De mai 1968 à juin 19691
p. 223-251
Texte intégral
Mai 1968
Le contexte
1Je me trouvais alors au service de l’Inspection des finances, j’avais achevé un rapport de synthèse sur l’Assistance publique de Paris et j’avais du temps libre.
2Une nièce, 19 ans, est étudiante à Nanterre. Elle me tient au courant de l’agitation qui y règne. La grève, le désordre, la présence aussi de groupes qui se disent, les uns anarchistes, d’autres maoïstes. Les étudiants y contestent ce que disent leurs professeurs, et plus généralement les règles et les usages de la société dans laquelle ils vivent. Mon épouse était psychologue, elle se préparait à devenir psychothérapeute, elle s’intéressait depuis longtemps aux adolescents, elle m’avait fait entrer en relation avec des psychanalystes. Nous sommes plus sensibles que d’autres à ce qui se passe à Nanterre. Le mouvement s’étend rapidement à Paris à d’autres disciplines, à la Sorbonne notamment, occupée une première fois, à la faculté de médecine et même au droit, à Assas. En province, aussi. Les médias en rendent largement compte. Le plus souvent avec bienveillance. Après tout ce sont nos enfants…
3Nous sentons en même temps, elle et moi, le besoin des jeunes de remettre en cause l’autorité et les comportements de leurs parents à leur égard. Prendre la parole, dire ce que l’on a envie de dire. Le slogan sera : Il est interdit d’interdire. Puis, l’imagination a pris le pouvoir… Je rencontre un professeur de sociologie, François Bourricaud2, plutôt conservateur : « Je dois me rendre demain à Nanterre sur le campus. Voulez-vous que nous y allions ensemble ? » Ce fut une révélation. Les départements de sociologie et de psychologie sont complètement désorganisés. Les amphis saccagés, les murs couverts de graffiti et d’affiches appelant à contester la société de consommation et, au delà, toute organisation sociale. Les étudiants en sociologie discutent entre eux, d’autres les rejoignent, le professeur Alain Touraine les harangue, visiblement passionné par l’atmosphère révolutionnaire qui règne ici. Marcuse, Mao. J’ai soudain le sentiment que rien ne sera plus comme avant. L’université napoléonienne est morte. Je ne pouvais que m’en réjouir. Mais il faudra reconstruire et peut-être inventer du nouveau. C’est fascinant.
Cogestion et autonomie
420 mai. Sur les tracts de l’UNEF, quatre objectifs. Deux de caractère politique : étendre le mouvement au secteur de l’information qui diffuse l’idéologie dominante et se joindre aux luttes ouvrières et paysannes en posant le problème de la contestation au sein des entreprises. Les deux autres concernent l’enseignement supérieur : l’instauration immédiate d’un pouvoir étudiant réel dans les facultés, avec droit de veto sur toutes les décisions et, subordonné à ce pouvoir, l’autonomie des universités et des facultés.
5En somme, cogestion et autonomie, la seconde subordonnée à la première. Je ne vois pas de raison de mettre en cause les deux objectifs ainsi reformulés. Laisser un pouvoir aux étudiants ne me semble pas déraisonnable. Après tout, ce sont eux les principaux intéressés. À condition que ce pouvoir soit partagé, dans un système de cogestion, ou de participation, au sens où le général de Gaulle entend ce mot, et que les professeurs demeurent seuls responsables de la délivrance des diplômes. L’autonomie est réclamée depuis longtemps par les professeurs réformistes. Les étudiants ne sont pas contre, mais redoutent qu’elle ne renforce encore le pouvoir des mandarins. Sans pouvoir étudiant, l’autonomie leur semble un leurre. Mais l’inverse est tout aussi vrai. Le problème est de les organiser l’une et l’autre de façon qu’elles puissent durer sur le long terme. Dans un pays de tradition latine comme le nôtre, il y faudra des textes. Il est trop tôt pour proposer une rédaction, mais il faut y réfléchir.
6Le 20 mai, j’appelle mon camarade Cossé. Il avait été naguère président de l’UNEF. Je le retrouve au service de l’Inspection, avec d’autres jeunes camarades. Eux aussi se posent des questions. Je leur soumets mes premières suggestions, nous en discutons ensemble, je les complète par d’autres et je les mets aussitôt par écrit. Je trouve une secrétaire qui n’était pas en grève pour taper un stencil. Les jeunes m’aident à le ronéoter. La note est prête à 17 heures. Le soir mon frère m’invite chez lui pour bavarder avec des étudiants de la faculté de droit de Nanterre. Bien sages et bien gentils. Ils se posent tout de même des questions. Mon papier les intéresse. Ils se proposent de le diffuser sur le campus. Ils en feront tirer 100 exemplaires dès le lendemain. Ce succès inattendu m’encourage à approfondir et à élargir ma réflexion.
