« Un culte conforme à la science et à l’esprit moderne »
La réforme liturgique des catholiques-chrétiens de Genève (1870-1900)
p. 181-190
Texte intégral
1Pourquoi s’intéresser à Genève dans les années 1870-1900 ? En quoi ce lieu et cette période nous apprennent-ils quelque chose des évolutions de la liturgie catholique ? L’histoire genevoise, tout entière teintée de protestantisme, permet, au XIXe siècle, d’observer la mise en œuvre d’une refonte théologique et cultuelle du catholicisme. À la fin du siècle, un groupe de laïcs catholiques, libéraux et anticléricaux, obtient, par une alliance avec les protestants et les libres penseurs, la possibilité d’inventer une nouvelle pratique ecclésiale, encadrée par la législation et subventionnée par l’État. Cette expérience est au cœur du Kulturkampf helvétique. Si elle est particulière, minoritaire, spécifique à cet espace géographique, elle n’en reste pas moins révélatrice des questions qui se posent aux catholiques à la fin du XIXe siècle, face à la nécessité d’articuler religion et modernité.
2Le contexte est essentiel dans la compréhension de cette réforme catholique, qui prend pour nom catholicisme libéral, national ou catholicisme-chrétien et se rallie à l’Église vieille-catholique allemande. Dès 1860, la moitié des habitants du canton de Genève sont de confession catholique. Le canton reste néanmoins largement dominé par les élites protestantes, anciennes familles patriciennes d’un côté, nouveaux dirigeants radicaux issus de la révolution de 1846 de l’autre. Dans le dernier tiers du siècle, les catholiques genevois, présents depuis 1814-1816, cherchent donc encore une voie d’intégration dans la nation genevoise1. À bien y regarder, cette intégration se fait à la fois par une affirmation identitaire forte et par des processus d’assimilation à la culture locale, y compris dans ses dimensions religieuses. Les désaccords de fonds et de stratégies sont nombreux parmi les catholiques. Gaspard Mermillod, nommé évêque in partibus d’Hébron en 1864, émerge comme la figure de proue de la re-catholicisation intransigeante et ultramontaine de la Rome protestante. Il œuvre à la restauration d’un évêché de Genève et devient vicaire apostolique en 1873. Les autorités genevoises et confédérales refusent fermement d’entériner son statut d’évêque. Mgr Mermillod est finalement expulsé du territoire suisse en février 18732. Une coalition de radicaux-libéraux protestants et catholiques profite de l’effervescence créée et du vide de pouvoir ecclésiastique pour élaborer, au sein du parlement genevois, une nouvelle loi sur le culte catholique. Ce texte, voté par le peuple à une écrasante majorité, instaure l’élection des curés, une direction d’Église de type synodal à majorité laïque ainsi qu’un serment d’allégeance des prêtres à l’État3. L’idée est de nationaliser le catholicisme et, se faisant, d’intégrer pleinement les catholiques à la nation genevoise. L’Église catholique est transformée en une Église démocratique, calquée sur le modèle de l’Église protestante. Le refus de cette nouvelle structure par le Vatican, l’évêque Gaspard Mermillod, les curés en place et la majorité des catholiques genevois amène la séparation de l’Église catholique romaine de l’État genevois.
3Les catholiques romains perdent alors la plus grande partie de leurs églises et presbytères, qui sont remis par la police aux catholiques dits nationaux ou libéraux, c’est-à-dire ceux qui acceptent et promeuvent la loi de 1873. Ces derniers se rattachent au courant catholique-chrétien suisse et vieux-catholique allemand, construit sur le refus de l’infaillibilité pontificale et du premier concile du Vatican. Ils réunissent plusieurs milliers d’adeptes à Genève mais restent minoritaires. Dans les débuts du mouvement, les catholiques nationaux doivent faire venir des curés de l’extérieur du canton, généralement de France. C’est ainsi que Hyacinthe Loyson (1827-1912), ex-carme et prédicateur à Notre-Dame de Paris, sorti de l’Église catholique romaine depuis 1869, prend part à la réforme durant deux ans4. Cette Église existe encore aujourd’hui mais elle n’est plus subventionnée par l’État depuis la loi de séparation de 1907.
