Prédication sous tension : trois sermons de Pierre Du Moulin faits en présence de capucins
p. 171-180
Texte intégral
1En 1641, Pierre Du Moulin (1568-1658) fait paraître à Genève un petit ouvrage intitulé Trois sermons faits en presence de Peres Capucins qui les ont honorez de leur presence1. Le livre comprend, outre les trois sermons, une courte préface de deux pages, et un petit addenda au deuxième sermon, répertoire de citations destinées à prouver la fausseté de la doctrine du sacrifice de la messe. L’auteur de ces sermons est un prédicateur aguerri, âgé en 1640, au moment où les sermons sont prononcés, de 72 ans. Réfugié à Sedan depuis 1620, Pierre Du Moulin a auparavant exercé à Charenton et s’est distingué auprès de l’Église catholique parisienne comme un adversaire redoutable. C’est un controversiste célèbre, professeur à l’académie de Sedan, un théologien, un érudit, apprécié de Jacques Ier d’Angleterre qui en fait même son conseiller. Son influence est donc importante auprès des grands comme des petits : il est aussi un des pasteurs les plus lus au milieu du XVIIe siècle2.
2Les trois sermons qui font l’objet de cette étude sont prononcés fin novembre 1640, chacun à deux jours d’intervalle, dans la principauté de Sedan qui, encore à cette date, a conservé son indépendance vis-à-vis de la France et où la religion réformée s’est très tôt implantée. Sedan est, depuis longtemps, une terre d’accueil pour de nombreux réfugiés. Mais en 1636, Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, se convertit et, bien qu’il laisse libre l’exercice du culte réformé, celui-ci vit, dans les faits, des heures difficiles3. La préface de l’ouvrage de Pierre Du Moulin en témoigne, comme nous le montrerons. C’est le cas aussi de plusieurs publications qui font suite au livre de Du Moulin, publications qui se répondent dans une controverse grandissante étudiée par Bernard Dompnier qui s’est intéressé au contexte historique de la parution d’un certain nombre de ces textes4. Pour compléter nos connaissances sur cet ouvrage, qui n’est qu’un maillon d’une chaîne dont il importe de rappeler les tenants et les aboutissants, notre réflexion sera plus littéraire qu’historique. Nous intéressant aux liens, aux relations entre deux confessions, nous voudrions examiner, dans les textes des trois sermons, l’influence qu’ont pu avoir les auditeurs capucins mentionnés dans le titre de l’ouvrage. Ces auditeurs, qui sont aussi des adversaires, ont-ils influencé le discours tenu ? Y a-t-il une visibilité ou une lisibilité particulière de leur présence ? Ces questions conduisent à une difficulté : étudier un sermon du XVIIe siècle, c’est se confronter à la disparition d’une partie de celui-ci. Sa dimension orale nous échappe, nous ignorons ce qui a été vraiment dit en chaire. Le texte imprimé n’est qu’un reflet partiel, peut-être inexact et infidèle, du sermon oral. Or, est-il possible de s’interroger sur l’influence des destinataires sur le discours, quand on n’a que le texte écrit qui, une fois publié, n’a plus les mêmes destinataires ? Aux capucins se substitue en effet l’ensemble des lecteurs. Cependant, il nous semble que la question au cœur de cette réflexion reste pertinente, dans la mesure où le discours se présente, officiellement, c’est ce qui est indiqué sur la première de couverture du recueil de sermons, comme un sermon prononcé devant des capucins. La mention de cette présence est plus qu’une précision contextuelle, elle renvoie bien au moment de la performance orale du sermon. Aussi, après quelques remarques préalables sur le choix des citations (c’est-à-dire le texte), nous verrons que l’objectif de ces sermons est plus de combattre que d’édifier, c’est ce que souligne aussi la construction particulière du discours.
