Mieux vaut-il perdre la parole que perdre la tête ?
La peur dans les débats à la Convention nationale (1792-1795)
Fear in the Convention nationale’s debates (1792-1795)
p. 15-26
Résumés
S’appuyant sur une étude des épurations successives de la Convention nationale, cette proposition de communication tente d’appréhender non « la politisation des peurs », mais les peurs des politiques, en l’occurrence de certains « hommes politiques » : les représentants du peuple membres de la Convention. Trois points successifs sont abordés : la manière dont l’inviolabilité des députés née en 1789 a pu être bafouée à partir de l’automne 1792 dans une République contrainte, dès sa naissance, à ne point respecter une liberté indéfinie des opinions ; les temps forts où peut se repérer la peur de prendre la parole au sein de cette Assemblée ou dans d’autres lieux où s’expriment les conventionnels ; l’utilisation a posteriori de la peur comme alibi politique par ceux qui ont préféré s’en tenir à une prudente réserve plutôt que de s’engager dans des luttes fratricides vite devenues inexpiables.
Based on a study of successive purges of the Convention nationale, this communication aims to study political fears, in this case of some “politicians” representatives people members of the Convention. The evocation of three successive points is considered: how the inviolability of deputies born in 1789 could be harmed from autumn 1792 in a constraint Republic from birth to not enforce an indefinite liberty of opinion; highlights that can identify the fear of speaking in this Assembly or in other places where members of the Convention expressed; use post of fear as a political alibi by those who preferred to stick to a prudent reserve rather than engage in fratricidal struggles quickly became implacable.
Texte intégral
1En septembre 1792, les membres de la Convention nationale sont élus dans des circonstances pour le moins extraordinaires. La menace d’une invasion du territoire par des troupes étrangères et les conséquences politiques du renversement de la monarchie conjuguent leurs effets pour accroître un sentiment de peur qui se répand plus que jamais parmi les citoyens. Une peur mêlée d’espérance, certes, mais une peur tout de même. Les émotions collectives gagnent-elles jusqu’aux nouveaux élus ? Il est délicat de répondre à cette question sur la base de témoignages partiels et souvent tardifs (notamment les Mémoires et autres écrits d’un genre proche1), mais quand bien même l’esprit de chaque membre de la nouvelle Assemblée ne serait pas contaminé par la peur d’une contre-Révolution appuyée par des troupes étrangères, force est de constater l’accouchement pour le moins difficile de la république. Né du décret d’abolition de la royauté le 21 septembre 1792, ce nouveau régime politique se trouve d’emblée confronté à une situation extraordinaire2. De septembre 1792 à juin 1793, cette République n’a point de constitution et neuf longs mois s’écoulent avant que la Constitution de 1793 voie enfin le jour. Puis, dès l’automne suivant, sa mise en sommeil et la naissance d’un gouvernement dit « révolutionnaire jusqu’à la paix » placent la république dans une situation d’exception. Enfin, contrairement à une idée reçue, ce gouvernement révolutionnaire ne prend pas fin avec la mort de Robespierre et de ses amis politiques, plusieurs des institutions révolutionnaires restant en activité jusqu’à la naissance du Directoire. Autrement dit, pendant environ trois ans, la Convention s’est trouvée face à un ensemble de défis redoutables : vaincre les adversaires de la Révolution et les armées étrangères, mais aussi fonder véritablement la Première République par des institutions au sens donné à ce mot par Saint-Just. Nul doute que les représentants du peuple n’aient vécu ces trois ans accompagnés par une peur aux multiples visages. Comment en aurait-il d’ailleurs été autrement, dès lors que les idées répandues au siècle des Lumières suggéraient la quasi-impossibilité d’une république en France ? Les Constituants de 1789 étaient « devenus révolutionnaires », selon la formule consacrée ; leurs successeurs de 1792 devaient, eux, « devenir républicains » et par là même fonder un régime politique supposé inadapté à la France. Comment ne pas avoir peur de ce saut sinon dans l’inconnu, à tout le moins dans l’incertitude ?
