Introduction
p. 17-25
Texte intégral
« L’Algérie nous semblait aussi l’occasion de prendre une revanche sur toutes les défaites qui avaient endeuillé notre enfance et que rien n’avait pu laver. Il nous était insupportable d’être des fils de vaincus ou, ce qui est pire, de faux vainqueurs. [En 1960], l’action ne se limitait plus à la France. Dans toute l’Europe levait l’espérance. D’Italie, de Belgique, d’Allemagne, d’Espagne, du Portugal venaient en délégation des garçons fascinés par ce qui bouillonnait ici. […] Une Europe de la jeunesse, de frères camarades commençait à s’éveiller. L’Algérie était la torche avec quoi il semblait possible d’embraser la France et l’Europe tout entière1. »
Dominique Venner, Le cœur rebelle, 1994.
1Ce livre retrace l’histoire des relations entre les extrêmes droites françaises et italiennes de 1960 à 1984 et identifie les modalités et les spécificités des interactions transalpines à travers l’étude des transferts et circulations idéologiques, politiques, militants, culturels et financiers. Il dessine les éléments d’une culture politique qui créent des passerelles pour penser un monde commun à l’extrême droite. Cette histoire n’est pas seulement binationale : elle est européenne. La définition d’un horizon révolutionnaire commun à l’échelle du continent permet en effet la constitution de réseaux franco-italiens d’extrême droite, intégrés au sein de réseaux européens. Nous interrogeons ici la manière dont les régimes dictatoriaux espagnol et portugais ont contribué à alimenter le spectre d’une « internationale noire ». Enfin, c’est l’histoire d’un modèle italien, de sa genèse que nous avons reconstituée.
2Notre travail s’ouvre par une étude des liaisons de l’OAS (Organisation de l’armée secrète2) en Italie afin de saisir les réalités de l’exil des activistes français sur le territoire italien et des soutiens dont ils ont bénéficié de 1960 à 1966. Ce sont ainsi des réseaux militants européens qui se tissent au début des années 1960, nourris par la mise en place de relations personnelles et par l’engagement d’Italiens aux côtés des « ultras » français. Puis nous montrerons comment l’intensification du mouvement de résistance au processus de décolonisation et les relations troubles entretenues par d’anciens activistes OAS avec les services de renseignements déterminés à contrer l’avancée socialiste dans le Tiers-Monde, entraînent la formation de réseaux européens constituant une « communauté de combat » occidentale. Certains de ses membres participent à la série d’attentats du terrorisme « noir » qui frappe l’Italie à partir de 1969. Enfin, nous étudierons cette relation franco-italienne privilégiée à l’aune du « modèle italien », qui n’exclut pas toutefois certaines formes de réciprocités entre le MSI et les partis politiques qui composent l’extrême droite française dans les années 1970.
3Profondément affaiblies et déstabilisées au lendemain du second conflit mondial, les extrêmes droites européennes peinent, durant les années d’après-guerre, à se relever du traumatisme de la défaite de 1945. L’Italie fait toutefois exception dans ce paysage politique européen peu favorable aux forces nationalistes. Dès 1946, le Movimento sociale italiano (MSI) rassemble une multitude de groupes, mouvements, partis, fronts créés au sortir de la guerre et qui se réclament plus ou moins explicitement du régime fasciste3. Théoriquement exclu du jeu gouvernemental, le MSI est toutefois loin d’être une force politique négligeable dans le paysage politique italien. Il obtient, entre 1955 et 1968, lors des élections législatives, une moyenne de 5,5 % des suffrages à l’échelle nationale avant de connaître, au début de la décennie 1970, une augmentation de ses scores électoraux, atteignant jusqu’à 9 % des voix aux élections de 1972. Il coexiste à l’extrême droite avec une galaxie de groupuscules radicaux dont les deux principaux groupes, l’Ordine Nuovo de Pino Rauti et Avanguardia Nazionale de Stefano Delle Chiaie constituent de véritables pôles d’attraction pour plusieurs générations de militants qui ne se reconnaissent pas dans la politique du principal parti d’extrême droite européen, jugée trop modérée.