Le choix du texte, support des sermons
3Les deux premiers sermons sont prêchés sur un même texte : l’Épître aux Romains, 12, 15. Ce choix n’est guère surprenant : il s’agit du texte fondateur de la religion réformée, celui sur lequel Luther s’est penché avec ferveur et dont il a extrait sa doctrine sur la justice de Dieu. Ce texte a donc une résonance particulière en tant que pierre angulaire de la théologie protestante. Par contre, le choix du chapitre est moins évident. Le chapitre 12 n’a pas particulièrement retenu l’attention des réformateurs. Calvin, dans ses Commentaires sur cette épître, note simplement : « le douzième [chapitre] contient des enseignemens généraux appartenant à l’instruction de la vie Chrestienne6 », avant de poursuivre son analyse et de passer à l’examen du chapitre suivant. Pourtant, Du Moulin en tire la matière de deux sermons. Le premier, après l’examen philologique du texte, aborde plusieurs sujets brûlants : les indulgences, le purgatoire, le culte des saints, ou encore la transsubstantiation, mais la justification et la prédestination sont les principaux. Le deuxième sermon, sous-titré « Sur le sacrifice de la Messe », est entièrement dévolu à ce sujet. Enfin, le troisième sermon, prononcé le jeudi 29 novembre, est prêché sur Matthieu, 18, 15-177, et est sous-titré « Où est traitté de l’autorité de l’Eglise ». C’est au début de ce troisième sermon que le projet qui guide l’ensemble de l’ouvrage apparaît :
« Nous vous avons, mes freres, és deux predications precedentes, parlé de divers abus de l’Eglise Romaine, mais nous ne vous avons point encore fait voir le fonds de l’abus, & l’origine de tout le mal. Ce mot d’Eglise est une couverture à tous abus, & un espouvantail pour intimider le pauvre peuple. Bref ce mot d’Eglise est ce qu’on oppose à Dieu & à sa parole8. »
4Jusque-là, la présence des capucins semblait être le seul lien entre les trois textes. Mais dans le dernier sermon, le prédicateur dévoile son intention : démasquer la supercherie entretenue par l’Église romaine. Le projet est donc totalement polémique et suit une progression : les nombreux points de divergences, c’est-à-dire les « superstitions papistes », sont évoqués dans un premier temps, puis c’est la messe, summum des « superstitions », qui occupe le deuxième sermon, enfin le dernier texte vient couronner l’ensemble en dénonçant l’institution qui est à l’origine de tous ces abus : l’Église catholique. Par ailleurs – est-ce le signe de son importance ? – ce troisième sermon a ensuite été publié par Du Moulin dans un recueil, sa dixième décade, sous un titre qui signale la présence de deux capucins9.
5La messe est le sujet qui se trouve au cœur de l’ouvrage – le deuxième sermon, central, lui est consacré –, ce qui n’est guère surprenant pour deux raisons. D’abord, le concile de Trente, dans sa XXIIe session10, rappelle et établit la doctrine concernant le sacrifice de la messe, et c’est en réponse à cette doctrine, considérée comme erronée, que le pasteur Du Moulin prêche son sermon. Ensuite, le sujet est cher aux Capucins, puisque le culte eucharistique est, depuis la fin du XVIe siècle, d’abord en Italie puis en France, valorisé par cet ordre qui met en place, dès le début du XVIIe siècle, dans toute la France, la pratique de la prière des Quarante-heures11. Cette forme de piété, d’abord édificatrice, puis, au fil du temps, combative, prend place dans les actions menées par les missions intérieures. Le choix du sujet est donc tactique : concentrer le discours sur le sujet de la messe correspond à une attaque particulière, à une offensive ciblée, certainement conditionnée par l’auditoire capucin. Le pasteur souhaite les attaquer sur leur propre terrain. D’ailleurs, Pierre Du Moulin indique clairement dans sa préface que son intention est bien de démonter le discours adverse, sur ce qui représente le moment clé de la foi du chrétien dans sa relation à Dieu.