2De plus, le nouvel État républicain était dès sa naissance confronté à des contradictions majeures : fonder un régime qui assure et protège les droits de l’Homme, et donc les libertés publiques, mais également prendre les mesures nécessaires à sa défense ; fonder un nouvel ordre, donc obligatoirement définir et briser ce qui relève du/des désordre/s ; protéger les citoyens tout en stigmatisant leurs « ennemis », réels ou supposés. L’ensemble implique l’omniprésence de peurs politiques : la peur de cet « Autre » qu’il convient d’exclure, voire d’éliminer ; la peur de ne pas voir la République triompher et donc la radicalisation possible des législations répressives au gré des variations d’intensité de cette peur ; la peur enfin des divisions politiques au sein même de la Convention là où cette dernière devrait offrir à ses adversaires un bloc uni. Cela relève-t-il d’une « culture citoyenne de la peur » ? Peut-être, mais, quoi qu’il en soit, cette omniprésence de la ou des peurs entraîne de terribles conséquences sur les débats de la Convention. Comment prendre librement la parole si la peur des conséquences d’une prise de position bride la liberté d’expression ? Cette immixtion de la peur dans le champ politique était en fait déjà potentiellement en germes dans la Constitution de 1791 et même dans la législation de 1789, dès lors que l’inviolabilité des députés pouvait, on va le voir, ne pas suffire à leur assurer une liberté de parole. Aussi les années 1792-1795 sont-elles marquées par des silences provoqués pour certains par la peur de s’exprimer librement, scandées par plusieurs temps forts de cette crainte partagée par les représentants du peuple, enfin également marquées par la peur érigée après Thermidor au rang d’excuse politique.
Une condition préalable à la liberté des opinions dans une Assemblée : l’inviolabilité de ses membres
3Dès le 23 juin 1789, lorsque les membres de la toute jeune et autoproclamée Assemblée nationale refusent d’obéir à un ordre du roi leur enjoignant de se séparer, ils s’accordent sur le principe d’une protection offerte à chaque député. Un texte, aussitôt voté à une large majorité, reconnaît que nul ne pourra désormais « poursuivre, rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou faire détenir un député, pour raison d’aucunes propositions, avis, opinions, ou discours par lui faits aux États généraux3 ». À cet instant, chacun songe bien sûr à « la puissance des baïonnettes » évoquée par Mirabeau, donc à la menace d’un coup de force contre l’Assemblée, et Gleizen, député breton, a déjà recours à une image forte : « La grandeur de notre courage égalera la grandeur des circonstances. Il faut mourir pour la patrie4. » En septembre 1791, la Constitution reprend et entérine le principe de cette inviolabilité accordée aux députés, tout en autorisant l’Assemblée à décréter d’accusation un de ses membres en raison de « faits criminels5 ». Pareille décision implique, d’un côté, l’assurance d’une liberté des débats au sein de l’Assemblée, de l’autre, une épée de Damoclès au-dessus de la tête de chaque député. En effet, la notion de « faits criminels » peut dans l’absolu être étendue à des actes politiques, voire à de simples paroles, ce qui ne manque pas de survenir à l’été 1792 lorsque toute prise de position favorable au retour de la royauté est assimilée à un crime contre-révolutionnaire. Stigmatisant d’un usage commode que celui-là, pour peu que les contours en soient progressivement étendus, ici à un prétendu « fédéralisme », là à un « complot de l’Étranger ». Ainsi, l’inviolabilité accordée à chaque député peut dans l’absolu être remise en cause et conduire au minimum à une épuration politique, au pire à une arrestation puis à une mise en accusation susceptible d’envoyer un législateur à la guillotine. Comment, dans ces conditions, l’inviolabilité pourrait-elle encore garantir une entière liberté de parole au sein de l’Assemblée ? Qui plus est, le fonctionnement même de l’Assemblée peut déjà sinon limiter cette liberté, en tout cas la borner par l’encadrement des interventions orales organisé par le bureau. Ce dernier, composé d’un président et de secrétaires (tous députés et élus à cette fonction par leurs collègues), joue un rôle majeur pour régler les débats. Une mouvance politique qui parvient à dominer le bureau bénéficie d’un instrument majeur pour orienter les débats, voire les décisions. Ainsi, pour ne mentionner que deux exemples opposés, dans les premières semaines d’existence de la Convention nationale, les Girondins ont presque monopolisé les places6, tandis qu’en mars 1793 l’influence des Montagnards au sein du bureau leur a permis de composer une liste de représentants en mission nettement dominée par leurs amis politiques7. Or, en décembre 1792, se produit un événement qui permet de lier tout à la fois l’importance du bureau de la Convention, la possibilité d’une épuration politique de celle-ci, mais aussi la stigmatisation susceptible de frapper un de ses membres et donc la peur d’être transformé en une prochaine cible.