4Isolé politiquement, le MSI se tourne dès le début des années 1950 vers les extrêmes droites européennes, exsangues, pour tenter de créer une « Internationale noire ». Plusieurs projets – dont le Mouvement social européen (MSE) de Maurice Bardèche – se succèdent, mais tous achoppent, minés par les conflits personnels, les divergences idéologiques et stratégiques et le manque de moyens. Ces rencontres permettent toutefois de nouer des contacts et de constituer des réseaux militants de solidarité régulièrement réactivés dans les décennies suivantes. La guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) et le combat pour la défense de l’Algérie française constituent ainsi un moment fondateur – un événement inaugural – pour les extrêmes droites françaises et italiennes. Dès 1960, des relations suivies entre activistes « ultras » et militants d’extrême droite italiens se mettent en place, en plein combat pour la défense de l’Algérie française. C’est sur ces contacts, sur ces échanges, transferts et circulations entre extrêmes droites françaises et italiennes que porte cet ouvrage.
5À la faveur du combat pour l’Algérie française, Français et Italiens d’extrême droite connaissent en effet leurs premières expériences de solidarité militante transnationale. Alors que le conflit s’enlise, les premiers militants trouvent dès 1960 refuge en Italie et favorisent les circulations militantes, idéologiques et politiques de part et d’autre des Alpes et de la Méditerranée. Des réseaux bilatéraux se tissent tandis que les groupes étudiés redéfinissent progressivement leur horizon de lutte à l’échelle européenne. L’extrême droite italienne fait alors figure d’exemple pour ses voisins étrangers et, tout particulièrement, pour son homologue français. C’est le cas des militants qui se réclament du nationalisme-révolutionnaire, héritiers du groupe Jeune Nation des frères Sidos, qui constituent, en 1960, la Fédération des Étudiants Nationalistes, puis en 1963, Europe-Action. Parfois décrié, souvent admiré, l’horizon italien est fondamental pour cette extrême droite française.
6Les extrêmes droites françaises et italiennes traversent alors une période charnière de décomposition et de recomposition qui marque profondément les groupes et partis qui les composent. En France, l’échec de la défense de la présence française en Algérie entraîne une crise profonde de l’extrême droite, nébuleuse divisée et marquée par une relative désaffection militante. Profondément affectée par la perte de l’Algérie française, elle entre dans une période de recomposition marquée par un effort de redéfinition et de renouvellement doctrinal. L’ouvrage de Dominique Venner, Pour une critique positive4, marque profondément la jeune génération nationaliste d’Europe-Action, encourageant les militants à dépasser les combats et défaites passés. Si les extrêmes droites françaises et italiennes sont composites et leurs avatars, multiples5, les groupes étudiés partagent un même anticommunisme, une même vision du monde hiérarchisée et raciste, un refus du « système » capitaliste démocratique, de « l’ordre de Yalta », rejetant la « technocratie » et la massification de la société. Ils défendent un horizon politique défini à l’échelle de l’Europe et qui ne se limite plus au seul cadre national.
7En 1960, l’extrême droite italienne est en crise. La chute du gouvernement Tambroni en juillet 1960, élu grâce aux voix du parti d’extrême droite, le Movimento sociale italiano, après les affrontements de Gênes, sanctionne l’exclusion durable du parti d’extrême droite italien d’une alliance gouvernementale. L’Italie est en effet marquée par une période de forte mobilisation antifasciste qui vise à réaffirmer la théorie de « l’arc constitutionnel ». Celle-ci excluait de toute formule gouvernementale les partis qui n’avaient pas participé à l’élaboration de la constitution républicaine italienne, sanctionnant ainsi explicitement le MSI. Profondément marqué par cet échec, le parti d’extrême droite est également affecté par des divisions internes qui, au gré des alliances de courants et des menaces de scissions, animent congrès et meetings du parti.
8Au-delà du renouveau idéologique qui les caractérise, les extrêmes droites françaises sont marquées, dans l’après-guerre et jusqu’à la poussée électorale du Front national (FN) au milieu des années 1980, par « l’émiettement et la division6 » et par une série de revers électoraux majeurs. De la défaite du premier candidat de l’« opposition nationale », Jean-Louis Tixier-Vignancour, à l’élection présidentielle de 1965, à celle du Rassemblement européen pour la liberté (REL) deux ans plus tard, l’extrême droite, qui se cherche un leader crédible et reconnu, voit ses tentatives d’unification se solder par des échecs. L’année 1969 aboutit néanmoins à la formation d’Ordre Nouveau, puis du Front national (1972) et du Parti des forces nouvelles (1974) tandis qu’un certain nombre de groupes scissionnistes s’organisent en groupuscules. La tendance majoritaire de l’extrême droite entre, dès lors, dans une nouvelle phase de sa construction qui mène très progressivement à son institutionnalisation.
