« Portez sur les traîtres la lumière et le glaive » : les armées révolutionnaires septentrionales, entre combat républicain et détournements partisans (septembre-décembre 1793)
“Portez sur les traîtres la lumière et le glaive”: the People’s Armies in Northern France (from September to December 1793), Republican Struggle and Partisan Appropriations
p. 27-36
Résumés
Entre septembre et décembre 1793, deux forces armées sont créées dans les départements frontaliers des Ardennes et du Nord. L’armée du Mont-Dieu et l’armée révolutionnaire lilloise sont mises sur pied par des militaires et des militants locaux avec le soutien de représentants en mission. Elles sont présentées comme les instruments d’une lutte intérieure contre les complots qui menacent la République. L’apparence, les discours et les actions des membres de ces armées sont significatifs des usages politiques de la peur. La mise en scène de la violence physique et verbale s’inscrit dans une stratégie d’intimidation. L’effroi porté sert à asseoir la domination départementale de groupes militants bien identifiés au nom de la défense de la République.
From september to december 1793, two people’s armies are created in the Nord and in the Ardennes. They are set up by soldiers and militants with the support of people’s representatives on mission. They are regarded as a weapon against plots and enemies of the Republic. The look, the discourses and the actions of people’s armies underline political uses of fear. Physical and verbal violence in the public sphere is part of intimidatory tactics. Spreading fear is a way for specific militant groups to establish their domination over local populations in the name of the Republic.
Texte intégral
1« La Terreur c’est la peur contrôlée, maîtrisée, fixée dans les limites d’une justice populaire […] ce n’est plus celle que l’on ressent panique irrationnelle, mais celle que l’on inspire à bon escient aux ennemis de la Liberté », estime Michel Vovelle dans son essai sur la mentalité révolutionnaire1. L’an II, communément désigné comme la période de la Terreur, est un moment où l’articulation entre peur et combats républicains se manifeste tant dans les discours, dans les symboles mobilisés que dans les actes. Cette séquence historique invite plus spécifiquement à interroger les usages politiques de la peur, c’est-à-dire le lien entre la peur, émotion collective caractéristique des mentalités révolutionnaires, et une stratégie politique d’intimidation qui vise à imposer le respect voire la soumission « en portant l’effroi ».
2Après les journées parisiennes des 4 et 5 septembre 1793 sont levées, à Paris, puis dans 66 départements, des armées révolutionnaires composées de militants locaux qui reçoivent une rétribution et un armement2. Elles sont chargées de lutter contre les ennemis de la République, contre les accapareurs et les contre-révolutionnaires. Cette lutte a une résonance toute particulière dans les départements frontaliers septentrionaux qui, depuis la fuite du roi en juin 1791 et la déclaration de guerre d’avril 1792, ont été aux premières loges de manœuvres et de combats qui nourrissent localement un sentiment de vulnérabilité. Les conditions de création et le mode de fonctionnement des deux forces armées révolutionnaires en activité dans les départements du Nord et des Ardennes entre septembre et décembre 1793, sont significatives des liens qui se nouent entre les craintes collectives et les usages politiques de l’intimidation. Si ces deux forces peuvent être rapprochées par un contexte frontalier commun, la comparaison de leurs activités invite à souligner leur adaptation à des rapports de force locaux sensiblement différents : en définitive, sont-elles les instruments d’une canalisation des peurs par des groupes militants en vue d’imposer le respect de la République ou les fruits d’un détournement de la référence au salut public pour imposer des intérêts particuliers ?
3Les armées du Nord et des Ardennes se caractérisent tout d’abord par une paternité multiple qui indique la convergence de l’impératif de salut public et des enjeux partisans locaux. L’analyse des modes d’intimidation auxquels leurs membres recourent s’avère, ensuite, significative des complémentarités entre « la Terreur revendiquée », telle que l’a définie Haïm Burstin, et « la pratique de la Terreur » dans le but de soumettre les populations3. Enfin les conditions d’éradication des armées révolutionnaires révèlent un contexte d’oppositions et de concurrences qui divise durablement le camp républicain.