4Le 16 décembre 1792, dans un contexte où se prépare le procès de Louis XVI, le Girondin Buzot intervient devant la Convention pour s’en prendre au duc d’Orléans : « Je demande donc que Philippe, sa famille et toute la race des Bourbons aillent porter ailleurs que dans la République le malheur d’être nés près du trône, d’en avoir connu les maximes et reçu les exemples8. » Or, le duc est alors l’un des représentants du peuple élus par Paris et siège parmi les Montagnards sous le nom de Philippe Égalité. La manœuvre politique de la Gironde est flagrante, aussitôt soutenue d’ailleurs par plusieurs autres de ses membres (comme Louvet et Lanjuinais), et elle entend jeter le discrédit sur la Montagne soupçonnée de favoriser les desseins personnels du duc aux dépens de la République. Mais, au-delà de cette manœuvre, l’essentiel me semble ailleurs. Philippe Égalité est mis en cause non pour ses actes, mais pour son statut de prince du sang, ce qui peut dans l’absolu ouvrir la voie à d’autres exclusions (par exemple celle de tous les nobles). Surtout, la demande de Buzot, même si elle est finalement rejetée, implique que, pour la première fois, la Convention choisisse d’expulser de son sein un représentant du peuple couvert par l’inviolabilité accordée à tous. Le lendemain, au Club des Jacobins, deux représentants montagnards résument la situation et élargissent le débat pour souligner l’importance stratégique du bureau, le double fléau de l’absentéisme et du refus de s’engager, mais aussi bien sûr le précédent qui serait créé par une exclusion de Philippe Égalité :
« Goupilleau [de Montaigu]. — La minorité de l’Assemblée législative a sauvé la patrie : eh bien, c’est la minorité de la Convention qui doit encore sauver la chose publique (applaudi). Pour opérer le salut public, il est nécessaire que nous soyons tous unis. Les décisions les plus importantes dépendent du bureau, et, si le bureau est mal composé, nous sommes sûrs d’être le jouet de l’intrigue, et, si le bureau est mal composé, il ne faut en accuser que la lâcheté des patriotes. Jamais les Assemblées constituante et législative n’eurent un bureau plus infernal que celui que nous avons actuellement ; à l’exception de [Jeanbon] Saint-André et de Saint-Just, je ne donnerai pas deux sols du reste. Il faut que vous marquiez au sceau de l’ignominie les patriotes qui ne se rendront pas à leur poste les jours où l’on formera le bureau […]. Il faut que nous nous serrions de plus en plus autour du rocher de la Montagne, et que nous y mourrions ou que nous sauvions la liberté. Vous vous dites républicains, vous n’êtes que des enfants en républicanisme, puisque vous avez peur d’une seule famille […].
Drouet. — Que la liberté se couvre d’un voile, la souveraineté du peuple a été outragée. Les représentants du peuple n’ont pu parler librement dans le sanctuaire des lois. Nous avons été obligés d’être en insurrection contre la majorité. Nous avons entendu Lanjuinais nous appeler royalistes, brigands […]. Le but de la motion de Buzot est de persuader que la minorité de l’Assemblée est royaliste. Si nous laissons violer les droits du peuple, on voudra renvoyer de l’Assemblée tous les factieux, au nombre desquels j’ai l’honneur d’être9. »
5« Peur d’une seule famille » ou plutôt peur de prendre parti au sein de la Convention dès lors que celle-ci se scinde de plus en plus chaque jour entre deux mouvances politiques antagonistes ? Mais pourquoi avoir peur dès lors que l’inviolabilité donne à chaque représentant du peuple l’assurance de ne pas être poursuivi pour ses positions et paroles dans l’enceinte de l’Assemblée ? En réalité, chacun se rend bien compte de ce que, à terme, les oppositions politiques les plus fortes, cette insurrection contre la majorité selon les mots de Drouet, peuvent finir par rendre illusoire l’inviolabilité et déboucher sur des exclusions. Le 1er avril 1793, alors que la Gironde est déjà en train de progressivement perdre le contrôle de l’Assemblée, plusieurs de ses membres s’en prennent à Danton et surtout à Marat, puis obtiennent le vote du décret suivant :
« La Convention nationale, considérant que le salut du peuple est la suprême loi, décrète que, sans avoir égard à l’inviolabilité d’un représentant de la nation française, elle décrétera d’accusation celui ou ceux de ses membres contre lesquels il y aura de fortes présomptions de sa complicité avec les ennemis de la liberté, de l’égalité et du gouvernement républicain10. »
