Ces mots lui valent la haine tenace du roi et une longue période de purgatoire politique8.
11À la date où Pitt prononce ces mots, l’heure de gloire des Patriotes est passée. Le groupe a connu son apogée quand ses coups de boutoir ont eu raison du Premier ministre Walpole. Presque aussitôt, il commence à être miné par les trahisons : plusieurs de ses ténors intègrent l’équipe ministérielle et se fondent sans états d’âme dans l’oligarchie. Pitt, pour sa part, est neutralisé. En 1746, le roi le nomme à un poste ministériel subalterne qui s’apparente à une voie de garage. Hier encore considéré comme l’étoile montante de Westminster, Pitt, qui puisait sa force dans ses liens privilégiés avec le peuple, est désormais regardé comme un apostat. Le déclin du patriotisme d’opposition s’accentue encore en 1751 quand la mort du Prince de Galles Frederick prive le mouvement de son point d’ancrage. Sans roi patriote à l’horizon, le patriotisme a perdu sa raison d’être.
12L’étiage persiste jusqu’au début de la guerre de Sept Ans quand plusieurs facteurs conjuguent leurs effets pour contribuer à la renaissance du patriotisme sur des bases nouvelles. Les tensions franco-britanniques en Amérique replacent aux premières loges la politique étrangère. Renouant avec les invectives anti-allemandes de l’époque de la guerre de Succession d’Autriche, la Cité de Londres réclame une politique défendant clairement les intérêts maritimes et coloniaux. Et, comme dans les années 1740, la critique de la politique étrangère se double d’attaques contre la corruption. En août 1755, William Beckford, un député tory aux idées marquées, comme Pitt, par le républicanisme classique et les théories contractuelles, lance le Monitor, un hebdomadaire qui adopte au ton très vif contre le ministère du duc de Newcastle, accusé de saper les derniers restes de vertu qui subsistent au sein de la nation politique9.
13La recomposition de l’opposition patriote est également favorisée par la présence d’un héritier au trône qui a atteint l’âge majeur en 1756. Le Prince de Galles a comme précepteur et ami le comte de Bute. Reprenant à son compte les théories de Bolingbroke, Bute veut que George règne en roi patriote en réunissant les factions et en revenant aux règles politiques de la Glorieuse Révolution10. Bute rêve d’une politique étrangère rompant franchement avec la ligne pro-hanovrienne. Progressivement, la cour du Prince de Galles voit affluer les vieux routiers du patriotisme, au premier rang desquels figure William Pitt. Ce dernier est en effet redevenu opposant. À l’automne 1754, Pitt lance ses premières attaques contre le duc de Newcastle. Renvoyé un an plus tard du ministère, il se place en héraut des intérêts maritimes et coloniaux et en porte-parole de la vraie Angleterre dont il sent grandir la colère : « Avant deux ans », déclare-il au Parlement en novembre 1755, « Sa Majesté ne pourra plus dormir en paix à son palais de Saint-James, tant sera puissante la clameur du peuple réduit à la misère11 ».
14Le prophète a vu juste. Il manquait au patriotisme un dernier ingrédient propre à accélérer sa renaissance. C’est chose faite en juillet 1756 quand se propage à Londres la nouvelle de la perte de Minorque. D’abord vive contre l’amiral Byng, présenté par le ministère comme l’unique responsable du désastre, la colère populaire se porte bientôt sur l’équipe gouvernementale : le Premier ministre et même le roi sont directement visés. C’est le tremplin dont rêvaient Pitt et ses alliés, qui arrivent au pouvoir en octobre 1756. Renvoyés en avril 1757 par George II, ils sont rappelés en juin dans une coalition avec les Whigs oligarchiques de Newcastle12. Pitt y occupe le poste de secrétaire d’État au département du Sud, qui fait de lui le responsable principal des opérations militaires en Amérique du Nord. Les affaires intérieures l’occupent presque autant. Pitt est en effet devant un enjeu de taille : faire d’une conception du politique qui tient beaucoup de l’utopie, le patriotisme d’opposition, un instrument efficace de gouvernement.