9Après le premier succès local du Front national lors des élections municipales partielles de Dreux en 1983, ce sont les élections européennes de 1984 qui permettent au parti désormais majoritaire dans l’extrême droite française d’entrer pleinement dans le jeu politique français. La pérennisation, à l’occasion de ces élections, d’alliances électorales transnationales regroupant Français et Italiens d’extrême droite constitue l’aboutissement de plusieurs décennies de relations parfois tumultueuses, souvent niées et troublées par les scissions et divisions qui caractérisent les groupes de ces deux pays. Après trois décennies d’isolement et une vague terroriste qui invalida la volonté du parti de se poser en parti de l’ordre, le MSI est réintégré au sein des partis classiques. En recevant en 1983 officiellement Giorgio Almirante, leader charismatique du MSI depuis 1969, le président du conseil socialiste Bettino Craxi rompt symboliquement « l’arc constitutionnel » et érige le parti d’extrême droite en interlocuteur valide et respecté. Enfin, le parti bénéficie de l’historicisation progressive du fascisme grâce aux travaux de l’historien Renzo De Felice.
10Le contexte dans lequel ces extrêmes droites évoluent contribue également à modifier leur visage et leurs discours. Entre 1960 et 1984, la France est marquée par de profonds bouleversements. À la France de la IVe République, embourbée dans le conflit algérien, a succédé la Ve République du général de Gaulle, changement de régime qui préfigure de profondes mutations du politique en France. Huit ans après le début de la guerre d’indépendance algérienne, de Gaulle met fin au conflit par la signature des Accords d’Évian (18 mars 1962). La fin de la guerre est marquée par l’exode de plusieurs centaines de milliers de Français d’Algérie, ces pieds-noirs qui peinent à trouver leur place dans une société française peu encline à les intégrer et qui constituent en partie, dans les décennies suivantes, l’un des réservoirs électoraux de l’extrême droite française. La fin du conflit inaugure une « guerre des mémoires » au sein de laquelle l’extrême droite française joue, jusqu’à nos jours, un rôle actif. Les menées répressives du général de Gaulle à l’égard de l’OAS se poursuivent jusqu’à l’amnistie de juin 1968.
11Si la droite gaulliste entretient avec l’extrême droite minoritaire et fractionnée des années 1960 des relations tumultueuses, les événements de mai-juin 1968, rupture politique et sociale majeure, marquent également localement le recours aux forces d’extrême droite pour contrer les menées gauchistes, à Marseille par exemple. Que ce soit par l’intermédiaire du Service d’Action Civique (SAC7) ou, plus tard, lors de la campagne électorale de 1974, certaines composantes de la droite parlementaire font appel aux supplétifs d’extrême droite pour assurer leur service d’ordre. L’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing et le début de la crise économique entraînent l’apparition d’enjeux politiques et de figures sociales nouvelles : avec la montée du chômage, « l’immigration est construite comme un problème national8 » et la figure du « travailleur immigré » identifiée est décriée. Dès 1973, cette thématique est instrumentalisée par une extrême droite française en cours d’unification. Promise à une grande postérité, elle connaît un écho particulier après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en mai 1981 et nourrit les campagnes électorales du Front national et ses premiers succès électoraux de 1983 et 1984.
12En Italie, la démission de Ferdinando Tambroni en juillet 1960 entraîne l’arrivée au pouvoir de Amintore Fanfani qui forme un gouvernement de coalition dit d’« ouverture à gauche » : Démocratie Chrétienne et Partito Socialista Italiano (PSI) s’accordent sur un programme tout en conservant leur identité idéologique propre9. De nombreuses réformes voulues par la gauche sont renvoyées sine die alors que l’Italie est marquée par une crise économique qui provoque de profondes tensions sociales. Tandis que l’« ouverture à gauche » de la politique gouvernementale suscite des résistances, du parti démocrate-chrétien aux milieux d’affaires, le pays est marqué par la menace d’un coup d’État.
