Les positions et les arrière-plans d’Una Voce Helvetica ou les enjeux de la réforme liturgique en Suisse romande
p. 103-114
Texte intégral
1La genèse du malaise et de la contestation liturgique revêt en Suisse romande une coloration particulière due au moins à trois facteurs particuliers : une configuration de pays de chrétienté confronté à un environnement protestant ; une présence de protagonistes de premier plan dans les réactions négatives aux innovations liturgiques (l’ordinaire Mgr François Charrière, le cardinal Journet, Mgr Lefebvre) ; une élite culturelle fortement imprégnée de traditionalisme et rayonnant dans un tissu associatif favorable (notamment les chorales).
2Parmi cette élite traditionnaliste, fortement liée historiquement à la France et renforcée depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale par des exilés compromis dans le régime de Vichy1, on doit signaler l’audience particulière d’un intellectuel, historien et essayiste, Gonzague de Reynold2, qui, entre 1965 et 1970, fut l’âme de Una Voce Helvetica.
3Alors que cette organisation n’a pas encore été l’objet de travaux historiques approfondis3, les papiers et la correspondance4 de son premier président fournissent des sources de premier plan pour comprendre et éclairer les débuts et les arrière-plans de ce mouvement et constituent le fil directeur de notre présentation.
4On peut ainsi mieux prendre la mesure des oppositions que la réforme conciliaire suscita en premier lieu en matière de latin, de chant grégorien et d’iconoclastie mais aussi des tensions autour de l’obéissance due à l’autorité ecclésiastique dans ce milieu se réclamant d’ordre et de discipline. On peut y lire encore un effet de concurrence entre élites culturelles, traditionnalistes et progressistes dans leur volonté de maintenir ou d’affirmer leur encadrement des fidèles. On peut déceler enfin chez ces traditionnalistes une angoisse devant la perspective et la réalité d’une perte de la foi dont les définitions seraient devenues équivoques et la crainte d’un schisme que l’on prévoit et que l’on dénonce chez les adversaires.
5Avant de reconstituer les péripéties du lancement d’UVH avec ses réseaux et ses premiers développements en lien avec la conjoncture ecclésiale locale et internationale, on sera attentif au rôle joué déjà avant le Concile par Gonzague de Reynold dans la défense du latin dans l’enseignement secondaire et supérieur dans le canton de Fribourg.
Un mouvement de défense du latin à la veille du Concile (1959-1962)
6Au début de l’année 1959, sept articles de fond paraissent dans le quotidien catholique de Fribourg, La Liberté, en faveur du latin5. Ils sont signés par Gonzague de Reynold, alors au faîte de son audience. L’homme, âgé de 80 ans, est un catholique fervent, d’obédience maurrasienne, ancien professeur à l’Université de Fribourg. Il est engagé depuis longtemps dans la défense d’une Suisse traditionnelle et de son patrimoine contre la modernité libérale, démocratique et technicienne. Il est très proche idéologiquement du fils du fondateur de l’Université, le conseiller d’État José Python6 en charge de l’Instruction publique, qui lui a suggéré d’écrire ces articles. Les deux personnalités sont inquiètes devant un vent de réforme qui souffle au sein de l’unique collège du canton et qui menacerait le monopole du latin dans les filières d’études menant au baccalauréat. L’action menée en faveur du latin devait aboutir à la constitution d’un groupe de pression7. L’entreprise va s’enliser mais elle est très révélatrice de l’opinion de ses initiateurs, du peu d’ampleur du réseau qu’ils parviennent à constituer et de l’orientation religieuse qui va être finalement donnée à la démarche.
7La défense et illustration du latin fournie dans cette série d’articles se déploie sur plusieurs registres. Le danger d’une science amorale et d’un enseignement technique débouchant sur la toute-puissance de la technocratie et du socialisme est dénoncé. Le latin, selon Gonzague de Reynold, donne à la formation des collégiens une unité et une homogénéité d’esprit qui s’épanouissent dans les humanités et le véritable humanisme. Il ne doit pas être considéré comme une langue morte puisqu’il lègue encore des œuvres vivantes qu’il convient de cultiver au-delà de sa forme classique. L’Église avait profondément renouvelé les humanités antiques et l’on devrait mettre à disposition des lycéens des textes allant jusqu’à la période d’Érasme en rejetant des approches trop grammairiennes ou trop philologiques. En favorisant l’étude du latin même dans les filières scientifiques, un champ d’apostolat était ouvert à l’Église dans la formation de l’élite des cantons catholiques. On sait que Reynold puisait en partie ses arguments dans les productions des partisans du « Latin vivant » qui organisaient en France à la même époque des congrès pour diffuser cette approche8.
