Face à face, côte à côte ?
Les aumôniers des armées d’Empire entre coexistence, ignorance et affrontement (xviie-xviiie siècle)
p. 57-73
Texte intégral
1La question des aumôniers d’armées dans l’Empire a donné lieu, depuis quelques années, à des recherches. Plus particulièrement, le champ du militaire, dans un réel renouveau de la recherche universitaire1, a été gagné par les études concernant le religieux et le confessionnel. Or, dans l’histoire du Saint-Empire de l’époque moderne, on sait l’importance des questions confessionnelles, lesquelles ont donné lieu à de très nombreuses études à diverses échelles et au développement du paradigme de confessionnalisation. Les territoires, les villes – moins les campagnes –, les institutions – comme la chambre de justice impériale (Reichskammergericht) –, les Églises, ont été frottés à l’aune des confessions. Pourtant, il est une institution, l’armée, qui avait jusque-là été assez négligée par la recherche contemporaine. Si l’on laisse de côté les réticences sociétales liées au passé récent de l’Allemagne, cela peut se comprendre au vu du cheminement de la recherche et surtout du prisme territorial : un territoire, qualifié – souvent faussement – de « luthérien », de « réformé » ou de catholique ne pouvait avoir qu’une armée confessionnellement déterminée par le prince, ou, au pire, avoir quelques tenants d’une autre religion, mais sans droits religieux particuliers.
2Évidemment, une telle opinion est fausse, justement en raison même de la structure confessionnelle des territoires d’Empire – dont on ne peut aborder la réalité qu’en s’approchant du « terrain » – et en raison de la structure des armées d’Ancien Régime. Si l’on sort de l’Empire et que l’on observe la composition de l’armée française, notamment après 1685, on y voit des régiments « étrangers », avec des protestants et des pasteurs. Cela pose d’emblée la question de la coexistence certes des confessions, mais aussi des clergés au sein de l’armée, chose qui n’a pas été, je crois, abordée jusqu’ici. Ainsi, la mosaïque confessionnelle à plusieurs échelles du Saint-Empire se retrouve dans l’armée d’Empire et les armées territoriales : la pluriconfessionnalité implique une coexistence de fait et de droit des confessions et des clergés. Plus précisément, s’il peut y avoir une coexistence encadrée au sein de chaque armée territoriale, la structure même de l’armée d’Empire (Reichsarmee) oblige aux contacts des confessions et des clergés. C’est typiquement le cas des armées dites de « Cercles » (Kreise), pourvoyeuses de cette armée d’Empire, ainsi que des armées territoriales employées dans le cadre d’une guerre menée par l’Empire.
3C’est essentiellement ce double cadre que nous allons employer pour observer, saisir, mesurer les formes de contacts entre clergés qui pouvaient exister au sein de ces armées d’Empire, sachant que le contexte est évidemment bien différent de celui de la France : la coexistence confessionnelle, surtout après 1648, est institutionnalisée et réglementée par le droit d’Empire2. Dans le cadre militaire, la coexistence peut apparaître comme une nécessité, mais aussi parfois une faveur fragile, notamment dans les armées territoriales, en dépit des règles émises par la paix d’Osnabrück (1648).
4Ainsi, si nous allons évoquer des cas liés à des armées territoriales, nous allons également aborder dans notre propos les armées de Cercles, acceptées comme un cadre légal et institutionnel de la coexistence. Justement, c’est la réalité confrontée à cette norme voulue pour l’équilibre confessionnel qui va être notre fil conducteur. En arrière-plan, il s’agit aussi de s’interroger sur l’implication du militaire dans le processus de confessionnalisation ou « d’aconfessionnalisation ». Plus précisément, on pourra essayer d’entrevoir dans quelle mesure l’armée est un laboratoire de l’expérience de l’altérité confessionnelle et donc de remise en cause du schéma de la confessionnalisation. Le contexte de la réflexion est double : d’une part, celui du mythe de l’homogénéité et homogénéisation confessionnelles3, moteur possible d’une confessionnalisation territoriale ; d’autre part, celui de la réalité structurelle des armées d’Empire qui permet d’envisager, dans la réalité du quotidien, un contre-modèle non pas religieux, mais confessionnel, aux velléités d’uniformisation4.
Quelles armées pour quels aumôniers ?
5La présence d’aumôniers dans les armées n’est pas complètement chose nouvelle au XVIIe siècle, encore faut-il être précis sur les termes : si l’on considère la seule présence de clercs et religieux accompagnant des hommes de guerre, la pratique est ancienne5. En revanche, à partir du moment où l’on définit l’aumônier comme le représentant d’une structure établie et institutionnalisée, la chronologie se complexifie. De fait, l’essence même de l’aumônerie militaire – institution ecclésiale, destinée à accompagner le soldat dans une pratique religieuse normée au cours d’une existence gyrovague –, est à chercher dans l’affirmation des identités confessionnelles. Si les auteurs allemands du XVIIIe siècle, comme Georg Heinrich Götze, affirment l’antiquité de l’institution6, c’est par une relecture du passé destinée à ennoblir une création assez jeune. Au XVIe siècle, les affrontements religieux – au moins en France – s’accompagnent de la présence de pasteurs et prêtres aux armées, en tout cas théoriquement depuis l’ordonnance de Charles IX de 15687. Du côté de l’Empire, on devine un début d’institutionnalisation dès le commencement du XVIe siècle. Il y a des religieux présents, notamment suite aux réformes de Maximilien Ier, avec un chapelain pour un Fahnlein (environ 500 hommes) : désignés, ces chapelains doivent prêter serment, sont soumis à la discipline militaire et doivent « exhorter les hommes à vivre d’une manière édifiante8 ». Un vicaire général pour chaque armée catholique est désigné, peut-être à partir de 15349, comme par exemple Anton Brus (1518-1580), Feldkaplan de 1542 à 1545, puis vicaire général d’armée en 1554. En 1565, Leonhart Fronsperger produit la première approche dogmatique avec son Geistlichen Kriegsordnung10, dans lequel il indique entre autres que l’ecclésiastique doit
« devant le capitaine, là où le tambour appelle les soldats, exhorter officiers et hommes à la piété et à la rectitude, blâmer leurs vices par la parole et les amener, par des discours édifiants, à un comportement chrétien et à une conversion – commerce – agréable à Dieu11 ».
6Du côté protestant, à un moment de structuration interne des confessions, la priorité n’est pas aux armées : les conflits armés interconfessionnels sont d’ailleurs peu nombreux et l’essentiel de l’énergie des confessions protestantes est tourné vers l’édification des Églises territoriales. Toutefois, le souci de l’accompagnement religieux, également pour des questions d’identité confessionnelle, amène les princes protestants à exiger lors de la diète de Spire de 1542 que les soldats protestants aient leurs propres pasteurs/aumôniers. Enfin, il faut bien voir que les armées d’Empire sont déjà, au XVIe siècle, pluriconfessionnelles12. Les autorités militaires ne cherchent d’ailleurs pas absolument une homogénéité religieuse : les règlements menacent plutôt de peines sévères ceux qui engendreraient querelles pour des motifs de religion13.