L’expérience Pitt : le patriotisme de gouvernement (1757-1761)
15Porté au pouvoir par la vox populi, Pitt est condamné à mener une politique répondant à la « voix de l’Angleterre » qu’il prétend incarner13. Mieux que quiconque, il est conscient qu’après les nombreuses trahisons dans le camp patriote, le pays n’acceptera pas une nouvelle apostasie. Ses partisans n’ont pas fait mystère de leurs doutes : « Qu’ils n’oublient pas » avertit Beckford dans le Monitor à l’adresse de Pitt et de ses alliés, « les rochers sur lesquels bon nombre de leurs prédécesseurs se sont heurtés […] qu’ils soient prévenus que le Monitor ne manquera pas de leur rappeler avec franchise leurs actes14 ».
16Pitt a-t-il répondu aux attentes des Britanniques en mal de régénération ? De prime abord, la réponse semble négative. Le bilan intérieur du ministère Pitt-Newcastle, en effet, ne brille guère par ses mesures patriotiques. Aucune des trois mesures phares du programme patriote – l’extinction des partis, le retour aux Parlements triennaux et la suppression des placemen – n’a été mise en œuvre. Pitt s’est heurté à la dure réalité des faits. Le pragmatisme l’a emporté sur l’idéalisme.
17Et pourtant, quand Pitt quitte le ministère, en octobre 1761, c’est en étant gratifié des qualificatifs de « ministre patriote » et de « ministre du peuple ». Chose inédite dans les annales, un ministre a accru sa popularité à l’épreuve du pouvoir. Il va sans dire que les victoires britanniques ont contribué à forger cette figure d’un homme d’État exceptionnel. Mais l’action de Pitt dans le domaine intérieur y a également concouru. Le patriotisme de gouvernement, en effet, n’est pas tout à fait une coquille vide. En témoigne la réalisation d’un des chevaux de bataille du républicanisme classique, la création en 1757 d’une milice, ce symbole de la citoyenneté en armes et de la vertu républicaine15. En témoignent également les efforts accomplis par Pitt pour parvenir à l’unité nationale, en octroyant aux Tories des postes subalternes dans les charges publiques. En témoigne encore la politique étrangère, où l’on voit un Pitt manœuvrer avec maestria, en s’efforçant de retarder le plus possible l’échéance de l’intervention britannique en Allemagne, puis, une fois celle-ci devenue inévitable, d’en limiter la portée auprès de l’opinion par une campagne de propagande savamment orchestrée16.
18En matière de patriotisme de gouvernement, les mots ont sans doute pesé plus que les actes. Relayé par la presse soutenant son action, Pitt donne aux Britanniques l’impression de vivre une ère nouvelle. Certaines déclarations publiques ne peuvent laisser le public indifférent. C’est ainsi que Pitt cautionne ouvertement les manifestations populaires qui ont suivi la perte de Minorque dans le discours du Trône qu’il a rédigé en décembre 1756 pour George II. Les derniers mots de la harangue sont saisissants :
« Les malheurs arrivés en Méditerranée ont donné l’occasion à mes sujets de me donner les preuves les plus signalées de leur attachement pour ma gloire et celle de ma couronne. Elles ne peuvent manquer d’être entendues par la juste assurance de ma part d’œuvrer infatigablement et incessamment à la gloire, la prospérité et le bonheur de mon peuple17. »
19Jamais l’on a entendu un souverain parler de la sorte. C’est pour avoir officialisé la présence d’un nouvel acteur dans le jeu politique, l’opinion extra-parlementaire, que Pitt s’est vu gratifier du titre de « ministre du peuple », ce que met en exergue un jeune écrivain, John Almon, à la fin de la guerre : « N’est-ce donc pas à bon droit qu’après avoir opéré de si grandes merveilles, et après avoir élevé la vertu sur les ruines du vice, on le nomme le ministre du peuple, titre cent fois plus au-dessus de tous ceux que la Cour peut donner18 ? » Et Almon de décrire le patriotisme de gouvernement comme l’osmose unique dans l’Histoire d’un ministre avec la nation :
« Tout changea dès que ce même peuple vit à la tête des affaires ceux que son choix y avait placés, et ce ne fut qu’alors qu’unanimité, vigueur et efforts couronnés des succès les plus brillants. Ce qui prouve qu’un roi, agissant de concert avec son peuple est toujours heureux et puissant, mais lorsque cette harmonie ne s’y trouve pas, il n’est, pour ainsi dire, rien […] Le peuple ici est tout, c’est lui qui fait la force d’un roi, il forme sa puissance et la constitue19. »
20Voilà une lecture de la constitution qui se rapproche plus de l’analyse républicaine d’un Algernon Sidney que de celle, mesurée et consensuelle, d’un William Blackstone. Mais si la logique néo-harringtonienne reste très présente dans ces lignes, celles-ci visent aussi à donner toute sa légitimité au climat politique houleux du retour à la paix.