7Deux jours plus tard, je rédige une deuxième note sur la réforme des universités. Faute de secrétaire, je la tire moi-même à la ronéo du service. Les textes à établir devront consacrer l’autonomie et au moins une participation des étudiants à la gestion. Mais ils devront en même temps prévoir des mesures de contrôle justifiées par la part prépondérante de l’État dans le financement de l’ensemble. Les statuts-types devront tenir compte des très nombreux projets élaborés ici et là au cours des dernières semaines, sans oublier les propositions des colloques qui se sont tenus les deux années précédentes, à Amiens et à Caen…
8Un jeune camarade me dit que mes notes seraient à ce jour les seuls documents sérieux dont on disposera lors des débats sur la réforme qui vont se tenir à l’Institut d’études politiques. Un autre ajoute gentiment que ma place sera demain auprès du ministre de l’Éducation nationale… Je rédigerai encore trois autres notes pour approfondir mes réflexions et affiner mes propositions. Le 29 mai, sur les modalités de la réforme à mettre en œuvre et sur le difficile problème de la sélection. Le 4 juin, sur les aspects financiers de la réforme indispensable des études médicales. Le 11 enfin, sur les relations à instituer entre les différents niveaux des nouvelles instances universitaires à créer.
9J’apporte moi-même, à bicyclette, ces notes à des amis professeurs de médecine, à Zamanski, doyen de la nouvelle faculté des sciences de Jussieu, au chef de service de l’Inspection, et même à Peyrefitte, qui était alors encore ministre de l’Éducation nationale. Visite étonnante rue de Grenelle. N’importe qui peut rentrer au ministère. Pas de gardien. Pas d’huissier. Presque tous les bureaux sont vides. Je monte au premier. Peyrefitte me reçoit aussitôt. Il n’a plus rien à faire et ne peut plus rien faire.
Le retour du Général
10Jeudi soir 30 mai. Le pendule a oscillé. Le Général vient de rentrer de Baden. Dans son allocution à la radio, cet après-midi, il a retrouvé les accents de 1940 et de 1944. Il annonce le report du referendum, la dissolution de la Chambre et de nouvelles élections pour la fin juin. Du coup, la manifestation gaulliste prévue place de la Concorde va prendre une ampleur inattendue. Un fleuve humain va remonter lentement les Champs-Élysées. Je me mets en marche à 18 heures, je n’arrive à l’Étoile qu’à 20 h 40, et les derniers manifestants à 21 heures. Des cris :
« De Gaulle, nous sommes là… S’il le faut, on reviendra… Mais aussi : Pompidou courageux. Merci Pompidou. Et puis : Le rouquin à Pékin, Geismar, y en a marre… vidangez la Sorbonne… La France au boulot, Liberté du travail. Enfin, Mitterrand, c’est raté… Adieu François… Mitterrand à l’usine… ou aux chiottes. De très rares, la France aux Français… »
11Les radios, dont les journalistes sont en majorité antigaullistes, minimisent le nombre des manifestants On avance tout de même le chiffre de 500 000. Il y en a eu sans doute plus. Le Quid de 2001 écrit qu’ils étaient 800 000… Par moments, j’éprouve cependant un sentiment de malaise. Les bourgeois des beaux quartiers, et beaucoup d’autres sont venus massivement. Très peu d’ouvriers, des étudiants, mais bien habillés. Ce ne sont pas des fascistes pour autant. Ni des racistes, comme le seront plus tard les dirigeants du Front National. Mais le peuple parisien de droite et du centre, pas opposé à des réformes, même profondes, mais ne voulant pas d’une révolution, ni surtout de la prolongation du désordre.
Juin
12D’un seul coup, la désescalade. Dans le ton des radios, dans celui des leaders syndicalistes qui ont peur de voir la gauche perdre les élections. Je continue à souhaiter fortement pour ma part que s’instaure une transformation profonde dans les rapports humains et que l’on remette en cause les structures et les relations qui doivent l’être, notamment dans l’enseignement supérieur. Pourrai-je y contribuer ? Mes notes, en tout cas, commencent à être connues en haut lieu…
Auprès d’Ortoli
13Au début de juin, Pompidou demande à Ortoli d’accepter la responsabilité du ministère de l’Éducation nationale. Ce n’était pas un cadeau. On me fait savoir qu’il m’attend. Je vais le voir le mardi 12. Il souhaite que je l’aide dans sa tâche grâce aux contacts, que j’avais déjà avec des universitaires réformistes et des responsables de mouvements étudiants. Je serai chargé de mission auprès du Ministre, mais justement pour que ces contacts ne soient pas rompus, ma nomination ne paraîtra pas au J. O.