Combattre plutôt qu’édifier
6La préface de l’ouvrage est donc sans ambiguïté sur l’orientation des sermons : combative plutôt qu’édifiante. Le pasteur, conscient de ce qui peut représenter une difficulté – le sermon n’ayant pas pour objectif la controverse – s’en explique dès le début et plaide non coupable. Il cherche à se justifier, c’est le harcèlement des capucins qui l’a obligé à tenir de pareils discours :
« L’assiduite des Peres Capucins à se trouver à nos Predications a esmeu les esprits du peuple de ceste ville tant d’une que d’autre Religion. Depuis ce temps-là la ville bruit de disputes, & le sujet des Sermons de ces Peres est de refuter ce que nous avons dit. Cela m’a obligé à faire trois Predications, esquelles je me suis estendu en leur presence sur les controverses ce que j’ay fait contre ma coustume : mon inclination est plustost d’enseigner à bien vivre qu’à disputer12. »
7Or, si en effet les Capucins se sont attachés dans leurs missions à combattre activement la présence des réformés sur place, en allant jusque dans les temples, il n’est pas vrai que Pierre Du Moulin se soit livré à la controverse avec exception et répugnance. Son œuvre entière est une œuvre de combat et c’est d’ailleurs son ouvrage Le Bouclier de la foy13, grand succès éditorial tout au long du XVIIe siècle, qui est à l’origine de la conversion de François Clouet14, celui par qui le scandale arrive à Sedan et dont la conversion suscite une importante « chaîne d’ouvrages de controverse » entre catholiques et protestants15. Bernard Dompnier, qui s’est interrogé sur les propos liminaires du pasteur qui soulignent sa répugnance à polémiquer, suggère que l’activité de la controverse a surtout marqué la période parisienne de Du Moulin, que son installation à Sedan l’a éloigné des débats et des violentes discussions et qu’il n’y revient que poussé par des circonstances particulières qui s’imposent à lui. Il est vrai que la période sedanaise a été davantage occupée par la publication de ses sermons – les dix décades notamment – que par la publication d’ouvrages de controverse, sans pour autant que cette activité soit abandonnée : en 1627, Pierre Du Moulin fait paraître la Nouveauté du papisme16, et surtout en 1639 l’Anatomie de la Messe. Cet ouvrage, très volumineux, dont le deuxième sermon qui nous intéresse est un condensé, expose et développe toutes les critiques que ce sacrement catholique inspire à Pierre Du Moulin. Dans son épître dédicatoire à Philippe Vincent, pasteur à La Rochelle, l’auteur résume son propos en quelques mots, par le biais d’une métaphore assez crue : « J’y fais la dissection d’un corps qui fromille de vers17. » La polémique est donc de mise et on voit que sur la messe, Pierre Du Moulin avait préparé son argumentaire. Mais, avec ces trois sermons, la controverse de Sedan n’en est encore qu’à ses prémices et du point de vue du ton, les termes restent mesurés. Pour désigner les capucins, ou les catholiques en général, les termes employés se limitent exclusivement à l’expression « nos adversaires » et à l’emploi du pronom indéfini « on », pronom suffisamment vague pour ne pas être trop direct, mais suffisamment flou, imprécis pour être méprisant. De manière récurrente dans les sermons, à chaque problème soulevé auquel il renvoie l’Église romaine, le pasteur écrit « on nous répond… » L’ironie, que Pierre Du Moulin utilise beaucoup dans les publications suivantes18, n’apparaît que rarement.
