Sauver la France, défendre la République, protéger les citoyens : les forces de l’ordre et les injonctions sécuritaires de la Belle Époque
Save France, defend the Republic, protect the citizens: law enforcement and security orders during the Belle Époque
p. 179-190
Résumés
À la fin du XIXe siècle, diverses vagues de peurs qui s’amalgament traversent l’opinion publique française sous l’action concomitante de la presse, du milieu politique, de publicistes, de romanciers et même de policiers mémorialistes. à la crainte de l’espionnage allemand sensible dès les années 1870 s’ajoute celle de la récidive. Puis, ce sont les attentats anarchistes du début des années 1890, relayés, au tournant des XIXe et XXe siècles, par la crainte des chemineaux dans les campagnes et des « apaches » dans les villes, sur fond de xénophobie. La remise en cause de la force publique est alors aiguë. Les questions policières sont constituées en enjeux politiques, et réciproquement. Le travail de la force publique permet de s’interroger sur la façon dont le sentiment d’insécurité participe à la construction politique de la citoyenneté et à sa représentation sociale.
At the end of the nineteenth century, various waves of fear that fuse through the French public in the concomitant action of the press, the political environment, publicists, novelists and even police memoirs. In the fear of the sensitive German espionage in the 1870’s is added that of recidivism. Then there are the anarchist bombings of the early 1890’s, relayed at the turn of the nineteenth and twentieth centuries, for fear of tramps in the countryside and “Apache” in cities, on xenophobia background. The questioning of the police force is then acute. Police matters are incorporated political debates, and vice versa. The work of the police raises questions about how the insecurity involved in the political construction of citizenship and its social representation.
Texte intégral
1Des gendarmes mobiles applaudis par la foule souriante, des policiers encagoulés et lourdement armés acclamés par la multitude reconnaissante, des tireurs d’élite salués par des milliers de manifestants admiratifs. Le 11 janvier 2015, le témoin perplexe de ces scènes se demandait si l’histoire des forces de l’ordre avait connu semblables épisodes lorsque la République avait été précédemment déclarée en danger. Citoyens, République, force publique : triptyque conjoncturel dans lequel la situation de la dernière n’a pas toujours été aussi unanimement incontestée.
2Au sortir du Second Empire, les serviteurs honnis de Badinguet qu’incarnent les policiers et les gendarmes envisagent avec pessimisme leur avenir après les déclarations vengeresses des nouveaux hommes forts1. Et pourtant, comment assurer dans cette République renaissante la sûreté des citoyens, ce troisième droit imprescriptible de l’homme, sans une force publique qui légitimait aux yeux des hommes de 1789 l’institution d’une « contribution commune » ? Mais que doivent alors défendre les forces de l’ordre : un régime et ses lois ? Un peuple et ses citoyens ? Un système et ses libertés ? Et cette force publique est au centre de préoccupations considérant, dans la seconde moitié des années 1880, que « les malfaiteurs croissent en nombre et en audace ; il faut au plus tôt endiguer le torrent qui menace la sécurité de tous2 ».
3Plusieurs peurs sécuritaires, simultanées ou concomitantes, traversent les premières décennies de la IIIe République. Elles sont exprimées autant qu’amplifiées par les discours des milieux politiques et des publicistes, les unes des journaux accompagnées d’illustrations et de titres anxiogènes, les mémoires de policiers aussi. Les forces de l’ordre sont sommées d’agir pour contenir la prolifération criminelle qui ensevelirait la civilisation de progrès3. Réciproquement, ces menaces, ou érigées comme telles, par ticipent à l’agrégation des forces de l’ordre au régime qu’elles doivent protéger et intègrent davantage les policiers et les gendarmes à une citoyenneté dont ils paraissent ostracisés au sortir de l’Empire. Plus sourdement, le travail policier participerait-il de et à la définition d’une citoyenneté républicaine en réprimant des populations explicitement désignées comme dangereuses ?
Necessitas reducit ad moerum jus naturae ? Force à la loi républicaine face aux ennemis de l’intérieur
L’anthropométrie pour reléguer les récidivistes
4La récidive est la première préoccupation des pouvoirs publics en matière sécuritaire une fois la « République des républicains » installée, comme le signale de manière emblématique la livraison de l’influente Revue pénitentiaire pour l’année 18784. Plusieurs articles sont consacrés à la mendicité et au vagabondage comme facteurs principaux de la réitération délictueuse5. Le récidiviste est l’objet de tous les discours concernant les maux de la société, ce que concrétise la loi du 27 mars 1885, résultat de la proposition de loi déposée par le député Jullien en décembre 1881. Le ministre de l’Intérieur René Waldeck-Rousseau soutient ardemment la relégation des condamnés dans les colonies comme un moyen urgent de protection sociale, à l’inverse du sénateur René Bérenger6. Aux yeux du premier, les citoyens non amendables doivent être éloignés durablement du corps social métropolitain.