4La démarche des catholiques nationaux est représentative des questionnements, des rêves ou utopies et des fantasmes de toute une génération de progressistes qui tiennent à conserver une Église catholique et des pratiques chrétiennes en modernité5. La mutation des besoins sociaux et moraux, liés à la mise en place de la démocratie, de l’école républicaine et des libertés individuelles, augmentée encore par le contexte de mixité confessionnelle, suscite chez les laïcs un immense besoin de réformes théologiques. Celles-ci concernent aussi bien les structures hiérarchiques et organisationnelles, avec la démocratisation et la nationalisation de l’Église, que la culture religieuse elle-même, au centre de laquelle se trouve la liturgie. Les catholiques nationaux demandent au clergé de cautionner un changement global de gouvernance sociale, exigeant par exemple – de manière très symbolique – la suppression de la confession auriculaire obligatoire, au nom de la responsabilité individuelle et de la fin de la « caste cléricale. »
Des réformes et des hommes
5Plus généralement, quelles sont donc les réformes entreprises ? Et dans quel état d’esprit ? À son arrivée à Genève en mars 1873, le père Hyacinthe Loyson formule trois propositions : l’autorisation du mariage des prêtres, la suppression de la confession auriculaire obligatoire et une réforme de la liturgie, avec passage au français6. Le congrès des catholiques libéraux de Suisse, organisé à Soleure en août de la même année et auquel participent les Genevois, arrête un programme bien plus étendu, comprenant notamment la suppression du casuel et des dispenses, la suppression des indulgences, la réduction « aussi grande que possible » des pèlerinages, des processions et de l’« adoration des images », la sécularisation des cimetières et la révision des règlements sur les mariages avec la pleine acceptation des mariages mixtes7. Ces catholiques, des laïcs pour la plupart, expriment d’un côté le refus des évolutions récentes du catholicisme de Pie IX, en particulier concernant le culte marial et l’infaillibilité pontificale, et, de l’autre, une volonté de modernisation du culte. L’ensemble est légitimé par une historiographie montrant comment le christianisme antique est le plus compatible avec la modernité. Le maintien du cadre sacramentel et liturgique – les sept sacrements et la messe – permet paradoxalement une grande liberté dans les adaptations de formes et de sens. Chacun des rituels est revisité, restructuré, tant dans son déroulement concret que dans le sens théologique qui lui est dévolu. La confession devient collective, par exemple, et s’intègre à la liturgie. C’est ainsi que la messe est remodelée à la fois dans une perspective moderne, anticléricale, à visée libératrice de l’individu, et dans une optique théologique de retour à l’origine.
6Dans les tout premiers temps de la réforme, le geste religieux est repensé de fond en comble par des laïcs ayant souvent déserté toute pratique depuis leur première communion, ainsi que par des prêtres qui profitent de la liberté qui s’offre soudainement à eux8. On trouve un exemple de cet état d’esprit plutôt radical mais très éclairant chez l’un des promoteurs à la fois politique et religieux de la réforme, un dénommé Marc Héridier. Lorsque ses adversaires se permettent de rire de son subit zèle religieux en l’accusant d’être un libre-penseur, un hypocrite, adhérant à l’Église nationale dans le seul but de nuire au catholicisme romain, Marc Héridier fait dans la presse une déclaration décrivant le cadre liturgique qui préside à son retour dans l’église. Datée d’avril 1875, elle vaut tant pour la mentalité qu’elle laisse voir que pour les faits qu’elle décrit :
« D’abord, vous perdez votre temps à me représenter comme l’un des soutiens de l’autel.
