D’une sortie de guerre à l’autre : de la contribution sur les bénéfices de guerre (1916) à la confiscation des profits illicites (1944-1945), l’État a-t-il appris à compter ?
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les autorités politiques françaises tentent de gommer les effets économiques des deux guerres mondiales en épurant les comptes des producteurs et des commerçants qui se sont enrichis du fait des circonstances. La loi du 1er juillet 1916 introduit une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels et supplémentaires réalisés pendant la guerre. Seuls les agriculteurs sont exemptés. L’ordonnance du 18 octobre 1944 concerne tous les profits retirés de l’occupation qui sont jugés illicites. Elle vise à stopper l’épuration sauvage en chargeant des commissions officielles d’infliger des taxes et des amendes.
2À 28 ans d’intervalle, ces décisions suscitent un consensus rarement observé dans l’histoire fiscale de la France contemporaine. Dans des contextes très différents, elles contribuent à assainir la situation budgétaire et monétaire. Malgré les contentieux qu’elles génèrent, ces décisions servent à leur manière les sorties de guerre et la restauration de l’unité nationale. La contribution exceptionnelle se distingue par son aspect pionnier puisqu’elle introduit le principe déclaratif1. Elle constitue une expérience inédite pour les administrations fiscales et pour les entreprises et met en évidence la nécessité d’améliorer la tenue des comptabilités et le contrôle des déclarations des contribuables. Cette expérience facilite l’adaptation aux réformes fiscales adoptées au tournant de la Grande Guerre2. Ses enseignements sont mis en pratique lorsqu’il s’agit d’ajuster la fiscalité aux nécessités du réarmement puis de financer la guerre et de confisquer les profits illicites (PI) à la Libération. Établir une filiation entre la contribution extraordinaire et la confiscation des PI revient à souligner le rôle essentiel des deux guerres mondiales dans l’élaboration des règles de la fiscalité moderne en France. L’analyse des effets économiques et politiques de la contribution de 1916 et celle de la confiscation de 1944 à partir des archives des administrations économiques et financières permet d’éclairer les grandes étapes de l’apprentissage des partenaires publics et privés à ces nouvelles règles3.
Première épuration : volontarisme politique et flou des comptabilités
3La contribution extraordinaire est introduite en pleine guerre. Elle doit limiter les appétits des fournisseurs de l’Armée et taxer les personnes physiques et morales enrichies pendant le conflit. Le mode de calcul du bénéfice concerné est extrêmement simple. Deux sortes de bénéfices seront taxés : les bénéfices supplémentaires réalisés en sus du bénéfice normal et les bénéfices exceptionnels issus de marchés passés avec l’État ou avec une administration publique. L’assiette de l’impôt et son recouvrement relèvent de commissions formées pour l’occasion. Les déclarations des contribuables sont examinées par des agents du fisc avant l’émission des rôles. Les expertises de ces agents seront d’autant plus facilement contestées qu’ils n’ont pas été formés à la comptabilité et qu’ils ont à contrôler des comptabilités hétérogènes, parfois fantaisistes et souvent désordonnées. Les contentieux surchargent les commissions et les services fiscaux sans qu’aucune règle ne permette de les trancher. En refusant d’augmenter les contraintes pesant sur les entreprises pour accélérer les recouvrements, les représentants des producteurs et le Sénat desservent la contribution.
4La situation s’améliore à partir de la création d’un cadre de contrôleurs des bénéfices de guerre en 1919. La diffusion et l’uniformisation progressive des pratiques comptables et l’affectation des agents chargés de la contribution extraordinaire aux services de contrôle des déclarations de bénéfices et de chiffres d’affaires des plus gros contribuables facilitent les vérifications. L’expérience ouverte par la loi de juillet 1916 fait de la comptabilité un élément essentiel des relations entre les administrations fiscales et les entreprises.
Gommer les enrichissements procurés par la Grande Guerre :
un assainissement économique et moral
5La contribution extraordinaire répond en partie aux violentes dénonciations des profiteurs de guerre4. Pour punir ceux qui abusent des circonstances et faire « restituer » au Trésor les « gains exagérés et illicites » obtenus « au préjudice de l’État », les députés suggèrent d’abord de réviser les marchés de guerre5. Inspirés par l’expérience du conflit franco-prussien de 1870-1871 et persuadés que « le mal est moins grand » en 1915 qu’en 1870 puisque les « actes de corruption sont l’exception », leur demande se limite aux plus gros contrats. La proposition n’aboutit pas. Seuls quelques marchés particulièrement coûteux seront réexaminés à partir de 19166. L’idée d’un impôt spécial grevant les bénéfices acquis « honteusement du malheur national » s’impose alors. Le 13 janvier 1916, le gouvernement dépose un projet de loi instituant une taxe extraordinaire sur les bénéfices réalisés pendant la guerre. L’initiative conduit à la loi du 1er juillet 1916 qui établit une contribution sur les bénéfices anormaux obtenus entre le 1er août 1914 et la fin du douzième mois suivant la cessation des hostilités (l’échéance sera celle du 30 juin 1920). Des commissions administratives départementales (dites commissions du premier degré) composées de représentants des régies financières établissent son assiette et transmettent l’avis d’imposition aux redevables. Pour l’année 1914, le calcul s’appuie sur la déclaration des bénéfices des premiers mois de la guerre puis sur celle de l’année entière à partir de 1915. Les droits sont majorés de 10 % en cas de retard ou d’absence de déclaration. Les assujettis doivent fournir aux commissions toutes les informations réclamées pour contrôler les déclarations.
6La contribution porte sur la différence entre le bénéfice déclaré pour une période de guerre et un bénéfice qualifié de normal, c’est-à-dire antérieur à la guerre. Les règles d’évaluation du bénéfice, normal ou non, correspondent aux habitudes des professions. Trois choix sont offerts pour apprécier le bénéfice normal. Il peut correspondre à 6 % des capitaux engagés, à 30 fois la somme payée au titre de la patente ou bien à la moyenne des trois exercices d’avant guerre.
7Dans un premier temps, le surplus est taxé à 50 %. La loi du 31 décembre 1916 introduit la progressivité : la fraction des bénéfices supplémentaires obtenus depuis le 1er janvier 1916 et supérieure à 500 000 francs (F) est taxée à 60 %. La pression est alourdie en 1917 : 60 % devient le taux normal et le bénéfice supérieur à 500 000 F est taxé à 80 %. Dès réception de l’avis d’imposition, les redevables ont un mois pour faire appel auprès d’une Commission supérieure des bénéfices de guerre (CSBG) composée de fonctionnaires (agents des finances, conseillers d’État, contrôleurs des armées, magistrats) et de représentants du commerce et de l’industrie nommés par les chambres de commerce. La CSBG statue sur pièces. Ses décisions peuvent être contestées devant le Conseil d’État pour abus de pouvoir ou pour vice de forme. Les appels des décisions suspendent les règlements.