5Deux ans auparavant, un commis aux écritures à la préfecture de police de Paris prétendait offrir à ce dessein législatif les conditions de sa réalisation avec un maximum d’efficacité tout en minimisant les risques d’erreur judiciaire. Alphonse Bertillon affirme avoir conçu une méthode anthropométrique infaillible pour identifier un individu récidiviste qui, lors d’une première arrestation, serait mensuré avec les procédés élaborés. En ambitionnant de « saisir le vif » de l’identité pour la réifier en un vocabulaire technique normalisé, l’employé parisien constitue un fichier individualisant une menace diffuse. Les procédés sont immédiatement loués en France puis au-delà des frontières7. Un des exemples que Bertillon convoque pour légitimer son innovation emprunte à la germanophobie alors omniprésente lorsqu’il assure qu’« un même Prussien peut raconter à nos tribunaux, la première fois, qu’il est Berlinois et, six mois après, se dire natif de Leipzig ou même de Vienne en donnant un tout autre nom8 ». Le contexte criminel des années suivantes, qui paraît mettre à bas la République et la sûreté de ses citoyens, assure la prospérité institutionnelle des techniques vantées par Alphonse Bertillon.
« Ce misérable […] est plutôt un traître qu’un espion car il a appartenu à l’armée française9 »
6Comme en témoigne indirectement Alphonse Bertillon, une véritable obsession des espions d’outre-Rhin tient en éveil la société depuis la défaite de 187110. L’agent secret est doublement infâme quand, citoyen français, il trahit sa nation. Dans les années 1880, la presse corporative proche des officiers de la gendarmerie rapporte de tels exemples qui avivent d’autant plus sa colère que le coupable est un ancien militaire ou policier déchu de sa fonction11. Un surcroît de sévérité est alors exigé à l’encontre du traître.
7Les déplacements d’étrangers sont donc l’objet d’une attention particulière par les fonctionnaires de la police spéciale des chemins de fer ainsi que les gendarmes. Leurs registres dressent de longues listes, ensuite retranscrites dans les carnets B, des individus allogènes traversant leur canton de résidence alors que les commissaires de la sûreté générale envoient de nombreux rapports aux préfets sur le sujet. Dans le prolongement de cette « espionnite » visant particulièrement les germanophones et les Italiens, un projet de loi porté par le député Gauthier, au début des années 1890, entend « appliquer la peine de mort aux espions de nationalité française occupant des fonctions publiques ou ayant porté, dans l’armée, l’uniforme d’officier ou de sous-officier12 ». On comprend ainsi dans quel contexte éclate l’affaire Dreyfus en 1894.
Nomades, anarchistes et chemineaux : l’amalgame des peurs
8Au début des années 1890, le péril que feraient courir les chemineaux récidivistes au pays s’amplifie, à en croire certains hommes politiques, comme le garde des Sceaux Ludovic Trarieux, car « les accusés sans domicile fixe sont en nombre toujours croissant13 ». Le « relâchement de la répression14 », imputé à une baisse des effectifs des commissaires de police15, serait un des facteurs de cette inflation. Le nomade, voilà alors l’ennemi. L’incandescence de cette peur sociale est réactivée par les crimes de Joseph Vacher au hasard de son errance dans la seconde moitié des années 189016. Dans le débat public, la confusion entre les chemineaux et les anarchistes s’opère sous l’effet de leur nomadisme commun. En contrepoint, l’honorable citoyen se présente comme un sédentaire dont le vote manifesterait la croyance aux principes des institutions républicaines et aux vertus de ses représentants.