7Les choses changent partiellement avec le XVIIe siècle et la guerre de Trente Ans, dont on sait que la première décennie peut être envisagée en partie comme une guerre de religion14. Il devient alors impensable de voir des pasteurs parmi les troupes de la Ligue catholique et inversement. Olivier Chaline l’a par ailleurs bien montré dans le contexte de la guerre de Bohême15. Cela vient entre autres de l’émergence plus claire de la conscience de soi en tant qu’appartenant confessionnel et également d’un souci pour les autorités de fidélité du soldat : jusqu’où compter sur son engagement dès lors que dans la troupe adverse, il y a des membres de sa confession que l’on cherche justement à annihiler ? Enfin, il faut bien envisager le point de vue de la croyance en la vraie religion : « Gottes Kriege – Gottes Siege ». L’adage souligne de fait que pour que Dieu accorde la victoire, il faut se battre pour la vraie foi. Maximilien de Bavière engage ses troupes contre le Haut-Palatinat un jour de fête mariale et l’on sait que ses bannières sont ornées de l’image de la Vierge. Ainsi, la question de l’homogénéité confessionnelle est posée à nouveau, d’autant plus que le prince territorial est aussi investi d’un devoir religieux à l’égard de ses sujets16.
8Toutefois, malgré cette réalité que l’on peut étayer par d’autres exemples, il ne faut se laisser leurrer par une lecture trop rapide : en dépit du désir d’armées monoconfessionnelles, la mixité religieuse existe toujours. En 1626, Tilly refuse le culte à ses troupes luthériennes dans la ville de Göttingen17. Si l’on en croit le prince électeur Ferdinand de Cologne, dans une lettre du 9 janvier 1628, il dénonce la part trop importante de calvinistes dans l’armée de la Ligue pour l’employer avec sûreté contre les Provinces-Unies18. Tilly, toujours en besoin de soldats, propose en 1632 à Maximilien de Bavière d’engager dans les régiments des habitants du Haut-Palatinat, des calvinistes : le prince électeur est très réticent, mais, concrètement, derrière les appels à l’unité confessionnelle, les soldats et officiers protestants sont bien présents dans cette armée de la Ligue et bavaroise19. En août 1633, le luthérien Andress Drost devient colonel de l’armée bavaroise ; l’année suivante, c’est un autre protestant, Elias Lang, qui prend la tête d’un régiment bavarois20. Michael Kaiser a déjà souligné l’une des raisons à cela : lorsque Wallenstein met son armée au service de l’Empereur, les conditions attirent de nombreux officiers, de toutes confessions21. La raréfaction des bons officiers pousse de facto Maximilien à mettre de côté l’idée d’unité confessionnelle de ses troupes22. Évidemment, la réalité et la nécessité militaires font foi : le besoin en hommes et en chefs de qualité engage le prince à passer outre la confession, notamment en recrutant des soldats parmi les prisonniers. Oswald von Glaubitz, qui sert Christian IV du Danemark, est fait prisonnier à la bataille de Lutter am Barenberg. Il entre au service de Maximilien de Bavière et lui reste fidèle. En 1645, il est même nommé Oberstwachtmeister23. De même, des intérêts stratégiques poussent les princes à jouer des confessions : lorsque Munich est occupée par les Suédois, en 1632, le commandant de la garnison désigné est le colonel Jakop Hepburn, un catholique24. Même dans l’armée de Christian de Brunswick, qui affichait lui aussi une forte identité luthérienne, comme le montre le Pfaffentaler frappé en 1622 avec l’inscription Gottes Freund, der Pfaffen Feind, il y avait des soldats catholiques en 162325.
9Ce qui est vrai de la pluriconfessionnalité des armées de cette guerre de Trente Ans l’est aussi pour les armées territoriales après 1648. Revenons à nouveau sur l’armée bavaroise. Le recrutement d’une armée bavaroise ne peut reposer sur un seul État qui compte peut-être dans les 800 000 habitants en 1700. En temps de paix, le recrutement est essentiellement bavarois, hormis les officiers (nombre d’Autrichiens, de Français, d’Italiens), mais avec la guerre, il fallait ouvrir les rangs aux territoires voisins, tant catholiques que protestants. Les recruteurs bavarois n’hésitent pas à se rendre en Souabe, en Franconie pour trouver des volontaires, catholiques ou non26. D’ailleurs, l’appartenance confessionnelle est mise entre parenthèses dans le processus même d’inscription des soldats. Dans l’instruction de recrutement de Ferdinand Marie du 17 avril 1657, il est écrit que les nouveaux soldats ne doivent « être décrits qu’avec le baptême et l’appellation, le lieu de naissance ainsi que par la justice ou seigneurie dont dépend le lieu donné27 ». Une instruction d’avril 1702 n’exige que les nom et prénoms, la profession, le lieu d’origine, l’état de santé et le célibat. Pendant une grande partie du XVIIIe siècle, la confession n’apparaît que très rarement sur les rôles d’enregistrement des troupes. On embauche donc bien des protestants dans la très catholique Bavière. Un exemple. En 1685, le régiment de cuirassiers Latour est décimé. À l’été, un nouveau régiment est levé avec officiers et cavaliers presque exclusivement luthériens. En 1743, parmi 790 soldats identifiés sur les onze compagnies du Régiment Truchsess, il y a 60,2 % de catholiques, 32 % de luthériens et 7,8 % de calvinistes28. Cet état de fait s’accompagne parfois de difficultés confessionnelles, davantage semble-t-il lors des temps de repos en garnison, avec la population catholique, qu’à l’armée même. Lors des guerres, des aumôniers encadrent les troupes, alors qu’en temps de paix, ce sont les ecclésiastiques des lieux de garnison qui remplissent l’office. Parmi ces aumôniers, des jésuites, des bénédictins, des carmélites, des augustins, mais pas de pasteurs. Il y a eu des exceptions, comme le Régiment Truchsess, qui possède trois aumôniers, un catholique, un luthérien et un calviniste. Lorsque soucis il y a, comme en 1742 et 1745, c’est la population civile qui se plaint du culte des protestants29. Afin d’éviter toute récrimination, ordre est donné de renvoyer les deux pasteurs, mais les soldats protestants, de ce régiment ou d’autres, peuvent se rendre dans le voisinage protestant pour la cène. On retrouve des pratiques de frontières identifiées par ailleurs dans le cadre des imbrications territoriales et confessionnelles de l’Empire30.