L’autel n’est qu’un emblème religieux que nous n’avons pas inventé, que nous cherchons même à transformer : à preuve qu’à Chêne-Bourg [commune genevoise anciennement sarde], sur un de ceux-ci, nous avons remplacé le Sacré-Cœur jésuitique par la croix fédérale, notre emblème national. Ensuite, Monsieur le rédacteur, je suis obligé de vous dire que vous mentez, en prétendant que tous les dimanches je lis mon livre de messe à genoux. C’est là une calomnie dont vous attendez bon effet sur une partie de vos lecteurs qui ne me connaissent pas, et qui connaissent imparfaitement le but du catholicisme libéral, que vous avez la bonté de chercher à noircir en ma personne.
Or, je déclare ici qu’il est vrai que je me fais un devoir d’assister avec ma famille à l’office libéral du dimanche, mais que jamais je n’y ai lu la moindre des choses, croyant peu, pour mon compte, à l’efficacité de ces récitations, me bornant simplement à participer au culte, dans ce qu’il a d’élevé, de fraternel et d’humanitaire, le considérant dans son état actuel, comme le produit des siècles, que seule une organisation basée sur l’association religieuse populaire, pourra modifier dans un sens conforme à la science et à l’esprit modernes.
Et, en outre, non seulement la prétendue lecture du livre de messe est un mensonge, mais la plus grande fausseté est encore de prétendre que je le lis à genoux.
Depuis ma rentrée dans l’église catholique à l’occasion du mouvement libéral, jamais je n’ai plié le genou. Jamais les catholiques de Chêne-Bourg, suivant le culte libéral, ne l’ont plié non plus.
Bien au contraire, en tout et partout, nous avons combattu l’agenouillement, que nous avons toujours considéré comme un signe d’avilissement, bon à abolir personnellement, jusqu’à ce qu’il le soit généralement9. »
7Marc Héridier résume tout un pan du catholicisme libéral, même si ni son assurance ni ses convictions ne sont partagées par l’ensemble des protagonistes. La messe est l’objet d’une transformation tant dans son contenu que dans sa place au sein de la piété catholique. La « nationalisation » de l’autel va de pair avec l’adoption des emblèmes cantonaux et fédéraux, tant au sommet des clochers et dans les temples que dans toute la documentation officielle de la nouvelle Église. Le refus des récitations et de la répétition des prières correspond à une mise en cause de leur efficacité et à une réflexion plus générale sur la « superstition. » Son refus de tout signe de soumission est extrême, mais il correspond parfaitement à un état d’esprit qui refuse son obéissance aveugle à des préceptes comme à des pratiques ou à des personnes10. Enfin, la recherche d’un culte « élevé, fraternel et humanitaire » est l’expression du fait que le culte perd de sa valeur salvifique en tant que tel pour devenir principalement une pratique sociale et un espace d’édification11. Cette idée est ainsi exprimée en 1881, dans le catéchisme édité par les Genevois :
« Que faut-il faire pour sanctifier le dimanche ?
Il faut s’abstenir d’œuvres serviles, assister au culte public et faire œuvre de piété et de religion.
Quels sont les avantages du culte public ?
Le culte public a une immense influence religieuse, morale et sociale12. »
8La messe n’est plus le passage obligé pour « aller au ciel » et les laïcs insistent particulièrement sur cet aspect : « Il faut remarquer qu’il n’en est pas chez nous, comme chez les catholiques romains, lesquels se trouvent surchargés de péché mortel s’ils n’assistent pas à la messe », affirme par exemple un conseiller synodal en 190313. Cette liberté implique de rechercher une liturgie attractive pour les fidèles, tant du point de vue moral que spirituel. Cette quête ne va cesser d’occuper les catholiques-chrétiens.