Des armées à paternité multiple
Des demandes locales inscrites dans un mouvement national
4Dans les Ardennes comme dans le département du Nord, la demande d’une armée révolutionnaire émane de militants locaux bien identifiés. Le 7 septembre 1793, une adresse de la société populaire des Jacobins de Sedan est lue à la Convention. Les signataires décrivent la situation locale et l’insèrent dans une histoire immédiate de la Révolution :
« Citoyens législateurs,
Les hommes qui ont de l’argent, ont succédé à ceux qui avaient des parchemins ; les riches ne valent guère mieux que les nobles ; comme eux ils sont les ennemis du pauvre, et désirent la contre-révolution pour l’opprimer. Leurs criminelles manœuvres dans Lyon, dans Bordeaux, dans Toulon, dans Marseille, ont soulevé notre indignation ; et pour rendre inutiles leurs efforts aristocratiques, nous avons cru devoir vous inviter à convertir en loi le projet de décret suivant, rédigé par un de nos membres […]. Cette déclaration faite par la représentation nationale servira d’invitations pressantes aux citoyens pauvres de cette ville, de se mettre en état d’insurrection contre les provocateurs de la rébellion, de s’organiser en force armée révolutionnaire, de prendre toutes les mesures que nécessiteront les circonstances, et de sauver la chose publique aux dépens de leur vie4. »
5La demande d’une armée révolutionnaire est donc justifiée par des considérations sociopolitiques qui établissent un clivage net entre des « riches » assimilés à des contre-révolutionnaires et les citoyens pauvres. La référence à la citoyenneté républicaine est réservée à un groupe social particulier, elle se fonde non pas sur la loi mais sur une appréciation de la situation nationale qui justifie un jugement de valeur. Cette adresse est présentée comme le support d’une demande locale et populaire dont les Jacobins sedanais se feraient les porte-parole. Toutefois cette demande s’enracine dans des enjeux partisans locaux et le clivage riches/pauvres relève également de luttes politiques départementales intenses. Au cours de l’été 1789, une élite de manufacturiers et de négociants accède au pouvoir municipal et départemental dans les Ardennes. La spécificité ardennaise s’affirme au cours de l’été 1792, lorsque ce personnel politique défend la monarchie face à l’agitation parisienne et soutient Lafayette qui envisage de marcher sur la capitale, après la journée du 10 août5. Face à eux, émerge une opposition locale de « républicains de la première heure », souvent plus jeunes, issus d’un milieu éduqué intermédiaire (professeur de rhétorique, bachelier en droit…) qui vont prendre le contrôle de la société des Jacobins de Sedan. Les autorités départementales qui finissent par se rallier à la République, réussissent à se maintenir au pouvoir mais un affrontement intense se prolonge durant toute l’année 1793. L’adresse offre donc deux niveaux de lecture et exprime une volonté de relier les enjeux nationaux et les conflits locaux.
6La demande d’une armée révolutionnaire émise dans le département du Nord présente des similitudes évidentes avec l’adresse des Jacobins de Sedan. Dans ce département, ce sont là aussi les membres de la société politique locale des Jacobins, celle de Lille plus précisément, qui, le 18 septembre, appelle au combat contre les riches et au renouvellement de toutes les fonctions publiques :
« Enfin quatre années d’expérience ne nous ont fait découvrir, dans la classe des riches et des hommes d’ancien régime que des intrigants, des égoïstes, des lâches et des accapareurs, des affameurs et des traîtres. Et dans la classe des sans-culottes des hommes incorruptibles, des défenseurs intrépides de la Liberté et des modèles de toutes les vertus républicaines6. »
7Les similitudes sont également perceptibles dans les usages communs d’une rhétorique qui valorise un modèle de citoyenneté à ancrage social sur la base non pas des lois, mais d’une histoire immédiate. L’expérience et l’observation des engagements depuis 1789 sont mobilisées pour justifier l’affirmation d’un clivage social et moral au sein de la République. Le contexte local est toutefois sensiblement différent puisque la société lilloise des Jacobins est dominée par un groupe de soldats. Ces soldats, après la victoire de Jemmapes en novembre 1792, ont participé à l’occupation de la Belgique puis, après la défaite française à Neerwinden en mars 1793, sont revenus en France. Ils ont alors investi la société populaire lilloise et se sont opposés aux médecins et hommes de lois qui l’avaient fondée7.