6Mots terribles que ceux-ci, non par leur nouveauté absolue puisqu’ils ne font que reprendre le droit de mise en accusation d’un député par l’Assemblée, droit déjà présent dans la Constitution de 1791, mais parce qu’ils criminalisent de fait des opinions politiques. Qui, en effet, sera juge de cette « complicité » avec les adversaires de la Révolution, sinon la Convention elle-même, dès lors qu’elle jouit du droit de mettre un de ses membres en accusation ? A cet instant, les Girondins inaugurent un mécanisme terrible qui va, à terme, les broyer, même s’il ne s’agit pourtant à leurs yeux que d’envoyer Marat devant le tribunal révolutionnaire créé le mois précédent. Trois jours seulement après le vote du décret de mise en accusation contre l’Ami du Peuple (le 12 avril), une députation des sections parisiennes se présente à la Convention et lui réclame l’exclusion de vingt-deux représentants girondins « coupables du crime de félonie envers le peuple souverain11 ». Le mot « crime » sert donc de fondement à la demande d’épuration de l’Assemblée, exactement comme il a servi à la mise en accusation décrétée contre Marat. Si la peur a pu peut-être inciter des membres de la Convention à observer un silence prudent entre septembre 1792 et ce printemps 1793, notamment parmi ceux dont les convictions républicaines n’étaient pas vraiment fermes12, elle devient fatalement plus présente sitôt que les mécanismes épuratoires se sont déclenchés, ce dont témoignent plusieurs temps forts où le silence de certains relève de toute évidence d’une crainte.
Des temps forts où la peur favorise le silence
7Quatre moments au moins me semblent pouvoir illustrer non la politisation des peurs, mais les peurs des politiques, en l’occurrence de certains « hommes politiques » : ces représentants du peuple qui finissent par perdre toute confiance en la protection accordée par leur inviolabilité. à la limite, le cas de Marat en avril 1793 a encore pu donner des illusions aux membres de la Convention, puisque, à l’issue de sa comparution devant le tribunal révolutionnaire, il a été blanchi des accusations portées contre lui et a pu sortir triomphalement au milieu de ses partisans. Mais les processus judiciaires répressifs engagés contre les Girondins à partir de juin 1793 suffisent à prouver que la Conciergerie fait désormais figure d’antichambre de la mort pour des représentants du peuple exclus de l’Assemblée et mis en accusation devant le tribunal révolutionnaire. Si certains d’entre eux osent encore dans un premier temps élever la voix pour défendre leurs amis politiques, il ne s’agit là que d’un éphémère sursaut. Au-delà de ce premier temps fort, lorsque, au printemps et à l’été 1794, la mouvance montagnarde est successivement amputée de sa frange « hébertiste », puis de Danton et de ses coaccusés, enfin de Robespierre et ses amis, un silence de mort règne au sein de la Convention au moment des épurations politiques et très rares sont ceux qui osent se risquer à défendre les accusés.
8S’agissant tout d’abord de l’élimination des Girondins, plusieurs séquences doivent être distinguées avec soin. Dans les jours immédiats qui suivent le 2 juin, des Girondins continuent à s’exprimer au sein de la Convention et plusieurs d’entre eux plaident en faveur de leurs amis placés en état d’arrestation. Plusieurs textes de protestation sont également signés par des membres de la Convention et transmis à celle-ci (ce qui vaudra d’ailleurs des poursuites à nombre des signataires quelques semaines plus tard). Non seulement il s’agit alors de la toute première exclusion collective de représentants du peuple, mais les 29 députés girondins frappés ne sont visés que par un décret d’arrestation, et non par un décret d’accusation. La différence est fondamentale, car si le premier type de décret entraîne une 20 simple détention, le second implique une traduction en justice. De plus, le décret d’arrestation du 2 juin porte qu’ils doivent être simplement assignés à résidence, gardés à leur domicile sous la surveillance d’un gendarme. Leurs collègues demeurés au sein de la Convention tentent alors d’adoucir cette détention, pourtant peu sévère, en réclamant notamment que chacun