14Le 13, pour prendre le vent, j’entre à la faculté de droit de la rue d’Assas. La plupart des salles sont vides. Dans l’une d’elles, un professeur discute avec des étudiants de l’avenir des universités. C’est Michel Alliot. Nous sympathisons. Je déjeune avec lui le lendemain. « La première déclaration publique d’Ortoli, me dit-il, a été plutôt bien accueillie. » En accord avec lui, je décide de partir pour Toulouse pour participer au colloque organisé par une Commission nationale inter-disciplines, la CNID, qui regroupe des professeurs et des étudiants venant de 14 universités, acquis au mouvement de mai et désireux de réfléchir à ce que pourrait être l’avenir. Je retrouve Alliot dans l’avion. Le cabinet avait annoncé ma venue à l’un des doyens de Toulouse, qui avait transmis l’information au bureau de la CNID, mais en se trompant et sur mon nom et sur mon titre. On attendait le ministre Chalandon, ce qui a le don de m’agacer. La rectification faite, le bureau s’interroge. Laissera-t-on entrer dans la salle le représentant du ministre ?
15Les membres les plus engagés dans le mouvement de contestation accepteront-ils de paraître amorcer ainsi un début de collaboration avec un ministère dont ils ne reconnaissent plus l’autorité. Ils sont ici entre eux pour débattre de leurs propres options. Même si je leur suis plutôt sympathique, je n’en représente pas moins à leurs yeux le pouvoir en place… Finalement ils transigent : « Vous pourrez entrer dans la salle, mais vous n’aurez pas le droit de prendre la parole… »
16De son côté, Ortoli enverra en province des cadres du ministère pour s’informer de ce qui se passait. Parmi eux, deux personnalités exceptionnelles qui deviendront des amis et des complices, Mme Puybasset, conseiller juridique au ministère et Pierre Trincal, administrateur civil à la direction des enseignements supérieurs… Dimanche 30 juin. Deuxième tour des élections législatives. Pour le gouvernement, une chambre introuvable…
Juillet
D’Ortoli à Edgar Faure
17Le général de Gaulle remplace Pompidou par Couve de Murville. La composition du nouveau gouvernement est arrêtée en Conseil des ministres dans la matinée du 12 Juillet. Elle devait être annoncée à la radio le soir à 19 heures. Ortoli était revenu passer l’après midi rue de Grenelle. Il nous invite à le rejoindre dans son bureau, au premier étage sur le jardin. Il fait très beau, la pelouse est parfaitement tondue et, par les fenêtres ouvertes, nous respirons l’odeur de l’herbe fraîchement coupée.
18Depuis un mois que je le voyais presque tous les jours, j’avais appris à le connaître et à l’apprécier. Nous nous entendions assez bien, je crois. Il avait compris mieux que Pompidou, la nécessité d’une profonde réforme universitaire.
19Nous en avions beaucoup parlé tous les deux. J’avais seulement tendance à vouloir aller plus loin que lui, peut-être parce que je me sentais plus proche des étudiants contestataires. Mais j’espérais, sans trop y croire, qu’il conserverait ses fonctions. Il me répond qu’il n’en a ni le désir, ni les aptitudes. Il serait plus à son affaire dans la gestion de l’économie et des finances et la construction de l’Europe. Il n’avait pas encore le droit de nous dire qui lui succéderait. Nous changeons de sujet. Il nous parle de son père amiral, de sa jeunesse en Indochine, il nous interroge sur nos projets. Nous devisons. Le whisky était bon.
20À dix neuf heures précises, il branche la radio. Ortoli est nommé aux Finances et l’Éducation nationale est confiée à Edgar Faure. Je fais la tête. Le ministre s’en aperçoit et se sent le devoir de me rassurer :
« Vous verrez. C’est un bon choix. Ne vous faites pas de souci. En sortant du Conseil, tout à l’heure, il m’a dit le bien qu’il pensait de votre ami, le professeur Michel Alliot. »
21Je suis surpris. J’étais loin d’imaginer qu’Alliot ait pu avoir des relations personnelles avec un homme comme Edgar Faure… Je rentre chez moi, un peu triste.
22À huit heures, le lendemain matin, le téléphone me réveille :
« Ici Michel Alliot. Le président Edgar Faure est nommé ministre de l’Éducation nationale – Je le sais depuis hier – Mais vous ne devez pas savoir qu’il m’a demandé d’être son directeur de cabinet et que le recteur Antoine, qui partage nos vues, a été nommé chargé de mission auprès du ministre. Voulez-vous être le troisième homme ? »
23Je demande un moment de réflexion. À neuf heures, j’en informe Ortoli. Il m’encourage à accepter. À dix heures, Alliot me rappelle : « Le recteur Antoine arrive pour déjeuner. Pouvez-vous nous recevoir tous les deux dans votre bureau rue de Grenelle ? » Quinze heures. Ils ont déjà proposé à Edgar Faure de me prendre. Il a accepté.