8L’objectif de la préface est aussi de justifier la forme, tout en mettant en valeur le fond. Le pasteur écrit en effet :
« Nous ne recerchons pas en nos Predications des fleurs de Rhetorique, mais nous proposons la Parole de Dieu en sa pureté & simplicité. Laissans à nos adversaires le prix de l’eloquence, nous nous contentons de celui de la verité19. »
9Simplicité et vérité des prédications protestantes s’opposent à l’éloquence pratiquée par les missionnaires. C’est là le point fort, mis en avant par le prédicateur : les fleurs de rhétorique sont décoratives, l’éloquence est sans profondeur, tandis que la simplicité des protestants, elle, révèle la grandeur du discours divin. Le propos s’inscrit sans surprise dans le respect des recommandations en matière d’homilétique de l’article XII de la discipline des Églises réformées de France :
« La charge des Ministres est principalement d’Evangeliser & annoncer la parole de Dieu à leurs peuples, & seront exhortez de s’abstenir de toute façon d’enseigner estrange & non convenable à edification, & se conformer à la simplicité & stile ordinaire de l’Esprit de Dieu, se donnans garde qu’il y ait chose aucune en leurs Predications qui puisse apporter prejudice à l’honneur & authorité de l’Escriture Saincte20. »
10En effet, les sermons de Du Moulin renoncent à tout développement lyrique, ce qui ne veut pas dire qu’ils refusent les effets stylistiques. Les énumérations, les anaphores ou les questions rhétoriques sont présentes, mais l’auteur utilise ces procédés avec modération. Il s’insurge d’ailleurs dans sa préface contre l’accusation grave dont il a fait l’objet, certains ayant en effet prétendu que ses prêches étaient « pleins de railleries et calomnies bons pour l’Hostel de Bourgongne21 ».
La construction du discours
11Le choix effectué par Pierre Du Moulin dans son ouvrage, mais aussi plus largement par les réformés, pour contrer les attaques missionnaires, est radicalement différent de celui des Capucins. Loin de s’appuyer sur une mise en scène visuelle, sensible, qui aurait toutes les chances de plaire et d’émouvoir les fidèles, comme les Capucins ont pu s’attacher à le faire au cours des cérémonies des Quarante-heures, ou bien dans leurs prédications de missions, les pasteurs prêchent simplement et s’appuient uniquement sur le ressort de la parole, sur le pouvoir de conviction du discours : pouvoir de conviction contre pouvoir de séduction. Pour convaincre son auditoire, Pierre Du Moulin s’appuie sur un discours bien construit, un argumentaire qui doit emporter l’adhésion par la seule force du raisonnement. Mais il doit aussi contrer ses adversaires présents. Ainsi, le premier sermon, qui porte essentiellement sur prédestination et justification, commence par exposer l’antithèse : l’interprétation que font les adversaires de la justification par la foi. Le discours tenu par les « profanes », comme les nomme le pasteur, est ainsi condensé : on peut pécher, faire de mauvaises actions, puisqu’on est sauvé. Peu importent les œuvres, puisqu’on a la grâce. Pierre Du Moulin se penche d’emblée, dès l’ouverture du sermon, sur cette objection classique en en démontrant l’absurdité, car celui qui est élu est nécessairement prédisposé à bien agir. Mais de cette manière, il vise les auditeurs capucins présents, comme s’il leur donnait fictivement la parole. Ensuite, reprenant mot à mot la citation du verset, il fait un parallèle entre ce que Dieu fait, exhorter, et ce que doivent faire les pasteurs : le travail est le même. L’exhortation, il est vrai, peut parfois se transformer en menace, mais inciter à la piété par la peur du châtiment est un non-sens : « Celui qui sert Dieu, seulement par l’apprehension de la punition, condamne ses propres actions22. » Après avoir examiné le sens du mot « exhorter », il se penche sur celui de « compassions », pour démontrer l’amour de Dieu et la nécessité de la confiance absolue que l’homme doit mettre en l’amour divin. Considération qui l’amène à discuter du purgatoire, pure invention romaine, destinée à maintenir les fidèles dans la crainte et à les soumettre à la pratique des indulgences :
« C’est là un des grands abus de l’Eglise Romaine, en laquelle on effraie les consciences par l’apprehension d’un feu ardent, qu’on appelle Purgatoire, où on veut que les âmes soyent tourmentées par plusieurs siecles23. »
12Dénoncées avec virulence, les indulgences permettent, dans la construction du discours, de revenir ainsi à la justification et à la prédestination dont on a vu qu’il s’agissait des thèmes majeurs du premier sermon.