13À la fin des années 1960, la contestation portée par la jeunesse italienne met en lumière les profonds bouleversements sociaux qui affectent la péninsule tandis qu’émergent de nouveaux acteurs sociaux, les jeunes. En proie à de profondes mutations politiques, économiques et sociales, l’Italie est marquée, à partir du 12 décembre 1969, par une série d’attentats à la bombe – les stragi – qui ensanglantent le pays et caractérisent la « stratégie de la tension », formule qui, selon Hervé Rayner, « sous-estime la pluralité et l’hétérogénéité des protagonistes10 ». La peur provoquée par ces attentats terroristes entre 1969 et 1984, « coproduction » des dirigeants des services de renseignements italiens et des organisations terroristes d’extrême droite, est instrumentalisée par certains hommes politiques qui « surent composer avec cette menace, souvent entretenue à dessein11 ». Le terrorisme d’extrême gauche – notamment celui des Brigades rouges – a largement éclipsé (dans les médias, les discours des hommes politiques et les mémoires italiennes), le terrorisme d’extrême droite qui inaugure pourtant cette vague de violences sur le territoire italien. Dans cette situation fortement troublée, la politique du « compromis historique » – projet d’alliance entre la DC et le Parti Communiste Italien (PCI) – se veut une réponse à la crise économique, sociale et politique qui touche la péninsule.
14Cet ouvrage est une histoire de lieux et de milieux, d’un espace transalpin qui s’étend parfois, au gré des recompositions militantes, des contacts et des événements politiques, à l’ensemble du continent. Inséré dans de plus larges réseaux européens, l’espace transnational franco-italien s’est imposé comme un espace de circulation des répertoires d’actions et des cultures politiques d’extrême droite, identifié comme tel par ses principaux acteurs. Ce travail se place au cœur de ces « démarches relationnelles12 » qui ont connu un renouveau historiographique majeur ces dernières années : « il ne s’agit plus de simplement mettre en regard deux ou plusieurs réalités, de confronter des expériences en distinguant points communs et divergences », mais bien d’identifier des échanges, des circulations, en étudiant les phénomènes de connexions et de transferts culturels, politiques, idéologiques, « dans une approche résolument dynamique des objets étudiés13 ». Il n’est pas question de nier ici l’importance des États et la force des identités nationales, mais bien de percevoir et d’identifier, au-delà des découpages étatiques et à des échelles diverses, les contextes des ensembles récepteur et exportateur14, les modes de circulation, les acteurs et vecteurs de ces transferts, les enjeux et stratégies que les groupes développent pour favoriser les circulations idéologiques, politiques et culturelles15.
15L’étude des cultures politiques occupe ici une place centrale. Celles-ci nourrissent des systèmes de représentations ou de pensées qui façonnent les identités et les comportements militants par un ensemble de normes et de valeurs caractéristiques d’une famille politique. Travailler sur l’histoire des extrêmes droites françaises et italiennes implique de considérer les héritages, les filiations et les mémoires qui structurent l’univers mental militant et constituent autant de référents politiques, idéologiques, culturels et symboliques qui nourrissent, expliquent, justifient l’appartenance au groupe. Il est donc nécessaire de « prendre en compte les valeurs et les normes, mais aussi les affects animant le rapport au politique, les sensibilités qui y sont investies, les émotions qui y sont ressenties, enfin la transmission comme circulation et partage16 ». Les phénomènes d’héritages et de recompositions, les emprunts, réappropriations, les « fabrications » et autres « bricolages » sont au cœur de cet ouvrage.
16En France, l’héritage du combat contre-révolutionnaire, des ligues, du régime de Vichy et de la Collaboration, de la guerre d’Algérie et de l’engagement OAS constituent les fragments de mémoires divisées et dont la réappropriation/réinterprétation est l’objet de concurrences mémorielles féroces. En Italie, les enjeux mémoriels et identitaires se construisent autour des fascismes – régime et mouvement17 –, du squadrisme, de l’expérience de la République sociale italienne (RSI), de la figure de Mussolini qui renvoient à des modèles militants parfois concurrents. Ces strates mémorielles se forment, se croisent et se défont au gré des renouvellements générationnels partiels. Elles affectent le milieu et contribuent à composer les répertoires émotionnels. Les phénomènes de réappropriations et de reconstructions permettent de faire apparaître cet écart entre les faits et leurs représentations qui créent et donnent à voir du mythe18.