10Pour essayer de donner l’ensemble des clefs de l’encadrement spirituel aux armées de l’Empire, il faut également considérer le cas des armées de Cercles. Celui de Souabe est particulièrement intéressant en raison de sa composition. En 1700, on y voit 2 évêques, 2 princes abbés, 18 abbés (dont 4 abbesses), 13 princes laïcs, dont le duc de Wurtemberg, le margrave de Bade-Bade, 28 comtes et seigneurs (et à ce titre le prince électeur de Bavière), ainsi que 31 villes d’Empire (Augsbourg, Reutlingen, etc.), dont les deux tiers sont luthériennes. Les deux tiers du territoire du Cercle sont aux mains d’autorités catholiques et, sur 1,3 million d’âmes l’on compte environ 55 % de catholiques31. Au sein du Cercle, afin d’écarter tout souci, il y a application de la règle paritaire, du itio in partes32, ce que l’on retrouve d’ailleurs dans le fonctionnement de l’armée du Cercle. La règle paritaire s’impose à la direction de l’armée – où les postes importants sont occupés alternativement – et dans la composition de l’armée. En 1673, la décision est prise de lever deux régiments d’infanterie et deux de cavalerie, soit à chaque fois un catholique et un luthérien, de même poids en effectifs33. Si la tendance est au regroupement, à l’échelle du régiment ou de la compagnie, de membres d’une même confession, rien n’empêche la présence de soldats d’une autre confession dans la même unité. En 1760, le régiment de dragons du Cercle de Souabe est composé de 9 officiers (5 luthériens et 4 catholiques) et de 200 hommes dont les deux tiers sont luthériens, le reste étant des catholiques, à l’exception d’un cavalier calviniste34.
11C’est dans les armées, qu’elles soient territoriales, d’Empire ou de Cercles, que doivent se fondre les aumôniers. La composition même des armées pousse les aumôniers militaires à être en contact avec des confrères, mais aussi avec les membres du clergé de leur confession croisés au gré du mouvement des unités, lors des campagnes et de temps de garnison.
Les cadres de la coexistence des aumôniers dans les armées pluriconfessionnelles
12On l’a compris, la composition même des armées est en miroir de la réalité territoriale et confessionnelle de l’Empire. Les règles de coexistence confessionnelle s’appliquent ainsi, jusqu’à un certain point, dans les armées, avec des différences selon que l’on est dans une armée de Cercle, d’Empire ou dans une armée territoriale.
13Dans certaines armées de Cercles, la coexistence était de facto inscrite dans les règles de fonctionnement et les questions confessionnelles ne devaient pas être une cause potentielle de dysfonctionnement. À lire les historiens des Cercles35, il semble bien que les conflits entre confessions au sein de l’armée du Cercle de Souabe aient été rares et ne puissent nullement être généralisés. Le régiment du Cercle est une circonscription juridique et également une paroisse militaire (Militärkirchengemeinde)36. Plus précisément, il est même une double paroisse dans le cadre de la biconfessionnalité institutionnalisée de l’unité, sans lien avec la religion du colonel du régiment37. À cet égard, la capitulation du Cercle de 1730, qui s’appuie beaucoup sur celle de 1664, est claire : le septième point indique que « les aumôniers des deux confessions doivent être protégés dans l’exercice de leurs fonctions et soutenus dans leur administration38 ». Concrètement, à chaque état-major de régiment du Cercle, il doit y avoir un aumônier catholique et un luthérien. Le pasteur luthérien est nommé par le consistoire de l’Église du Wurtemberg, installé à Stuttgart, après un examen ; le prêtre est quant à lui désigné par l’évêque de Constance39. C’est au commandant de l’unité de faire respecter l’égalité de droit dans l’exercice du culte. Lorsque le duc de Wurtemberg lève trois régiments, il est spécifié par écrit qu’
« aucune différence de religion ne doit être faite, catholiques aussi bien que protestants doivent être acceptés, aussi sont installés un aumônier catholique et deux luthériens pour ces trois régiments40 ».
14Le cas des armées territoriales est différent : l’aumônier d’une religion autre que celle du prince dépend du bon vouloir de ce dernier, mais rien n’est simple. De la paix de 1648 et des cadres de la coexistence reconnus émane un carcan qui s’ancre en partie dans le territoire, mais aussi dans les hommes. Les soldats sont gyrovagues et ils sont appelés à traverser des territoires d’une autre confession. La règle d’Empire veut que le régiment, par exemple « luthérien » de par l’autorité princière servie, jouisse du libre exercice de la religion avec l’idée que « le régiment emporte avec lui sa juridiction dans tous les territoires41 ». Dès lors, même en territoire catholique, le culte doit être célébré avec tous les honneurs, devant le front des troupes, après appel par battement des caisses (Trommelschlag). Cela signifie également que des soldats catholiques dans un tel régiment, s’il n’y a qu’un aumônier luthérien, relèvent de sa juridiction spirituelle, par exemple pour le mariage. L’inverse est vrai aussi. On devine que cette règle peut engendrer des difficultés avec le clergé catholique lorsque l’on traverse une terre catholique. Si le régiment sert l’Empereur ou une puissance catholique, il en va autrement : l’aumônier luthérien n’emporte pas pleinement sa juridiction ecclésiastique et doit se conformer soit à la capitulation octroyée, soit à la liberté de conscience reconnue par la paix de 1648. Les hommes ne sont pas appelés par le tambour, mais prévenus oralement par les sous-officiers du lieu ; le service divin ne peut avoir lieu devant le front des troupes et très rarement dans une église catholique, les princes catholiques étant très restrictifs sur les conditions d’exercice des autres religions sur leurs territoires, notamment sur les terres des Habsbourg. Ce n’est certainement pas pour rien que l’on appelle Philipp Christoph Fischer à la prudence pour la célébration de la cène. Le 6 mai 1664, il est installé comme aumônier pour le Cercle de Souabe dans le cadre de la levée contre les Turcs, mais afin d’éviter d’inutiles tensions, il lui est enjoint lors de la traversée des territoires catholiques de ne pas chercher à utiliser les églises, mais seulement les salles privées ou alors tout simplement de rester à l’air libre42.