8Ces articles furent réunis dans une brochure éditée hors commerce9 à une centaine d’exemplaires en vue de rassembler les partisans du maintien du latin dans un futur congrès international qui devait se tenir à Fribourg et s’inscrire dans une orbite catholique. La brochure fut distribuée d’abord à quelque 25-30 personnes triées sur le volet et appartenant à ses connaissances à Fribourg, en Valais et à Genève pour constituer le noyau du réseau10. Cela devait déboucher sur une réflexion commune puis sur une action qui, grâce à un appel, devait générer un mouvement de fond en faveur du latin. Le procédé est à relever car il sera repris cinq ans plus tard pour lancer UVH. Trois réunions furent organisées dans la première moitié de l’année 1960 mais se révélèrent décevantes pour G. de Reynold11. Les discussions se focalisèrent sur les aspects pédagogiques de l’enseignement du latin et le nombre de participants déclina rapidement. Les projets de manifestation et la rédaction d’un appel à signer par des personnalités furent abandonnés.
9Une relance de la mobilisation fut opérée en 1961 mais prit une autre tournure. Avec l’imminence de l’ouverture du Concile, que redoutait G. de Reynold selon un aveu postérieur12, il fallait à ses yeux que l’Église, prenne le relais des enseignants et pallie leur carence dans la diffusion de la langue latine. On voit l’initiateur du mouvement s’inquiéter dans ses échanges avec le directeur de l’Instruction publique du sort du latin à l’Université qu’il considère déjà à ce moment comme assaillie par les progressistes13. La défense du latin s’identifie selon lui à la défense de la catholicité de l’institution. Une intervention auprès du Pape est échafaudée par G. de Reynold et J. Python. Un relais est trouvé en la personne d’un cousin de Reynold avocat auprès de la Curie en janvier 196214 et le nom du cardinal Tisserant est mis en avant comme une relation amicale à solliciter15. Mais avant que la démarche n’aboutisse, Jean XXIII publie en février 1962 la constitution Veterum Sapientiae en faveur de la pratique du latin ce qui réjouit fort les deux quémandeurs16. Le texte d’application, signé en juin 1962 par le cardinal Pizzardo les comble mais ils s’inquiètent du peu d’écho qu’il rencontre dans la presse catholique romande. De leurs démarches romaines ils attendent en plus un texte papal remettant l’université de Fribourg dans le droit chemin. On constate que l’argumentaire de Reynold en faveur du latin au sein de l’Église s’inspirait et reposait sur des textes publiés par Luc Lefèvre dans La Pensée catholique17. C’est dans ces dispositions préconciliaires que G. de Reynold va s’engager en 1965 dans le lancement en Suisse d’Una Voce.
Filiations et points d’ancrage du mouvement en Suisse
10On sait qu’Una Voce est parti d’un petit groupe de catholiques norvégiens en octobre 1964 et qu’il atteint rapidement la France où il se constitue en section nationale en novembre-décembre de la même année. G. de Reynold donne son adhésion au délégué-général français Cerbelaud-Salagnac le 11 décembre 196418. Il est discrètement contacté un mois plus tard par l’abbé Pierre Caillon, directeur au Grand Séminaire de Sées (Orne), chargé de susciter des sections dans les pays voisins19. Le Fribourgeois apprend qu’une section suisse est en passe d’être constituée à l’initiative du directeur du Conservatoire de musique du Valais, Georges Haenni. Ce dernier lui demande le 28 janvier 1965 d’accepter la présidence d’honneur de la nouvelle section, ce que Reynold accepte immédiatement en mettant en avant un sens du devoir quasiment militaire20. Vu son âge (85 ans) il ne tient pas à l’organiser mais veut bien en être le spiritus rector21. En fait il en sera l’élément clé surtout durant l’année 1965 qui voit la mise sur pied de ses structures dans un climat ponctué d’enthousiasme et de réflexes défensifs.
11Dans un premier temps G. de Reynold est conforté dans son engagement par le succès d’une pétition recouverte de près de 5 000 signatures lancée par G. Haenni et ses amis valaisans en faveur du maintien du chant grégorien qui est présenté sous forme d’une supplique aux évêques suisses22. D’emblée son engagement prend des couleurs élitistes voire contre-révolutionnaires. Il s’agissait pour G. de Reynold de fonder un comité de patronage qui « impressionne les esprits » et qui soit une puissante « réaction des élites catholiques contre l’inculture, l’ignorance de tous ces petits jacobins ecclésiastiques, cette révolte des petits vicaires23 ». Davantage qu’une réforme, c’est à ses yeux une révolution qui est en marche.