8Richard Cobb, dans son étude fondamentale des armées révolutionnaires en France, parle, à propos des demandes de création d’armées, d’une véritable mode en septembre 17938. Les demandes frontalières ne sont pas originales, elles reprennent des arguments hébertistes exprimés lors des journées parisiennes des 4 et 5 septembre 1793. D’ailleurs, le commandant de la force armée ardennaise, Jean-Baptiste Boucher dit Vive l’Amour, demande aux sans-culottes de Sedan de lui envoyer le journal d’Hébert : « Envoyez-moi le Père Duchesne, je suis son frère9. » Parmi les instigateurs de l’armée révolutionnaire du Nord, le prénommé Crosne, membre du club des Cordeliers, ainsi que Target qui assiste début septembre aux journées parisiennes ont probablement servi de relais entre les leaders hébertistes parisiens et les militants lillois. Les armées révolutionnaires ne sont toutefois pas uniquement liées au réseau hébertiste.
Forces publiques ou armées privées ?
9Richard Cobb refuse d’attribuer à la force armée ardennaise le titre d’armée révolutionnaire et la qualifie d’armée privée. Créée fin septembre, cette force armée est en effet spécifique puisqu’elle est attachée à l’ancienne abbaye du Mont-Dieu transformée en centre de détention dans les environs de Sedan. Toutefois, cette force s’avère hybride car elle est le fruit d’une concertation entre les autorités constituées et un groupe militant particulier. Les représentants du peuple en mission, Hentz et Bô, ont un droit de regard sur l’administration de la prison, la composition de la force armée et son commandement10. L’administration départementale qui a été épurée par ces mêmes représentants joue également un rôle dans les nominations. En même temps, le groupe des Jacobins de Sedan y occupe une place primordiale puisque la majorité des membres de son état-major sont issus de cette société populaire.
10La situation est proche dans le Nord. Dans ce département, les représentants du peuple Châles et Isoré publient, le 13 brumaire an II (3 novembre 1793), une proclamation qui devient l’acte de naissance de l’armée révolutionnaire du département du Nord :
« Voulant que la déclaration des droits de l’homme, fondement de la République française, soit le seul livre révolutionnaire de la religion et du gouvernement, et que nul individu résidant en France ne conserve la hardiesse d’insulter aux Lois du pays, sans être puni à l’heure même où son infidélité sera reconnue. Arrêtons, qu’il y aura, dans le département du Nord, une armée révolutionnaire commandée par le citoyen Dufresse, que cette armée habillée à la demi-hussard et coiffée du bonnet de la liberté se transportera dans tous les lieux où les ennemis intérieurs attaqueront l’égalité, la liberté l’humanité et la vertu. Cette armée sera suivie d’un tribunal pour juger les ennemis des sociétés populaires, les faux patriotes, les fanatiques, les accapareurs et les banqueroutiers11. »
11Le commandement de cette armée de combat contre les ennemis intérieurs est donc confié à Dufresse, soldat, commandant temporaire de la ville et président de la société populaire des Jacobins de Lille. Sur les 201 personnes composant cette force armée départementale, les 126 militaires répertoriés forment un groupe majoritaire12. La création de ces deux armées révolutionnaires est donc le fruit d’une concertation entre des détenteurs de l’autorité publique et des militants locaux bien identifiés et inscrits dans un réseau hébertiste. L’analyse de l’activité de ces forces hybrides permet de prendre la mesure des objectifs qu’elles cherchent à remplir et de la place accordée à la peur dans leur combat.