15Nous entrons là dans un contexte de guerre et de service d’une armée territoriale au sein de l’armée impériale. Les règles pour la coexistence confessionnelle doivent être frottées à la réalité qui est parfois autre. C’est ce que l’on peut voir à Fribourg-en-Brisgau à deux reprises, en 169943, et en 1735. En 1733, un accord a été conclu entre le duc de Wurtemberg Charles Alexandre et l’Empereur afin de fournir à celui-ci 4 000 fantassins et 1 000 cavaliers. Le pasteur Zenneck est intégré dans le régiment du prince héritier Frédéric, en poste à Fribourg en 1735. Le service divin dominical se déroule pendant un certain temps sans difficulté dans une chambre appartenant à un officier supérieur, sans appel par le tambour, comme le veut a priori la règle en terre catholique. Pourtant, sur la plainte des prêtres de Fribourg, le commandant de la garnison intime au pasteur l’interdiction du culte, selon les ordres impériaux, comme il n’y a pas de spécification claire dans la capitulation du libre culte protestant à Fribourg. Un émissaire est envoyé devant le consistoire de Stuttgart, puis c’est l’aumônier Zenneck lui-même qui plaide la cause en février 1736. Le 1er juin, le duc de Wurtemberg fait savoir par lettre au commandant de la garnison que la capitulation en cours est identique à celle de 1715 qui confirmait le libre exercice du culte pour ses troupes en Hongrie, en Italie et en Sicile, même dans des chapelles consacrées. Quinze jours après réception, la situation n’a pas changé et l’affaire monte au Kriegsrat à Vienne. Derrière ce qui semble être une infraction à la règle, il y a autre chose : dès janvier 1736, Zenneck a demandé au consistoire ce que les soldats luthériens devaient faire face au Saint-Sacrement. Le prince héritier a donné l’ordre du respect militaire – la présentation des armes –, mais pas de l’agenouillement ni de se découvrir. D’ailleurs, afin d’éviter les querelles, Charles Alexandre a même conseillé à ses hommes d’entrer dans des maisons au passage du Venerabile. Les difficultés des luthériens sont donc le fruit d’une réponse catholique à ce qui est pris comme une insulte au Saint-Sacrement : le refus de la génuflexion. Après le départ du pasteur Zenneck, rien n’est réglé. Son successeur, Brastberger, est confronté au même refus du commandant Tillier qui, lorsqu’il autorise le culte luthérien, exige en retour l’absence de chants ! L’office sans cantiques est évidemment impensable. Brastberger se voit également interdire l’accès au Lazarett avec le prétexte que pour recevoir la sainte communion, le malade doit se rendre à la caserne, puis revenir à l’infirmerie ; pour le « reste », le clergé catholique est bien suffisant. Les plaintes auprès de Vienne restent inutiles et au début de 1738, les choses sont inchangées, voire empirent avec la question de la participation des troupes wurtembergeoises à la Fête-Dieu, sous le prétexte qu’elles appartiennent à un commandement catholique, de même que la contrainte d’assister à la messe. En 1740, un courrier du consistoire, de nouvelles plaintes auprès du commandant et de la cour de Vienne restent sans conséquence : les ennuis cessent seulement avec le départ des troupes luthériennes44. Cette affaire, qui reste sans réelle solution, n’est pas un cas isolé en ce XVIIIe siècle45.
16Derrière l’exercice du culte se profilent d’autres potentielles difficultés entre aumôniers et prêtres. En effet, des témoignages laissent entendre que des soldats luthériens, avant même d’être mariés, engendrent des enfants avec des femmes à la suite du régiment, et qu’ils préfèrent parfois les laisser sans baptême ou alors vont voir des prêtres pour faire baptiser l’enfant catholique et avoir une lettre de reconnaissance paternelle46. De même, les couples mixtes peuvent susciter des discordes entre aumôniers, s’il n’y a pas respect des règles d’Empire (au fils la religion du père, à la fille celle de la mère).
17Un autre exemple montre les difficultés inhérentes à l’armée d’Empire en guerre. L’exercice de la juridiction spirituelle et du libre culte peut occasionner des tensions, entre autorités et clergés ainsi qu’entre clergés, malgré les règles énoncées. En 1712, les capucins de Weilderstadt officient auprès des troupes badoises en garnison à Calw. Nous sommes avant Pâques et environ mille soldats catholiques sont divisés en quatre groupes afin de pouvoir se confesser. La nouvelle parvient au duc de Wurtemberg et un ordre est envoyé afin d’interdire une telle pratique sur ses terres. En réponse, le Generallwachtmeister de Vauchour écrit qu’il a lui-même voulu user des services d’un capucin, mais qu’il y a renoncé au regard de l’ordre ; cependant, il ne manque pas de dire qu’une telle pratique a eu lieu lors des quartiers à Bietigheim, Besigheim et Marckgröningen47. On devine que l’application de cette mesure dépend beaucoup du contexte et des individus, et que ce qui est parfois toléré à un moment peut ne plus l’être une autre fois. En 1760, l’abbé des prémontrés de Marchtal fait savoir à l’aumônier luthérien Vaihinger qu’il ne peut ni célébrer le culte, ni visiter les malades à Munderkingen, qui dépend de l’abbaye. Le prélat se déplace lui-même pour le faire savoir aux ecclésiastiques et au maire de la petite ville, et une députation porte l’ordre en main propre au pasteur. Celui-ci fait valoir les constitutions du Cercle, son expérience et son respect des règles, tant dans les territoires catholiques que protestants, mais rien n’y fait. Il s’adresse alors au colonel Honold, à Ulm, qui fait remonter au ministre impérial von Ramswag, lequel fait savoir au maire de Munderkingen que catholiques et protestants doivent avoir le libre exercice de leur culte sous la direction des aumôniers du Cercle. On le voit, au-delà des règles, des pressions peuvent être exercées. D’ailleurs, ce même Vaihinger, alors qu’il sert en 1758 à Buschtirad (États de Bohême), subit des quolibets des catholiques et même la visite de deux capucins de Prague, « semblables à deux soldats », si bien qu’il préfère prendre ses distances48. Un autre aumônier luthérien, un dénommé Mieg, se voit empêché par des catholiques – hommes et femmes armés de bâtons – d’accéder à l’infirmerie, en 1759. À son retour, il rencontre le prêtre qui lui avait intimé auparavant l’interdiction d’accès et lui indique qu’il va porter sa plainte auprès du commandant, le baron von Röder49.