8La moitié de la contribution est exigible immédiatement, le reste devra être versé après la fin des hostilités. Les assujettis sont invités à constituer des réserves pour assurer le paiement futur de l’impôt.
9La loi du 1er juillet 1916 est la pièce maîtresse de la restitution des bénéfices supplémentaires acquis pendant la guerre.
Des adaptations nécessaires
10L’insuffisance des moyens attribués à la collecte de la contribution est dénoncée dès l’armistice7. L’administration des contributions directes (CD) demande d’augmenter le nombre des agents vérificateurs affectés aux commissions pour combler les « retards considérables » accumulés dans le traitement des dossiers8. Elle utilise un argument de poids en précisant que le rendement annuel moyen des redressements obtenus par ces agents (2 à 3 millions de F) dépasse de très loin celui de leurs collègues des contributions indirectes (CI) (160 000 F environ9). Le 1er juillet 1919, au cours d’un débat sur les crédits affectés à l’assiette de la contribution, un député dénonce la facilité des contournements, rendus possibles par les « amortissements abusifs » ou par des « inventaires inexacts », et qui limitent le rendement de l’impôt « le plus populaire » de la période10.
11Ces arguments sont convaincants. Le 29 juillet 1919, un projet de décret prescrit de rattacher temporairement aux CD un cadre spécial de contrôleurs des bénéfices de guerre. Ce cadre serait formé de 200 agents recrutés parmi les anciens officiers ou les fonctionnaires et éventuellement parmi les experts comptables et les comptables privés. Le cadre est créé par la loi du 9 août 191911. Contrairement au projet initial, il ne retient aucun comptable professionnel12.
12D’autres mesures favorisent le recouvrement de la contribution. La loi du 9 mars 1920 permet d’émettre les rôles dès réception des déclarations et sans attendre le calcul des commissions du premier degré13. Cette mesure explique l’importance exceptionnelle des titres de recette établis en 1920 (voir tableau 1). Une autre loi adoptée le 25 juin 1920 renforce les pénalités à l’encontre de ceux qui n’ont pas fait leur déclaration. Elle autorise également le Trésor à exercer son privilège sur tous les biens des redevables passibles de la contribution pendant 15 ans14. Cette décision provoque un tollé dans les milieux d’affaires qui agitent la menace d’une paralysie des transactions15. L’extension du privilège du Trésor est abandonnée par la loi du 16 août 1922. L’activité des commissions du premier degré atteint un maximum en 1919-1920. Ce maximum tient au retour de la paix. Il témoigne également de la rapidité avec laquelle les commissions sortent de leur période de rodage. Il tient aussi à l’importance relative des bénéfices des entreprises lors de la dernière année de guerre (1918) et de la première année de paix (1919). Comme le montre le tableau 1, les taxations d’office, les rehaussements des déclarations et le montant des bénéfices retenus ou des cotisations établies atteignent alors un niveau élevé.
13Au 31 mars 1922, la comparaison entre le montant des rôles émis et les recouvrements effectués chaque année depuis 1917 témoigne d’une amélioration progressive du rendement de la contribution. Les recouvrements représentent 33,8 % des rôles émis en 1917, 39,1 % en 1919 et 57,4 % en 192017. Le décalage entre l’assiette de la contribution et les recouvrements commence à se réduire en 1921 puisque le rapport atteint 127,4 %. Il ne se comblera jamais totalement. Ni les 17 milliards de F de rôles émis au 30 mars 1924 (345 310 cotes au 30 juin18…), ni les 20 milliards en 1930, ni les 15 milliards en mars 1940, au moment de la suspension de la collecte, ne seront intégralement recouvrés19. La disparition ou l’insolvabilité des assujettis creuse d’autant plus cet écart que la conjoncture économique se dégrade et que l’on s’éloigne de la guerre.
14Le renforcement des effectifs des contrôleurs des bénéfices de guerre, qui dépasse le contingent initialement prévu en octobre 1924 (233 contrôleurs), et celui des rapporteurs de la CSBG (87) permet cependant d’accélérer les travaux20. En 1925, la CSBG statue définitivement sur plus de 18 000 requêtes, alors qu’elle en avait jugé 9 000 en 1924.
15Selon l’administration fiscale, seuls des « irréductibles préfèrent courir le risque de ne pas être découverts » et ne souscrivent pas de déclaration. La loi du 13 juillet 1925 repousse au 30 juin 1928 l’échéance maximum pour établir l’assiette de la contribution. Elle renforce aussi les sanctions contre ceux qui ont dissimulé des bénéfices annuels supérieurs à 25 000 F21.
16À la fin de 1926, les travaux d’assiette sont presque terminés. Il ne reste à traiter que les pourvois les plus complexes. Au 31 décembre 1929, 101 recours restent à juger, sur les 68 554 qui ont été déposés à la CSBG22.
17Au bout du compte, malgré la forte inflation de la période et l’importance probable des contournements, la contribution extraordinaire a un impact certain sur la répartition des revenus de l’après-guerre. Au moment où son rendement est maximum en 1920 et 1921, avant que la taxe sur le chiffre d’affaires (TCA) ne devienne l’une des principales recettes fiscales, elle représente 15 % des recettes budgétaires23. Son assiette est discutée puisque 40 % des avis d’imposition sont contestés. Elle pèse sur les trésoreries des producteurs et limite leur capacité d’adaptation à la crise des années 192024. La contribution représente aussi une lourde charge de travail pour une administration fiscale confrontée à des problèmes inédits.
18Seuls 20 % des avis de taxation des PI seront contestés à la Libération. Entre la loi du 1er juillet 1916 et les ordonnances sur les profits illicites, l’administration a vraisemblablement appris à contraindre.
Une expérience riche d’enseignements
19L’expérience montre que l’équité du système fiscal et la rentabilité des impôts dépendent de la capacité de l’administration à vérifier les déclarations des contribuables, de la formation comptable des agents du fisc et de la diffusion de règles comptables normalisées.
20Contrairement aux attentes de certains comptables professionnels, la loi du 1er juillet 1916 ne conduit pas à « l’unification des bilans des entreprises privées ». Elle incite juste un certain nombre d’entreprises à adapter leurs comptabilités aux exigences du fisc25. On constate par exemple que Marcel Boussac confie la réorganisation du service comptable de sa principale société à un jeune directeur dès 191926. Conseillé par un juriste d’affaires renommé (maître Wahl), il conteste le montant réclamé au titre de la contribution extraordinaire et obtient des réductions substantielles27. La contribution affecte différemment le développement de la comptabilité de la société Pechiney. En retenant 6 % des capitaux engagés avant la guerre pour calculer son bénéfice normal, la société gonfle le niveau de ses immobilisations et déforme la structure de ses bilans28.