ait le droit de se promener accompagné du gendarme affecté à sa garde. Mais, en quelques jours, mettant à profit cette surveillance pour le moins laxiste, deux tiers des prévenus ont quitté leur domicile et choisi de fuir… Lorsque Boyer-Fonfrède et Ducos prennent encore la parole pour défendre leurs amis devant la Convention, leurs protestations se heurtent désormais à un mur, celui des réalités. En se soustrayant au décret qui les frappait, les fugitifs non seulement aggravent leur situation, puisqu’ils vont vite être placés hors de la loi, mais ils pénalisent aussi leurs collègues restés à Paris, aussi bien les quelques captifs que la majorité encore libre et présente au sein de l’Assemblée. Inutile de s’étendre sur le fait que le contexte terrible de l’été 1793, avec les revers militaires et la crise « fédéraliste », joue aussi un rôle majeur dans la radicalisation des mesures répressives. De juin à septembre, aucun décret ne visait l’ensemble de la députation girondine et plusieurs de ses membres ont pu prendre la parole pour continuer leur combat politique ; avec le décret voté le 3 octobre suivant, sur un rapport d’Amar, cette fois tous sont frappés : une soixantaine d’entre eux, emprisonnés ou encore en fuite, sont voués à la Conciergerie, tandis qu’un décret d’arrestation atteint plus de soixante-dix de leurs amis politiques. Cette fois, presque tous se taisent, puisque seuls trois Girondins, dont une nouvelle fois Boyer-Fonfrède, osent protester13. En vain. Leur seul moyen de défense passe désormais par l’écrit, dans l’attente de leur procès devant le tribunal révolutionnaire. L’écrit et non plus l’oral, justement en raison même de l’impossibilité à s’exprimer devant la Convention. Boilleau, l’un de ceux dont la tête tombe le 31 octobre, écrit ces mots qui témoignent de sa lucidité et surtout de la peur ambiante : « Mais puisque la terreur a comprimé les âmes au point que personne n’ose élever la voix en faveur d’un innocent accusé, il faut bien consentir à ne pas paraître modeste14. » Et plusieurs des fugitifs arrêtés en province expliquent eux aussi avoir eu peur de ne pas pouvoir prendre la parole pour se défendre. Ainsi Brissot, arrêté à Moulins le 10 juin, déclare-t-il : « J’ai cru devoir attendre dans la solitude que la Convention ait repris l’autorité suprême dont elle doit être investie, et que ses membres accusés pussent sûrement et librement repousser dans son sein les accusations fausses élevées contre eux15. » Quant à Noël, arrêté comme lui sous une fausse identité, cette fois près de Montbéliard, le 2 frimaire an II (22 novembre 1793), son interrogatoire ne laisse aucun doute sur le profond sentiment de peur qui a provoqué sa fuite :
« Il fut extrêmement étonné de voir son nom dans ce décret d’accusation […] qu’il était très décidé […] de se présenter au tribunal révolutionnaire pour s’y faire juger, espérant que la pureté de ses intentions et de son civisme lui ferait rendre la justice, qu’on ne peut sans crime refuser à l’innocence ; mais que la terrible condamnation à la peine de mort, qui fut prononcée contre les vingt et un députés détenus, lui fit craindre que le tribunal ne prît pour règle de ses jugements le décret d’accusation, et qu’en conséquence il ne condamnât de même tous ceux qui y étaient compris, sans autre examen ni distinction16. »
9Si les Girondins ont ainsi pu vérifier à leurs dépens dès octobre 1793 qu’un décret d’accusation pouvait conduire un représentant du peuple à la guillotine, malgré l’inviolabilité supposée assurer sa protection, l’ensemble des membres de la Convention connaît désormais les conséquences d’une mutilation de l’Assemblée, a fortiori si elle s’accompagne d’une mise hors de la loi. Chacun sait qu’une élimination politique peut se solder par une élimination physique, et nul doute que cela ne pèse dans les débats au sein de la Convention lors des autres temps forts où celle-ci se voit de nouveau amputée de certains de ses membres. Au printemps 1794, avec l’arrestation et la condamnation à mort des « hébertistes » (ou « exagérés ») puis des « dantonistes » (ou « indulgents »), onze autres représentants du peuple perdent la vie sous le « rasoir national » en germinal an II : Clootz le 4 (24 mars) ; Danton et huit autres députés le 16 (5 avril) ; enfin Simond amalgamé dans le troisième procès collectif, celui du prétendu « complot » des prisons, qui meurt le 24 (13 avril) avec les veuves d’Hébert et Desmoulins. à l’annonce de l’arrestation d’Hébert et de ses partisans, pas une voix ne s’élève au sein de la Convention pour sinon plaider en faveur de Clootz, à tout le moins demander des éclaircissements sur les motifs de son arrestation. Et, lorsque tombe la nouvelle de l’arrestation de Danton et trois autres représentants dans la nuit du 10 au 11 germinal (30-31 mars), seul Legendre a suffisamment de cran pour oser demander qu’ils soient entendus, et même pour ouvertement se solidariser avec son ami :