18On voit, à travers ces exemples, que les aumôniers doivent composer avec les réalités territoriales, au gré des déplacements, et aussi des contacts avec les ecclésiastiques des lieux traversés, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement mauvais. Dans le Régiment Royal-Allemand, le pasteur luthérien Josef Fuoss exerce la charge d’aumônier de 1768 à 1776. L’état-major du régiment est alors entièrement luthérien et il a la charge des hommes, moitié luthériens et moitié calvinistes. Cela ne semble pas poser de souci avec ses quatre collègues réformés des autres régiments, lors de la campagne en Sardaigne. Si l’un d’eux est renvoyé, c’est sur l’ordre du roi, semble-t-il par manque de prudence à l’égard de l’aumônier catholique50. Johann Ludwig Hocker est aumônier (luthérien) au tout début du XVIIIe siècle et participe à la guerre de Succession d’Espagne dans le régiment du colonel Schmettau. Arrivé à Arnheim, Hocker est en possession d’un billet lui offrant la permission d’utiliser le temple français et il loge chez un boulanger et non chez un pasteur ; toutefois, il est apparemment en contact avec un pasteur luthérien – le sieur Manne – et le pasteur calviniste, Monsieur D’Outrein, sans que nous en apprenions davantage51. À l’automne 1701, il se rend à Düsseldorf où il prêche dans le temple luthérien et il reçoit de la part des jésuites « deux globes richement ornés52 ». Alors qu’il est à Cölln, il officie chez des privés ; il baptise même un enfant de soldat, dont le parrain est un aubergiste catholique. À cette occasion, un moine – « Ein Prediger = Mönch » – dont il a déjà entendu la prédication, l’entraîne dans une pièce à part et discute agréablement avec lui, autour du meilleur vin. Il est aussi en relation avec un autre qui l’amène dans son couvent « S. Thomae Aquinatis » pour lui montrer la salle d’études53. On devine qu’il est par ailleurs en contact avec d’autres prêtres et des pasteurs réformés, même si les détails manquent parfois. Au début de l’année 1702, à l’occasion du siège de Kayserswerth, neuf soldats d’un régiment palatin sont condamnés à la pendaison : un calviniste, deux catholiques et six luthériens. Il s’est occupé de ces derniers, mais l’on n’en sait pas davantage. À l’hôpital, où il y a de nombreux blessés, il s’occupe des luthériens, mais pas uniquement : d’un Anglais, mais aussi par exemple d’un sous-officier français. Un père jésuite est présent, mais, comme il ne parle pas la langue du Français, c’est Hocker qui s’occupe de converser avec lui54. La même année, il est au siège de Venloo, en septembre. Un aumônier réformé d’un régiment d’Anhalt fait appel à lui afin de célébrer la cène avec les soldats luthériens du régiment : un incident a lieu, mais qui n’est du fait d’aucun des pasteurs, seulement de soldats avinés55.
Modèles en contacts ? Devoirs et images des aumôniers
19Nous avons vu jusqu’ici essentiellement les contacts que pouvaient avoir les aumôniers militaires avec des représentants extérieurs des religions, qu’ils soient des clercs eux-mêmes ou des dirigeants de l’Église territoriale, comme le duc de Wurtemberg. Il est plus délicat d’entrevoir avec justesse les relations des aumôniers militaires entre eux. De fait, il y a des codes et des règlements qui permettent d’entrevoir ces relations, tout en sachant qu’il s’agit là de garde-fous à des déviances que les autorités princières et militaires ne souhaitent en effet pas voir émerger au sein de leurs unités.
20Les règlements et instructions destinés aux aumôniers nous permettent en effet d’entrevoir ce que devaient être, du point de vue de la norme, les relations et comportements des hommes de Dieu à l’égard les uns des autres. Le principe est simple : il s’agit d’éviter que les aumôniers eux-mêmes ne sèment le trouble. C’est pourquoi par exemple Eberhard Ludwig de Wurtemberg exige des ecclésiastiques la fidélité aux lois fondamentales du Cercle56. Des aumôniers peuvent cependant se montrer les auteurs de troubles en raison de leur animosité à l’égard de leur confrère et déclencher de véritables petites guerres57, même si l’on peut lire par ailleurs que l’entente cordiale règne. C’est pourquoi, dans le Cercle de Souabe, un texte du 6 juillet 1757 interdit d’évoquer toute question de religion entre aumôniers. Afin de préserver l’équilibre symbolique et réel, des mesures sont prises, comme celle de contrôler la prédication sur le front des troupes à l’aile droite, celle qui a la primauté dans l’armée. Pour éviter les soucis entre les aumôniers, une fois c’est le pasteur, une autre le prêtre qui officie à cet endroit, quel que soit le public. Cela ne s’effectue pourtant pas toujours sans heurts : en mai 1758, l’aumônier luthérien prêche par deux fois devant l’aile droite où il y a un régiment de Bade-Durlach exclusivement catholique et, de surcroît, il refuse de céder la place. D’ailleurs, ce système de rotation est aussi une source de querelle entre aumôniers58 : mais est-ce pour des raisons confessionnelles ou/et pour une question de prestige ?
21Pourtant, à regarder de près les règlements des armées territoriales, on ne voit pas apparaître – ou peu – la question de la relation entre aumôniers de confessions différentes : les règlements du Brandebourg de 1656 et de 1673 n’indiquent par exemple rien quant à ces possibles relations. C’est davantage dans les instructions données aux aumôniers que l’on trouve cet aspect. Elles sont en relation directe avec les règlements émis, mais, chronologiquement, elles peuvent les précéder, comme des matrices de ce que doivent être ces relations. Le 2 juillet 1658, une instruction est donnée à Michael Heinmann, aumônier du duc Ulrich de Wurtemberg, lieutenant général du roi de France. Sur les huit points, deux concernent directement les relations interconfessionnelles. Heinemann a ainsi pour mission d’empêcher « jésuites, moines, prêtres comme d’ailleurs les pasteurs réformés » d’approcher le duc et de toujours le prévenir de ceux-ci avec fidélité. De même, lors de ses contacts avec ces autres serviteurs de Dieu, il se doit d’être discret dans ses discussions et ne pas laisser ces « aumôniers » toucher de l’argent des luthériens59. Toutefois, il faut bien noter que cette instruction n’évoque pas uniquement les relations entre aumôniers, mais bien aussi avec le clergé catholique dans son ensemble, car en son point 7 sont évoqués « jésuites, moines, nonnes et curés ».
22C’est donc sur un autre plan que l’on peut déterminer ces relations, qui passent par ce que l’on attend des aumôniers et l’image que ces derniers renvoient. Quelle que soit la confession et aussi le rang du militaire, l’attendu à l’égard de la religion et de ses représentants est identique60.
23Tous les princes attendent de l’aumônier une contribution à la discipline, au salut des hommes et aussi au maintien d’une identité religieuse. En effet, l’armée, monde à part dans la société, pourrait être un vecteur d’aconfessionnalisation : dès lors, l’identité première serait celle de soldat, et non de catholique ou de protestant. Au moins au cours de la guerre de Trente Ans, la différence confessionnelle ne semble pas avoir été un motif particulier de querelles entre soldats61. Si l’on considère ce présupposé probable, on comprend mieux l’intérêt des États à la mise en place d’une aumônerie institutionnalisée, destinée certes à moraliser et discipliner les soldats, mais aussi à les conserver dans une foi vivante et dans une identité confessionnelle, alors que nombre de soldats, dans cette guerre de Trente Ans, apparaissent comme religieusement indifférents, après les premières années de conflit. Combien y a-t-il eu de soldats, comme cet Ackermann, luthérien qui a auparavant servi sous les ordres de Mansfeld et de Christian de Brunswick, et qui participe au siège et au massacre de nombreux coreligionnaires à Magdebourg en 1631 ? Parmi les premiers efforts, on peut relever un règlement édicté par Christian IV du Danemark pour ses troupes opérant dans l’Empire où sont mentionnés les devoirs du soldat, l’obligation d’assister au prêche dominical sous la houlette de pasteurs dont on ne sait ni le nombre, ni les modalités de recrutement. C’est avec Gustave Adolphe de Suède, accompagné de Jacob Fabricius, aumônier du roi et aussi supérieur des aumôniers de l’armée, que l’on a la précision d’un aumônier par régiment.