9À l’automne 1880, le congrès de la Fédération jurassienne place la disparition de l’État au centre de la théorie communiste anarchiste ; la « propagande par le fait » définie par Paul Brousse s’impose comme un mode d’action privilégié alors que le retour des amnistiés de la Commune réactive l’anarchie militante. Les forces de l’ordre sont ainsi en première ligne face à des actes meurtriers qui se multiplient après la funeste « échauffourée de Clichy » du 1er mai 1891. Ces violences culminent avec l’attentat d’Auguste Vaillant à la Chambre des députés le 9 décembre 1893 et l’assassinat du président de la République Sadi Carnot le 24 juin 1894. La loi du 18 décembre 1893 qui institue l’« association de malfaiteurs » marque une révolution judiciaire que les circonstances légitiment aux yeux du plus grand nombre, sauf pour quelques-uns qui la rangent parmi les trois « lois scélérates17 ». En effet, alors que la loi démocratique établit une sanction a posteriori, la loi du 18 décembre 1893 modifiant l’incrimination d’« association de malfaiteurs » définie par le Code pénal de 1810 vise à démanteler des entreprises criminelles avant que des infractions n’aient été perpétrées18. Née du terrorisme politique, la norme judiciaire est immédiatement appliquée au droit commun.
10Sans que cesse cette alarme, le nomadisme reste une vive préoccupation des pouvoirs publics à la Belle époque, comme le révèle le travail des gendarmes à qui il est prescrit « d’exercer une surveillance plus active que jamais sur les nomades de toutes catégories » puisque « les mendiants, vagabonds et nomades doivent être traqués sans relâche, parce que la plupart des méfaits dont la population a lieu de se plaindre leur sont attribuables19 ». Les militaires ne peuvent faire moins car, quelques années auparavant, la commission présidée par le sénateur Marcère détaillait les figures d’un sinistre cortège menaçant les citoyens : « C’est une véritable armée de mendiants, de vagabonds, de gens sans aveu, de bateleurs, de marchands ambulants, de rôdeurs qui circule, qui s’impose à la charité publique, qui se fait héberger la nuit, et contre laquelle l’action de la police, aussi que celle de la justice, semble demeurer impuissante20. » Cette stigmatisation représente peut-être, comme Arnaud-Dominique Houte le suggère, « le prix de l’intégration des classes populaires – l’impitoyable exclusion des marginaux21 ».
Salus populi, suprema lex est La force publique à l’épreuve des peurs des citoyens
« Il faut organiser une police d’État22 » : des policiers ou des gendarmes pour protéger les citoyens ?
11Les attaques réussies contre la République – comme l’assassinat de son président – et ses citoyens – par les bombes explosant à Paris – accréditent l’idée de l’impéritie des policiers et des gendarmes. Les statistiques judiciaires sont régulièrement convoquées pour rendre compte de la progression du crime car, dans la République positiviste, le chiffre, lui, ne ment pas. Ces faiblesses structurelles proviendraient de rivalités, d’un manque de cohésion, d’empiétements de compétences. Thèmes s’imposant dans le débat public comme autant de topoï polémiques pour décrire le paysage policier. Pourtant, de sourdes mutations se sont opérées au sein de la force publique sous la contrainte de la représentation d’une République assiégée.
12Ainsi, immédiatement après l’attentat de Vaillant, le décret du 23 décembre 1893 élargit au département de leur résidence la zone de compétence d’officier de police judiciaire des commissaires spéciaux. Peu après, une circulaire du ministère de l’Intérieur vise à centraliser dans la personne des commissaires spéciaux, sous l’autorité des préfets, la police des départements23. Les déplacements des anarchistes doivent être précisément suivis et cela se traduit par une intensification de la correspondance télégraphique entre les commissaires spéciaux, les commissaires municipaux et les gendarmes. Concomitamment, la gendarmerie renonce à son aversion de principe contre les missions de nature politique, même si le décret organique du 1er mars 1854 affirme que l’institution ne doit recevoir aucune mission occulte. Le 20 janvier 1894, le ministre de la Guerre adresse ainsi aux chefs de légion de gendarmerie une circulaire relative à la répression de la propagande anarchiste, « pour assurer un accord indispensable entre les diverses autorités chargées de l’application des lois récentes concernant les anarchistes [et] tracer à la Gendarmerie, auxiliaire de ces autorités, la ligne de conduite qu’elle doit tenir afin de prévenir toute hésitation de sa part dans l’exécution des instructions qu’elle peut recevoir d’elles ». Les circonstances exceptionnelles doivent lever les éventuelles réserves des militaires vis-à-vis des missions exigées et leurs préventions contre les policiers afin que « la Gendarmerie donne le concours le plus entier et le plus empressé aux diverses autorités qui feraient appel, dans l’intérêt de l’ordre et de la sécurité publique24 ». Une révolution silencieuse fondamentale est à l’œuvre dans la gendarmerie de la IIIe République. En acceptant ce texte, elle affirme son attachement au régime et la légitimité de son existence face à une police civile conquérante.