12L’aristocrate fribourgeois est alarmé en revanche durant l’été 1965 par les difficultés à constituer un réseau de personnalités qui devraient former l’avant-garde publique du mouvement en signant un appel solennel à la résistance. On voit de Reynold s’engager dans un combat à plusieurs niveaux, local, cantonal, national et international, usant de toutes ses relations.
13À la cathédrale de Fribourg, sa paroisse urbaine il lutte contre les réformes liturgiques du curé du curé trop plébéien et moderniste à ses yeux. Ce dernier n’a-t-il pas été élu curé de ville contre son gré comme successeur de son cousin et directeur de conscience, Paul von der Weid, devenu prévôt, qui lui partage ses idées et dont l’influence est jugée grande dans les milieux militaires et auprès des chorales d’Église24. Sur le plan cantonal, en tant que président-fondateur de la Société des écrivains fribourgeois, il cosigne en février 1965 une supplique à l’évêque Mgr François Charrière demandant que les hommes de lettres soient consultés pour les traductions des textes liturgiques proposées ou imposées (notamment le tutoiement et le amen)25. Sur le plan national il noue des contacts avec des milieux alémaniques dont il est proche et sur lesquels nous reviendrons. Sur le plan international enfin il corédige toujours en mars 1965 avec son ami Bernard Faÿ un projet de supplique au Pape qui dénonce le chaos liturgique demandant une messe partout identique et accusant le clergé d’un manque de dignité et de discipline26. La supplique sera retouchée pour mieux correspondre aux préoccupations françaises et devait être envoyée à Rome avant l’ouverture de la dernière session conciliaire mais on en perd sa trace dans les papiers de Reynold27.
Mise en place d’une structure et crainte d’un schisme
14La deuxième partie de l’année 1965 est consacrée au lancement du mouvement sur le plan romand et helvétique. G. de Reynold doit s’y reprendre à deux fois, en juillet et en septembre, pour réunir un comité d’action ou de patronage et finalement fonder statutairement l’Association en novembre-décembre 196528.
15À partir de sa correspondance on peut voir à l’œuvre certains procédés déjà utilisés précédemment dans la défense du latin pour provoquer des adhésions personnelles et constituer un réseau au sein d’une élite culturelle, socialement conservatrice et d’âge mûr. Cela consiste pour l’écrivain à sélectionner et à doser divers arguments dans une trentaine de lettres privées qu’il adresse à des personnalités choisies avec soin et partageant les mêmes orientations et les mêmes craintes. Il y mêle des anecdotes révoltantes sur les attitudes jugées sacrilèges de certains jeunes prêtres « modernistes », des récits de manque de respect envers l’eucharistie, des contestations de la hiérarchie mais aussi des propos qui laissent percevoir des équivoques en matière de formulations dogmatiques. Le message personnalisé se conclut généralement par l’annonce terrifiante d’un schisme en cours. Pour reprendre les termes reynoldiens, on assiste à l’avènement d’une « Église devenue évangélique », fondée sur une « théologie protestante » et « d’obédience communiste29 ». Toutefois à lire les réponses obtenues, l’auteur a procédé avec une grande prudence car il n’a rencontré de l’incompréhension qu’auprès d’un seul correspondant.
16D’après G. de Reynold, le schisme qui s’annonce sera consommé par les néo-modernistes selon un calendrier plus ou moins prochain et devient un leit-motiv des responsables d’UVH qui les pousse à constituer juridiquement le mouvement le plus tôt possible. Cela sera effectué en novembre 1965 avec l’aide mémorable d’un militant traditionaliste nordaméricain de passage à Fribourg le père Gommar de Pauw, et cela peu avant la clôture solennelle du Concile.
17Passons rapidement sur la structure retenue qui est fédéraliste selon les convictions et le vœu de Reynold. L’Association se calque sur les deux régions linguistiques sans pouvoir susciter un groupe italophone au Tessin, qui ne compte que quelques individualités. Un comité national est formé avec deux vice-présidents, romand et alémanique, chapeautés par un président général ou d’honneur qui est G. de Reynold. De part et d’autre de la frontière linguistique sont mis en place des comités issus de sections cantonales ou régionales qui ont leurs propres moyens d’expression sous forme de bulletins ou de séries de publications.
18Selon l’article 2 des statuts le but du mouvement est « de sauvegarder par une action concertée dans le sens des décisions pontificales et conciliaires, les valeurs traditionnelles de la liturgie latine, sa langue, son chant et son patrimoine spirituel, culturel et artistique en faisant entendre, dans ce domaine, la voix des laïcs en Suisse. À cet effet le Mouvement peut participer à tout organisme international ayant le même but ou une partie de celui-ci30 ».