« Citoyens, quatre membres de cette assemblée sont arrêtés de cette nuit. Je sais que Danton en est un ; j’ignore les noms des autres. Qu’importe leurs noms s’ils sont coupables ? Mais, citoyens, je viens demander que les membres arrêtés soient traduits à la barre, où vous les entendrez, et où ils seront accusés ou absous par vous […]. Citoyens, je le déclare, je crois Danton aussi pur que moi […] je veux rappeler le serment que nous nous fîmes en 90, qui engagea celui de nous deux qui verrait l’autre survivre à son attachement pour la cause du peuple à le poignarder sur le champ, et dont j’aime à me souvenir aujourd’hui. Je le répète, je crois Danton aussi pur que moi. Il est dans les fers depuis cette nuit ; on a craint sans doute que ses réponses ne détruisent les accusations dirigées contre lui. Je demande en conséquence qu’avant que vous entendiez aucun rapport les détenus soient mandés et entendus17. »
10Aussitôt combattu par une intervention de Robespierre, Legendre bat en retraite et balbutie piteusement : « Si j’ai fait la proposition que le préopinant a combattue, c’est qu’il ne m’est pas démontré encore que les détenus soient coupables comme cela peut être démontré à ceux qui ont les preuves sous les yeux ; au reste, je n’entends défendre ici aucun individu18. » Comme les autres représentants présents, il doit alors entendre en silence le long rapport de Saint-Just contre les deux « factions », puis la proposition de décret d’accusation contre Danton, Desmoulins, Hérault de Séchelles, Philippeaux, Delacroix et Fabre d’Églantine. Le journaliste du Moniteur, qui rend compte de la séance, note que « le décret est adopté à l’unanimité et au milieu des plus vifs applaudissements19 ». Nul n’a donc soutenu le plaidoyer de Legendre et nul, lui compris, ne s’oppose au vote du décret. Pire, le soir même, au Club des Jacobins, dont il occupe alors la présidence (du 6 au 18 germinal), Legendre est pris à parti par Couthon et contraint à une nouvelle palinodie20. Incontestablement, la peur joue ici un rôle décisif et vient annihiler tant les affinités électives que les solidarités politiques. Une situation semblable se reproduit pourtant le 9 thermidor (27 juillet) avec un autre dénouement. Comme l’a montré Françoise Brunel, seuls trente-cinq membres de la Convention nationale prennent la parole lors de cette séance houleuse, et trente-trois d’entre eux sont montagnards21. Seuls Augustin Robespierre et Le Bas osent prendre la défense de Maximilien, décrété d’arrestation avec Couthon et Saint-Just. Si les liens familiaux d’Augustin et Maximilien les unissent dans l’adversité, le cas de Le Bas relève d’un autre comportement, d’autant que, à ce moment-là, demander à partager leur sort équivaut presque à un suicide. Ce que Legendre n’a pas osé en germinal, ce que David s’est bien gardé de faire en n’assistant pas à la séance, après avoir promis à Robespierre la veille de boire la ciguë avec lui, Le Bas l’accomplit. Loin d’une simple intervention verbale, il témoigne de sa solidarité par le plus courageux des actes. Peut-on raisonnablement penser que, en ce 9 thermidor, tous les autres Montagnards sont unanimement devenus hostiles à Robespierre ou sont absents en raison des missions ? Nul ne pourra jamais sonder les esprits à quelque 220 années de distance, mais il paraît on ne peut plus probable que, une fois de plus, la peur a dû jouer son rôle. La peur qui provoque le ralliement à la meute des accusateurs de tel ou tel représentant habituellement discret (songeons à Louchet qui demande le décret d’arrestation contre Robespierre), mais aussi la peur qui impose le silence à d’autres éventuels désirs de se solidariser avec Robespierre et ses compagnons.