13En effet, mais sans qu’il faille y voir l’emblème d’une « guerre des polices » généralisée qui n’existe alors pas, la délinquance et la criminalité sont utilisées pour discréditer la gendarmerie et réclamer la constitution et la prépondérance d’une police d’État civile à une époque où le dispositif français est essentiellement municipal. L’avocat général Célice souhaite ainsi publiquement lors d’une audience de rentrée la constitution d’une « police d’état », une « police nationale » unifiée car « l’état peut seul assurer cette sécurité au dedans25 ». Du côté de la corporation policière, la revendication est évidemment encore plus pressante. Expression d’un sentiment largement partagé, le commissaire Pélatant plaide dans sa thèse de doctorat en faveur d’une police centralisée, soumise au ministère de l’Intérieur, animée par la Direction de la sûreté générale, alors que la police politique disparaîtrait au profit de la constitution d’une police strictement dévolue à la répression judiciaire, obéissant au ministère de la Justice ; l’ensemble des effectifs de police seraient nationalisés26.
Une police pour les citoyens d’une démocratie : les brigades mobiles de police judiciaire
14Au début de l’année 1907, « la question de la sécurité publique est à l’ordre du jour27 ». Et, effectivement, quelques semaines auparavant, le ministre de l’Intérieur Clemenceau prononçait un long discours programmatique dans lequel la question de la « réorganisation des services de la sûreté générale » tenait une large place. Promouvant la police judiciaire pour mieux faire oublier que la République n’a pas renoncé à la police politique mise en place sous l’Empire, Clemenceau présente les forces de l’ordre comme des instruments de préservation sociale, « comme la garantie de tous les citoyens dont la liberté est opprimée par autrui. C’est pour le maintien du droit seulement que la police et la force publique doivent être mises en mouvement28 ». La police judiciaire devient consubstantielle au régime démocratique et la citoyenneté ne saurait s’exercer sereinement sans elle29.
15Lorsque le 30 décembre 1907, le gouvernement mené par Georges Clemenceau – ce dernier cumulant alors les fonctions de président du Conseil et de ministre de l’Intérieur – publie le décret de création des brigades mobiles de police judiciaire, il clôt une année calamiteuse du point de vue des statistiques criminelles30. Louis Barthou, alors garde des Sceaux et ministre de la Justice, assène ainsi que « deux espèces d’accusation ont présenté, en 1907, un accroissement notable : celle des meurtres, pour lesquels l’augmentation est de 22,5 p. 100, et celle des coups et blessures ayant occasionné la mort sans intention de la donner, dont le total s’élève de 162, en 1906, à 190 en 1907, soit une différence proportionnelle de plus de 17,2 p. 10031 ». Les nouveaux services de police sont alors présentés comme « un organisme devenu indispensable de préservation sociale32 » alors que le thème d’une criminalité organisée, de plus en plus mobile et outrepassant les frontières concentre désormais l’attention des experts divers du crime.
L’autre arche sainte de la République face à la bande à Bonnot
16Au début de l’hiver 1911, une bande de malfaiteurs sème la panique dans les rues de Paris en rançonnant, à coups de revolver et avec une automobile, un encaisseur de la Société générale. Le forfait et les coups de feu tirés sur des passants depuis « l’automobile mitrailleuse33 » sont longuement décrits à la une de la presse le lendemain. Dans les semaines qui suivent, les multiples rebondissements liés à l’enquête se lisent presque quotidiennement dans les journaux34. Au mieux, le travail de la police ne fait l’objet d’aucune louange particulière ; au pire, les renseignements transmis par les enquêteurs sont considérés comme un tissu de « vantardises et fariboles35 » pour dissimuler leur impasse. Le meurtre d’un gardien de la paix le 27 février 1912, par la bande qui n’est pas encore baptisée du nom de son meneur Jules Bonnot, modifie sensiblement la perception du rôle des forces de l’ordre, même dans la presse anarchiste ou socialiste qui modère la vigueur de ses attaques à leur égard. L’Excelsior exige ainsi « que cela cesse. Nous avons droit à la sécurité. Il faut qu’on nous la donne. Nous ne cesserons de la réclamer36 ». « Victime du devoir », la dépouille du policier abattu fait l’objet de funérailles officielles le 2 mars. Dans ce contexte, l’augmentation des effectifs policiers, l’amélioration de leur armement comme, plus généralement, de leur condition, ainsi que la réorganisation structurelle des forces de l’ordre et de la police judiciaire sont à l’ordre du jour. Les policiers comme les gendarmes incarnent les soldats de la Loi contre ces ennemis de l’intérieur qui proliféreraient en toute impunité. Le 29 mars 1912, les funérailles organisées pour le sous-chef de la sûreté Louis-François Jouin, tué par Jules Bonnot, donnent lieu à une célébration mortuaire républicaine de grande ampleur. Alors qu’un quotidien rend hommage au « modeste héros, tombé pour la défense de la société37 », un autre publie la tribune xénophobe du conseiller municipal Adrien Oudin réclamant la reconduction à la frontière des étrangers « prêcheurs d’anarchie à Paris », complices des malfaiteurs ; ainsi, « la tâche de notre police se trouverait simplifiée et le nombre des attentats diminuerait38 ». Le contexte criminel conduit l’homme politique à réactiver un thème ancien en oubliant opportunément que l’agent Garnier et le sous-chef de la sûreté ont été tués par des citoyens français.