19Dans l’Appel, signé par le président, qui accompagne ces statuts, le Mouvement est présenté comme soumis et obéissant à Rome mais récusant les applications des réformes liturgiques allant au-delà ou dans une autre direction. Comme l’exprime le seul correspondant qui se permet de soulever une objection, il y a en cela une grande équivoque car tout en se plaçant sous l’égide pontifical et conciliaire, le Mouvement s’oppose dans les faits à l’esprit de toute la réforme liturgique qui veut « faciliter la participation la plus complète du peuple dans l’acte liturgique – d’où l’emploi autorisé de la langue vivante – afin de lui rendre les cérémonies aussi compréhensibles que possible31 ». À l’interne les discussions seront nourries à propos des notions de culture élitaire ou populaire, d’obéissance à la hiérarchie ou aux commissions liturgiques voire au clergé, ou encore relativement à la compréhension et à l’interprétation de la Constitution sur la liturgie.
Élargissement de l’organisation et montée de la crise
20Le Mouvement prend son envol assez laborieusement durant l’année 1966. Sur le plan romand la création et le dynamisme des sections cantonales montrent de grandes variations. La section valaisanne déjà constituée auparavant est fort active dans la défense du plain-chant sous la houlette de G. Haenni et comprend dans son comité de hautes personnalités du monde politique32 et culturel ainsi qu’un relais dans la presse cantonale33 sans oublier la sympathie de l’évêque Mgr Nestor Adam. La section fribourgeoise bénéficie aussi du soutien plus ou moins direct de l’évêque Mgr F. Charrière34 ainsi que de l’aura reynoldienne dans le milieu culturel et politique. À noter toutefois que la participation de l’élite du clergé dont s’honore Reynold est assez mince : un vicaire général qui ne s’affiche pas trop35, le prévôt de la cathédrale revêtu d’un pouvoir surtout symbolique et un chanoine36, secrétaire à la nonciature à Berne, le plus influent, mais avant tout homme de l’ombre, sans oublier un ancien supérieur du Séminaire37, tous hommes âgés auxquels il faut ajouter une dizaine de curés. À une fracture dans la stratégie pastorale s’ajoute un conflit de générations. La pénétration de UVH dans les cantons de la diaspora est inégale. Neuchâtel décolle tardivement et faiblement avec un professeur de musique d’origine polonaise38, proche de Reynold. Vaud est faiblement représenté dans l’organigramme mais son président Jacques Rousselle, un médecin et un ami intime de Reynold et de l’évêque Charrière, à qui il soumet certains textes de l’Association, se montre très actif39. Le cas de Genève est plus particulier avec une forte présence de convertis qui sont très impliqués et deux curés ouvertement militants malgré les réserves émises par le vicaire général. On notera en particulier l’engagement progressif d’un actif disciple du cardinal Journet, le libraire Lucien Méroz qui publiera une biographie du théologien mettant en évidence le soutien de ce dernier40.
21Comme on y a fait allusion Reynold est très soucieux d’établir des liens de type fédéraliste avec les catholiques germanophones. Ils sont représentés au comité national et des contacts privilégiés sont tissés avec deux personnalités. Le premier est un publiciste et éditeur zurichois converti, James Schwarzenbach, qui va publier une série de brochures défendant la cause41 avant d’entrer au parlement fédéral en 1967 et de se faire connaître en lançant des initiatives populaires contre l’immigration, dont la première sera écartée de justesse en 1970. Le deuxième est un professeur d’histoire de l’art de l’Université de Fribourg, Alfred-A. Schmid42, qui est aussi l’influent président de la Commission nationale des monuments historiques et qui s’élèvera avec force contre l’iconoclastie postconciliaire. Des sections se développeront à Zurich, Bâle, Lucerne et Saint-Gall. En 1968 de Reynold peut annoncer une force de 2000 adhérents pour l’ensemble du pays, déclarant « Nous sommes peu nombreux mais nous avons une bonne partie de l’élite catholique » et l’on commence « à nous craindre »43. Ce n’est pas le lieu de détailler ici toutes les actions des sections qui cherchent à contrer les innovations liturgiques mais aussi les ouvertures en théologie morale après Humanae Vitae et les initiatives œcuméniques. Tout cela est dénoncé comme les produits d’un complot, d’un pouvoir occulte ou parallèle agissant au sein ou à l’extérieur de l’Église, comme par exemple le rayonnement de la communauté de Taizé, la bête noire de Reynold44.