24Voilà pourquoi l’image du pasteur et du prêtre au régiment doit être exemplaire, sinon, c’est l’image même de sa religion qui est mise à mal. Ainsi tous les règlements militaires évoquent-ils la question de la boisson pour les aumôniers, qui est à la fois une réalité et un lieu commun destiné à jeter l’opprobre sur l’autre confession. Le pasteur Möser, de Magdebourg, a laissé un témoignage dans lequel il raconte notamment que, le 28 octobre 1630, il a dû loger chez lui l’aumônier catholique Friedrich Schenck dont il dénonce le travers de boisson : « Cela m’est très pénible, parce qu’il ramène souvent des invités le soir, particulièrement toutes sortes de moines et de prêtres, et que cela se fait aux dépens de ma bière62. » En 1631, il se plaint d’un autre aumônier catholique, qui s’adonne également à la boisson et qui est un « gottloser Bube », un « garnement sans Dieu63 ». Bien évidemment, il faut prendre avec prudence ce trait, mais l’on sait, quelle que soit la confession, que l’abus de boisson est dénoncé chez les aumôniers, d’où des règlements destinés à contrevenir à cette pratique. Dans celui du Brandebourg de 1656, le paragraphe V dit clairement qu’« aucun pasteur, lorsqu’il doit célébrer le service divin, ne doit être saoul, ou en tel cas il doit être retiré du camp64 » ; le paragraphe VI mentionne quant à lui qu’
« un pasteur qui, en dehors du temps des offices, suivrait une mauvaise pente, et ne conformerait pas sa vie à son enseignement, un tel pasteur, s’il ne s’amende pas après avoir été averti trois fois d’avoir à changer de conduite, ne doit pas être toléré dans notre camp65 ».
25Le même règlement, repris en 1673, indique les mêmes points, ne varietur. Le pasteur défaillant passe alors devant le consistoire et peut être chassé. Avec des structures différentes pour les aumôniers catholiques, nous retrouvons les mêmes ambitions de limiter les abus des hommes de Dieu. Ceux-ci sont bien réels. Officiers et représentants des Églises se plaignent, au moins au XVIIe siècle, de la mauvaise conduite de nombre d’aumôniers, tout particulièrement en raison de la boisson. Ces comportements déviants peuvent venir de la médiocre solde ou d’un manque de préparation et de maturité, d’où les efforts des autorités pour mieux contrôler la formation des impétrants.
26La question de l’image que l’on donne aux hommes et aux autres confessions est bien présente. D’aucuns s’inquiètent de la qualité et de la fréquence du culte. Lorsque les règlements insistent tant sur l’obligation de la tenue régulière de l’office ou de la messe, c’est certes pour encadrer les soldats, mais aussi, dans le cas d’armées mixtes, pour donner une image positive de sa propre religion. Il faut cependant appréhender le monde des soldats pour ce qu’il est : une société à part où la porosité des comportements militaires fait des soldats des âmes réticentes, pour beaucoup, non à Dieu, mais à la pratique religieuse, alors que les pratiques superstitieuses connaissent du succès. Dans un rapport de 1762 pour les troupes du Wurtemberg, on peut lire que l’« athéisme et le naturalisme » progressent, que « souvent il se passe tout un mois, malgré les efforts, pour que le service divin puisse être tenu, alors que les aumôniers catholiques tiennent régulièrement le leur, même en territoire protestant, sans pour autant amener les protestants au catholicisme66 ». Ce n’est pas là un cas isolé, par ailleurs également signalé par Albert Babeau pour l’armée française67. L’armée n’est certainement pas un lieu d’irénisme, mais bien de coexistence, voire d’indifférence confessionnelle : coexistence pour les aumôniers et les soldats, et parfois indifférence pour ces derniers.
***
27Aborder les aumôniers militaires, ici dans le cadre du Saint-Empire, appelle à prendre en compte une double réalité, afin de ne pas envisager les contacts entre clergés hors d’un contexte très prégnant. D’une part, leur présence au sein des armées et des unités reste soumise à la fois au cadre réglementaire et confessionnel de l’Empire, mais aussi, dans certains cas, à la volonté propre du seigneur territorial. D’autre part, ils interviennent dans un cadre militaire qui, malgré les efforts des autorités civiles et religieuses, tend à former une entité sociétale très particulière dans laquelle la religion n’est vraisemblablement pas la première préoccupation des hommes : les ouvrages de piété ne doivent pas tromper le lecteur actuel. Les contacts entre aumôniers et également entre aumôniers et clergés locaux ne peuvent donc être envisagés qu’avec cet arrière-plan et ne peuvent être pensés seulement en termes d’opposition et de concurrence. De fait, même s’il a pu y avoir des oppositions individuelles entre aumôniers, ces difficultés relèvent-elles de questions confessionnelles ou de questions personnelles ? Difficile de donner une réponse ferme. Par ailleurs, les oppositions réelles rencontrées par ces aumôniers au fil de leurs déplacements reposent souvent sur le droit territorial et le droit d’Empire, ce qui n’exclut évidemment pas le rejet confessionnel. L’opposition latente ou réelle n’empêche toutefois pas le rapprochement des individus et des pratiques. Les attendus à l’égard des hommes de Dieu sont identiques, de même que l’existence gyrovague et incertaine menée, ce qui pourrait amener à poser une autre question : existe-t-il une « communauté d’aumôniers » ? Ou, plus précisément, est-on aumônier avant d’être pasteur ou prêtre ? Enfin, bien des choses sont encore à interroger, au-delà des quelques éclairages donnés ici, afin d’appréhender ces aumôniers en contact. Parmi celles-ci, la réalité des relations entre aumôniers catholiques et protestants face à un ennemi commun, certes la France, mais surtout le Turc, le réel ennemi de la foi, permettrait certainement de mieux sonder, de qualifier et de hiérarchiser ces contacts.
Notes de bas de page
1 Voir Pröve R., « La nouvelle histoire militaire de l’époque moderne en Allemagne », Revue historique des armées, no 257, 2009, p. 14-26 et Denys C., « La renaissance de l’histoire militaire française pour l’époque moderne : un bilan historiographique (1945-2005) », Arbeitskreis Militär und Gesellschaft in der Frühen Neuzeit e. V., t. 11-1, 2007, p. 7-24.