« Terreur revendiquée » et « pratique de la Terreur » : les modalités complémentaires d’une intimidation
Du poids des mots et des apparences
12Les membres des forces armées ardennaises et lilloises, dans le cadre de leur stratégie d’intimidation, soignent leur apparence afin d’afficher publiquement leur férocité. Châles et Isoré imposent à l’armée du Nord le costume à la demi-hussard et le bonnet de la liberté. A posteriori, le commandant Dufresse reconnaîtra qu’il s’est affublé d’une moustache et d’un bonnet à poil qui lui donnait l’air féroce13. Dans les Ardennes, le commandant Boucher écrit, le 12 novembre, avec une orthographe toute personnelle :
« Get pris possession de la maison si devant Montdieu, ainsi que tu me l’avet recommandé ; aussitôt que get été arrivé, get fais mettre la garnizon sous les armes. Get fait f… bas les statues des évêques, St Bruneau et toute sa clique. Ces b… là étaient dans leurs niches et avet l’air de se f… de la nation. Ce soir on fera un feux de goie, on chantera la Carmagnole, et nous f… au feu tous les livres. Puisse-t-il en aitre fait otant de tous les aristocrates et de tous les ennemis de la patrie. Ps : toute ma garnison porte des moustaches, c’est des bougres à poille14. »
13La moustache comme les exclamations illustrent un mimétisme et une adaptation locale des traits caractéristiques du personnage d’Hébert, le Père Duchesne.
14Suivant cette logique, dans le département du Nord, l’expression de « char de la Révolution », qui rencontre alors un succès national, est reprise et intégrée dans un discours particulièrement menaçant pour l’ensemble des citoyens. À Douai, Dufresse, d’après les membres de la société populaire locale, aurait publiquement indiqué « que la mort d’un innocent ne devoit pas faire naître de plainte et que si le char triomphal de la Révolution écrasoit quelques innocents, ils devoient s’estimer heureux de concourir à l’affermissement de la République15 ». Si cette déclaration restituée a posteriori a pu être orientée par le contexte spécifique de répression des terroristes en l’an III, elle entre tout de même en résonance avec bien d’autres témoignages qui soulignent l’emploi par Dufresse de cette métaphore lourde de menaces. À Dunkerque, le 13 frimaire an II (3 décembre 1793), après avoir proclamé la Terreur et la guillotine à l’ordre du jour, le commandant se serait exclamé :
« Lorsque le char de la révolution court dans sa course rapide, il n’épargne personne et quelques cents têtes plus ou moins coupables ne doivent point arrêter sa course et qu’importoit pourvu que sur vingt innocents, il se trouvoit un coupable16. »
15L’impératif de salut public semble primer sur l’impératif de justice et conduit à valoriser une citoyenneté républicaine sacrificielle. Mais l’objectif premier de ces interventions publiques est d’intimider. La volonté de porter l’effroi se traduit par la présence, auprès de l’armée du Nord, d’un tribunal révolutionnaire, d’un char, ou plus exactement, d’une guillotine ambulante, qui n’est pas sans rappeler la revendication de Chaumette auprès du conseil général de la Commune de Paris en vue d’établir un tribunal ambulant et une guillotine montée sur quatre roues17. Cette guillotine ambulante devient un des emblèmes de l’armée révolutionnaire du Nord comme l’illustre le brevet imprimé pour y être admis (cf. figure 1 du cahier d’illustrations).
16Le registre de l’effroi est alimenté par des discours, par des mises en scène publiques et par toute une symbolique qui doit contribuer à diffuser la peur, telle que l’a définie Jean Delumeau, c’est-à-dire, une « émotion-choc » provoquée souvent par la surprise et par la prise de conscience d’une menace, ou d’un danger pressant18.
17Les pratiques d’intimidation ne sont pas réductibles à un simple mimétisme à l’égard des attitudes parisiennes mais sont également la conséquence d’un transfert d’expérience des territoires belges vers les territoires septentrionaux. Bon nombre d’officiers de l’armée révolutionnaire du Nord, notamment Dufresse, Nivet, Target, Calmet, et Beauvoisins ont participé à la formation au cours de l’hiver 1792 de la Légion des sans-culottes de Bruxelles, une légion qui par sa manière d’agir constitue, selon Richard Cobb, le prototype des armées révolutionnaires françaises19. La Légion des sans-culottes de Bruxelles est créée sur proposition de la société populaire de cette ville pour lutter contre les partisans de la tyrannie, et en particulier contre les membres du clergé régulier. Pour remplir cet objectif, les membres de cette légion ont recours à une rhétorique et une symbolique de la menace voire de la terreur comme en témoigne l’emblème de cette armée : un drapeau rouge sur lequel est inscrit d’un côté : « Que périssent les tyrans ! et vous esclaves ! », de l’autre : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ». Expérience combattante en territoire occupé et pratique de la Terreur sur la scène politique intérieure sont donc étroitement liées.