22Plus intéressant est de signaler les théologiens publiés dans le Bulletin romand qui paraît depuis 1967 et les noms des orateurs sollicités pour intervenir dans les assemblées annuelles communes aux deux langues. En 1966, le conférencier français est Gustave Thibon dont l’audience était déjà grande en Romandie. L’orateur germanophone est le dominicain Vincent Kuiper, originaire des Pays-Bas et ancien professeur de philosophie à l’Université de Fribourg, dont les propos s’élèvent fortement contre le catéchisme hollandais.
23À Lucerne en 1968 c’est l’évêque Graber de Ratisbonne qui est invité comme orateur non sans froisser l’Ordinaire du lieu le liturgiste Mgr Anton Hänggi alors qu’en français intervient le philosophe belge Marcel de Corte. En 1969 l’assemblée se tient à Lausanne, ville déjà fréquentée par les congrès de la Cité catholique de Jean Ousset45. Les orateurs sont en allemand le Dr Eric de Saventhem, président de l’Una Voce germanique alors que le prince François de Mérode de Belgique s’exprime en français. À relever que Jean Madiran puis Louis Salleron avaient été pressentis mais n’étaient pas disponibles. Gonzague de Reynold avait aussi sondé son ami Bernard Faÿ sur la possibilité d’obtenir un évêque français en l’occurrence Mgr Lefebvre46 mais ce dernier fit répondre qu’il préférait ne pas s’exposer car « quelque chose d’important se prépare ici [Fribourg]47 ». Il s’agissait de la mise sur pied de son « école de théologie orthodoxe » et ajoute de Reynold à un correspondant « nous sommes pour rien dans cette affaire48 ».
Obéissance et division, la position ultime de G. de Reynold
24La pierre de touche pour le mouvement et pour son fondateur au tournant de 1969-1970 est la question du nouvel Ordo Missae promulgué par Paul VI. Selon plusieurs confidences faites à ses correspondants, des pressions s’exercent sur lui dans des sens divergents. Les deux ecclésiastiques les plus proches, le chanoine Rast et le prévôt Von der Weid inclinent Reynold à l’accepter et à ne pas polémiquer pour ne pas troubler le mouvement ecclésial d’obéissance au Pape qui s’observe49. Reynold avait alors commandé ce qu’il appelle dans son vocabulaire volontiers militaire « un repli tactique sur une position de force50 ». Le danger de schisme si souvent dénoncé est vu selon une nouvelle perspective. Comme il le confie à un intime il a la conviction que « Dieu veut faire de nous le petit troupeau qui gardera la foi intacte pour le jour où il voudra reconstituer son Église ». Il donne dès lors le conseil d’« accepter la nouvelle messe pour être en mesure d’en réformer les applications. Si nous ne l’acceptions pas nos amis de gauche se frotteraient les mains : enfin nous les tenons ; enfin nous pourrons les déclarer hérétiques et schismatiques. Si nous acceptons, le rôle change51 ».
25Cette position diffusée dans le Bulletin romand de janvier 197052 n’est pas unanimement suivie et provoque des réactions négatives lorsque la rédaction évoque un devoir d’obéissance et va même jusqu’à reconnaître les richesses contenues dans le nouveau rite. Cet éditorial « a surpris voire peiné certains de nos amis » est-il écrit dans l’éditorial du Bulletin suivant. Le respect du Magistère s’impose et « sur ce principe nous sommes bien décidés à ne pas transiger et si nous ne pouvons plus nous entendre nous nous séparerons53 ».
26Le processus de division est alors en cours qui va se polariser autour de Mgr Lefebvre, ce qui est mieux connu. Pour en rester à Reynold, la décision ne s’est pas prise sans tensions. Un dernier échange avec Jacques Rousselle le prouve. Justifiant son acte d’obéissance en l’adossant à toute sa tradition familiale il écrit en se référant à Bernard Faÿ, qui ne le suit pas54, et à l’exemple de son rapport à Maurras : « Je n’avais aucun besoin d’être de l’Action française pour être royaliste et catholique […] mais j’ai eu d’autres maîtres et je crains l’homme d’un seul maître55. » Gonzague de Reynold meurt le 9 avril 1970.
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27Il y aurait sans doute encore beaucoup à découvrir sur le rôle direct ou indirect d’UVH et de ses responsables dans le tournant critique qui a vu Mgr Lefebvre installer dès 1968 ses étudiants à Fribourg, fonder l’année suivante le premier convict en cette ville et établir son séminaire à Ecône en Valais en octobre 1971. De même la pression d’UVH n’est vraisemblablement pas étrangère à l’érection le 1er novembre 1970 de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X en « Pieuse union » de droit diocésain par l’évêque Mgr F. Charrière juste avant qu’il ne quitte son siège56.