2 Pour une synthèse en allemand, on peut se reporter à Aretin K. O. von, Das Alte Reich, 1648-1806. Band I : Föderalistische oder hierarchische Ordnung (1648-1684), Stuttgart, Klett-Cotta, 1997, p. 44 sq. En français, une rapide approche dans Jalabert L., Catholiques et protestants sur la rive gauche du Rhin. Droits, confessions et coexistence religieuse de 1648 à 1789, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 39 sq.
3 Straub E., « Zum Heerscherideal im 17. Jahrhundert, vornehmlich nach des Mundus Christiano Bavaro Politicus », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte, no 32, 1969, p. 193-221.
4 Pröve R., « Rationalisierungsdruck und der Zwang zur Toleranz: das Militär im Vergesellschaftungsprozess der Konfessionen », H. Schilling et M.-A. Gross (dir.), Im Spannungsfeld von Staat und Kirche. Minderheiten und Erziehung in deutsch-französischen Gesellschaftsvergleich 16.-18. Jahrhundert, Berlin, Zeitschrift für Historische Forschung 31, 2003, p. 53-69.
5 La synthèse sur la question, mais qui ne constitue pas le cœur du propos : Boniface X., L’aumônerie militaire française (1914-1962), Paris, Cerf, 2001. Des éléments dans Redier A., Les aumôniers militaires français, 496-1939, Paris, Flammarion, 1940. Voir également L’aumônerie militaire française, numéro spécial de la revue Croix de guerre, Paris, 1960.
6 Pérennec A., L’aumônerie militaire dans le Saint-Empire Romain Germanique au XVIIe siècle, mémoire de DEA en histoire, O. Christin (dir.), université Lumière – Lyon 2, 2003, p. 15-16.
7 Voir notamment Poinard R., L’aumônerie militaire d’Ancien Régime. La vie des prêtres aux armées des guerres de Religion à la première République (1568-1795), Paris, L’Harmattan, 2012 ; également Guyard P., Les aumôniers de troupe de la Régence à la chute de la monarchie, thèse de doctorat de 3e cycle en histoire, A. Corvisier (dir.), université Paris 4, 1982. En français, il n’existe pas d’autres approches d’ensemble, mais des éléments épars, essentiellement dans des articles, notamment sur la marine. On trouve des éléments, entre autres pour les réguliers, dans Meyer F., Pauvreté et assistance spirituelle. Les franciscains récollets de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Saint-Étienne, CERCOR-Travaux et recherches IX, 1997, et Galland C., Pour la gloire de Dieu et du Roi. Les récollets en Nouvelle-France, Paris, Cerf, 2012.
8 Reichl-Ham C., Die Militärseelsorge in Geschichte und Gegenwart, Vienne, Militär und Seelsorge – Themenheft 4, 2005, p. 7. Du côté allemand, davantage de travaux, souvent anciens et principalement sous la forme d’articles, notamment sur l’armée prussienne (à côté des travaux de Marschke B., « Vom Feldpredigerwesen zum Militärkirchenwesen : Die Erweiterung und Institutionalisierung der Militärseelsorge Preußens im frühen 18. Jahrhundert », M. Kaiser et S. Kroll (dir.), Militär und Religiosität in der Frühen Neuzeit, Münster, Litt. Verlag, 2004, p. 249-275, voir Rudoplh H., Das evangelische Militärkirchenwesen in Preußen. Die Entwicklung seiner Verfassung und Organisation vom Absolutismus bis zum Vorabend des I. Weltkrieges, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1973). On notera que l’approche reste toujours très liée aux anciens territoires de l’Empire et aux confessions, sans réelle ouverture à une perspective d’ensemble du phénomène.
9 Bielik E., Geschichte der K.u.K. Militär-Seelsorge und des apostolischen Feld-Vicariates, Vienne, Selbstverlag des Feld-Vicariates, 1901, p. 18.
10 Hanak J., « Die evangelische Militärseelsorge im alten Österreich unter besonderer Berücksichtigung ihrer Eingliederung in den kirchlichen Verband », W. Kühnert (dir.), Die evangelische Militärseelsorge im alten Österreich, Vienne, Jahrbuch der Gesellschaft für die Geschichte des Protestantismus in Österreich, 1974, p. 6-8.
11 Bielik E., Geschichte der K. u. K…, op. cit., p. 45.
12 Baumann R., Landsknechte. Ihre Geschichte und Kultur vom späten Mittelalter bis zum Dreissigjährigen Krieg, Munich, Beck, 1994, p. 194 sq.
13 Kaiser M., « Cuius exercitius, eius religio ? Konfession und Heerwesen im Zeitalter des Dreissigjährigen Kriegs », Archiv für Reformationsgeschichte, no 91, 2000, p. 316-353, ici p. 319.
14 Burkhardt J., « Religionskrieg », G. Müller (dir.), Theologische Realenzyklopädie, Berlin – New York, De Gruyter, 1997, t. 28, p. 681-687. Voir également Bireley R., « The Thirty Year’s War as Germany’s Religious War », K. Repgen (éd.), Krieg und Politik, 1618-1648. Europaïsche Probleme und Perspektiven, Munich, Oldenburg, 1988, p. 85-106.
15 Chaline O., La bataille de la Montagne Blanche (8 novembre 1620). Un mystique chez les guerriers, Paris, Noesis, 2000.
16 Reiff M., « Von der Herrschaft der Sachzwänge. Zur Bedeutung der Konfession im Kurbayerischen Heer (1648-1778) », M. Kaiser et S. Kroll (dir.), Militär und Religiosität…, op. cit., p. 49-70.
17 Kaiser M., « Cuius exercitius, eius religio ?… », art. cit., p. 325 sq.
18 Ibid.
19 Pour l’armée bavaroise, voir Staudinger K., Geschichte des kurbayerischen Heeres unter Kurfürst Ferdinand Maria (1651-1679), Munich, J. Lindauersche Buchhandlung, 1901 ; Id., Geschichte des kurbayerischen Heeres unter Kurfürst Max II. Emanuel (1680-1726), Munich, J. Lindauersche Buchhandlung, 1904, 2 vol.
20 Kaiser M., « Cuius exercitius, eius religio ?... », art. cit., p. 331.
21 Ibid., p. 337.
22 Sur le profil de cette armée bavaroise, voir Kapser C., Die bayerische Kriegsorganisation in der zweiten Hälfte des Dreissigjährigen Krieges, 1635-1648/49, Münster, Aschendorff, 1997.