Actions coercitives et domination départementale
18Les actions coercitives exercées dans le département des Ardennes par l’armée du Mont-Dieu sont difficiles à évaluer en raison de la destruction des archives départementales. La correspondance de Boucher déjà citée a révélé les destructions matérielles et les actions déchristianisatrices qu’il revendique. Les actions coercitives doivent également être dirigées contre les riches si l’on en croit sa lettre du 10 frimaire an II (1er décembre 1793) :
« Nous ne sommes plus dans le tems ou lon faisoit grace aux coupables, ou lon exécutoit pas les loix ; nous sommes au contraire dans le temps ou il faut suivre le chemin que nos braves montagnards de la Convention nationale nous trassent. Ils frappent à grand coups de leur côté, frappons aussi à grand coups du nôtre. Plus de pitié plus de grâces. Exterminons l’aristocratie, f… à bas le fanatisme, que l’or des riches aille dans les coffres de la Convention nationale, que tous les livres des prêtres et des fanatiques soient f… au feu, que les calottins soient tous renfermés et la République est sauvée20. »
19L’impératif de salut public justifie donc l’arrestation des plus riches citoyens des Ardennes, en particulier des anciens membres du directoire du département qui semblent avoir été arrêtés et contraints de verser une contribution pour le fonctionnement de la prison, pour nourrir les indigents et pour subventionner la garde nationale sedanaise. L’activité de la force armée légitimée par la défense de la République sert donc à asseoir la domination des Jacobins sedanais qui bénéficient du soutien des représentants en mission.
20L’armée révolutionnaire du Nord a une fonction comparable puisqu’elle va sillonner le département. Son itinéraire qui s’explique par la géographie des dénonciations de complots dans le Nord confirme son objectif de salut public. Les dénonciations émanent de particuliers mais elles sont aussi parfois relayées par les représentants en mission, voire directement envoyées par le Comité de salut public comme l’illustre la lettre du 26 brumaire an II (16 novembre 1793) :
« Les ennemis de la patrie ont ressaisi leur arme accoutumée : la trahison. Une conjuration vaste existe. Le comité est informé qu’on a conçu le projet de livrer toutes les places de premières lignes. Le centre de l’intelligence pourrait être Douay. Surveillez Douay, surveillez tous les points depuis Dunkerque jusque Maubeuge […]. Portez sur les traîtres la lumière et le glaive21. »
21En conséquence, l’armée révolutionnaire se rend à Douai où les autorités font l’objet d’épuration. 54 personnes sont arrêtées. Puis l’armée traverse la Flandre après avoir reçu plusieurs dénonciations concernant le modérantisme et le fanatisme des Flamands. En concertation avec le représentant Isoré, l’armée révolutionnaire entreprend une « défanatisation » en fermant les églises dunkerquoises et en faisant élever un temple à la Raison22. Entre septembre et décembre 1793, le tribunal révolutionnaire ambulant inculpe 17 personnes23. Ce chiffre, qui n’est pas négligeable mais qui est loin des centaines de victimes potentielles invoquées par Dufresse, a conduit Richard Cobb à parler, à propos du commandant de l’armée du Nord, des rodomontades d’un terroriste de comédie. Comme d’autres révolutionnaires bien connus, Dufresse a en effet été comédien avant d’entrer dans l’armée. Il a pu exploiter son expérience de la scène. Toutefois isoler un chiffre ou quelques condamnations ne permet pas de rendre compte des usages de la peur par les forces armées révolutionnaires. Les effets d’une violence limitée envers les populations locales sont d’autant plus intenses que ces actions coercitives s’accompagnent de discours menaçants et à de mises en scène publiques. Les logiques d’intimidation ont-elles contribué à canaliser les peurs et à défendre la République ?