Genèse du radicalisme (1761-1763)
21Au moment de Minorque, le cri public a trouvé son porte-parole chez un politicien du sérail. Pitt a canalisé l’exaspération générale et s’est servi de la vox populi pour prendre le pouvoir. En donnant l’impression à ses compatriotes que « le peuple, ici, est tout », comme l’écrit Almon, son patriotisme de gouvernement a ensuite favorisé la gestation de ce que les historiens britanniques ont appelé le radicalisme.
22Le radicalisme se définit par deux traits essentiels. C’est, tout d’abord, l’expression d’une nation politique qui se regarde comme adulte. Force agissante du radicalisme, la sphère extra-parlementaire ne ressent plus le besoin de trouver ses chefs de file au sein du monde politique. Le radicalisme, en second lieu, s’inscrit dans une mutation capitale des paradigmes politiques. C’est à partir des années 1760 que la sphère extra-parlementaire commence à prôner des réformes de fond du système politique, et, en tout premier lieu, de la représentation aux Communes. La force du paradigme restaurateur, donnée essentielle du patriotisme des années 1730-1750, décline au profit d’une conception dynamique du politique marquée par l’idée de progrès20.
23Lorsqu’il quitte le ministère, Pitt a, sans le soupçonner, préparé le terreau sur lequel cette nouvelle plante ne tardera pas à pousser. Relayée par la presse qui le soutient et par les écrits de ses partisans les plus inconditionnels, sa caution du peuple comme force agissante livre une lecture hétérodoxe de la constitution qui semble inciter les Britanniques à prendre leur destin en mains en rompant les amarres avec Whitehall et Westminster. La crise qui secoue le pays après le départ de Pitt et la montée en puissance du favori lord Bute donne bientôt du grain à moudre à cette interprétation des affaires publiques.
24Cette crise est le produit de tout un faisceau de facteurs. La pratique du pouvoir par le troisième Hanovre, en tout premier lieu. Dès son avènement en octobre 1760, George III rompt avec la tradition instaurée par ses deux prédécesseurs. George, qui gouverne avec son favori Bute, entend en effet mettre en œuvre le projet de Bolingbroke de roi patriote et gouverner avec les pouvoirs que lui confère la Déclaration des Droits de 168921. Inexpérimentés, les deux hommes multiplient les maladresses et se heurtent aux politiciens qui ne tardent pas à s’alarmer des visées « despotiques » du souverain et de son mentor. Les divergences de vues en matière de politique étrangère aigrissent encore les rapports entre le roi et la classe politique. En 1760, George III et Bute veulent conclure la paix au plus vite et sont prêts à des concessions. Pitt, en revanche, considère que le traité avec la France doit museler à tout jamais la vieille rivale. Le 5 octobre 1761, constatant que le point de vue de Bute est en train de l’emporter, Pitt démissionne.
25Cette démission constitue un moment capital dans la genèse du radicalisme. Pitt, qui s’est dépensé sans compter pendant son ministère, décide de prendre du champ avec la vie politique. Sa semi-retraite prive l’opinion patriote de son point d’ancrage à un moment où le doute la saisit sur la politique de George III et de ses ministres. En d’autres termes, l’opinion extra-parlementaire, à qui Pitt avait laissé entendre qu’elle était « tout », se trouve par la force des choses contrainte de prendre ses responsabilités.