21Malgré ces exemples, la plupart des entreprises restent dépourvues de service comptable spécialisé entre les deux guerres. La possibilité offerte aux petites affaires d’opter pour l’imposition forfaitaire conforte leurs habitudes. L’insuffisance numérique des comptables et l’inorganisation de leur profession ne poussent pas non plus à la diffusion de règles homogènes.
22Pour tenter d’infléchir ces tendances, l’inspection des Finances (IF) invite à méditer les enseignements de l’application de la loi du 1er juillet 191629. Attribuant l’insuffisance des recouvrements aux désordres des comptabilités privées et à « l’ingéniosité croissante » des fraudeurs, elle recommande de faciliter les vérifications en exigeant le bilan ou les inventaires des entreprises pour compléter leur compte de pertes et profits30. En 1926, l’IF suggère de regrouper les contrôleurs des bénéfices de guerre affectés aux vérifications de comptabilité dans un corps spécialisé afin qu’ils diffusent leurs « connaissances techniques31 ». Elle recommande également de développer la formation pratique des agents en faisant appel à des comptables « professionnels ». Elle souligne aussi la nécessité de prolonger et d’accentuer la collaboration entre les régies pour que les contrôles des déclarations des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) et ceux de la TCA soient plus efficaces.
23Ces propositions sont retenues par plusieurs réformes. En 1927, les agents chargés des bénéfices de guerre sont affectés aux services de contrôles de comptabilité des assujettis à la TCA dans les grandes villes32. Le décret du 22 mai 1927 crée un brevet d’expert-comptable reconnu par l’État et réglemente l’accès à la profession33. La même année, la nouvelle école de formation des agents du fisc dispense un enseignement de comptabilité34. L’année suivante, un nouveau rapport de l’inspection des Finances critique l’inefficacité des contrôles35. La formation d’un service de vérification des comptabilités aux CD par la loi du 28 février 1933 vise à atténuer la fraude.
24Parallèlement, des propositions plus radicales pour récupérer les sommes soustraites à la contribution exceptionnelle continuent d’être avancées. L’idée d’une révision générale des marchés de guerre reste agitée par les députés. Le projet de réviser « tous les marchés de guerre » qui est voté le 31 mai 1933 alarme certains industriels. Le blocage du Sénat les rassure36. L’épuration économique de l’après-guerre n’est pas achevée au début du réarmement.
Les leçons de l’expérience jusqu’à la Libération
25À partir de 1934, le réarmement oblige à alourdir la pression fiscale. Une législation par décret-loi est introduite. L’expérience de la contribution extraordinaire incite à taxer les bénéfices liés au réarmement dès leur formation. Or, même si les capacités des administrations fiscales ont été renforcées, et malgré les bons résultats du service de vérification des comptabilités en 1935-1936, la plupart des grandes entreprises sont à l’abri des contrôles37. Leur contribution financière au réarmement sera donc en partie facultative.
26Le bénéfice des entreprises travaillant pour la Défense nationale est soumis à une taxe spéciale forfaitaire par le décret-loi du 16 juillet 193538. Pour calculer la taxe, les services fiscaux demandent aux assujettis de leur indiquer les caractéristiques des marchés imposables, le chiffre d’affaires procuré par l’exécution de ces marchés et leur chiffre d’affaires total. Les calculs réclamés sont complexes et exigent les services d’un professionnel. Ils sont obligatoires puisque le défaut ou l’inexactitude de la déclaration entraîne une imposition d’office. Certaines modalités d’application de la taxe s’inspirent des principes retenus pour la contribution extraordinaire39. Initialement fixé à 20 %, son taux passe à 30 % en 1937. Le décret-loi du 2 mai 1938 l’augmente de 20 % pour les années 1938 et 1939. Une taxe spéciale allégée est introduite pour les bénéfices provenant des marchés passés avec les collectivités publiques à partir de deux décrets-lois du 8 août et du 30 octobre 193540.
27Plusieurs sociétés critiquent les majorations fiscales et le renforcement des contraintes. Leurs plaintes sont étouffées par l’accélération des préparatifs de la guerre. Le 21 avril 1939, un décret-loi crée une taxe d’armement pour garantir à l’État des recettes régulières41. La taxe concerne tous les assujettis à l’impôt sur les BIC. Son taux de 1 % s’applique à toutes les transactions commerciales. La pression fiscale est encore renforcée par le décret-loi du 29 juillet 1939 qui remplace la taxe spéciale sur les bénéfices des entreprises travaillant pour la Défense nationale par une limitation des bénéfices. Les entreprises sont taxées dès que leur bénéfice dépasse 6 % du montant du marché. Le barème retenu est fortement progressif. La tranche de bénéfice comprise entre 6 % et 10 % du montant du marché est taxée à 50 %. Le taux maximal atteint 100 % pour la tranche supérieure à 20 %. Le même décret-loi renforce les obligations comptables des entreprises au chiffre d’affaires supérieur à 2 millions de F. Ces entreprises doivent fournir une déclaration détaillée de leurs prix de revient et de leurs bénéfices. Sauf cas particuliers (sociétés anonymes depuis 1925, compagnies d’assurances en 1938-1939), l’intrusion de l’État dans les comptes des producteurs privés n’a jamais été aussi poussée. Le décret du 20 juillet 1939 confirme la volonté de resserrer les contrôles en chargeant une nouvelle direction de la documentation économique de coordonner les recherches des différents services42. Le déclenchement de la guerre suspend l’application de ces mesures.
Septembre 1939, une guerre sans une rupture ?
28Dès l’entrée en guerre, plusieurs firmes demandent de renoncer aux nouvelles prescriptions en matière de comptabilité. Le remplacement de la limitation des bénéfices par un prélèvement temporaire sur les bénéfices des entreprises travaillant pour les besoins du pays (décret-loi du 1er septembre 1939), puis de toutes les entreprises « du secteur normal » (décret-loi du 9 septembre 1939), réduit leurs obligations43. L’assiette du prélèvement est très large puisqu’elle n’exclut que les artisans fiscaux et les affaires d’exportation. Les barèmes définis fin novembre sont révisés à la baisse par la loi de finances du 31 décembre 1939. Pour tenir compte de la dégradation de la conjoncture économique, le texte introduit de nombreuses exemptions.