Suum quique tribuere ? Policiers et gendarmes : des citoyens en quête de reconnaissance républicaine et de droits démocratiques
La Marseillaise, chant séditieux contre les forces de l’ordre
17Durant les premières années de la IIIe République, le climat n’est pas aussi favorable aux forces de l’ordre, qui doivent fréquemment faire face à des émotions39. Ainsi, en 1874, dans la Loire, à Saint-Just-en-Bas, les gendarmes sont « reçus […] par des cris et le chant de La Marseillaise40 » entonné par la population, appuyée par le conseil municipal et le gardechampêtre, qui proteste contre la fermeture des cabarets. Un mois plus tôt, à Mèze, dans l’Hérault, le chant révolutionnaire est également entendu pour protester contre une remise de décorations41. La Marseillaise galvanise alors la résolution de citoyens qui symboliquement opèrent une séparation entre la nation et la force publique, que le chant de Rouget de Lisle – qui n’est pas encore l’hymne officiel de la République – sert à vilipender.
18Et inversement, l’intégration de la gendarmerie à la République ne va pas de soi. Des portraits de Napoléon iii se retrouvent encore dans des chambres d’officiers à la fin des années 188042. Dix ans plus tard, un policier audois enquête sur l’antagonisme entre une brigade de gendarmerie et la population d’un village. Sans preuve, il affirme pourtant que le conflit serait uniquement le fait des militaires car « la plupart des gendarmes […] ne paraissent pas imbus de principes républicains bien sincères43 ». Quatre ans plus tôt, la brigade de Villefranche, en Haute-Garonne, laissait également à désirer quant à sa fidélité au régime mais « depuis l’arrivée du nouveau commandant et le changement de deux chefs de brigade », le sous-préfet écrit n’avoir
« qu’à [s]e louer du zèle et de l’activité apportés par la gendarmerie à la prompte exécution des ordres qui lui sont donnés. L’esprit de toutes les brigades est bon et leur dévouement au Gouvernement de la République n’est plus mis en doute par personne. Tous les gendarmes, en général, remplissent fidèlement leur devoir et n’en sont pas moins bien vus dans l’arrondissement, où les populations les considèrent, avec raison, comme les véritables protecteurs de la sécurité publique et de la propriété44 ».