26La conséquence la plus immédiate de la démission de Pitt est la guerre pamphlétaire entre les partisans de l’ex-ministre et ceux de Bute. Un obscur député pittite, John Wilkes, se lance à corps perdu dans la guerre scripturaire. Protégé par lord Temple, que Nivernais présente comme « l’esprit le plus turbulent, le plus factieux et le plus hardi et violent de toute l’Angleterre22 », Wilkes prend une part non négligeable à la dégradation du climat public :
« La populace (considérable ici et même redoutée) s’imbibe avec transport de toutes ces mazarinades qui renferment toujours et étalent souvent les idées chéries de liberté, de patriotisme, de grandeur du peuple anglais, aussi bien que les idées odieuses de ministre favori, celles de l’honneur et de l’intérêt national sacrifiés et celle du triomphe prochain des artifices de la France et de l’orgueil de l’Espagne ; à quoi se joint une peinture emphatique de la facilité prodigieuse qu’il y aurait d’élever l’Angleterre sur les ruines de l’une et de l’autre par la continuation de la guerre, ou du moins de faire une paix convenable à la supériorité de l’Angleterre, et qui fixât pour jamais cette supériorité infinie qu’un ministre étranger et prévaricateur est sur le point d’abandonner23. »
27Nivernais a raison d’insister sur le parfum xénophobe qui émane de la presse anti-ministérielle. Wilkes joue en effet avec la fibre anti-écossaise des Anglais. Le 5 juin 1762, il fait paraître le premier numéro de la feuille appelée à l’immortaliser, le North Briton. Dès le titre, sa cible est identifiée : le « Breton du nord », lord Bute, qui vient d’être nommé Premier ministre. Les attaques fusent sur l’incompétence du ministre écossais et les erreurs qu’il aurait commises dans la phase finale de la guerre. Le succès est foudroyant. Jusqu’au célèbre no 45 paru le 23 avril 1763.
28À cette date, usé par les attaques dont il a été victime, Bute a démissionné, laissant la place à George Grenville, l’homme qui, à son corps défendant, mettra en 1765 le feu à l’Amérique avec le Stamp Act. Le même personnage a également contribué sans le vouloir à l’accouchement du radicalisme. Le numéro 45 du North Briton critique avec vivacité le discours du Trône prononcé par George III sur la paix en déplorant qu’un souverain « renommé à jamais pour sa vérité, son honneur et sa vertu immaculée » vienne cautionner « les mesures les plus odieuses et les déclarations publiques les plus injustifiables24 ». Sommé par George III de réagir, Grenville lance un mandat d’arrêt général contre les auteurs, imprimeurs et éditeurs du North Briton. Aussitôt, Londres est en émoi. Les manifestations au cri de Wilkes and Liberty ! se déclenchent. Le peuple a trouvé son héros hors de la panoplie des ténors du Parlement. Le radicalisme a fait ses premiers pas.
29En 1768, en posant le problème des droits du Parlement, la seconde affaire Wilkes confirme le divorce entre une partie de l’opinion extra-parlementaire et le monde politique. Fondée par des représentants de la « société civile », la Société de Défense du Bill of Rights constitue le prototype des sociétés radicales qui verront le jour dans les années 1770 et 1780 pour obtenir une réforme de la représentation aux Communes. Il est piquant de constater que le catalyseur de cette mutation fondamentale de la culture politique insulaire aura été l’un des politiciens les plus attachés à la vision nostalgique des affaires publiques, ce Pitt l’Ancien dont l’imaginaire républicain se nourrissait des figures héroïques des deux révolutions d’Angleterre. Confronté aux enjeux politiques de la guerre de Sept Ans, il n’en a pas moins bouleversé les bases du patriotisme britannique en lui imposant une mue spectaculaire qui a débouché sur une conception du politique en tout point inédite, celle qui est appelée à animer les réformateurs et les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle.
Notes de bas de page
1 The Grenville Papers : Being the Correspondence of Richard Grenville Earl Temple, K. G., and the Right Hon. : George Grenville, their Friends and Contemporaries, éd. William James Smith, Londres, John Murray, 1852, p. 23-24, lord Temple à John Wilkes, Stowe, 26 décembre 1762.