29L’offensive allemande de mai-juin 1940 bloque toute réforme. À la signature de l’armistice le 22 juin 1940, le bilan des mesures fiscales introduites depuis le début du réarmement est mitigé. L’augmentation des recettes procurées par les impôts liés au réarmement est réelle (doublement du montant des rôles émis au titre de la taxe spéciale sur les bénéfices des entreprises travaillant pour la Défense nationale entre 1936 et 1939 ; doublement des recettes de la taxe d’armement de 1939 à 1940) mais elle se répercute sur les prix des fournisseurs et finit par être payée par l’État44. De plus, la plupart des réformes fiscales sont complexes et ne concernent que les grandes entreprises qui collaborent de mauvaise grâce avec les services fiscaux. L’Occupation accentue les contraintes sans entraîner de rupture majeure en matière fiscale.
Adaptation sous la contrainte : des mesures efficaces ?
30La pression fiscale ne se desserre pas après l’armistice. Acculé par la pénurie et par le tribut allemand, le nouveau régime doit se procurer des ressources sans étouffer complètement les restes d’activité économique. L’équilibre à obtenir est délicat.
31Le système fiscal s’adapte au nouveau contexte en restaurant parfois d’anciennes pratiques. La taxe d’armement par exemple, qui est transformée en taxe sur les transactions en juillet 1940, reprend les caractères de la TCA de juin 192045. Le mode de calcul employé pour le prélèvement temporaire sur les excédents de bénéfices défini par la loi du 30 janvier 1941 s’inspire de la méthode utilisée pour la contribution extraordinaire46. L’excédent imposable, calculé à partir du 1er septembre 1939, est égal à la différence entre le bénéfice déclaré pour l’impôt sur les BIC et un bénéfice dit de comparaison, correspondant soit à la moyenne des bénéfices nets totaux des exercices clos en 1937 et 1938, soit à 6 % des capitaux engagés.
32Les exigences du fisc à l’égard des déclarations des contribuables se renforcent. La circulaire du 24 décembre 1941 exige que les assujettis à la taxe sur les transactions se signalent à l’administration des CD, établissent une comptabilité permettant de déterminer les opérations taxables et communiquent leur chiffre d’affaires47. À partir du 1er janvier 1942, ces déclarations seront également transmises aux agents chargés des BIC. La mise en route de la direction de la documentation économique confiée à Jacques Chezleprêtre, initiateur du premier plan comptable général publié en 1943, doit favoriser la centralisation des déclarations et des contrôles48.
33Les ambitions de l’administration sont toutefois freinées par la dégradation continue de la conjoncture économique. Les recettes fiscales n’augmentent pas49. La forte concentration de la pression fiscale sur certains impôts fragilise plutôt le système.
34Le changement majeur de l’Occupation tient au renforcement des contrôles des déclarations des entreprises et de la lutte contre la fraude50. La loi du 3 juillet 1943 introduit une procédure exceptionnelle qui permet de taxer d’office les contrevenants aux lois et aux règlements économiques. La poursuite des fraudeurs relève de commissions administratives (dites commissions d’enquêtes et de taxation) aux larges pouvoirs.
35L’efficacité des réformes est limitée par les difficultés de circulation entre les zones, par la présence des Allemands et par le manque de personnel qualifié51. Les vérifications de comptabilités diminuent avec la guerre. Au rythme de 1944, les déclarations des principales entreprises industrielles ne pourraient être vérifiées que tous les 18 ans. Comme le souligne le service de vérification à la Libération, l’effort à fournir devra être « considérable » pour « rééduquer les contribuables » habitués à dissimuler pendant l’Occupation52. Cet effort est reporté par l’affectation de nombreux contrôleurs à la confiscation des profits illicites à partir du 1er janvier 1945. L’épuration économique bouleverse l’ordre des priorités.
Seconde épuration : punir
36La confiscation des PI vise à stopper l’épuration sauvage et à conforter la légitimité du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). Elle est confiée à des comités départementaux de confiscation des PI (CCPI) qui s’appuient sur les déclarations des assujettis, sur des dénonciations ou sur des signes extérieurs d’enrichissement. Les décisions sont immédiatement exécutoires et n’excluent pas l’arbitraire. Il s’agit de sanctionner rapidement en évitant de reproduire les erreurs de la contribution extraordinaire.
Propédeutique en Tunisie et en Corse
37La première application du principe de la confiscation est prévue en Tunisie par le décret du 12 août 1943. Des commissions administratives régionales présidées par le chef de région vont poursuivre les détenteurs des « fortunes anormales » obtenues pendant l’occupation de la Régence53. Les opérations effectuées avec « les sujets germano-italiens ou leurs représentants » ainsi que les « opérations illicites non sanctionnées » sont passibles d’amendes, les bénéfices « exagérés » mais non « illicites » doivent être restitués. Les archives consultées n’informent pas davantage.
38Une procédure comparable est envisagée en Corse. Deux projets d’ordonnance du GPRF du 31 décembre 1943 et du 28 janvier 1944 prescrivent de taxer les enrichissements illicites et les infractions aux lois sur le marché noir54. L’ordonnance définitive est publiée le 8 mai 1944. Les enrichissements retirés du commerce avec l’ennemi, de la réglementation qu’il a édictée ou qu’il a inspirée et des infractions aux lois et règlements économiques entre le 1er janvier 1939 et le 1er janvier 1944 sont jugés illicites et doivent être confisqués55. Pour Pierre Mendès France, commissaire aux Finances du GPRF, cette mesure est le complément nécessaire de la taxe exceptionnelle sur les accroissements de fortune introduite en Corse le 12 juin 194456. Les deux décisions visent à répartir équitablement les efforts pour éliminer les « disponibilités monétaires excessives » héritées de la guerre. Mendès France recommande une application progressive de la confiscation. Il préconise d’autoriser des procédures de recours auprès d’instances administratives dont l’objectivité serait incontestable. Il souligne que l’expérience corse doit permettre de définir les principes et les dispositions à appliquer à toute la France57. Dans une note au préfet de Corse du 23 juin 1944, Mendès France précise qu’il est impératif de frapper en priorité les trafiquants dont l’enrichissement est à la fois « illicite » et « immoral58 ». À cette date, l’épuration « sauvage » oblige à accélérer la mise en place de procédures légales de confiscation59.
L’urgence
39Plusieurs rapports de directeurs départementaux des CD et de commissaires de la République réclament aux pouvoirs publics d’intervenir rapidement pour contrer les violences contre les profiteurs de guerre60. En août et en septembre 1944 par exemple, le directeur des Côtes-du-Nord réclame des mesures « draconiennes » pour stopper les confiscations illégales provoquées par l’indignation suscitée par l’impunité des bénéficiaires de la collaboration et du marché noir61.