Des citoyens pas comme les autres
19Les caractères de la citoyenneté des policiers et des gendarmes sont directement déterminés par la fonction des premiers et le métier des seconds. En tant que militaires, les gendarmes ne peuvent exercer la conquête démocratique de la révolution de 1848 qu’est le suffrage universel. Comme les policiers, leur participation à un parti politique ou un syndicat est également proscrite pour éviter tout soupçon d’ingérence politique. L’accès au bureau de vote leur est même interdit par leur hiérarchie, au moins dans les années 1880, décennie durant laquelle les incidents liés à la présence de gendarmes lors de scrutins se multiplient. Les commissaires de police partagent au début de la IIIe République le même reproche d’être des agents du gouvernement. Lors de la crise du 16 mai 1877, certains de ces fonctionnaires sont accusés d’avoir manipulé le vote, ce qui leur vaut un déplacement ou la mise en disponibilité après la fin de l’ordre moral. Trente ans plus tard, protestant sans doute outrancièrement contre cet opprobre persistant attaché à une image prétendue révolue, un commissaire espère que le « châtiment prendra fin et qu’un jour prochain luira où le commissaire de police reconquerra enfin la place qui lui est due45 ». écho de représentations exagérées ou réalité vécue, un sentiment analogue se retrouve au même moment dans la presse nationale :
« Nous vivons un temps où il ne fait pas bon d’être gendarme ou agent de police […] ce devoir que l’agent remplit au péril de sa vie, ce devoir auquel nous rendons hommage chaque fois que l’homme est tombé en l’accomplissant, ce devoir à l’exécution duquel est subordonnée la sécurité, l’existence même de toute organisation sociale, comment se fait-il que par un illogisme singulier, nous le considérions comme dégradant, comment se fait-il que nous tenions en haine et en mépris celui qui l’accomplit46 ? »
Après la conquête de la légitimité démocratique, la quête de la reconnaissance républicaine par la force publique
20À la fin du XIXe siècle, lors de la revue annuelle de la Garde républicaine sur les Champs-Élysées, « les curieux se livrent à des démonstrations sympathiques, on acclame l’armée, on crie également : “Vive la République !” » Les applaudissements s’amplifient encore, selon ce périodique corporatif, lorsque le général Mourlan, président du comité technique de la gendarmerie, arrive avec son état-major ; « puis défile l’infanterie, dont la belle allure soulève d’unanimes acclamations47 », suivie par les vivats saluant la cavalerie. L’épisode est emblématique de cette évolution détaillée par Arnaud-Dominique Houte48. La martialité n’est plus synonyme de modèle prétorien impérial mais de protection des citoyens. Mais est-ce la gendarmerie qui s’est réellement transformée ou le regard que les républicains portent sur l’arme ? Les deux métamorphoses – avec évidemment des résistances de part et d’autre – sont nettement à l’œuvre au début du XXe siècle car si un avocat de l’institution militaire argue que « la Gendarmerie, instrument de défense sociale, […] doit être Nationale et Républicaine49 », quelques mois plus tard, Clemenceau tente, sans succès, de créer une gendarmerie mobile dévolue au maintien de l’ordre.
21Précisément, si la police judiciaire et le maintien de l’ordre trouvent dans le discours de Georges Clemenceau en octobre 1906, à Draguignan, leur légitimité démocratique, comme cela a été évoqué, les forces de l’ordre conquièrent simultanément une reconnaissance politique républicaine. Un officier de la gendarmerie traduit cette aspiration en lançant que « les gendarmes […] ne sont ni les inférieurs, ni les égaux, ni les supérieurs des autres citoyens ; ils occupent une place à part dans la nation : ils sont gendarmes50 ». Différents mais égaux ; semblables mais particuliers. Dialectique délicate qui se retrouve dans cette Marseillaise des gardiens de la paix, composée par une des âmes du mouvement associatif professionnel :
« Ô vous qui délaissez vos plaines
Pour servir nos belles cités :
Que vos armes républicaines
En protègent les libertés (bis)
Dignes fils deQuatre-Vingt-Treize,
Contre les Césars oppresseurs
Que vos bras soient les défenseurs
De la République française51. »
22Et ce lien indissoluble entre force publique et régime républicain est, à la veille de la Première Guerre mondiale, énoncé comme une évidente nécessité tant par des militaires que des fonctionnaires civils de l’ordre puisque, pour un membre des premiers, « le service rendu par la gendarmerie est le premier de ceux que les citoyens réclament de l’état : la sécurité52 » alors que pour le nouveau préfet de police, qui succède à Louis Lépine, la police doit participer à l’élévation du « Temple d’équité qui est l’idéal de la République53 ».
*
23« Que le gardien de la paix devienne le policier des Parisiens pose en même temps le problème de savoir à qui appartient exactement cette police54. » L’interrogation de Quentin Deluermoz peut être extrapolée à l’échelle nationale à l’ensemble des policiers et des gendarmes. Sous l’action de peurs sociales, ceux-ci sont bien devenus les protecteurs des citoyens de la République durant le premier demi-siècle de la IIIe République. Si, comme l’affirmait Michel Foucault, « le fait divers criminel, par sa redondance quotidienne, rend acceptable l’ensemble des contrôles judiciaires et policiers qui quadrillent la société ; il raconte au jour le jour une sorte de bataille intérieure contre l’ennemi sans visage55 », celui-ci assoit d’abord l’autorité des forces de l’ordre qui prétendent l’empêcher ou le réprimer56. Dans ce processus, la presse a joué un rôle cardinal et les questions d’images sont désormais au premier plan pour comparer l’activité de chacune des forces de l’ordre au détriment de l’analyse de leurs bilans chiffrés, de leur intégration territoriale et de leur rôle social local.