2 Œuvres posthumes du duc de Nivernois, éd. N. L. François de Neufchâteau, Paris, Maradan, 1807, t. II, p. 277, Nivernais au duc de Praslin, Londres, 23 mars 1763.
3 Ibid., t. II, p. 21-42, Nivernais au comte de Choiseul, Londres, 24 septembre 1762.
4 Anderson F., Crucible of War. The Seven Years’War and the Fate of Empire in British North America, 1754-1766, Londres, Faber and Faber, 2000.
5 Le système électoral britannique, qui favorise les petites circonscriptions contrôlées par les Whigs, a permis ce verrouillage du Parlement à leur profit. Voir O’Gorman F., Voters, Patrons and Parties. The Unreformed Electorate of Hanoverian England, 1734-1832, Oxford, Clarendon Press, 1989 et Colley L., In Defiance of Oligarchy. The Tory party, 1717-1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
6 Kramnick I., Bolingbroke and his Circle. the Politics of Nostalgia in the Age of Walpole, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1968; Dickinson H. T., Bolingbroke, Londres, Constable, 1970.
7 Robbins C., The Eighteenth Century Commonwealthman, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1959; Pocock J.G.A., Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, Paris, PUF, 1997 et, du même auteur, Vertu, Commerce et Histoire. Essais sur la pensée et l’histoire politique au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998.
8 . Black J., Pitt the Elder, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 47-52; Dziembowski E., Les Pitt. L’Angleterre face à la France, 1708-1806, Paris, Perrin, 2006, p. 42-45; Simms B., Three Victories and a Defeat. The Rise and Fall of the First British Empire, Londres, Penguin, 2008, nouvelle édition, p. 307-332.
9 Sur Beckford, voir Peters M., Pitt and Popularity. The Patriot Minister and London Opinion during the Seven Years’War, Oxford, Clarendon Press, 1980 et Gauci P., William Beckford. First Prime Minister of the London Empire, New Haven/Londres, Yale University Press, 2013.
10 Brooke J., King George III, Londres, Constable, 1972, p. 26-72; Black J., George III, America’s Last King, New Haven/Londres, Yale University Press, 2006, p. 6-21.
11 Walpole H., Memoirs of King George II, éd. John Brooke, New Haven/Londres, Yale University Press, 1985, t. II, p. 70.
12 Dziembowski E., Les Pitt…, op. cit., p. 88-100.
13 L’expression « voix de l’Angleterre » apparaît pour la première fois en mars 1739, dans un des premiers discours de Pitt (voir Dziembowski E., Les Pitt…, op. cit., p. 38-39).
14 Cité par Sutherland L., « The City of London and the Devonshire-Pitt Administration, 1756-1757 », Proceedings of the British Academy, t. 46, 1960, p. 158, Monitor du 13 novembre 1756.
15 Western J. R., The English Militia in the Eighteenth Century. The Story of a Political Issue, 1660-1802, Londres, 1965, p. 293 et suiv.
16 Peters M., Pitt and Popularity…, op. cit., p. 118 sq.
17 AAE, Correspondance Politique, Angleterre 440, fol. 490, traduction du Discours du Trône du 2 décembre 1756.
18 Almon J., Examen du ministère de M. Pitt, dédié au roi de Prusse, La Haye, Pierre Gosse Junior, 1764, p. 44.
19 Ibid., p. 37-38.
20 Dickinson H. T., Liberty and Property. Political Ideology in Eighteenth-Century Britain, Londres, Methuen, 1979, nlle éd., p. 195 et suiv.
21 Brooke J., King George III…, op. cit., p. 73 et suiv.; Black J., George II…, op. cit., p. 43 sq.
22 Œuvres posthumes…, op. cit., t. II, p. 24, Nivernais au comte de Choiseul, Londres, 24 septembre 1762.
23 Ibid., t. II, p. 38, même lettre.
24 Thomas P.D.G., John Wilkes. A Friend to Liberty, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 27-28.
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