40Le 13 octobre 1944, le gouvernement indique qu’une ordonnance va être promulguée. Un premier projet est établi par la direction générale des CD le 29 août 1944. Pour réviser les « fortunes scandaleuses édifiées à la faveur de l’occupation », il envisage de recourir provisoirement aux comités d’enquêtes et de taxations institués par la loi du 3 juillet 1943. L’ordonnance du 18 octobre 1944 précise les règles à appliquer62. Tout enrichissement, « bénéfice, produit et revenu », résultant d’une activité tombant sous le coup des impôts cédulaires, réalisé entre le 1er septembre 1939 et la fin des hostilités et tirant ses origines de la présence de l’ennemi sur le territoire est concerné63. La totalité ou une partie des biens des personnes ayant « volontairement exercé une action contraire aux intérêts de la nation » sera confisquée. Des amendes pouvant atteindre le triple des profits confisqués frapperont les opérations soustraites aux impôts de droit commun et celles qui ont été réalisées volontairement avec l’ennemi64. Aucune amende ne peut être exigée lorsque les actions ont été contraintes. Les personnes ayant contribué à « contrecarrer l’effort de guerre ennemi » ne sont passibles d’aucune sanction.
41L’activité des « comités non prévus par la législation fiscale » est suspendue dès la publication de l’ordonnance. Son application relève provisoirement des comités d’enquêtes et de taxations dans lesquels des représentants des comités départementaux de libération (CDL) nommés par le préfet ou par le commissaire de la République sont introduits65. Aimé Lepercq, ministre de l’Économie nationale, approuve la composition des comités le 26 octobre 194466. La plupart de leurs présidents et vice-présidents sont désignés avant novembre67.
42L’épuration administrative frappe de nombreux comités et oblige à accélérer l’organisation des CCPI68. Le transfert des dossiers se déroule dans les premières semaines de 194569. Les CCPI se mettent vite au travail. Ils visent d’abord les affaires entachées de fraude et les actes volontaires de collaboration. Leur pouvoir est important. Ils décident souverainement des motifs de la citation et des sanctions à appliquer. Les destinataires d’un avis de citation disposent de 30 jours après réception de l’avis pour déclarer leurs biens en détail. Les déclarations spontanées sont encouragées par des promesses de clémence. Les redevables disposent d’un mois pour faire appel de la décision du comité de confiscation devant un Conseil supérieur des profits illicites (CSPI) organisé par le décret du 13 juin 194570. Cette juridiction administrative statue sur mémoires. Le décret du 16 janvier 1946 et la loi du 5 avril 1946 précisent la procédure de recours. Ces textes indiquent en particulier que la procédure suspend la vente des biens qui aurait été nécessaire pour régler l’amende. Ils prévoient un ultime recours dans des cas exceptionnels auprès du Conseil d’État.
43La confiscation des PI est plus ou moins sévère selon les régions et selon les dates71. La tolérance s’affirme à mesure que l’on s’éloigne de l’Occupation. La loi du 16 août 1947 autorise l’amnistie des amendes infligées par les comités.
Application : l’arbitraire et le droit en action
44La pression locale, la diversité des situations et l’imprécision des règles de calcul des profits illicites condamnent au pragmatisme. Une ordonnance rectificative publiée le 6 janvier 1945, une instruction ministérielle du 30 juin 1945 et une trentaine de notes rédigées par le service de la coordination des administrations financières pour les comités de confiscation entre 1945 et 194772 guident leurs travaux.
45L’ordonnance du 6 janvier 1945 accentue les contraintes sur les personnes citées en réduisant à 20 jours le délai accordé pour faire sa déclaration et en supprimant la possibilité de se faire assister. L’instruction du 30 juin 1945 rassemble les directives antérieures et les solutions apportées aux problèmes rencontrés73. Les notes du service de la coordination des administrations financières pointent les difficultés des opérations. Elles cherchent en premier lieu à limiter l’arbitraire des décisions. Celle du 19 janvier 1945 rappelle à cet effet qu’une enquête préalable doit précéder les citations et que le CCPI doit renvoyer l’affaire aux administrations fiscales en cas de doute. Elle rappelle aussi que le président du comité tranche en dernier ressort. Le caractère contradictoire de la procédure est à nouveau précisé le 23 juillet 194574. Il est confirmé par la loi du 5 avril 1946 qui oblige les comités à communiquer leurs dossiers aux redevables.
46D’autres notes visent à inviter les CCPI à la clémence. Celle du 9 avril 1945, par exemple, recommande « d’éviter les mesures conservatoires » susceptibles de « restreindre trop gravement les liquidités » ou de « compromettre le crédit » des « entreprises utiles à l’économie du pays ». Elle signale aussi que les CCPI peuvent accorder des délais de paiement à titre exceptionnel. Une autre note du 23 avril 1945 leur demande de soutenir les maisons d’exportation françaises qui sont en difficulté et de renoncer à leur infliger une amende lorsqu’elles n’ont pas recherché de marché avec l’ennemi ou quand les transactions « n’ont eu aucun rapport » avec ses fabrications de guerre75. Le 18 août 1945, une note supprime l’automatisme de la taxation d’office puisqu’elle indique que le CCPI peut revenir sur sa décision en cas d’éléments nouveaux76.
47L’organisation de la confiscation des PI n’est plus modifiée après le décret du 5 novembre 1948 qui augmente les effectifs du CSPI pour accélérer les travaux.
48Comparée à la contribution extraordinaire, la confiscation des PI paraît moins « dérangeante » pour les entreprises, car elle ne s’accompagne pas d’une réforme fiscale de grande ampleur. Le caractère expéditif des procédures, l’ampleur des amendes infligées et la rareté des reports de paiement sont pourtant critiqués. La condamnation unanime de la collaboration contribue à faire taire ces critiques.
Bilan : une efficacité relative
49L’assiette de la confiscation est établie deux fois plus vite que celle de la contribution de 1916, alors que le montant des cotes émises est six à sept fois supérieur (140 milliards de F courants contre 20). Les premières décisions sont rapides. Les assujettis disposant de comptabilités douteuses ou incomplètes sont taxés d’offices. Après une phase d’arbitraire, les lacunes de l’information gênent les opérations. Malgré leur abondance, les renseignements hérités des instances de la répartition de Vichy ne fournissent que des « présomptions de profits confiscables » et non des chiffres définitifs77. L’attitude du secteur bancaire et de certaines sociétés qui refusent de « déclarer spontanément tout dépôt supérieur à 100 000 F effectués entre le 15 avril et le 15 juin 1945 » prive de précieuses données78.