17Si les mémoires militantes qui se donnent à lire en France et en Italie ont le plus souvent trait aux spécificités des histoires nationales, il arrive toutefois que celles-ci, par un effet de déplacement mental et symbolique fort, s’entrecroisent et se substituent même partiellement aux références strictement nationales. Comme l’écrit Michel Espagne, « placer la relation à l’étranger au centre, c’est se donner la possibilité de percevoir un socle interculturel19 » franco-italien.
18Il apparaît donc nécessaire de connaître les maillons concrets de l’échange. Ils permettent le passage d’une langue, d’une culture à l’autre20. Nous avons porté notre regard sur les circuits et les médiateurs de la diffusion – revues, ouvrages, personnalités – qui favorisent les circulations idéologiques, politiques et culturelles. Identifier les intentions, les motivations des acteurs, à travers la « plongée dans les discours, récits ou autres témoignages » s’est ainsi imposé comme un préalable fondamental à l’étude des transferts21. Les groupes et les individus véhiculent idées et théories par les livres et les revues de part et d’autre de la frontière. Il convient donc de partir des individus, d’étudier leur itinéraire politique et social pour mieux cerner les réseaux auxquels ils appartiennent22. L’analyse des réseaux permet également de dépasser des interprétations déterministes des structures, des individus, des groupes en étudiant les comportements et processus sociaux qui lient les acteurs, « ou plutôt lient les nœuds qui peuvent être des acteurs individuels, des groupes, des organisations ou autres identités23 ». Cette perspective permet, en effet, de conceptualiser le monde social qui contribue à l’identité de la famille politique, de mettre au jour la diversité et la composition de ses maillages24, d’identifier les pratiques de sociabilité politique, d’analyser le lien social et la cohésion. C’est sur la réciprocité ou son absence, sur les liens et les non-liens, sur l’échange inégal, que nous avons porté notre attention.
19En Italie comme en France, la jeunesse, réelle ou fantasmée, occupe une place centrale au sein des groupes politiques étudiés. Ces années d’entrée en politique pour les militants d’extrême droite dépendent de situations et de circonstances variables ; ce qui implique nécessairement d’identifier les ruptures chronologiques et les renouvellements générationnels25. Le militantisme constitue une activité sociale spécifique et le processus de socialisation de l’individu s’inscrit au cœur de sa construction identitaire, « dans une dynamique faite d’appropriations de la part d’un sujet agissant et choisissant26 ». La construction d’une identité personnelle et collective, l’apprentissage de l’engagement sont constitutives des organisations de jeunesse des partis d’extrême droite étudiés27. Assumer son adhésion à un groupe nécessite des lieux et des textes, des supports d’identification et toute une symbolique apte à fonder le sentiment d’appartenance. Si dans d’autres groupes sociaux et politiques, la répression constitue un facteur déterminant du désengagement militant28, il semble que ce raisonnement soit moins valable pour l’extrême droite : la répression relative des autorités semble en revanche constituer un facteur d’union et de mobilisation qui met en évidence la faculté de certains groupes d’extrême droite à exploiter la colère et à désamorcer la peur. On note ainsi, au sein de notre étude, malgré leurs dissolutions et multiples recompositions, une relative permanence de personnalités militantes qui n’exclut pas cependant certains renouvellements générationnels.
20À ce stade, et avant de passer les Alpes, une dernière précision s’impose. Sans ignorer la connotation dépréciative et péjorative du terme et faute d’un vocabulaire plus convaincant, nous avons choisi d’employer le terme « extrêmes droites » – au pluriel pour mettre en relief la diversité des groupes étudiés – car si le qualificatif « extrême » paraît « mal ajusté », il « engage cependant la réflexion sur la minorité voire la marginalité29 » de ces courants politiques dans les pays européens.
Notes de bas de page
1 Témoignage rétrospectif de Venner Dominique, Le cœur rebelle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 110. Né en 1935, Venner est un militant et idéologue d’extrême droite. Il participe à la fondation d’Europe-Action en 1963 puis à celle du GRECE en 1968.
2 Organisation clandestine née en 1961 et défendant le maintien de l’Algérie française.
3 Voir Ignazi Piero, Il polo escluso. Profilo del Movimento sociale italiano, Bologne, Il Mulino, 1998 (1re ed 1989) ; Tarchi Marco, Cinquant’anni di nostalgia, Milan, Rizzoli, 1995 ; Tarchi Marco, Esuli in patria. I fascisti nell’Italia repubblicana, Parme, Guanda, 1995 ; Parlato Giuseppe, Fascisti senza Mussolini. Le origini del neofascismo in Italia, 1943-1948, Bologne, Il Mulino, 2006.