23 Kaiser M., « Cuius exercitius, eius religio ?... », art. cit., p. 332.
24 Ibid., p. 337.
25 Ibid., p. 341.
26 Reiff M., « Von der Herrschaft der Sachzwänge… », art. cit., p. 55.
27 Ibid., p. 56.
28 Ibid., p. 57-58.
29 Ibid., p. 63.
30 Jalabert L., Catholiques et protestants…, op. cit.
31 Storm P.-C., Der Schwäbische Kreis als Feldherr. Untersuchungen zur Wehrverfassung des Schwäbischen Reichskreises in der Zeit von 1648 bis 1732, Berlin, Duncker & Humblot, 1974, p. 51, p. 55-56.
32 Heckel M., « Itio in partes. Zur Religionsverfassung des Heiliges Römischen Reiches Deutscher Nation », Zeitschrift der Savigny-Stiftung fur Rechtsgeschichte, Kanonistische Abteilung, t. 64, 1978, p. 180-308 ; Id., « Parität », Zeitschrift der Savigny-Stiftung fur Rechtsgeschichte, Kanonistische Abteilung, t. 49, 1963, p. 261-420.
33 Storm P.-C., Der Schwäbische Kreis als Feldherr…, op. cit., p. 307.
34 Plassmann M., « Bikonfessionnelle Streitkräfte: Das beispiel des Schwäbischen Reichskreises (1648-1803) », M. Kaiser et S. Kroll (dir.), Militär und Religiosität…, op. cit., p. 33-48, ici p. 35.
35 Storm P.-C., Der Schwäbische Kreis als Feldherr…, op. cit. Voir également Plassmann M., « Bikonfessionnelle Streitkräfte… », art. cit., p. 40-41 ; Id., Krieg und Defension am Oberrhein. Die Vorderen Reichskreise und Markgraf Ludwig Wilhelm von Baden (1693-1706), Berlin, Duncker & Humblot, 2000, p. 354, cite en revanche des soucis liés à la présence de troupes luthériennes dans les territoires catholiques.
36 Storm P.-C., Der Schwäbische Kreis als Feldherr…, op. cit., p. 299.
37 Ibid., p. 305.
38 Ibid., p. 389.
39 Ibid., p. 361 et p. 370.
40 Landesarchiv, Spire, E3/2090, fol. 421 r°-424 v° : accord entre le Cercle de Souabe et le duc de Wurtemberg, daté du 11 février 1693.
41 Kolb C., « Feldprediger in Alt-Württemberg », Blätter für württembergische Kirchengeschichte, no 9, 1905, p. 70-85, ici p. 78, et p. 97-124 ; no 10, 1906, p. 22-51 et p. 117-142.
42 Ibid., p. 75.
43 Voir Plassmann M., Krieg und Defension am Oberrhein…, op. cit., p. 13.
44 Kolb C., « Feldprediger in Alt-Württemberg », art. cit., p. 99-107.
45 Plassmann M., « Bikonfessionnelle Streitkräfte… », art. cit., p. 40. Les troupes du Régiment Alt-Wurtemberg connaissent de semblables difficultés lorsqu’elles servent dans les territoires héréditaires, en 1716-1720 (Pfister A. von, Denkwürdigkeiten aus der Württembergischen Kriegsgeschichte des 18. und 19. Jahrhunderts im Anschluß an die Geschichte des 8. Infanterie-Regiments, Stuttgart, Grüninger, 1868, p. 68 sq.). Les troupes protestantes du Cercle de Franconie subissent également, lors de leur service à Philippsbourg, entre 1714 et 1772, des pressions et manœuvres orchestrées par le commandant catholique de la garnison (Helmes H., « Kurze Geschichte der Frankischen Kreistruppen, 1714-1756, und ihrer Teilnahme am Feldzug Rossbach, 1757 », Darstellungen aus der Bayerischen Kriegs-und Heeresgeschichte, no 16, 1907, p. 1-116, ici p. 7-9 et p. 42 sq.).
46 Kolb C., « Feldprediger in Alt-Württemberg », art. cit., p. 81.
47 Ibid., p. 97.
48 Ibid., p. 98.
49 Ibid., p. 99.
50 Kolb C., « Feldprediger in Alt-Württemberg », art. cit., p. 24-25.
51 M. Johann Ludwig Hockers […] eigene Lebensbeschreibung von ihm selbst aufgesetzet, bis an seinen Tod fortgeführet, Schwabach, Johann Jacob Enderes, 1749, p. 26.
52 Ibid., p. 28, « zwey kostbare Globi ».
53 Ibid., p. 32.
54 Ibid., p. 39.
55 Ibid., p. 47.
56 Generallandesarchiv, Karlsruhe, 46/3818-18 : lettre à Ludwig Wilhelm von Baden, du 8 avril 1699.
57 Plassmann M., « Bikonfessionnelle Streitkräfte… », art. cit., p. 42.
58 Ibid., p. 41.
59 Kolb C., « Feldprediger in Alt-Württemberg », art. cit., p. 75.
60 Un règlement émanant du Cercle de Souabe, du 2 mai 1687 est à cet égard éclairant: «Alldieweilen aber… an der menschlichen Vorsichtigkeit und Voraugenhaltung der Kriegsraison allein nicht, sondern vielmehr alles an Göttlichem Beystand haubtsächlich gelegen, und hingegen selbiger umb so viel weniger bey einem Kriegsheer zu hoffen ist, wann dabei einem Gottlosen und üppigem Leben und Wesen der freye Lauf gelassen, Gottes und deß Lieben Gebets aber wenig geachtet würde; so trägt man solchem nach zu deß Herrn Obristen Lbd. die gute Zuversicht und will selbige hierzu insonderheit wohlmeinend erinnert haben, Sie wollen durch dero selbst aigene Pietät und Gottesfurcht Ihrem anvertrauten Regiment Christ-Fürstlich vorleuchten, und die von beederley Religionen zugenordnete Caplan und Feld-Prediger bey ihrem Ambt und publico exercitio religionis im Feld und in denen Quartieren gebührend manuteniren, mithin eyferig anmahnen, alle fürgehende üppigkeit und Laster aber ohne Ansehung der Personen und nach Erheischung des Articulsbriefs ernstlichen abstrafen lassen.» (Cité d’après Storm P.-C., Der Schwäbische Kreis als Feldherr…, op. cit., p. 389, note 74).
61 Kapser C., Die bayerische Kriegsorganisation…, op. cit., p. 68.
62 Winter F., « Möser’s Aufzeichnungen über der dreißigjährigen Krieg », Geschichtsblätter für Stadt und Land Magdeburg, t. 9, 1874, p. 27.
63 Ibid., p. 31.
64 Churfürstliches Brandenburgisches Kriegs-Recht/Oder : Articuls-Brieff, Berlin, Christof Runge, 1656.
65 Ibid.
66 Kolb C., « Feldprediger in Alt-Württemberg », art. cit., p. 80.
67 Babeau A., La vie militaire sous l’Ancien Régime. 2 : Les officiers, Paris, Firmin-Didot, 1890, p. 220 sq.
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