Renouveau liturgique
9La question de la langue est tranchée rapidement au sein de l’Église genevoise. L’abandon du latin fait partie du projet de Loyson à son arrivée à Genève et il est fortement demandé par les laïcs. La messe est donc progressivement dite entièrement en français. En octobre 1873, le père Hyacinthe publie une Liturgie de l’Église catholique de Genève à l’usage des fidèles14. Il affirme dans une longue introduction que le latin a eu des conséquences ecclésiologiques désastreuses :
« C’est de la sorte que le clergé et le peuple se séparèrent de pensée et de sentiment dans l’acte même qui devait les unir, et que la divine liturgie perdit peu à peu son caractère vivant et jusqu’à sa signification primitive15. »
10Le passage à la langue vernaculaire est l’une des caractéristiques considérées comme fondatrices de la réforme genevoise. Le but, tel qu’énoncé par les catholiques nationaux, est de « permettre aux fidèles de comprendre leurs propres prières, de s’intéresser davantage aux cérémonies liturgiques, et de faire des exercices du culte des actes de conscience, compris, sentis et voulus16 ». Le principe admis de l’abandon du latin, il faut encore se mettre d’accord sur le texte et son contenu, car il n’est bien évidemment pas question de créer ex nihilo une liturgie catholique-chrétienne. Cette liturgie est donc avant tout une traduction, qui cherche – comme toutes les liturgies au XIXe siècle17 – à s’enraciner dans l’Antiquité via des sources plus ou moins récentes. Du côté francophone, cette question préoccupe autant le père Hyacinthe Loyson que le théologien et prêtre Eugène Michaud (1839-1917), Français lui aussi, séparé de Rome depuis 1872 et passé au catholicisme-chrétien18.
11Dans l’avant-propos de sa Liturgie de 1873, Hyacinthe Loyson affirme puiser à trois sources : la liturgie de Paris, la liturgie de Rome et le rituel de l’évêque de Wessenberg, en usage dans plusieurs paroisses de Suisse alémanique. De plus, Hyacinthe Loyson place son travail dans la lignée d’un retour aux pratiques du christianisme primitif. Il utilise pour cela les travaux de savants allemands sur le déroulement de la messe aux IIe et IIIe siècles19. Plusieurs éléments ressortent de ces recherches, qui concordent bien évidemment avec les réformes entreprises à Genève : la célébration se faisait en « langue nationale », les messes basses n’existaient pas, l’eucharistie sous les deux espèces était pratiquée plusieurs fois par semaine et sans confession obligatoire préalable.
12Eugène Michaud, qui commence à travailler les questions liturgiques bien avant son arrivée en Suisse en 1876, fait quant à lui partie des mouvements de résistance à l’introduction de la liturgie romaine dans l’Église française20. Il prône la supériorité et l’ancienneté de la liturgie gallicane. Il affirme par ailleurs que sous Pie IX, le respect des « traditions nationales des Églises particulières » a disparu : « D’après le plan des jésuites et de Pie IX, il faut qu’il n’y ait plus d’alpes, et que toute nationalité disparaisse, aussi bien au point de vue religieux qu’au point de vue politique21. » Fidèle à sa perspective, une fois installé à Berne, Eugène Michaud prône l’utilisation des anciennes liturgies helvétiques. Il propose, dans une brochure de 1877, un Ordinaire de la messe, fruit de ses recherches historiques. Il prône en particulier la communion sous les deux espèces et le rétablissement de la prière dialoguée, « qui fait que le sacrifice liturgique est offert activement à la fois par le prêtre et par les fidèles22 ». Par ailleurs, Michaud exprime un souci œcuménique (avant la lettre) ; en s’éloignant de la messe romaine, il entend s’approcher des protestants, des anglicans et des orthodoxes et permettre, à terme, « l’intercommunion23 ».