4 Venner Dominique, Pour une critique positive, Nantes, Éditions Saint-Just, 1964 (1re éd. : 1962).
5 Winock Michel (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Paris, Seuil, « Points », 1994, p. 14.
6 Dard Olivier, « Les droites nationalistes en mai 1968 », inBenoit Bruno, Chevandier Christian, Morin Gilles, Richard Gilles, Vergnon Gilles (dir.), À chacun son Mai ? Le tour de France de mai-juin 1968, Rennes, PUR, 2011, p. 355-367.
7 Audigier François, Histoire du SAC. La part d’ombre du gaullisme, Paris, Stock, 2003 ; Audigier François, « Le SAC de 1968 à 1974 : une officine de renseignement politique ? », inLaurent Sébastien (dir.), Politiques du renseignement, Pessac, PUB, 2009, p. 126-135 ; Rapport de la commission d’enquête sur les activités du Service d’Action Civique, t. I, éditions Alain Moreau, Paris, 1982.
8 Zancarini-Fournel Michelle, Delacroix Christian, La France du temps présent, 1945-2005, Paris, Belin, 2010, p. 448.
9 Attal Frédéric, Histoire de l’Italie de 1943 à nos jours, Paris, Armand Colin, « U », 2004, p. 219 ; Lupo Salvatore, Partito e antipartito. Una storia politica della prima Repubblica (1946-1978), Rome, Donzelli, 2004, p. 174 sq.
10 Rayner Hervé, « Protéger, subir et réprimer : la délicate “gestion” du terrorisme par l’État italien durant les “années de plomb” », inLazar Marc, Matard-Bonucci Marie-Anne (dir.), L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Paris, Autrement, 2010, p. 36-49.
11 Ibid., p. 49.
12 Werner Michael, Zimmermann Bénédicte, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales HSS, janvier-février 2003, no 1, p. 7-36.
13 Baby Sophie, Zancarini-Fournel Michelle, « Introduction à Histoires croisées. Réflexions sur la comparaison internationale en histoire », Les Cahiers Irice, 2010/1, no 5, p. 5-7.
14 joyeux-prunel Béatrice, « Les transferts culturels », Hypothèses 1/2002, p. 149-162 ; p. 154.
15 Voir les travaux pionniers de Espagne Michel et Werner Michael (dir.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIIe et XIXe siècles), Paris, Éditions Recherches sur les civilisations, 1988. Espagne Michel, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
16 Bantigny Ludivine et Baubérot Arnaud (dir.), Hériter en politique : filiations, transmissions et générations politiques, Allemagne, France et Italie, XIXe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2011, p. 3.
17 La différenciation entre fascisme régime et fascisme mouvement a été théorisée par Renzo de Felice.
18 Girardet Raoul, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, « Points », 1986.
19 Espagne Michel, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999, p. 268.
20 Charle Christophe, « Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe. Quelques réflexions à propos de recherches récentes », Les cahiers Irice, 2010/1 – no 5, p. 51-73 ; p. 53.
21 Joyeux-Prunel Béatrice, « Les transferts culturels », art cité, p. 160.
22 Barkey Karen, « Trajectoires impériales : histoires connectées ou études comparées ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/5, no 54-4bis, p. 100.
23 Ibid., p. 101.
24 Denechère Yves, « Gaullistes, femmes et réseaux », Histoire@politique, n. 17, mai-août 2012.
25 Prochasson Christophe, « La politique comme “culture sensible”. Alain Corbin face à l’histoire politique », French politics culture and society, vol. 22, n. 2, 2004, p. 56-67.
26 Bantigny Ludivine, « Les jeunes, sujets et enjeux politiques (France, XXe siècle) », Histoire@politique, no 4, janvier-avril 2008.
27 Audigier François, « L’étude des mouvements politiques de jeunes : cadre historiographique et enjeux épistémologiques. Le cas des cadets gaullistes », Histoire@Politique 1/2008(no 4), p.19.
28 Fillieule Olivier, Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005.
29 Bantigny Ludivine, « Penser le pouvoir prendre le pouvoir. Le centre et la marge dans la culture communiste révolutionnaire (1968-1981) », inBiard Michel, Gainot Bernard, Pasteur Paul, Serna Pierre (dir.), « Extrême » ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2012, p. 317-327 ; p. 319.
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