50La plupart des CCPI achèvent leurs travaux d’assiette en mars 194879. Les recouvrements rencontrent de « très sérieuses » difficultés et ils sont plus lents. Selon l’administration fiscale, ces difficultés tiennent à la nature même des taxations et aux moyens employés par les redevables pour s’y soustraire. Elles viennent aussi des « facilités » accordées aux assujettis qui ont tout intérêt à multiplier les instances pour retarder les paiements. L’administration fiscale dénonce la fréquence des recours qui encouragent l’attentisme.
51Les problèmes des recouvrements s’expliquent aussi par le caractère excessif de nombreuses sanctions qui ne tiennent pas compte des capacités réelles de paiement. En principe les sommes confisquées correspondent à la totalité des PI réalisés. Leur recouvrement exige donc que les débiteurs aient conservé d’autres biens saisissables, ce qui est peu fréquent. De la même façon, les amendes ne peuvent être recouvrées que si les contribuables possèdent un bien différent de celui qui provient des PI. Or, même si le montant total des confiscations est largement supérieur à celui des amendes, les premières amendes infligées sont très élevées. Au 28 février 1948, leur recouvrement n’atteint que 7,5 %. À la même date, 42,5 % des sommes confisquées ont été récupérées. Les sommes les moins élevées qui ont été réclamées sont intégralement recouvrées. Au 31 mars 1948, 55 milliards de confiscation et 66 milliards d’amendes ont été prononcées au titre des profits illicites80.
52Les sommes restant à recouvrer sont parfois très supérieures au patrimoine des redevables. Ces recouvrements sont d’autant plus hypothétiques que les débiteurs appartiennent à des catégories de contribuables « de moralité douteuse ». La plupart font l’objet d’un pourvoi devant le CSPI. Jusqu’à novembre 1950, le CSPI prend autant de décisions de réduction que d’aggravation de peines puis les aggravations l’emportent largement81.
53Au 22 mars 1958, seules 220 des 24 804 requêtes reçues par le CSPI depuis l’origine, déduction faite des numéros annulés aux carnets d’enregistrement, restent à juger82. Sur 2006 recours présentés au Conseil d’État, il n’en reste que 37 à examiner.
54Note*
55L’efficacité des opérations tient à la coopération des quatre régies financières. 800 enquêteurs permanents et 1 000 enquêteurs intermittents sont mis à la disposition du CSPI en 1946. En 1947, les effectifs atteignent 700 permanents et 700 intermittents. Comparé au nombre maximum des contrôleurs des bénéfices de guerre, l’effort est notable.
56De ce fait, les vérifications de comptabilités souffrent des travaux de confiscation jusqu’à 1946-1947. Les contrôles (6498 en 1947 à 9167 en 1948) et le recouvrement de l’impôt sur les BIC réaugmentent à mesure de l’achèvement des travaux des comités dans les départements84.
57Ainsi, alors que la contribution extraordinaire favorise l’organisation des contrôles entrepris par une administration embryonnaire, la confiscation des PI détourne les contrôleurs de leurs tâches traditionnelles.
58Le retour à la normale est progressif. Les modalités du règlement d’ensemble de la fiscalité de guerre sont établies par le décret du 10 juin 1948. Celui du 14 juin 1951 charge le ministre des Finances d’apurer les rôles pour ramener les dettes des entreprises dont le « fonctionnement est utile à l’économie générale du pays à une somme en rapport avec leur faculté de paiement85 ». Il faut alors tenir compte des obligations du réarmement.
Épilogue
59Le financement du réarmement en 1951 s’inspire explicitement de l’expérience antérieure. Il s’appuie sur un prélèvement temporaire sur les excédents de bénéfices des entreprises travaillant pour la Défense nationale au taux fortement progressif86. Les excédents imposables sont déterminés d’après un bénéfice de comparaison, jugé représenter le bénéfice normal de l’entreprise, et suivant le rapport du chiffre d’affaires provenant des travaux et fournitures pour les marchés concernés au chiffre d’affaires total de l’entreprise. La nouveauté apparaît avec l’introduction de modalités spéciales pour favoriser les investissements et le renouvellement du matériel des entreprises utiles à la Défense nationale. D’apparence anodine, ce changement témoigne d’une amélioration notable des pratiques de l’État gestionnaire : aucune réforme fiscale d’envergure ne pourra plus s’envisager sans tenir compte de l’investissement. L’État a appris à compter avec les entreprises.
60L’examen de la contribution introduite en 1916 et de la taxation des PI révèle qu’entre 1916 et 1944 l’État a appris à mieux répartir les efforts fiscaux nécessaires à la préparation, au déroulement et à la sortie de guerre. Pourtant, aucune des deux mesures ne suffit à éliminer le sentiment assez répandu de l’impunité des « profiteurs de guerre ». Or, ce sentiment n’apparaît pas fondé. Avec ses moyens, l’administration fiscale et les comités ad hoc constitués dans l’urgence sont parvenus à définir, à contrôler et à lever une imposition dans un court délai. La méconnaissance des conditions économiques des entreprises conduit même à assécher de nombreuses trésoreries au moment de la crise des années 1920. Une telle « maladresse » ne se reproduit pas après la Libération. La confiscation des PI bénéficie d’un contexte économique et politique qui lui est beaucoup plus favorable. La volonté de reconstruire est générale. L’effacement momentané de l’opposition patronale à l’intervention de l’État et le contexte inflationniste qui atténue les dettes nominales permettent d’alourdir les charges sans nuire à l’activité. L’impôt de solidarité nationale introduit en août 1945 rapporte 90 milliards en 1946-1947 et parallèlement la confiscation des PI rapporte 20 milliards87.
61Les procédures exceptionnelles de la fiscalité de guerre bénéficient alors largement de l’expérience antérieure. L’adoption de règles comptables homogènes n’est pas plus spontanée que la participation des entreprises aux besoins de la Défense nationale. Elle résulte de mesures coercitives introduites dans des périodes d’exception et qui s’appuient sur les agents des régies fiscales et des Finances, sur les comptables et sur les responsables d’entreprises qui savent compter.
Notes de bas de page
1 Sur la contribution extraordinaire : Pierre-Cyril Hautcœur et Sandrine Grotard, « Taxation of corporate profits, inflation and income distribution in France, 1914-1926 », 2005, 20 p., non publié, communiqué par P.-C. Hautcœur ; S. Grotard, « Le premier impôt sur les bénéfices d’entreprises en France. La contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre. 1916-1930 », Études et Documents, vol. VIII, 1996, p. 259-280 ; Béatrice Touchelay « De la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre à la confiscation des profits illicites : les balbutiements d’une fiscalité moderne dans la France du xxe siècle » dans Florence Bourillon et al. (dir.), Des économies et des hommes. Mélanges offerts à Albert Broder, Paris, Bière, 2006, p. 123-135.