13À partir de 1876, l’unification de la liturgie est prise en main par le Synode national suisse de l’Église catholique-chrétienne. Plusieurs manuels, rituels et livres de prières sont publiés dans les années qui suivent. Les textes adoptés sont finalement très proches de la messe romaine, qui leur sert de base. L’ordre des différents éléments, à quelques aménagements près, est conservé24. La messe est en outre pensée pour être dite à voix haute, en dialogue avec les fidèles. L’évêque Eduard Herzog (1841-1924), élu à la tête de l’Église catholique-chrétienne de Suisse en 1876 et auteur d’une liturgie, est en effet lui aussi un fervent adepte de la participation active des laïcs aux cérémonies du culte. « Nous avons opposé au culte célébré par le prêtre seul, le culte auquel toute la communauté coopère », dit-il en 1905, sous forme de bilan25. Autres aspects très importants, les catholiques-chrétiens transforment la pratique et le sens de l’eucharistie. La communion sous les deux espèces est introduite et les références à la transsubstantiation écartées. Les catholiques-chrétiens dénoncent le « matérialisme eucharistique », affirmant que quelques paroles ne peuvent changer de l’eau et de la farine en chair et en sang. Dans leur logique, un prêtre ne peut « créer Dieu lui-même » et la transsubstantiation décrédibilise le christianisme en en faisant une « religion de prestidigitation26 ». L’eucharistie est donc considérée comme une « nourriture de l’âme » qui « rappelle » et « représente » le sacrifice de Jésus-Christ sur la croix.
14Par la modification de nombre de détails, la liturgie est mise en adéquation avec les évolutions théologiques des catholiques-chrétiens, dans à un état d’esprit de rationalisation et de simplification du culte. Le Filioque est supprimé du credo27. La liturgie est expurgée de tout ce qui fait référence au pape. La commémoration des saints est conservée mais considérablement simplifiée : l’énumération des noms est remplacée par celle des ordres (« des patriarches, des prophètes, des évangélistes, des martyrs et de tous les saints28 »). L’encensement n’intervient qu’après la consécration du pain et du vin. Les ablutions (lavement des mains) sont généralement supprimées, même si cette pratique est conservée par certains prêtres, notamment pour des raisons hygiénistes29. En ce qui concerne les prières, la salutation angélique est peu à peu mise de côté. Il n’y a pas d’acte de foi des principaux mystères (trinité, mort du Christ en croix pour nous sauver, immortalité de l’âme, paradis, enfer) mais uniquement un acte de foi général de « toutes les vérités que tu as révélées et que tu nous enseignes par ton Église30 »…
15Par ailleurs, les catholiques-chrétiens dépouillent progressivement leur pratique de tout ce qu’ils considèrent comme mécanique et qu’ils appellent les « cérémonies routinières31 ». Les processions et les invocations de saints en font partie. Ces rituels relèvent selon eux du « paganisme » et sont incompatibles avec la « simplicité évangélique ». La récitation à haute voix des prières du chapelet est elle aussi supprimée32. Ajoutons encore que la préparation aux fêtes par le jeûne et l’abstinence est quant à elle considérée comme une « ancienne coutume33 ». Les fêtes sont elles aussi transformées : la fête de l’Immaculée Conception est supprimée et le 15 août devient le jour de la mort de la Vierge et non plus l’Assomption34. Dans une optique d’Église nationale, les catholiques-chrétiens inscrivent le Jeûne fédéral à leur calendrier liturgique et instituent, à partir des années 1890, un jour de commémoration de la fondation de leur propre Église, la première semaine d’octobre. Ils se dotent en outre d’une prière à la patrie.
Effets pratiques
16L’ensemble de ces révisions, discutées au sein des conférences ecclésiastiques ainsi que dans les synodes cantonaux et nationaux, permettent, en l’espace d’une quinzaine d’années, l’élaboration et la diffusion d’une liturgie cohérente au point de vue pratique et théologique, même si des discussions persistent. De par leur lecture historicisantes des rituels, les catholiques-chrétiens adoptent en effet une pratique de mises à jour continuelles de leur corpus liturgique. Cependant, contre l’attente des protagonistes eux-mêmes, ces transformations ne contribuent que très peu à redynamiser la pratique cultuelle des catholiques libéraux. Le culte perd définitivement de l’importance dans la pratique chrétienne de ces familles. Très concrètement, le nombre de cérémonies est rapidement réduit, les vêpres sont supprimées et une seule messe a généralement lieu le dimanche35. À partir des années 1880, les laïcs et prêtres élus à la tête de l’Église imposent une liturgie et un catéchisme uniformisé dans tout le canton afin de mettre de l’ordre dans les pratiques cultuelles de chaque paroisse36. Les prédications des prêtres sont par ailleurs étroitement surveillées et régulièrement qualifiées de négligées ou d’inintéressantes.