13Si, comme on l’a vu, la présence des capucins dans le temple détermine le choix du texte, mais aussi les thèmes abordés et la stratégie argumentative à l’œuvre dans le discours, on ne trouve que très peu de références directes à ce public, aucune apostrophe ne vient ponctuer les sermons. En revanche, quand leur présence est signalée, elle est instrumentalisée :
« Par sa sagesse & juste providence, il [Dieu] nous a amené des Religieux de saint François qui par leurs clameurs & violence servent à reveiller notre zele languissant, & à vous rendre soigneux à vous instruire és sainctes Escritures24. »
14La présence de ces religieux est une volonté divine, elle s’inscrit dans un dessein visant à mettre à l’épreuve les réformés. Cet argument, qui n’apparaît pas exactement de la même manière dans la préface, ne figure qu’à la fin du sermon, sans doute pour pallier un manque : celui de l’édification du fidèle. Le pasteur ne doit pas perdre de vue le reste de son auditoire et se doit de l’encourager à se convertir. Mais c’est aussi le moment de l’envoi, de la péroraison. Il est courant, dans les sermons protestants du début du XVIIe siècle, de trouver une telle évolution de l’argumentation. Bien souvent, les attaques contre l’Église romaine se transforment en admonestations contre la communauté et les persécutions catholiques sont alors interprétées et présentées par le prédicateur comme une conséquence de la mauvaise vie des fidèles, de leurs vices, comme un châtiment divin. De la même façon, Pierre Du Moulin justifie la présence des capucins par la volonté divine de provoquer une réaction salutaire chez les fidèles.
15Car enfin, pourquoi ces capucins sont-ils présents dans le temple ? Pourquoi assistent-ils au prêche du pasteur ? La Biographie ardennaise (1830) de l’abbé Bouillot éclaire cet aspect d’une manière particulière. D’abord, il indique que l’un des trois capucins, Joseph de Morlaix (1621-1684)25, chef de la mission, est arrivé tout récemment à Sedan, en septembre 1640 :
« Il assistait fréquemment au prêche, montait ensuite en chaire, y faisait l’analyse des discours qu’il avait entendus, et les réfutait d’une manière si victorieuse, que les calvinistes même en étaient ébranlés. Le ministre du Moulin, l’Achille du parti, frappé des succès du jeune religieux, et voulant en arrêter le cours, fit annoncer avec appareil qu’il prêcherait trois sermons, où il vengerait la cause de la réforme. Il y invita les capucins. Ces discours furent prononcés en présence d’un auditoire composé de plus de 4 000 âmes, et il les publia sous ce titre : Trois sermons26… »
16D’après Bouillot, les capucins auraient donc répondu à une invitation de Pierre Du Moulin, mais il précise un peu plus haut que ces derniers n’attendaient pas les invitations pour aller dans les temples. Leur présence a pourtant de quoi surprendre : pourquoi se rendre au milieu d’une foule sans doute peu favorable à la présence de capucins dans le temple et, de plus, pourquoi se placer dans une situation où la passivité est de mise ? Les capucins ne pourront qu’écouter, sans droit de réponse immédiat. Le sermon est en effet un espace de controverse particulier. L’adversaire, s’il est présent, ce qui est rare, n’a pas la parole. Et le pasteur tire profit de cette situation. Dans le deuxième sermon, il les prend à témoin au sujet de l’emploi des mots « Cène » et « Messe » : « Et je fai mes adversaires juges, si du temps des Apostres on parloit de la grande Cene & de la petite : de la Cene haute & de la basse : & de la seiche, ou violette27. » En associant au terme « cène » les adjectifs qui caractérisent les différents types de messe et en les accumulant, le pasteur se moque des pratiques catholiques. Il ne recule d’ailleurs ni devant les attaques, ni devant les provocations : il récuse la sainteté de Dominique et de François (les saints fondateurs des ordres mendiants), tient