Missions civiques de salut public ou détournements partisans ?
22La réponse est non, si l’on en croit la loi du 14 frimaire an II (4 décembre 1794) sur l’organisation du gouvernement révolutionnaire. Cette loi conforte la « centralité législative » et supprime les armées révolutionnaires en raison des débordements et des excès commis au nom de la défense de la République. Toutefois les applications variables de cette loi révèlent une situation complexe.
À la recherche d’un équilibre dans les Ardennes
23Le représentant du peuple Roux, envoyé le 29 décembre 1793 dans les départements de l’Aisne et des Ardennes, cherche à limiter les violences sans bouleverser profondément le rapport de force. La force armée du Mont-Dieu qui n’a pas officiellement pris le titre d’« armée révolutionnaire » est maintenue. Mais plusieurs Jacobins de Sedan qui ont commis des excès sont incarcérés24. Dans les Ardennes, la stabilisation politique menée par Roux n’implique pas la déchéance de tous les membres de la société populaire de Sedan, mais plutôt un rééquilibrage afin d’éviter les dérives partisanes et les règlements de compte. La situation est radicalement différente dans le Nord.
Un basculement politique dans le Nord
24Dans ce département, l’armée révolutionnaire poursuit ses activités dans les jours qui suivent la promulgation de la loi du 14 frimaire. Par ailleurs, cette loi interdit aux sociétés populaires de se fédérer. Or, un projet soutenu par Châles et Isoré de fédération des sociétés septentrionales autour de la société lilloise voit le jour. La dynamique d’affirmation de la société lilloise au nom de la défense de la République entre alors ouvertement en contradiction avec la loi. Des dénonciations sont émises, en particulier par le représentant du peuple en mission dans le Pas-de-Calais, Lebon qui avertit le Comité de salut public25. Celui-ci nomme alors deux représentants, Guiot et Hentz, pour examiner la situation. Hentz quitte donc les Ardennes où il a soutenu les membres de l’armée du Mont-Dieu, sensibles aux idées hébertistes, pour éliminer les membres de la société lilloise aux convictions proches. En effet, à partir du 12 décembre, à Lille, a lieu un retour de balancier. La stigmatisation et l’intimidation, mises en œuvre par Dufresse et ses proches, se retournent contre eux. Le 14 décembre, les deux nouveaux représentants du peuple écrivent au Comité de salut public que l’armée révolutionnaire n’était composée que de scélérats et de despotes qui imposaient le silence sous peine de guillotine26. Le représentant Châles, tenu pour responsable des excès, est quant à lui considéré comme un intrigant et un tartuffe. Les nouveaux représentants évoquent également un plan de Dufresse pour livrer le pays aux ennemis. Les références aux complots de l’étranger et à la défense de la République sont retournées contre les membres de l’armée révolutionnaire suivant « une stratégie de ressentiment » qui vise à les discréditer27. L’afflux de dénonciations d’« ultra-révolutionnaires », de « dilapidateurs », de « dictateurs » pour légitimer la répression systématique de tous ceux qui ont soutenu l’armée révolutionnaire du Nord, a pu constituer un coup d’essai qui, d’après Richard Cobb, servira de modèle pour l’instruction de l’affaire des hébertistes à Paris en mars 1794.
*
25Sophie Wahnich envisage la Terreur comme la traduction publique et institutionnalisée des appels populaires à la vengeance28. Les membres des armées révolutionnaires septentrionales revendiquent effectivement le rôle de porte-parole et de défenseur des citoyens les plus humbles face aux ennemis de la République. Leurs discours d’intimidation, qui sont soutenus par les représentants du peuple, témoignent toutefois d’une adaptation locale voire d’un détournement de l’exigence de salut public au profit d’un groupe particulier. En ce sens, la loi du 14 frimaire marque une deuxième étape dans la volonté de canaliser les usages politiques de la peur. Mais le maintien des conflits à différents niveaux, entre élites manufacturières et républicains de la première heure dans les Ardennes, entre Lillois fondateurs de la société populaire locale et soldats récemment arrivés dans le Nord, entre les divers représentants en mission, implique des incertitudes et une application différenciée de la loi selon les départements. Difficile dès lors de parler d’évolution linéaire fin 1793 ou, a fortiori, d’un système terroriste. La persistance des conflits est à la fois la cause d’un recours prolongé à l’intimidation et l’indicateur de débats toujours vifs sur ce qu’est et sur ce que doit être un citoyen républicain.