17Mais les prêtres sont bien entendu les premiers à s’interroger sur les causes de l’absence des fidèles à l’église. Cette absence résulte-t-elle des transformations liturgiques ? Evêque et ecclésiastiques mettent en cause la « froideur » du culte et réfléchissent à le rendre plus « solennel » et « impressionnant37 ». Certains d’entre eux pensent que la réintroduction de cérémonies pourrait « réchauffer et entretenir le zèle des fidèles38 », telle la bénédiction du Saint Sacrement et le culte à Marie « dépouillé de toutes exagérations39 ». Ils demandent plus d’ornements dans les églises et l’observation des couleurs pour les vêtements sacerdotaux, par exemple.
18Les laïcs sont cependant systématiquement réticents au retour d’éléments de la liturgie catholique romaine abandonnés précédemment. La plupart d’entre eux assument leurs absences à l’église et intègrent cet éloignement du culte dominical à leur conception de la religiosité. En 1901, le président du synode cantonal des catholiques-chrétiens répond au curé Félix Carrier, qui se plaint du petit nombre des fidèles présents le dimanche :
« J’aime à entendre M. Carrier s’exprimer aussi franchement, mais je lui répondrai que la foi de certains laïques, pour n’être pas formulée dans les mêmes termes que celles de certains ecclésiastiques, n’en est pas moins vive. D’autre part, la pastoration doit changer à notre époque : elle se faisait anciennement à l’église, elle doit beaucoup se faire à domicile aujourd’hui. Faisons-nous tout à tous40. »
19Les laïcs affirment ainsi leur droit à une vie religieuse sans pratique dominicale, appelant les prêtres à un suivi différent, plus personnel, de leurs ouailles. Entre 1900 et 1901, le synode catholique-chrétien se préoccupe à plusieurs reprises de réguler et encadrer les visites des prêtres à domicile.
20Ainsi, l’expérience catholique-chrétienne, bien que marginale au niveau européen, préfigure tout à la fois certains mouvements liturgiques et certaines évolutions pastorales et sociales du XXe siècle. Son observation offre une vue synthétique des principaux problèmes du christianisme en modernité, concernant la liturgie on notera en particulier : l’articulation entre autonomie individuelle et actes rituels, la recherche d’intelligibilité et de cohérence théologique de la liturgie entre renouveau et fidélité au passé, le besoin d’attractivité du culte dominical face à la sécularisation.
Notes de bas de page
1 Amsler Frédéric et Scholl Sarah (éd.), L’apprentissage du pluralisme religieux. Le cas genevois au XIXe siècle, Genève, Labor et Fides, 2013 ; Scholl Sarah, En quête d’une modernité religieuse. La création de l’Église catholique-chrétienne de Genève au cœur du Kulturkampf (1870-1907), Neuchâtel, Alphil, 2015.
2 Le projet d’évêché de Genève est abandonné par le pape Léon XIII, qui nomme Gaspard Mermillod évêque de Genève et Lausanne, résidant à Fribourg en 1883.
3 Le résultat du scrutin populaire est de 9 081 oui et 151 non, 204 bulletins blancs. 9 434 électeurs se rendent aux urnes sur 16 099 inscrits. Le clergé et les catholiques romains les plus engagés avaient donné le mot d’ordre de s’abstenir. En fait, si l’on compare ce scrutin avec d’autres, les abstentions catholiques se montent à moins de 2 000 voix.
4 Sur Hyacinthe Loyson : Zuber Valentine, « Hyacinthe Loyson, d’un catholicisme à l’autre… », in Alain Dierkens (éd.), L’intelligentsia européenne en mutation, 1850-1875. Darwin, le Syllabus et leurs conséquences, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1998, p. 197-214 ; Zwianzek Georges, Hyacinthe Loyson. Curé de Genève. 1873-1874, mémoire pour le diplôme d’études approfondies, histoire religieuse, Chambéry, université de Savoie, 1996 ; Portier Lucienne, Christianisme, Églises et religions. Le dossier Hyacinthe Loyson (1827-1912). Contribution à l’histoire de l’Église de France et à l’histoire des religions, Louvain-la-Neuve, Centre d’histoire des religions, 1982.