à leur encontre un discours anti-hagiographique et s’en prend ensuite à l’ordre des Capucins, en allant jusqu’à la caricature : « Nous leur disons, quand vous vous fouëttez vous mesmes, quand vous mangez vostre potage à genoux, & ne maniez point d’argent, faites-vous ce que vous pouvez ? » Et il ajoute en marge : « C’est ce que font les Capucins28. » La question rhétorique est utilisée à maintes reprises. L’habileté du prédicateur, qui a renoncé à toute forme d’éloquence, consiste à donner fictivement la parole aux capucins, ce qui a pour effet de créer un curieux dialogue, le pasteur présentant lui-même leurs objections et les réponses des réformés en utilisant le discours direct : « Le recours de nos adversaires est d’user de récrimination. Ils disent pourquoy trouvez vous mauvais en l’Eglise romaine ce que vous faites vous mesmes ? » Ou bien encore le discours indirect, comme dans cette énumération :
« Ils disent que nous enseignons que les bonnes œuvres ne sont pas necessaires à salut. Et qu’il suffit d’avoir la foy sans les œuvres pour estre justifié. Et que nous sommes ennemis des Saincts et de la Vierge Marie. Que nous rejettons la confession & penitence. Que nous ne croyons pas la Toute-puissance de Dieu29. »
17Chaque élément de cette liste, dont nous ne citons ici qu’un extrait, est ensuite repris un par un pour invalider le discours adverse :
« Nous croyons les bonnes œuvres estre entierement necessaires à salut. Elles sont necessaires pour glorifier Dieu, pour edifier nos prochains, pour fortifier notre foy par cet exercice, pour nous acheminer au royaume des cieux. […] est faux que nous rejettions la confession. Car il est necessaire de confesser à Dieu ses pechez pour obtenir pardon30. »
18Au-delà de la restitution du discours, le pasteur s’adonne à une mise en scène des pratiques des catholiques et donne à voir à son public ce que font les Capucins, ce que font les prêtres à la messe, allant jusqu’à détailler chaque geste, chaque parole rituelle. L’auditoire protestant est donc confronté à un discours qui recrée la célébration liturgique donnant à voir ce qui se passe dans le camp adverse, mais de manière à ce que les faux-semblants soient écartés, de manière à ce que la vérité apparaisse. Cette construction spéculaire du discours se fait évidemment à l’adresse des capucins présents et les rend prisonniers en quelque sorte, assignés à écouter leurs propres arguments – présentés, on s’en doute, de manière subjective – et les contre-arguments que le prédicateur leur oppose. En tout cas, c’est bien leur présence qui détermine la stratégie utilisée dans le sermon.
***
19Malgré le peu de références directes dans les sermons aux capucins présents, ils en sont bien les destinataires principaux. Leur présence suggère le choix du texte, détermine la tonalité des discours et explique la construction des sermons. Dans ces trois sermons, Pierre Du Moulin récuse sur le fond les doctrines catholiques, mais essaie de s’opposer aussi sur le plan formel, en proposant des discours simples où l’éloquence est mesurée. Cependant, c’est là un élément du paradoxe : condamnant la manière de procéder des papistes, il fonde l’élaboration de son discours sur une vision certes déformée, sans doute excessive dans le style, mais vision quand même de la messe et de son déroulement. Notons enfin que cet ouvrage est le point de départ d’une grande controverse à laquelle se mêle l’affaire Clouet : les sermons publiés ont suscité une réponse de Joseph de Morlaix31, qui elle-même a engendré une riposte, Le Capucin de Pierre Du Moulin32, provoquant en réponse la publication d’un autre livre, Le Capucin deffendu en 164233. Une querelle naît par publications interposées se poursuivant dans une escalade de la violence verbale et factuelle : un arrêt du parlement de Bordeaux condamne le livre de Pierre Du Moulin à être brûlé le 28 mai 164234.