24Je n’avais jamais encore approché mon nouveau ministre. Je n’avais pas gardé bon souvenir de son comportement à l’égard de Mendés dans l’entourage duquel j’avais travaillé en 1954. Mais la présence à ses côtés de Michel Alliot et du recteur Antoine me rassurait. Celle aussi d’un de mes anciens, Robert Blot, que mon père appréciait tant pour sa droiture morale que pour sa compétence technique. « Tu pourras toujours t’appuyer sur lui », m’avaitil dit. Je ferai appel une ou deux fois à ses conseils. Avec profit. Et puis c’est le Général de Gaulle qui l’avait choisi.
Le choix du Général
25Dans Ce que je crois, Edgar Faure raconte lui-même son entretien avec lui :
« D’emblée, le Général me demande, comme sur un ton de brusquerie : Quelles sont vos idées sur l’Éducation nationale ? Avant de prendre sa décision, il entendait s’informer de ce que serait ma politique. Un examen oral en somme. Il s’attendait sans doute à ce que je lui parle des problèmes qui agitaient encore l’opinion : La contestation étudiante, les moyens de rétablir l’ordre dans les Facultés, les examens à faire passer, la rentrée à préparer, les réformes à engager dans l’enseignement supérieur…
Je n’en dirai pas un mot. Les problèmes les plus graves ne se situent pas pour moi au niveau de l’enseignement universitaire, mais en amont. Je commence par faire état d’une information, plus sensationnelle qu’une émeute d’étudiants, la diminution du nombre des bacheliers scientifiques, l’année même de l’expédition sur la lune. Le vrai rongeur, dis-je au Général, c’est aussi bien l’absurde démarcation entre littéraires et scientifiques que la ségrégation humiliante où se trouve placé l’enseignement technique par rapport aux enseignements généraux. Il faut donner à tous, continuai-je, une formation de base, avec un minimum de formation scientifique et technique en même temps qu’un minimum de culture générale humaniste. Et pour cela, établir le tronc commun dans le premier cycle du second degré.
La ligne que je venais de préconiser était en contradiction absolue avec celle qui avait été choisie de longue date par certains hauts fonctionnaires et qu’ils avaient réussi à imposer au gouvernement en une suite d’étapes. La dernière n’était autre qu’un système draconien d’orientation autoritaire et précoce…
Le Général parait surpris sans cependant être hostile… Mais comme je n’évoquais même pas la crise de l’enseignement supérieur, il me pose une dernière question, non moins abruptement : et la rentrée ? Il faut la faire… Et comment ? On verra bien… Désirez-vous l’Éducation nationale ? Non… Mais si vous entendez me la confier, je ne la refuserai pas. »
26En sortant de l’Élysée, Edgar Faure se rend à Matignon. Les jeux sont faits. Le rappel de cet entretien me semble essentiel pour comprendre l’ambition d’Edgar Faure. Au cours des premiers mois de sa mission, il consacrera tout le temps nécessaire à la rentrée universitaire et à la mise en place de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur. Mais avant même la fin de l’année, il jettera les premières bases d’une réforme d’ensemble de la politique éducative, en commençant par celle de l’enseignement secondaire.
Définir une stratégie
27Edgar Faure en donnera la primeur à l’Assemblée Nationale, le 24 juillet. Je ne commenterai pas ici ce long discours que d’autres ont évoqué dans les différents chapitres de cet ouvrage. Je ne résiste pourtant pas à la tentation d’en citer ici quelques phrases, celles qui ont été les plus applaudies :
« Aucune mesure n’est formellement arrêtée, ce ne serait conforme ni à l’esprit du dialogue, ni au thème de la participation. Il n’y aura pas de charte octroyée. Une loi cadre sera élaborée dans le dialogue en laissant aux établissements une grande liberté dans la définition de la réforme. Je suis prêt, mes collaborateurs aussi, à recevoir tous ceux qui ont quelque chose à dire pour expliquer leurs projets…
Il faut réfléchir d’abord à ce qui s’est passé. L’action et l’agitation des étudiants ne s’expliquent ni par l’énergie d’une poignée de meneurs, ni par le nihilisme, ni même par le goût de la violence. À l’origine de cette colère, il y a un malaise profond… face à un monde dans lequel l’étudiant doit prendre place, et face à l’université qui prétend l’ y préparer…
Une mutation dramatique, mais aussi exaltante pour ceux qui considèrent les dimensions nouvelles de notre société… Exaltante, la mutation l’est aussi parce que notre société est entrée dans l’ère de la mobilité. Les peuples qui, de nos jours, sont assurés de leur avenir, ce ne sont pas ceux qui s’appuient sur le passé le plus certain, et même le plus glorieux, mais ceux qui préparent cet avenir par la richesse de leur imagination, par leur dynamisme, par la fécondité de leurs inventions… Exaltante, elle l’est surtout parce qu’elle laisse pressentir un monde dans lequel chaque personne, mieux reconnue par les autres, trouvera plus de développement, plus de responsabilité… Un monde qui marquera le grand passage de la nécessité à la liberté » (applaudissements).