Notes de bas de page
1 La revanche des républicains à leur égard fut néanmoins très limitée, comme le souligne, pour la gendarmerie, Houte A.-D., « Une question de loyauté. Les épurations de la gendarmerie (1791-1939) », in Bergère M. et Le Bihan J. (dir.), Fonctionnaires dans la tourmente. Épurations administratives et transitions politiques à l’époque contemporaine, Chêne-Bourg, Médecine et hygiène/Georg, 2009, p. 121-142 et, pour la sûreté générale, López L., « Servir la République après avoir juré fidélité à Napoléon iii : les réintégrations sans épuration des commissaires de police », in Lignereux A. et Vincent M.-B. (dir.), Réintégrer les fonctionnaires. L’« après-épuration » en Europe, XIXe-XXe siècles, Histoire et mesure, vol. XXIX, 2014/2, p. 107-133.
2 Léveillé J., « Sur l’administration de la justice criminelle », Revue pénitentiaire, 1887, p. 835.
3 Pour un panorama de l’historiographie de la force publique, López L. et Luc J.-N., « Nouvelles histoires de gendarmes et de policiers aux XIXe et XXe siècles. Regards sur l’historiographie récente des forces de l’ordre », Histoire, économie et société, 2013/4, p. 3-19.
4 Kaluszinski M., La République à l’épreuve du crime. La construction du crime comme objet politique, 1880-1920, Paris, LGDJ, 2002.
5 Petit C., « La répression de la récidive », Revue pénitentiaire, février 1878, p. 168-179. Le mois suivant, la revue publie une « Enquête sur la récidive » menée auprès des conseillers généraux ; une majorité d’entre eux se montre favorable à la transportation des mendiants, p. 253-271.
6 Sanchez J.-L., « Les lois Bérenger (lois du 14 août 1885 et du 26 mars 1891) », Criminocorpus, [http://criminocorpus.revues.org/132].
7 Arboux (pasteur), « L’anthropométrie appliquée aux récidivistes », Revue pénitentiaire, 1885, p. 187-196.
8 Bertillon A., L’identité des récidivistes et la loi de relégation, Paris, G. Masson, 1883, p. 9.
9 « L’espion de Nancy », Journal de la gendarmerie de France, no 1620, 11 octobre 1890, p. 444.
10 López L., « “Quand nous serons à mille, nous ferons une croix.” Le contre-espionnage, un nouveau terrain de coopération entre gendarmes et policiers à la fin du XIXe siècle (1870-1914) », Histoire, économie et société, 2013/4, p. 20-30.
11 « Chronique », Journal de la gendarmerie de France, no 1565, avril 1889, p. 135.
12 Journal de la gendarmerie de France, no 1620, 11 octobre 1890, p. 445.
13 Compte général de l’administration de la justice criminelle […] pendant l’année 1892, Paris, Imprimerie nationale, 1895, p. x.
14 Ibid., p. xxv.
15 Ibid., p. xxviii.
16 López L., « “Voici les faits qui nous ont paru suffisants pour motiver son arrestation” : les juges à la poursuite du “vampire du Bois-du-Chêne” (Côte-d’Or, 1895) », in Chauvaud F. et Prétoux P. (dir.), L’arrestation, Rennes, PUR, 2015.
17 Machelon J.-P., La République contre les libertés ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Paris, Presses de la FNSP, 1976.
18 L’article 265 du Code pénal définit comme suit l’infraction à partir de 1893 : « Toute association formée, quels que soit sa durée ou le nombre de ses membres, toute entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, constituent un crime contre la propriété publique. » En 1810, le crime était défini comme « toute association de malfaiteurs envers les personnes ou les propriétés ».
19 Service historique de la défense-département gendarmerie (SHD-DG), 37 E 6, instruction aux commandants d’arrondissement sur la répression du nomadisme, 30 janvier 1900.
20 Retranscription du rapport de la commission Marcère instituée par le décret du 13 novembre 1897, Journal de la gendarmerie de France, no 1954, 25 mars 1898, p. 218.
21 Houte A.-D., Le triomphe de la République, 1871-1914, Paris, éditions du Seuil, 2014, p. 301.
22 Lagarde É., La police municipale en province. Ce qu’elle est, ce qu’elle doit être, Paris, s. n., 1897.
23 AD de la Marne (Archives départementales), 39 M 16, circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets, 17 janvier 1894.
24 « Répression de la propagande anarchiste », Mémorial de la gendarmerie, t. 17, 1894-1895, Paris, Léautey, p. 6-7.