2 En particulier : impôt sur le revenu (loi du 18 juillet 1914) et taxe sur le chiffre d’affaires (loi du 25 juin 1920).
3 Centre des archives économiques et financières (CAEF), Savigny-le-Temple (77). Sauf indication contraire, les sources utilisées viennent du CAEF
4 François Bouloc, « Affronter l’invective et les ressentiments : milieux patronaux et d’affaires face à la question des profits de guerre en France en 1914-1918 », in Michèle Saboly, Ludovic Cailluet (dir.), Conflit(s), Histoire, gestion, organisations, Toulouse, Presses de l’université de sciences sociales de Toulouse, 2002, p. 99-112.
5 B 34011, productions de guerre, organisation du régime fiscal (1915-1918), Chambre des députés, session de 1915, annexe au procès-verbal (PV) de la séance du 6 mai 1915, exposé des motifs de la proposition de loi.
6 B 34012, travaux législatifs, commission des marchés, révision (1920-1929).
7 B 34013, travaux législatifs, bénéfices de guerre, contribution extraordinaire, projet de crédits additionnels, note de la direction générale des CD sur les dépenses ordinaires des services civils pour Albert Grodet, rapporteur du budget du ministère des Finances à la Chambre, 21 juin 1919.
8 Idem, note de la direction générale des CD envoyée à Raoul Péret, président de la commission du budget, 25 juin 1919.
9 Idem, annexe au PV de la séance de la Chambre du 29 juillet 1919 relatif à l’ouverture d’un crédit supplémentaire.
10 Idem, Chambre des députés, intervention de Paul Laffont sur le contrôle des bénéfices de guerre.
11 Idem, loi publiée au Journal officiel de la République française (JORF), 10 août 1919.
12 B 33981, budget de 1925, préparation, discussions (1924-1925), contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre. Note pour la commission des finances de la Chambre, 15 octobre 1925.
13 « Mouvement général des dépenses et des ressources de l’État de 1913 à 1922. Les recettes de 1913 à 1922 », Bulletin de statistique et de législation comparée. Documents intéressant l’administration de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre, tome 22, Paris, Imprimerie nationale, 1923, p. 86 et suiv.
14 B 28446, renseignements statistiques divers, état des travaux de la CSBG (1917-1927), renseignements pour le sénateur Louis Dausset, rapporteur général de la commission des finances, 11 janvier 1926.
15 B 34013, doc. cit., réponse à une demande de renseignements d’un député pour préparer les discussions sur le privilège du Trésor, 21 novembre 1921.
16 B 33981, doc. cit, note des CD sur une proposition de loi des députés Louis Antériou et Jules Boyer visant à « faire rendre son plein effet à la contribution », 13 août 1924.
17 « Mouvement général des dépenses… », op. cit.
18 Ce chiffre correspond au nombre total de cotisations établies (tableau 1). Il concerne environ 60 000 personnes physiques ou morales qui sont, pour la plupart, imposées plusieurs années de suite. Ce chiffre montre que l’emprise sociale de la contribution extraordinaire est moins massive que celle de la confiscation des PI.
19 Grotard, Hautcoeur, op. cit.
20 B 33981, doc. cit. Note des CD pour la commission des finances de la Chambre, 17 octobre 1924.
21 Idem, projet de loi fixant le budget général de l’exercice 1925, examen des articles votés par la Chambre.
22 B 28446, doc. cit., renseignements pour le Budget.
23 Grotard, Hautcoeur, op. cit.
24 Ibid.
25 Louis A. Léautey et Albert Leseurre, La Taxation des bénéfices de guerre et l’unification des bilans. Comment payer à l’État sa part dans les bénéfices de guerre ?, Paris, Librairie comptable et administrative, 1917.
26 Archives nationales du monde du travail (ANMT), Roubaix (59), archives Boussac, 1987003 0024 et suiv. ; voir également : CAEF, B 15609, contribution extraordinaire, Marcel Boussac.
27 B. Touchelay, « La comptabilité et l’expertise à l’origine d’un empire industriel : Marcel Boussac et la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre 1916-1928 », Journées d’histoire de la gestion et du management, Roubaix – ANMT, 2007, en cours de traduction pour Accounting business & financial history, 2008.
28 Henri Zimnovitch, Les Calculs du prix de revient dans la seconde industrialisation en France, thèse de sciences de gestion (dir. Jean-Louis Malo), université de Poitiers – IAE, 1997, 2 tomes, t. 2, p. 331.
29 4 A 1 IGF, rapports de l’IF sur les travaux de l’année 1917.
30 Ibid., année 1927.
31 Ibid., année 1926, p. 39.
32 Arrêté du 2 avril 1927 pris en exécution du décret du 31 décembre 1926, JORF, 12 janvier 1927, p. 39.
33 B. Touchelay, « Analyse d’un discours fondateur : la création de l’Ordre des experts-comptables et des comptables agréés français ou comment masquer son âge », Entreprises et histoire, n° 42, avril 2006, p. 84-104.
34 Frédéric Tristram, « L’administration fiscale et l’impôt sur le revenu dans l’entre-deux-guerres », Études et documents, vol. XI, 1999, p. 211-242.
35 4 A 1, rapports de l’IF sur les travaux des années 1928 et 1929.
36 Zimnovitch, t. 2, p. 332, op. cit.
37 B 643, direction des enquêtes et vérifications, direction générale des CD, note sur l’organisation de la documentation, Jean Watteau, directeur général, 30 mars 1939.
38 B 57745, contribution sur les bénéfices réalisés pendant la guerre (1935-1937), décret-loi, JORF, 17 juillet 1935.
39 Ibid., par exemple : le privilège du Trésor et la publicité restreinte des impositions retenus par le règlement d’application du 15 septembre 1935.
40 B 58871, réformes fiscales, travaux préparatoires (1950-1951), circulaire présentant les modifications intervenues depuis le décret-loi du 16 juillet 1935, 25 février 1936.
41 B 43358, taxe d’armement (1939), direction générale de l’Enregistrement, instructions, Georges Pelegry, directeur général, 5 juillet 1939.
42 B 641, contrôle fiscal, renseignements statistiques (1946-1952), note sur la direction de la documentation économique, 8 juin 1943.
43 B 58871, doc. cit., préparation de la loi n° 51 29 du 8 janvier 1951, aide mémoire au sujet d’un prélèvement éventuel sur les excédents de bénéfices, manuscrit.
44 B 33445, budget, évolution des recettes budgétaires, tableaux de comparaison entre 1934 et 1942, recouvrements.
45 B 43358, doc. cit., loi du 26 juillet 1940 (JORF du 29) et instruction du 1er août.
46 B 58871, doc. cit., circulaire du 28 avril 1941.
47 B 43358, doc. cit., direction générale de l’Enregistrement, circulaire relative à la communication aux agents des CD du chiffre d’affaires déclaré pour l’assiette de la taxe sur les transactions, 24 décembre 1941.