28Le passage rapide, à la manière d’une marée montante, à la langue vernaculaire dans la liturgie a été très mal vécu par ceux qui, au sein de UVH et parmi ses sympathisants, estimaient que le latin était « la langue maternelle de nos âmes57 ». Mais il y a plus, même si G. de Reynold veut éviter de « choir en théologie58 ». L’atténuation du caractère sacrificiel de la messe divise les théologiens et l’on sait à Fribourg et à Genève que le cardinal Journet y est opposé. A relever le recours, très rapide dans le milieu UVH, au jugement constatant une perte de la foi chez les adversaires.
29Il y a aussi la crainte des convertis, relativement nombreux dans cette dernière ville, de voir leur Église ressembler à ce qu’ils avaient quitté alors que se fait jour un œcuménisme enthousiaste et un peu naïf qui deviendra la bête noire de UVH.
30Tout cela se retrouve dans un grand drame de l’obéissance et de la résistance qui traverse les membres de UVH et qui se joue à front renversé par ses adhérents, adeptes de l’ordre et de la discipline, qui lient prescriptions liturgiques et conservation de l’ordre social et politique. D’où les vives tensions autour du refus ou de l’acceptation du nouvel Ordo.
31Ce qui intrigue le plus dans la ligne traditionnaliste et finalement obéissante de G. de Reynold c’est cette crainte sans cesse proclamée d’un schisme qui devait éclater chez les progressistes, schisme, qu’il fallait avoir « le courage de prévenir pour mieux l’éviter59 ». Cela motive en fin de compte son repli tactique de 1969 avec l’acceptation de la nouvelle messe, pour mieux stigmatiser les tenants de l’innovation. Un schisme qu’il ne verra pas mais qui surgira quelques années après sa mort chez ses proches relations, Mgr Lefebvre et ses disciples.
Notes de bas de page
1 van Dongen Luc, Un purgatoire très discret. La transition « helvétique » d’anciens nazis fascistes et collaborateurs après 1945, Paris, Perrin, 2008, notamment p. 296-301. Voir aussi Python Francis, « Quand les prêtres-ouvriers s’invitent à l’université de Fribourg ou le prétexte d’une intrigue universitaire », in Petra Bleisch Bouzar et Andrea Rota (éd.), Frieden und Beruf. Mélanges en l’honneur de Richard Friedli pour ses 75 ans, Zurich, Pano, 2012, p. 148-155.
2 Mattioli Aram, Gonzague de Reynold. Idéologue d’une Suisse autoritaire, Fribourg, Éditions universitaires, 1997. Son rôle dans l’association est brièvement abordé aux pages 266-269.
3 Despond Guy-Pierre, Una Voce Helvetica. Holographie de l’association pour la défense de la foi, du latin et du chant grégorien au lendemain de Vatican II, université de Fribourg, mémoire de diplôme de maître de gymnase, Faculté des Lettres, 1994.
4 Bibliothèque nationale suisse, Berne, ALS, Fonds G. de Reynold, Action 78-100, Una Voce Helvetica (ci-après UVH) 1-23.
5 La Liberté des 17-18 janvier ; 24-25 janvier ; 31 janvier-1er février ; 7-8 février ; 14-15 février, 22-23 février et 9 mars 1959.
6 Andrey Georges, Clerc John, Dorand Jean-Pierre, Gex Nicolas, Le Conseil d’État fribourgeois, 1848-2011, Fribourg, Éditions La Sarine, 2012, p. 82-83.
7 ALS, Fonds G. de Reynold, 164-165, Mouvement en faveur du latin, I-III.
8 ALS, Fonds G. de Reynold, 165, III, Articles concernant le latin, notamment article d’Henri Rambaud dans La France catholique du 25 septembre 1959.
9 ALS, Fonds G. de Reynold, 164,7, brochure « Le latin et notre temps. »
10 Ibid., 164, 7, liste d’envois et 164, 8, correspondances 1959.
11 Ibid., 165, 1-3, réunion des 21 janvier, 24 mars et 13 juin 1959.
12 ALS, Fonds G. de Reynold, Action 81, UVH 4, G. de Reynold au colonel-divisionnaire Marcel Montfort du 2 novembre 1965.
13 ALS, Fonds G. de Reynold, 165, 4, correspondance, notamment lettre de G. de Reynold à J. Python du 24 janvier 1962.
14 Ibid., 165, 4, correspondance, projets de lettre au comte E. de Maillardoz des 24 et 25 janvier 1962.
15 Ibid., 165, 4, correspondance, G. de Reynold à José Python du 3 février 1962.
16 Ibid., 165, 4, correspondance, E. de Maillardoz à G. de Reynold du 27 février 1962 et G. de Reynold à E. de Maillardoz du 13 mars 1962.