5 Pour un article synthétique sur cette démarche : Scholl Sarah, « Étatique et hérétique : la création d’une Église catholique nationale dans la Rome protestante (Genève, 1873-1892) », Histoire@Politique. Politique, culture, société. Revue électronique du Centre d’histoire de Science Po [en ligne], sept.-déc. 2012, no 18 (dossier : Le religieux entre autorité et dissidence, XIXe-XXe siècle) [www.histoire-politique.fr].
6 La Patrie, 22 mai 1873, p. 3-4. Tous ces éléments d’analyses sont tirés de la quatrième partie de Scholl S., En quête d’une modernité religieuse, op. cit.
7 Voir le Catholique suisse, 6 septembre 1873, p. 2 et le Journal de Genève, 3 septembre 1873, p. 1.
8 L’inventivité des débuts est ensuite canalisée par l’insertion des Genevois dans un catholicismechrétien suisse, lui-même soucieux de se rattacher au vieux-catholicisme allemand et à l’Église d’Utrecht. Sur le mouvement : Moss Claude Beaufort, The Old Catholic movement. Its origins and history, London, SPCK, 19642.
9 Réponse de Marc Héridier à la Confédération suisse, reproduite dans le Petit Genevois, 19 avril 1875, p. 5. Une telle description conforte bien évidemment les catholiques romains dans l’idée que Marc Héridier n’est plus catholique (Jeantet Louis, Histoire de la persécution religieuse à Genève. Essai d’un schisme par l’État, Paris, Lyon, Librairie Lecoffre, 1878, p. 239).
10 Sur le sens et l’importance de la génuflexion dans le catholicisme romain : Gaume Jean-Joseph, La génuflexion au XIXe siècle ou étude sur la première loi de la création, Paris, Gaume et Cie [1876].
11 À propos du projet catholique libéral, l’abbé catholique romain Louis Jeantet (Histoire de la persécution, op. cit., p. 283) cite une critique du protestant Marc Monnier publiée dans le Journal des débats : « Quant à la religion, [les hommes] se piquaient de rédiger, avec leurs propres lumières, une liturgie, un catéchisme, un corps de dogmes en rapport avec les idées modernes, les droits de l’homme et les chemins de fer. Je n’invente rien ; j’ai entendu dans les cafés, des discussions sur ces matières de théologie. Réduire des articles de foi, simplifier le Credo, supprimer les saints, la Vierge, Jésus-Christ, ne laisser que Dieu, en laisser le moins possible, tout au plus la Raison ou l’Etre suprême, tel était le programme des plus bruyants. »
12 Catéchisme catholique : proposition au prochain synode, Genève, 1881 (réédité au moins quatre fois jusqu’en 1915), p. 27. Il s’agit du commentaire du quatrième commandement de Dieu.
13 Mémorial du Conseil supérieur [de l’Église catholique-chrétienne de Genève] (MCS), 5 mars 1903, p. 39.
14 [Loyson Hyacinthe], Liturgie de l’Église catholique de Genève à l’usage des fidèles, Paris, Neuchâtel, 1873 (avant-propos signé le dimanche 19 octobre 1873).
15 Ibid., p. 33.
16 Les principes de l’Église catholique-chrétienne, Genève, Impr. Ad. Soldini, 1911, p. 5-6.
17 « Le recours à l’histoire s’impose unanimement », la tradition est « réinventée » en s’enracinant « dans l’histoire (et pas seulement dans la mémoire) ». Leterrier Sophie-Anne, « “L’invention de la tradition” liturgique au XIXe siècle », in C. Davy-Rigaux et al. (éd.), Les cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne. Une littérature de codification de rites litugiques, Turnhout, Brepols, 2009, p. 119-127.