48 Chef de bureau à la direction générale des CD, J. Chezleprêtre devient secrétaire général de la commission interministérielle du plan comptable le 22 avril 1941. Voir : B. Touchelay, « À l’origine du plan comptable français des années 1930 aux années 1960. La volonté de contrôle d’un État dirigiste ? », Comptabilité, Contrôle, Audit, juillet 2005.
49 CAEF, bibliothèque administrative, Compte définitif des recettes de l’exercice 1941, ministère des Finances, Paris, Imprimerie nationale, 1947.
50 B 643, doc. cit., exécution des notes sur les conditions d’exécution des programmes de vérification de comptabilité pour l’année 1941, M. Pierre, directeur, 9 mars 1942.
51 B 42115, réorganisation de l’administration des CD, organisation des services (1945), note du directeur général des CD au directeur du personnel, 5 décembre 1941.
52 B 643, doc. cit., documentation économique : vérification des comptabilités (période de guerre 1941-1956), note présentant la gestion de l’année 1944.
53 B 58865, confiscation des PI, décret du 12 août 1943, JO tunisien.
54 Idem, projet d’ordonnance créant une commission chargée de rechercher et de confisquer les enrichissements illicites réalisés en Corse, 28 janvier 1944.
55 Idem, application de l’ordonnance du 8 mai 1944 : travaux préparatoires, instructions (1943-1944). Les dates retenues sont choisies par commodité puisqu’elles ne correspondent ni au début des hostilités (3 septembre 1939), ni à la libération de la Corse (4 octobre 1943).
56 Idem, textes, correspondances, travaux préparatoires (1944-1945), CD, circulaire n° 720F/CD, Alger, 13 juin 1944.
57 Idem, instruction pour l’application de l’ordonnance du 6 mai 1944, commissariat aux Finances, direction du Budget, service des CD, Alger, 12 juin 1944.
58 Idem, note n° 705 FI/CAB, 23 juin 1944, objet : législation concernant les accroissements de fortune et les enrichissements illicites en Corse.
59 L’exemple du Maine-et-Loire est étudié par Marc Bergère, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire de la Libération au début des années 1950, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
60 B 58865, confiscation des PI, rapport du directeur des CD de Toulouse au sujet de la situation du service régional adressé au directeur général à Paris, 11 septembre 1944 ; correspondance avec le commissaire de la République de Bordeaux au sujet des commissions d’enquête et de taxation, signée M. Certeux, chef du service de la coordination des administrations financières, 13 octobre 1944.
61 Idem, notes du directeur des CD des Côtes-du-Nord au directeur général, 2 août 1944, 30 août 1944, 20 septembre 1944.
62 30 D 1, confiscation des PI, note du ministre des Finances pour les commissaires régionaux de la République, JORF, 19 et 29 octobre 1944.
63 Idem, service de la coordination des administrations financières, note du ministre des Finances au ministre de la Production industrielle (service des sanctions économiques), 6 février 1945.
64 Idem, note au sujet de la commission d’enquête et de taxation adressée au directeur général de l’Enregistrement, mention « Très urgent », 5 septembre 1944.
65 Idem, note sur les commissions d’enquêtes et de taxation, signée Certeux, 14 avril 1944 ; notes du 4 janvier 1945 au sujet de l’application de l’ordonnance du 18 octobre 1944 et des modalités du passage du régime de la loi du 3 juillet 1943 à celui de la confiscation des PI.
66 B 43159, doc. cit., service de la coordination…, rapport sur l’ordonnance du 18 octobre 1944 et sur la formation de comités départementaux de confiscation, signé Certeux, texte approuvé par A. Lepercq le 26 octobre 1944.
67 30 D 1, doc. cit., note sur la désignation des présidents et des vice-présidents des comités départementaux par le ministre de l’Économie nationale A. Lepercq, 2 décembre 1944.
68 B 58865, doc. cit., note de Certeux, 9 novembre 1944.
69 Idem, note du 19 février 1945.
70 Idem. Le décret sur le fonctionnement du CSPI est modifié par celui du 5 novembre 1948, JORF, 22 novembre 1948.
71 La contribution de Marc Bergère détaille les opérations. Seuls les aspects susceptibles d’être comparés avec l’expérience ouverte par la loi du 1er juillet 1916 sont abordés ici.
72 Idem, service de la coordination des administrations financières. La première note conservée au CAEF porte le n° 12. Elle est datée du 11 janvier 1945 ; la dernière du 19 mai 1947 porte le n° 33.
73 B 43159, doc. cit., instruction pour l’application des ordonnances du 18 octobre 1944 et du 6 janvier 1945.
74 30 D 2, profits illicites, divers, note n° 22 du CSPI adressée au ministre des Affaires économiques (AE), 23 juillet 1945.
75 B 43159, doc. cit., note sur l’application de l’ordonnance d’octobre 1944 modifiée par celle du 6 janvier 1945, signée Certeux, 23 avril 1945.
76 B 58865, doc. cit., textes et correspondances de la direction générale des CD, résumé des dispositions envisagées, signé par le directeur général des CD, 18 août 1945.
77 Idem, instruction pour l’application des ordonnances.
78 Idem, note pour la direction du Trésor au sujet du pouvoir des comités de confiscation, 11 avril 1945.
79 30 D 2, doc. cit., note pour le ministre des AE sur la confiscation.
80 30 D 2, doc. cit., note pour le ministre des AE, mars 1948.
81 30 D 49, statistiques des décisions prises par les diverses sections du CSPI (1951-1954), décisions du CSPI en réduction et décharges en aggravation du 25 septembre 1945 au 18 janvier 1956.
82 30 D 48, doc. cit., secrétariat, statistiques hebdomadaires du 8 janvier 1955 au 22 mars 1958, signé par le secrétaire du CSPI M. Ohier.
83 Idem.
* dont 18 pour instruction supplémentaire
84 B 53990, tableaux de vérifications : bilan et résultats (1943-1958), note sur la gestion des années 1947-1949.
85 30 D 1, doc. cit.
86 B 58871, doc. cit., loi n° 51 29 du 8 janvier 1951, article 1 portant règlement d’administration publique ; amortissement accéléré de certains matériels et outillages, décret n° 51307 du 8 mars 1951 ; atténuation de la charge fiscale frappant les bénéfices investis dans les stocks, décret du 8 mars 1951 n° 51-308.
87 Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952, Paris, CHEFF, 1991, t. I, p. 22.
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