17 Ibid., 165, III, Articles concernant le latin, en particulier de Luc J. Fefèvre, « Le latin langue de l’Église », La Pensée catholique 73, 1961, p. 1-8 et « Retour au latin, notre langue maternelle », La Pensée catholique, 77, 1962, p. 7-14.
18 ALS, Fonds G. de Reynold, Action 78, UVH 1, Correspondance (les lettres de Cerbelaud-Salagnac ne se trouvent plus dans ce dossier, voir la réponse de G. de Reynold à ce correspondant du 10 mai 1965).
19 Ibid., lettres de l’abbé Pierre Caillon à G. de Reynold des 13 janvier et 3 février 1965 et réponse de G. de Reynold des 19 janvier et février 1965.
20 Ibid., Lettre de Georges Haenni du 28 janvier 1965 et réponse de G. de Reynold du 30 janvier 1965.
21 ALS, Fonds G. de Reynold, Action, 81, UVH 4, 3, correspondance avec G. Haenni, lettre de Georges Haenni à G. de Reynold du 17 février 1965.
22 Ibid., Action 81, UVH, 4, correspondance pour la séance du 7 novembre 1965, copie du mémoire adressé à Nosseigneurs les évêques suisses du 10 décembre 1964.
23 Ibid., Action 78, UVH 1, G. de Reynold à Georges Haenni, du 30 janvier 1965.
24 Cette lutte est déjà mentionnée en février 1965, Ibid., lettre de G. de Reynold à Pierre Caillon du 7 février 1965.
25 Archives de l’État de Fribourg, Geistliche Sachen, 2066, Supplique de la Société des écrivains fribourgeois à son Excellence Révérend Monseigneur François Charrière, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg en faveur du respect de la langue française, du 20 février 1965.
26 ALS, Fonds G. de Reynold, Action 78, UVH 1, 3, première page de la Supplique au Pape, 1965 ; voir aussi Action 80, UVH 3, 3, Lettre de G. de Reynold à Georges Haenni du 20 mai 1965. Sur ses liens avec Bernard Faÿ voir Couchepin Sylvie, La correspondance de Gonzague de Reynold et de Bernard Faÿ : regards de deux intellectuels de droite sur un XXe siècle en mutation, université de Fribourg, mémoire de master, Faculté des Lettres, 2009.
27 Action 81, UVH 4, Correspondance avec Eric-E. Thilo, Notes de ce dernier sur le développement de UVH à G. de Reynold de novembre 1965, mentionnant « la belle adresse au Pape, rédigée par Bernard Faÿ », approuvée le 18 mars 1965 mais « restée à l’état de projet ».
28 Action 80, UVH 3, 2, correspondance concernant la réunion du 10 juillet 1965 à Lausanne ; Action 81, UVH 4, Assemblée générale du 7 novembre 1965.
29 Action 79, UVH 2, Lettre de G. de Reynold à R. Vernet du 10 septembre 1965. Sa position ne faiblit pas sur ce point comme on peut le constater deux ans plus tard : « Le schisme est inévitable. Il faudrait même le souhaiter car on saurait à quoi s’en tenir, mais l’habileté des néo-modernistes et des progressistes consiste à rester dans l’Église quand même en escomptant la disparition de la génération qui les gêne, ce qui est un faux calcul. Mais le Pape ne se résout point à condamner. » Action 95, UVH 18, lettre de G. de Reynold à G.-A. Suter-Lurati du 17 juin 1967.
30 Action 81, UVH 4, Assemblée générale du 7 novembre 1965, statuts.
31 Action 81 UVH 4, correspondance pour la séance du 7 novembre 1965. Lettre de François Esseiva à G. de Reynold du 4 novembre 1965.
32 En particulier Roger Bonvin, conseiller fédéral de 1962 à 1973 et beau-frère de Georges Haenni, René Jacquot, conseiller national, Henri Fragnière, juge cantonal.
33 André Luisier rédacteur en chef du très conservateur quotidien Nouvelliste valaisan.
34 Cela ressort de l’ensemble de la correspondance de Reynold avec ses amis du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg.
35 Le vicaire-général Romain Pittet aurait adhéré à la section française mais reste en retrait d’UVH tout en estimant le mouvement nécessaire pour « sauvegarder un patrimoine précieux ». Action 79, UVH 2, 5, correspondance, lettre de Romain Pittet à G. de Reynold du 20 septembre 1965. Voir aussi Action 96, UVH 19, lettre de G. de Reynold à Georges Haenni du 30 janvier 1969.