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En guise de conclusion, la peur comme excuse
11Aussi n’est-ce point un hasard si, dès les lendemains des 9 et 10 thermidor, cette même peur fait son apparition dans le magasin aux accessoires où puisent des représentants du peuple soucieux d’expliquer, voire de justifier, leurs silences au sein de la Convention. En proposant et diffusant l’idée d’un prétendu « système de terreur », Tallien et ses émules permettent à l’Assemblée de s’autoamnistier de ses propres responsabilités dans les répressions exercées en 1793 et en l’an II. Mais l’idée d’un bouc émissaire et de quelques « complices » se diffuse bien au-delà de la Convention, et, mieux que d’autres peut-être, Duperret l’exprime au Club des Jacobins, le 11 fructidor an II (28 août 1794) : « Que les Jacobins relèvent une tête fière ; plusieurs auront été sans doute frappés de terreur : qu’ils reviennent de cet état de stupeur. Et moi aussi j’ai été épouvanté par le tyran ; sans vouloir affecter une fermeté factice, j’avouerai franchement que le tyran m’a fait peur22. » Cet aveu tardif suppose-t-il une bravoure désormais retrouvée ? En soi, on pourrait le croire pour peu qu’on fasse sienne l’analyse proposée. En effet, comment un représentant du peuple pourrait-il désormais avoir peur de prendre la parole si l’on admet que « la terreur » fut bien un « système » et se trouve enfin ravalée au rang de sinistre souvenir ? D’aucuns se lancent même à nouveau dans de belles envolées lyriques, tel Fayau, toujours au Club des Jacobins, le 9 brumaire an III (30 octobre 1794) :
« Est-ce la mort que nous pourrions craindre ? Non. Présentons à nos ennemis la poitrine de Marat et le flanc de Le Peletier, et nous les glacerons d’effroi. Qui pourrait encore fermer la bouche aux amis de la liberté ? Est-ce la crainte d’être rangés dans la classe des conspirateurs ? Mais que peuvent-ils appréhender pour leur bonheur, lorsque, sans peur et sans reproche, ils ont leur conscience pour appui et le peuple pour juge23 ? »
12Sans peur et sans reproche ces successeurs de Bayard ? à voir, car, en cet automne 179424 où la Convention choisit de conserver plusieurs des institutions extraordinaires nées en 1793 pour mieux faire triompher ses nouvelles orientations politiques, certains des « derniers Montagnards » gardent au contraire un silence prudent. Ainsi en est-il tout particulièrement de Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et Barère, les trois anciens membres du comité de Salut public qui ont choisi de s’en retirer après la mise à mort de Robespierre. Alors que commence dès fructidor une intense campagne de presse visant à conquérir l’opinion publique et à obtenir une hégémonie dans l’espace public au détriment des Jacobins, alors que les trois représentants montagnards sont avec d’autres visés au premier chef par les accusations portées contre « la queue de Robespierre25 », leur silence interpelle leurs propres amis politiques. À tel point que, le 25 vendémiaire an III (16 octobre 1794), toujours aux Jacobins, Lejeune met explicitement en rapport le silence et la peur, en accusant Billaud-Varenne et Collot d’Herbois d’avoir gardé trop longtemps le silence et de faire preuve de « lâcheté » : « J’accuse ces membres silencieux d’une circonspection funeste et meurtrière pour la liberté publique26. » Il s’attire alors une réponse des deux hommes, qui prétendent que leur silence ne relève nullement d’une crainte, mais d’une tactique délibérée27 … La suite des événements devait en tout état de cause démontrer qu’il est aussi un temps où il est trop tard pour agir, que réagir demeure alors la seule solution et qu’elle n’apporte aucune certitude de succès. Les journées de germinal et prairial an III marquent en effet un ultime temps fort de ce lien noué en 1793 entre prise de parole et épuration politique à la Convention. Pour les trois quarts des « derniers Montagnards », elles se soldent par des arrestations, des déportations et des exécutions. Parmi eux, huit choisissent la voie du suicide, Maure et Rühl de manière solitaire, les six martyrs de prairial avec la volonté de transformer leur mort en geste politique spectaculaire. Condamnés à mort par une commission militaire pour des paroles prononcées dans le sein de la Convention, ils suivent jusqu’au bout la devise « La Liberté ou la mort » et lèguent aux générations suivantes l’espoir que la peur ne fasse pas taire l’Homme libre, y compris s’il doit pour cela accepter le sacrifice de sa vie.
Notes de bas de page
1 On en trouvera quelques exemples dans Tackett T., The Coming of the Terror in the French Revolution, Cambridge, Harvard University Press, 2015.
2 Biard M., Bourdin P., Leuwers H. et Serna P. (dir.), 1792. Entrer en République, Paris, Armand Colin, 2013.
3 AP, tome VIII, p. 147.
4 Ibid., p. 146.
5 Biard M., La Liberté ou la mort. Mourir en député, 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015, chap. iii ; Guérin-bargues C., Immunités parlementaires et régime représentatif. L’apport du droit constitutionnel comparé : France, Royaume-Uni, États-Unis, Paris, LGDJ, 2011.