28Edgar Faure cite ce mot que je lui avais signalé, de Michel de Certeau, dans la revue Études de juin : « En mai, on a pris la parole, comme en 1789 on avait pris la Bastille. » Et il ajoute :
« Il peut y avoir des révolutionnaires tranquilles. Si ceux qui prétendaient détenir l’imagination n’ont pas pris le pouvoir, il reste au pouvoir à prendre l’imagination… Il faut faire disparaître les nombreuses traces qui existent encore de la conception napoléonienne de l’université centralisée et autoritaire. Elle est périmée »… (Applaudissements)…
« Il faut une révision déchirante des habitudes, des structures et des doctrines du ministère de l’Éducation Nationale. Il faut rénover la relation entre enseignés et enseignants, comprendre la révolte des premiers contre le cours magistral qui déclenche à son tour la révolte des seconds contre la magistrature bureaucratique… Il faudra créer de nouvelles universités à l’échelle humaine (dix à douze mille étudiants), leur assurer une grande autonomie, y associer des personnalités extérieures et y instituer une large participation de tous, à tous les niveaux. »
29La participation, un mot cher au Général… Le ministre ne parle pas encore d’universités pluridisciplinaires. L’idée mûrira dans son esprit au cours des prochaines semaines, notamment sous l’influence de Michel Alliot. Mais il annonce déjà l’affectation à l’enseignement supérieur du palais de l’Otan, place Dauphine. Pierre Laurent, le secrétaire général du ministère voulait y regrouper tous les services du ministère. J’avais jugé que ce n’était pas vraiment raisonnable au moment où l’administration centrale était contestée et où nous manquions cruellement de locaux pour faire travailler convenablement les étudiants.
Ortoli en était conscient mais Laurent tenait à son projet
30Dès l’arrivée d’Edgar Faure, j’en parle à Alliot, puis au ministre lui-même, qui me donne aussitôt raison. Le 18 juillet, j’emmène sur place le directeur de l’enseignement supérieur, et le recteur adjoint de Paris. Mon épouse veut bien m’accompagner. Elle observe qu’au prix de quelques aménagements, les nombreux bureaux de l’immeuble pourront accueillir les petits groupes de travail, préconisés aujourd’hui dans les études supérieures. En économie, en gestion, en langues. En rentrant, je propose au ministre d’annoncer sa décision dans son discours du 24 juillet. Il accepte. Un conseil restreint approuve le projet le 23. Le relevé de décisions est signé Charles de Gaulle.
31Le lendemain, Edgar Faure dira à l’Assemblée :
« Il était impossible de donner plus de place aux bureaux, alors qu’on était contraint d’en refuser aux études… Dans tous les domaines, il faut débureaucratiser (applaudissements). Nous pourrons accueillir dans le palais de l’OTAN 5 000 à 6 000 nouveaux étudiants (applaudissements) avec une orientation sur le tertiaire. »
32L’annonce fait la une des journaux.
« Notre objectif, c’est la démocratisation de l’enseignement… de l’enseignement tout entier, de la maternelle à l’Université (applaudissements). En rénovant les programmes d’enseignement et les méthodes d’examens qui favorisent inconsciemment certaines catégories ou certains groupes. »
33Tout est dit. Bien au-delà de ce qu’attendaient les parlementaires. La déclaration et les débats sont retransmis en direct par la télévision. L’effet est immense. Y compris chez les jeunes. Les plus contestataires supportent mal qu’Edgar Faure ne soit pas conforme à l’image qu’ils se faisaient des dirigeants capitalistes : « Ils me haïssent de ne pas être méprisable à leurs yeux. » Les médias ne tarissent pas d’éloges. Pour Les Échos, un discours éblouissant. Pour l’Aurore, l’annonce d’une loi qui permettra à l’université de se rénover par elle-même. Le Figaro note l’accueil relativement favorable des organisations syndicales.
Et maintenant, au travail
34Il n’y a pas de temps à perdre. Il faut assurer en priorité la rentrée universitaire. D’abord sur le plan matériel. Les 500 000 étudiants de la rentrée 1967, seront 580 000 à la rentrée 1968. À Paris on en annonce 175 000. Il faut à la fois accueillir les nouveaux (au moins 17 000 à Paris) et décongestionner les amphithéâtres surchargés, à la Sorbonne, à Censier, à Assas. Comment ?
35Libérer les bâtiments universitaires encore occupés par des contestataires. Ce que Michel Alliot réussira à faire en limitant au minimum les interventions de la police. Trouver d’urgence de nouveaux locaux. Ce sera ma responsabilité. Avec le rectorat de Paris, et en court-circuitant les instances réglementaires, j’établis en quelques jours la liste des bâtiments à construire ou à aménager en région parisienne. Parmi eux, le palais de l’Otan qui sera affecté à la création d’une nouvelle université : Dauphine. Le 29 juillet, je soumets notre liste au Ministre qui l’approuve le lendemain. Au mépris de toute réglementation, je lui suggère d’autoriser le recteur de Paris à passer des marchés de gré à gré avec un entrepreneur particulièrement dynamique qui s’engage sur les prix et les délais. Il donnera des autorisations analogues aux recteurs des grandes villes de province.