36 John Rast (1895-1981), recteur de la basilique Notre-Dame de Fribourg.
37 Le chanoine Pius Emmenegger a été supérieur du Séminaire de 1937 à 1957.
38 Zigmund Estreicher (1917-1993), professeur de musicologie aux universités de Neuchâtel puis de Genève.
39 Action 96, UVH 19, Lettre de G. de Reynold à Lucien Vuagnat du 2 janvier 1969.
40 Le cardinal Journet ou la sainte théologie. Lausanne, L’Âge d’Homme, 1981. A publié sur notre problématique, L’obéissance dans l’Église aveugle ou clairvoyante. Genève, Martigny, Martingay, 1977.
41 Una Voce Helvetica. Schriftenreihe, Zurich, Thomas Verlag, 6 parutions en 1966 dont celle en français de Jacques Rousselle, Le sel de la terre. Sur ce publiciste et homme politique voir, Buomberger Thomas, Kampf gegen unerwünschte Fremde. Von James Schwarzenbach bis Christoph Blocher, Zurich, Orell Füssli, 2004.
42 1920-2004.
43 ALS, Fonds G. de Reynold, Action 95, UVH 18, lettre de G. de Reynold à Jean Madiran du 10 juillet 1968.
44 « Une organisation d’extrémistes est en train de s’organiser pour le cas où les décisions du Concile resteraient platoniques. Elle vient d’avoir sa première réunion à Tézé [sic], qui devient le centre de tout ce mouvement. […] L’Église veut les réformes, les progressistes veulent la révolution. Ne vous faites aucune illusion sur le clergé romand, sur celui de Fribourg : le progressisme y a déjà pénétré. » Action 81, UVH 4, Correspondance pour la séance du 7 novembre 1965, Lettre de G. de Reynold à George Duccoterd du 3 novembre 1965.
45 Voir à ce sujet Cipolla Alexandre, La Cité catholique et ses congrès en Suisse romande (1964-1977). Etude d’un mouvement politico-religieux conservateur, université de Fribourg, mémoire de master, Faculté des Lettres, 2011.
46 ALS, Fonds G. de Reynold, Action 96, UVH 19, Lettre de G. de Reynold à Bernard Faÿ du 6 mai 1969.
47 Ibid., lettre de G. de Reynold à F. de Mérode du 25 juillet 1969.
48 Ibid., lettre de G. de Reynold à Copponex du 24 octobre 1969.
49 Ibid., lettre de Reynold à Egli du 20 février 1970 relative au conseil du prévôt Von der Weid.
50 Ibid., lettre de Reynold à Guy de Wustemberger du 12 janvier 1970.
51 Ibid., lettre de G. de Reynold à Jacques Rousselle du 30 décembre 1969.
52 L’entrée en vigueur de nouvel Ordo Missae le 1er décembre 1969 suscite un éditorial intitulé « Notre devoir », contenant une position très claire : « Nous entendons nous y conformer, d’autant plus que, correctement compris et appliqué, loin de conduire à l’anéantissement du patrimoine de culture chrétienne accumulé chez nous, il en permet la sauvegarde dans une large mesure », Una Voce Helvetica, Bulletin romand, no 11, 1970, p. 15-18.
53 Ibid., no 12, 1970, p. 1-2.
54 Voir la lettre de G. de Reynold à Bernard Faÿ du15 janvier 1970 et la réponse de Bernard Faÿ du 28 janvier 1970 reproduites dans Couchepin S., La correspondance de Gonzague de Reynold et de Bernard Faÿ, op. cit., p. 156-158.
55 ALS, Fonds G. de Reynold, Action 96, UVH 19, lettre à Jacques Rousselle du 16 mars 1970.
56 Sur le rôle de cet évêque, voir Savioz Jean-Marie, Essai historique sur la fondation de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X par Mgr Marcel Lefebvre et sur l’installation de son séminaire à Écône en Valais (1968-1972), université de Fribourg, mémoire de licence, Faculté de théologie, 1996.
57 Jean des Neiges (Jean Brodard), « Il s’agit de notre foi », Una Voce Helvetica, Bulletin romand, 1967, no 2, nov.-déc., p. 16.
58 ALS, Fonds G. de Reynold, Action 81, UVH 4, Correspondance pour la séance du 7 novembre 1965, lettre de G. de Reynold à Eric-E. Thilo du 28 septembre 1965.
59 Action 81, UVH 4, Correspondance pour la séance du 7 novembre 1965, Appel de G. de Reynold daté du 17 octobre 1965.
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