18 Sur Eugène Michaud, lire l’article du Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F27554.php et Dederen Raoul, Un réformateur catholique au XIXe siècle : Eugène Michaud (1839-1917). Vieux-catholicisme-œcuménisme, Genève, Droz, 1963.
19 Les « notions préliminaires » (p. 7-35) de Loyson reprennent l’ouvrage Gott, meine einzige Hoffnung (1873) du professeur Friedrich de l’Université de Munich.
20 Sur ces résistances : Petit Vincent, Église et Nation. La question liturgique en France au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2010, sur les liens entre liturgie et dissidences catholiques, p. 84.
21 Michaud Eugène, Le mouvement contemporain des Églises. Etudes religieuses et politiques, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1874, p. 368.
22 Ordinaire de la messe. Proposé par Eugène Michaud, Berne, Impr. Jent & Reinert, 1877, p. 8.
23 L’intercommunion avec les anglicans est possible pour les fidèles dès 1888.
24 Pour les détails techniques que nous n’avons pas explorés ici : Moss C. B., The Old Catholic movement, op. cit., p. 320-326.
25 Compte rendu du Synode national, MCS, 21 septembre 1905, p. 17. Sur Eduard Herzog, voir le récent numéro de la revue International Kirchchliche Zeitschrift : « Eduard Herzog (1841-1924). Christkatholischer Bischof, Rektor des Universität, Wegbereiter der Okumene. Neue Forschungperspektiven zur Geschichte der Christkatholischen Kirche der Schweiz », 101, 2011, avec, notamment, Scholl Sarah, « Eduard Herzog, évêque de Genève ? Les catholiques nationaux genevois et la formation d’un diocèse suisse (1868-1907) », p. 215-226.
26 Catholique national, 5 octobre 1895, p. 99-100.
27 « Je crois en l’esprit saint, qui est Seigneur et qui donne la vie, qui procède du Père et du Fils, qui est à la fois adoré et glorifié avec le Père et le Fils, qui a parlé par les Prophètes » (Siecienski A. Edward, Filioque. History of a Doctrinal Controversy, Oxford University Press, 2010).
28 Liturgie catholique-chrétienne proposée au Synode national par la Conférence ecclésiastique du Canton de Genève, Genève, Impr. Taponnier et Studer, 1879, p. 32.
29 Archives de l’Église catholique-chrétienne de Genève, paroisse de Saint-Germain, Conférence ecclésiastique, no 3/4, séance du 26 décembre 1888. Le curé Baroz estime que le lavement des mains « est un beau symbole et qui en dehors de cela est souvent une précaution utile. »
30 Catéchisme catholique-chrétien, Soleure, Impr. Grassmann, 1915, p. 7.
31 L’Église catholique chrétienne. Les principes de l’Église catholique chrétienne, La Chaux-de-Fonds, Impr Coopératives réunies, 1920, p. 5, sur la messe, p. 11.
32 Catéchisme catholique-chrétien, 1915, p. 97.
33 Catéchisme catholique, [par Michaud, Eugène], Berne, Jent et Reinert, 1876, p. 100.
34 Les principes de l’Église, op. cit., p. 7.
35 Voir l’horaire des messes dans le Catholique national, Genève, du 3-6-1876 au 29-12-1878.
36 MCS, 10 novembre 1881, p. 64.
37 Archives de l’Église catholique-chrétienne de Genève, paroisse de Saint-Germain, Conférence ecclésiastique, no 3.9, séance du 30 avril 1902.
38 Ibid., séance du 30 octobre 1899.
39 Ces propositions, faites en 1899, sont immédiatement écartées, mais d’autres cérémonies sont ajoutées pour la période du Carême, dont des prédications et des réunions de prières. Cela montre une fois de plus que tous les curés n’adhèrent pas à l’ensemble des formes prises par le culte à Genève (ibid., séance du 30 janvier 1900).
40 MCS, 28 mars 1901, p. 26.
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