36Mais il faut les couvrir. Sur ma proposition, le ministre signe le 5 août une note peu conforme aux usages. Je la relis aujourd’hui :
« Compte tenu de l’urgence, aucune des procédures habituelles ne pourra être respectée. J’ai donné pour instruction aux Recteurs de commencer immédiatement les travaux sans avoir consulté préalablement, ni le Comité de décentralisation, ni la Commission centrale des opérations immobilières, ni le Conseil général des Bâtiments de France. Les marchés seront traités de gré à gré sans consultation préalable de la Commission consultative des Marchés. J’autorise enfin MM. Les Recteurs à donner les ordres de services avant même l’engagement des crédits » (signé Edgar Faure).
37En 15 jours, les programmes sont engagés en région parisienne. Le 13 août, j’évalue à 28 500 le nombre de nouvelles places qui seront crées, le 24 août, à plus de 31 000. Au final, à près de 35 000. Le 5 septembre, tout en regrettant par principe le non respect des procédures, un groupe de travail interministériel dont j’ai retrouvé le compte-rendu, décide de poursuivre ce programme d’urgence, étant entendu qu’il ne devra pas constituer un précédent… et que les devis seront examinés avec une vigilance particulière. Langage de hauts fonctionnaires.
Écouter et encore écouter
38Le 22 juin, j’avais rappelé à Ortoli dans une note trois écueils à éviter : la faiblesse, la sécheresse, le Moi.
39 La faiblesse. Au fond d’eux-mêmes, les étudiants ont besoin d’une autorité extérieure à eux et donc d’une loi. La sécheresse. Aucun mot ne doit pouvoir être interprété comme manifestant du mépris, ou a fortiori une volonté de revanche. Les changements de fait doivent être reconnus comme une réalité et non pas traités comme des comportements illégaux ou comme un rejet des personnes en cause.
40Un rejet qui serait d’autant plus absurde que le gouvernement retiendra finalement des principes assez voisins. Le moi. Les contestataires refusent la personnalisation du pouvoir. En juin 1940, les Français avaient accepté le Moi, général de Gaulle. En 1968, c’était fini. C’est sans doute plus vrai encore aujourd’hui. En disant moi ou je, un ministre donne le sentiment de vouloir intervenir dans la vie personnelle de chacun. Et c’est sa personne qui sera contestée. Plus encore que ses décisions. Edgar Faure saura fort bien éviter ces trois écueils. Il maintiendra l’autorité, il laissera parler son cœur, il ne mettra pas trop en avant son ego.
41Il peut compter sur ses collaborateurs. Je suis souvent en première ligne, à mon bureau ou même chez moi avec mon épouse. Mais c’est Michel Alliot qui saura le mieux écouter les plus contestataires. Ceux qui viennent au ministère pour dire qu’ils ne veulent pas participer aux réunions. Quitte à revenir le soir. Sans casque et sans gourdin. D’autres aussi qui souhaitent tout de même éviter des affrontements dans la rue avec la police. Ils savent qu’Alliot sera toujours prêt à les recevoir, la nuit s’il le faut. Il s’est fait installer un lit de camp dans une pièce voisine. Les huissiers ont l’ordre de les laisser monter dans son bureau au premier étage. Il les écoute le temps qu’il faut. En contact personnel avec le préfet de police Grimaud qui comprend le mouvement contestataire… Deux de ses enfants avaient été en mai sur les barricades. En contact aussi avec le cabinet du ministre de l’Intérieur pour éviter qu’un incident ne dégénère ici ou là et que le slogan des étudiants ne se vérifie : « Edgar Faure la carotte, Marcellin le bâton. »
42Le ministre lui-même saura écouter les contestataires. Sans hésiter à se rendre sur le terrain. Quelquefois en prenant personnellement des risques physiques. Avec les étudiants en médecine en colère à la fin de septembre. Encore en 1969 à Orsay où il sera bousculé par des gauchistes agités et où j’aurai l’honneur de lui servir de garde du corps avec le doyen Poitou. Il voudrait écouter les réformateurs modérés, mais ils sont souvent difficiles à joindre, parce que partis en vacances. Les conservateurs, en revanche, les professeurs autonomes, en médecine ou en lettres, se pressent aux portes du ministère pour y défendre les acquis, la tradition, l’ordre…
43Dès la fin de juillet, enfin, pour préparer le projet de loi d’orientation, faire passer ses idées et aussi les tester, le ministre invite les uns après les autres, des doyens de lettres, puis de sciences, enfin de droit, certains régulièrement nommés et d’autres qui s’étaient imposés en juin. Le schéma est bien rôdé. À onze heures, première réunion de travail avec les doyens, présidée par Alliot, par Antoine, parfois par moi-même. À douze heures quinze, intervention du ministre qui les reçoit ensuite à déjeuner avec notre équipe et le directeur des enseignements supérieurs. Je veille avec Alliot aux plans de table… C’est un succès.