6 Biard M., « Premières prises de parole et débats législatifs à l’aube de la République », inBiard M., Bourdin P., Leuwers H. et Serna P. (dir.), 1792…, op. cit., p. 219-240.
7 Biard M., « La mission du 9 mars 1793 », inLe Bozec C. et Wauters E. (dir.), Pour la Révolution française. En hommage à Claude Mazauric, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 1998, p. 273-280.
8 AP, tome LV, p. 80.
9 Aulard A., La Société des Jacobins. Recueil de documents pour l’histoire du Club des Jacobins de Paris, Paris, Jouaust, Noblet et Quantin, 1892, tome IV, p. 594-595.
10 AP, tome LXI, p. 64.
11 Ibid., tome LXII, p. 134.
12 Rappelons au passage que, lors du vote du décret abolissant la royauté, le 21 septembre 1792, environ la moitié des membres de la nouvelle Assemblée ne sont pas encore arrivés à Paris. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils auraient peut-être voté contre (ce qui relève, en tout état de cause, de l’Histoire fiction), mais cela implique qu’ils se sont ensuite retrouvés devant un fait accompli.
13 Biard M., « Il est un temps où le silence est un acte de sagesse, il est aussi un temps où le silence est un acte de lâcheté », in Biard M., Bourdin P., Leuwers H. et Tourret A. (dir.), Vertu et politique. Les pratiques des législateurs (1789-2014), Rennes, PUR, 2015.
14 AP, tome LXXV, p. 565 (c’est moi qui souligne en italiques). Ne pas « paraître modeste » signifie ici oser parler de soi pour esquisser sa propre défense.
15 AN (Archives nationales), W 292B ; Biard M., La Liberté ou la mort…, op. cit., chap. iii.
16 AN, W 300 ; Biard M., La Liberté ou la mort…, op. cit., chap. iii (là aussi c’est moi qui souligne).
17 AP, tome LXXXVII, p. 626.
18 Idem.
19 Moniteur, no du 12 germinal an II (1er avril 1794).
20 « Je déclare que, depuis que je connais Danton, je l’ai toujours regardé comme un patriote pur, et que c’est dans cette idée que j’ai pris la parole. Si j’ai commis une erreur, je proteste qu’elle est involontaire […]. Au reste, je m’en rapporte au jugement du tribunal révolutionnaire, et je déclare que je serai le premier dénonciateur de celui qui voudrait entraver l’exécution du décret rendu aujourd’hui par la Convention. » (Aulard A., La Société des Jacobins…, op. cit., tome VI, p. 36.)
21 Brunel F., 1794. Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, Complexe, 1989.
22 Aulard A., La Société des Jacobins…, op. cit., tome VI, p. 391.
23 Ibid., p. 621.
24 Une saison marquant l’automne de la Révolution, donc le début de sa fin, selon l’expression de Sergio Luzzatto, qui reprend là celle de Johan Huizinga à propos du Moyen Âge (Luzzatto S., L’automne de la Révolution. Luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris, Honoré Champion, 2001).
25 Biard M., « Après la tête, la queue. La rhétorique antijacobine en fructidor an II et vendémiaire an III », in Vovelle M. (dir.), Le tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Paris, Éditions du CTHS, 1997, p. 201-213 ; Baecque A. de, « Le tableau d’un cadavre. Les récits d’agonie de Robespierre : du cadavre hideux au dernier héros », in Jourdan A. (dir.), Robespierre. Figure – réputation, Amsterdam, Annuaire d’études européennes/Yearbook of European Studies, 1996, p. 169-202.
26 Aulard A., La Société des Jacobins…, op. cit., tome VI, p. 589.
27 « Nous nous sommes nous-même condamnés au silence ; mais ce silence n’est point faiblesse de notre part. Ne vous y trompez pas, citoyens, il est forcé. Il y avait trois mois que nous n’avions parlé à la Convention nationale quand nous dénonçâmes Robespierre. » (Billaud-Varenne.) « Ma résolution intérieure est de me tenir prêt à parler lorsque nul autre ne se présentera pour exprimer les mêmes pensées, car les inflexibles amis des principes n’ont que les mêmes choses à dire. » (Collot d’Herbois.) (Ibid., p. 590-591.)
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