Notes de bas de page
1 Du Moulin P., Trois sermons faits en presence de Peres Capucins qui les ont honorez de leur presence, Genève, J. Chouet, 1641. Cet ouvrage est, d’après Bernard Dompnier, une deuxième édition : la première a été imprimée à Sedan en 1640 (Dompnier B., « Pierre Du Moulin, les Capucins et la règle de saint François. Autour des controverses de Sedan (1640-1641) », M. Magdelaine, M.-C. Pitassi, R. Whelan et A. McKenna (éd.), De l’Humanisme aux Lumières, Bayle et le protestantisme. Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Labrousse, Paris – Oxford, Universitas, 1996, p. 31-44).
2 Chevalier F., « Usages de l’Ancien Testament dans la prédication réformée au XVIIe siècle », M. Arnold (dir.), Annoncer l’Évangile (XVe-XVIIe siècle). Permanences et mutations de la prédication, Paris, Cerf, 2006, p. 115-116.
3 Il cède la principauté à Louis XIII en 1642, ce qui place la ville, de fait, sous le régime de l’édit de Nantes.
4 Dompnier B., « Pierre Du Moulin, les Capucins et la règle de saint François… », art. cit.
5 « Je vous exhorte donc, freres, par les compassions de Dieu, que vous offriez vos corps en sacrifice vivant, sainct, plaisant à Dieu, qui est vostre raisonnable service. »
6 Calvin J., Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament, Sur les Epistres de S. Paul aux Romains, Corinthiens, Galatiens et Ephésiens, Paris, Librairie de Ch. Meyrueis et Cie, 1855, t. III, « Sur l’épistre aux Romains », p. 9.
7 « 15. Si ton frere a peché envers toy, va, & le repren entre toy & lui seul : s’il tescoute, tu as gagné ton frere. 16. Mais s’il ne t’escoute, pren avec toy un ou deux : afin qu’en la bouche de deux ou trois tesmoins toute parole soit ferme. 17. Que s’il ne daigne les escouter, di-le à l’Eglise. Et s’il ne daigne escouter l’Eglise, qu’il te soit comme le payen & le peager. »
8 Du Moulin P., Trois sermons…, op. cit., p. 68-69 (troisième sermon).
9 Du Moulin P., « Dixieme sermon fait le Jeudi 29. de Novembre 1640. En presence de deux capucins. Où est traitté de l’authorité de l’Eglise », P. Du Moulin, Dixième décade de sermons, Genève, Pierre Chouet, 1654. Bernard Dompnier précise que Joseph de Morlaix n’assista qu’à deux sermons sur trois.
10 Alberigo G. (éd.), Les Conciles œcuméniques, t. II : Les Décrets, 2 : De Trente à Vatican II, Paris, Cerf, 1994, p. 1489-1497, concile de Trente, session xxii du 17 septembre 1562.
11 « Exaltation du Saint Sacrement face aux protestants, tel est le trait dominant des cérémonies des Quarante-heures organisées dans la France du régime de l’édit de Nantes, le plus souvent à l’initiative des Capucins. » (Dompnier B., « Un aspect de la dévotion eucharistique dans la France du XVIIe siècle : les prières des Quarante-heures », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 67, no 178, 1981, p. 12).
12 Du Moulin P., Trois sermons…, op. cit., p. 3 (préface).
13 Du Moulin P., Le Bouclier de la Foy, ou défense de la confession de foy des Eglises réformées de France, contre les objections du Sr Jehan Arnoux, Charenton, A. Pacard, 1618.
14 François Clouet est un capucin de Rouen qui abjure en 1639 à Sedan. Il fait le récit de sa conversion dans un ouvrage intitulé Justification du Sieur F. Clouet. Il se reconvertit dix ans plus tard en 1648. Voir Boisson D., « Conversion et reconversion au XVIIe siècle : les itinéraires confessionnels de François Clouet et de Pierre Jarrige », Bulletin de la SHPF, t. 155-2, 2009, p. 447-467.