44Nous recommencerons en septembre. Cette fois par groupes d’académies. Même scénario qu’en juillet. Mais l’après-midi, des délégués des professeurs et des étudiants pourront participer à un débat général sur les structures mises en place, ou souhaitées, au niveau des départements, des facultés ou des universités. Ils nous remettront par écrit les questions qu’ils désirent poser ensuite au ministre. Pour terminer, celui-ci tiendra une conférence de presse. Un genre dans lequel il excelle. Les délégués seront invités à y assister s’ils le souhaitent. Nous rembourserons discrètement aux étudiants leurs billets de chemin de fer.
Encourager les premières réformes
45 Dans les structures. Le 30 juillet, le recteur Antoine sera autorisé à écrire à ses doyens d’Orléans et de Tours que le ministre est prêt à leur accorder de fonctionner pour la rentrée 1968-1969 suivant les structures provisoires qu’ils ont eux-mêmes élaborées dans les limites précisées par la prochaine loi-cadre et sous réserve d’une relecture par le conseiller juridique du ministère. Le 5 août, le ministre priera les recteurs d’inviter les doyens à consulter les organismes de fait pour l’organisation des examens et la mise en place matérielle et psychologique de la première semaine de la rentrée.
46 Dans les contenus et l’organisation des études. Le ministre prend parfois lui-même l’initiative : Pour le développement de l’École des langues orientales dont il a été naguère l’un des élèves… Pour l’enseignement de l’économie et de la gestion qu’il estime nécessaire de rendre indépendant des facultés de droit. Pas seulement à Dauphine… Parfois je la prends moi-même. Pour améliorer la formation des urbanistes, c’était mon domaine… Pour réformer les études médicales et sectoriser la faculté de médecine de Paris, géante et ingérable… Sylvie Faure, la fille aînée du ministre, est psychiatre et psychanalyste, mon épouse psychothérapeute d’enfants. Nous tenterons d’introduire la psychanalyse dans l’enseignement supérieur. Ce sera possible à Vincennes. Plus tard à Jussieu. Les facultés de médecine s’y refusent. Je découvre avec stupéfaction que celle de Paris ne compte qu’un seul professeur de psychologie. Je l’invite rue de Grenelle. Il est vain de discuter avec lui. A-t-il jamais lu une seule ligne de Freud ?
47Dans tous ces domaines, et dans bien d’autres, il fallait ouvrir les fenêtres, renouveler l’air, tenir compte des nouveaux besoins de formation, lutter contre la routine et le corporatisme. Nous n’y réussirons pas toujours, loin de là. Le temps nous manquera. Mais quelle entreprise passionnante !
D’août à octobre
La loi d’orientation
48J’avais raconté la genèse de cette loi dans mon livre de 1970, mentionné au début de cette intervention. Il en a été longuement parlé hier. Quelques souvenirs seulement ici. Au milieu d’août, Edgar Faure et Lucie, son épouse, nous invitent à une journée de travail dans leur résidence d’été, à Boissise-le-roi, au bord de la Seine. La rédaction du projet de loi avance… Jean-Denis Bredin prépare un préambule qui définira les missions de l’enseignement supérieur que le ministre réécrira de sa main et qui deviendra l’article 1 de la loi. C’est un très beau texte…
49Plusieurs versions du projet de loi commencent à circuler au début de septembre. Edgar Faure nous raconte :
« J’avais écrit à la main, ma propre rédaction. Je la lis au premier ministre et au Général. Celui-ci en approuve l’essentiel, y compris ce qui concerne l’Europe universitaire. Je la fais taper immédiatement à la machine et je vais affronter à La Baule le congrès des députés UNR. »
50Trois piliers :
- L’autonomie, avec le remplacement des contrôles a priori par le contrôle a posteriori que je propose de confier à l’Inspection générale des finances. Et pour éviter le risque de sclérose, la loi limitera la durée des fonctions de président d’université et de directeur d’unité d’enseignement et de recherche (UER), à deux mandats consécutifs, comme j’avais réussi, non sans mal, à le faire accepter quelques années plus tôt pour les présidents des sections du CNRS.
- La participation, un mot cher au général de Gaulle, qui n’avait pas réussi à la mettre en place dans la vie économique et sociale et souhaitait qu’elle soit affichée comme un objectif majeur dans l’ensemble du système éducatif.