25 Célice A. (avocat général à la cour d’appel de Nîmes), La police judiciaire et les polices municipales, discours solennel de rentrée à la cour d’appel de Nîmes (17 octobre 1898), Nîmes, Imprimerie Clavel et Chastanier, 1898, p. 24.
26 Pélatant L. (commissaire de police), De l’organisation de la police : étude historique, théorique et pratique, thèse pour le doctorat de sciences politiques et économiques, Dijon, Imprimerie J. Berthoud, 1899, p. 276-277.
27 Anonyme, « La sécurité publique et les tribunaux », La France judiciaire, 1907, p. 257.
28 Discours de Georges Clemenceau à Draguignan le 14 octobre 1906, L’Aurore, 15 octobre 1906.
29 López L., « Avant les gaz lacrymogènes : les liaisons dangereuses du maintien de l’ordre, de la police politique et de la police judiciaire en France durant la Troisième République », Déviance et société, vol. 32, 2008/1, p. 89-100.
30 Berlière J.-M., « Les brigades du Tigre ou la seule police qu’une démocratie puisse avouer ? Retour sur un mythe », in Baruch M.-O. et Duclert V. (dir.), Serviteurs de l’État. Une histoire politique de l’administration française, 1875-1945, Paris, La Découverte, 2000, p. 311-323.
31 Compte général de l’administration de la justice criminelle pendant l’année 1907, Paris, Imprimerie nationale, 1909, p. vii.
32 Décret du 30 décembre 1907 créant les douze brigades régionales de police mobile (Journal officiel, 24 janvier 1908).
33 Le Petit Parisien, 22 décembre 1911.
34 Lavignette F., La Bande à Bonnot à travers la presse de l’époque, Lyon, Fage, 2008.
35 L’Humanité, 3 janvier 1912.
36 L’Excelsior, 28 février 1912.
37 Le Petit Parisien, 30 avril 1912.
38 L’Excelsior, 30 avril 1912.
39 Houte A.-D., Le métier de gendarme au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2010, p. 209-236.
40 Retranscription du Journal d’Alençon, in Journal de la gendarmerie de France, no 1047, 21 novembre 1874, p. 458.
41 « Troubles de Mèze », retranscription du Figaro, in Journal de la gendarmerie de France, no 1044, 21 octobre 1874, p. 411.
42 CAC 5 (Centre des archives contemporaines), 19940493, art. 157, 2888, rapports au préfet de l’Aude sur la brigade de Castelnaudary, 1878.
43 Ibid., rapport au préfet du commissaire spécial à Narbonne sur les gendarmes de Thézan, 3 mars 1888.
44 AD de Haute-Garonne, 5 R 6, rapport du sous-préfet à Villefranche, 24 mai 1884.
45 Pélatant L., « Du rôle moralisateur de la police », Journal des commissaires de police, septembre 1907, p. 307.
46 Retranscription du Petit Journal, in Journal des commissaires de police, juillet 1907, p. 216-217.
47 « Revue de la Garde républicaine », Journal de la gendarmerie de France, no 2075, 20 juillet 1900, p. 482-483.
48 Houte A.-D., Le métier de gendarme au XIXe siècle, op. cit.
49 Maire G. et un gendarme en activité, Étude sur la gendarmerie, Paris, Imprimerie A. Cahn, 1905, p. 1.
50 Boschet (chef d’escadron), Conférence sur la Gendarmerie française. Troupe d’élite offrant des avantages insoupçonnés. Renseignements aux candidats gendarmes ou gardes républicains, brigadier et maréchal des logis, Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1910, p. 87.
51 Devèze L., VIIIe couplet de La Marseillaise des gardiens de la paix ; publiée quelques jours avant le congrès des Amicales de la police dans Le Rappel, 30 juin 1913 (CAC, 19940500, art. 14, 163).
52 Lélu G. (lieutenant), La sécurité publique en France et le rôle social de la gendarmerie, Thiers, Imprimerie A. Favyé, 1909, p. 61.
53 Discours de Célestin Hennion lors de l’inauguration de l’école pratique professionnelle des gardiens de la paix, Le progrès de la gendarmerie, no 16, 5 juin 1913, p. 248.
54 Deluermoz Q., Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris, 1854-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 242.
55 Foucault M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 292.
56 Pour une étude plus large du paysage policier, López L., La guerre des polices n’a pas eu lieu. Gendarmes et policiers, coacteurs de la sécurité publique sous la Troisième République (1870-1914), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2014.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008