Notes de bas de page
1 Vovelle M., La mentalité révolutionnaire, Paris, Messidor, 1985, p. 62.
2 Cobb R., Les armées révolutionnaires, Paris, Mouton, 1961, t. I, p. 228.
3 Burstin H., « Entre théorie et pratique de la Terreur : un essai de balisage », in Biard M. (dir.), Les politiques de la Terreur, Rennes, PUR, 2008, p. 39-52.
4 Adresse citée dans l’Acte d’accusation contre Mogue, Delecolle, Crin, Sorlet, Durège, Varroquier, Lefranc, Laurent, Halma père, Drouet-Dachy, Bourguignon, Thomassin, Gallet, Lambert, Vassant et les deux Boucher, Mézières, Trécourt, s. d.
5 Kaci M., « Les réactions aux récits du 10 août 1792 dans la France septentrionale ou les conflits d’opinions comme enjeu politique », in Bourquin L., Hamon P., Karila-cohen P. et Michon C. (dir.), S’exprimer en temps de troubles, Rennes, PUR, 2011, p. 293-305.
6 Mavidal J. et Laurent E. (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860, Paris, P. Dupont, 1909, t. LXXIV, p. 643.
7 Leleu E., La Société populaire de Lille 1789-1795, s. l., 1919.
8 Cobb R., op. cit.
9 Lettre reproduite dans Hubert J., Mélange d’histoire ardennaise, Charleville, Bureaux du Courrier des Ardennes, 1876, p. 60.
10 Henry E., Les prisonniers du Mont-Dieu pendant la Révolution, Sedan, E. Laroche, 1907.
11 AM (Archives municipales) de Lille, 17 954, proclamation de Châles et Isoré du 13 brumaire an II (3 novembre 1793).
12 Ces chiffres sont extraits de Cobb R., op. cit., p. 348.
13 Leleu E., « Le général Dufresse et l’armée révolutionnaire du Nord », Revue du Nord, t. VII, no 22, 1920, p. 118.
14 Lettre reproduite dans Hubert J., op. cit., p. 58.
15 AN (Archives nationales), W 498, déclaration de la société populaire de Douai au Comité de salut public du 15 frimaire an III (5 décembre 1794).
16 Ibid., voir notamment les déclarations de Lemaire, Quehen et Vasseur.
17 Guérin D., Bourgeois et bras-nus : guerre sociale durant la révolution française 1793-1795, Paris Libertalia, p. 151
18 Delumeau J., La peur en Occident (XIV-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1978, p. 13.
19 Cobb R., op. cit., p. 32.
20 Lettre reproduite dans Hubert J., op. cit., p. 62.
21 AM de Lille, 17 954, lettre signée par Billaud-Varenne, Carnot et Barère au nom du Comité de salut public le 26 brumaire an II (12 novembre 1793).
22 AM de Lille, 18229, lettre de Dufresse aux Jacobins de Lille du 22 frimaire an II (14 décembre 1793).
23 Carpentier J.-M., Delatre R. et Glacet M., La délinquance dans le Nord pendant la Révolution, 1792-1803, maîtrise, Lille 3, 1971.
24 Leflon N., Nicolas Philbert, évêque constitutionnel des Ardennes, Mézières, Archives départementales des Ardennes, 1954, p. 132.
25 Aulard A. (éd.), Recueil des actes du Comité de salut public, Paris, Imprimerie nationale, 1889, t. IX, p. 355.
26 Ibid., p. 400.
27 Bourdieu P., « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 36-37, 1981, p. 3-24.
28 Wahnich S., « De l’économie émotive de la Terreur », Annales. Histoire, sciences sociales, 2002/4, p. 889-913.
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