15 Dompnier B., « Pierre Du Moulin, les Capucins et la règle de saint François… », art. cit., p. 31. Cette chaîne va inclure d’autres acteurs, comme François Véron, ancien jésuite et curé de Charenton.
16 Du Moulin P., Nouveauté du papisme opposée à l’antiquité du vray christianisme contre le livre de M. le cardinal Du Perron, Sedan, Jean Jannon, 1627. Il s’agit d’un ouvrage de commande de Jacques Ier d’Angleterre. Celui-ci fit venir auprès de lui Pierre Du Moulin en 1624, pour mener à bien ce projet qui visait à réfuter un livre, Réplique à la Response du Serenissime Roy de la Grand Bretagne (1620) du cardinal Du Perron. Jacques Ier meurt en 1625 avant d’avoir vu l’ouvrage publié.
17 Du Moulin P., Anatomie de la Messe où est montré que la messe est contraire à la parole de Dieu et esloignée du chemin du Salut. [Deuxième partie de l’anatomie de la messe contenante la messe en françois et en latin avec un commentaire…], Sedan, J. Jannon, 2e éd., 1636-1639, épître dédicatoire, Sedan, 2 août 1639, n. p.
18 Par exemple Du Moulin P., Le Capucin. Traitté auquel est descrite l’origine des Capucins, & leurs vœux, reigles, & disciplines examinees, Sedan, Pierre Jannon, 1641, préface.
19 Du Moulin P., Trois sermons…, op. cit., p. 4 (préface).
20 Huisseau I. d’ (éd.), La Discipline des Eglises Reformées de France, ou l’ordre par lequel elles sont conduites & gouvernées, Genève – Saumur, Desbordes, 1667, p. 64-65, chapitre I « Des Ministres », art. 12.
21 Du Moulin P., Trois sermons…, op. cit., p. 3 (préface).
22 Ibid., p. 11 (premier sermon).
23 Ibid.
24 Ibid., p. 30.
25 Nantes R. de, Un Capucin breton au XVIIe siècle. Le père Joseph de Morlaix, Couvin, Maison Saint-Roch, 1911.
26 Bouillot J.-B. J., Biographie ardennaise, ou Histoire des Ardennais qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs actions, leurs vertus ou leurs erreurs, Paris, Chez l’éditeur, 1830, p. 69.
27 Du Moulin P., Trois sermons…, op. cit., p. 39 (deuxième sermon).
28 Ibid., p. 72 (troisième sermon).
29 Ibid., p. 20 (premier sermon).
30 Ibid., p. 21-22.
31 Lettre du sieur Crescentian de Mont-Ouvert adressée par forme de Relation au sieur Mettayer, où se voit un Entretien de Religion, qui s’est passé à Sedan. Avec la Refutation de trois Prêches du Sieur Du Moulin, tirée des Sermons du P. Joseph de Morlais, Capucin. Ensemble les Instructions pieuses qu’il donne à un nouveau converti, Reims, François Bernard, 1641.
32 Du Moulin P., Le Capucin. Traitté…, op. cit.
33 Cacherat G., Le Capucin deffendu contre les calomnies de Me Pierre Du Moulin ; Ou Traicté Apologétic contenant les justes raisons pour lesquelles le Parlement de Bordeaux a faict brusler par les mains de l’excécuteur des Sentences Criminelles ; le libelle diffamatoire contre les Capucins, composé & mis en lumiere à Sedan par ce Ministre, & espandu dans ce Royaume contre le teneur des Edicts de Pacification, avec la réfutation sommaire des calomnies & impiétés qui y sont contenues, Paris, A. Vitray, 1642.
34 S’appuyant sur la notice des frères Haag, Lucien Rimbault précise que « cette satire fut brûlée par la main du bourreau » (Rimbault L., Pierre Du Moulin, 1568-1658. Un pasteur classique à l’âge classique, Paris, Vrin, 1966, p. 130).
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Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008