- La pluridisciplinarité enfin, devenue elle aussi, au cours de l’été, l’une des conditions de la création des nouvelles universités :
« Les universités sont pluridisciplinaires et doivent associer autant que possible les arts et les lettres aux sciences et aux techniques. Elles peuvent cependant avoir une vocation dominante… »
51Il faudra trois séances au conseil des ministres pour adopter le texte. Le 20 septembre le projet est déposé sur le bureau de l’Assemblée. Déclaration d’Edgar Faure en séance plénière le 8 octobre. Après sept jours de débat, il sera voté à l’unanimité avec l’abstention du groupe communiste et de 6 députés de la majorité. Puis le 25 octobre, au Sénat, où seuls s’abstiendront les communistes. J’ai raconté ailleurs la genèse de cette loi et le déroulement des débats (cf. Une loi pour l’université).
Novembre-décembre
La liste des UER
52Après consultation des diverses catégories d’intéressés, le Ministre doit établir, avant le 31 décembre 1968, une liste provisoire d’unités d’enseignement et de recherche (UER). Ce sera à moi de veiller à ce que les délais soient respectés. Nous n’avons que six semaines devant nous. Je bouscule un peu les services de la direction de l’enseignement supérieur. Au total, ils auront très bien travaillé, grâce notamment à Pierre Trincal. Les recteurs et les professeurs ont joué le jeu. À la date prévue, le Ministre aura désigné plus de 600 unités d’enseignement et de recherche. Le lendemain, il aura la gentillesse de m’envoyer un mot de félicitations.
La cabale
53J’y suis d’autant plus sensible que je viens d’être la première cible d’une cabale, montée sans doute par un groupe de médecins du syndicat autonome qui refusait la pluridisciplinarité et plus encore le découpage en dix UER de la Faculté de médecine de Paris, considéré comme l’œuvre d’un syndicat gauchiste hostile au pouvoir des mandarins…
54Certains de ceux-ci étaient bien introduits à l’Élysée. J’avais mesuré leur pouvoir lors de l’enquête que j’avais conduite un an plus tôt sur les hôpitaux de l’Assistance publique. On demanda au ministre de se séparer de moi. Edgar Faure évoque cette cabale dans Ce que je crois. Sans doute, m’arrivait-il plus souvent qu’à mon tour d’avancer la tête hors des parapets.
« Et puis, comme j’étais le seul à avoir appartenu à un cabinet différent, on pensait qu’il serait plus facile d’abattre celui qui n’était pas tout à fait du clan… L’affaire alla jusqu’assez haut. Elle en redescendit. »
55Je n’étais pas le seul visé. Au-dessus de moi, Michel Alliot, et même Gérald Antoine, étaient aussi considérés comme des gauchistes… Si j’en crois Raymond Krakovitch et Alain Peyrefitte, la rumeur en serait parvenue jusqu’au président de la République. Avec la fronde de la société des agrégés, avec le pamphlet du Comité de défense de la République de Dijon, la cabale allait s’attaquer au début de janvier au ministre lui-même… Et Edgar Faure de conclure par ces mots qui m’ont été droit au cœur :
« J’aurais peut-être pu me séparer de Chalendar s’il n’y avait eu que ses qualités, bien que réelles et fort utiles, mais comment aurions-nous pu renoncer à un homme dont les merveilleux défauts nous faisaient envie et qui nous donnait l’impression d’être meilleurs ? »
« Je me comporte vis-à-vis du général de Gaulle comme Chalendar vis-à-vis de moi. J’attends qu’il me renvoie. »
56Mais le Général maintint sa confiance à Edgar Faure, et le ministre aux membres de son équipe.
Premier semestre 1969
Le second degré et la paix scolaire
57Au début de janvier 1969, le ministre me demande de ne plus m’occuper des réformes dans le domaine de la médecine, mais de participer à celles qui doivent être engagées dans le second degré, les plus importantes à ses yeux, je l’ai dit. Ce fut passionnant, mais le sujet sort du cadre de ce colloque et je n’en parlerai pas ici. Sauf pour faire état d’une noble ambition d’Edgar Faure, dont on n’a guère parlé à ma connaissance et à laquelle il a bien voulu m’associer : faire un pas vers la paix scolaire, entre les tenants de la laïcité et les défenseurs de l’enseignement libre. Et pour commencer, les conduire à se parler entre eux, au plus haut niveau, en terrain neutre, sans que cette rencontre soit connue des militants des deux bords, ni bien entendu des journalistes des médias.
58Un projet rentrant bien dans la philosophie du ministre, qui devait créer à la fin de 1969 l’association Pour un nouveau Contrat social… Une méthode aussi qui lui avait réussi dans sa carrière d’avocat d’affaires, en réglant les différends par des arbitrages privés, où il excellait, et qui permettaient d’éviter des procès publics.
59Il commence donc par recevoir chez lui, en grand secret, les responsables des mouvements laïques : le secrétaire général du Comité national d’action laïque (CNAL), celui du Syndicat national des instituteurs (SNI) et le président, Me Cornec, de la Fédération national des conseils de parents d’élèves (FCPE). Il me demande de mon côté d’inviter chez moi, avec la même discrétion, mon frère, alors délégué interdiocésain de l’enseignement auprès de l’archevêque de Paris, le secrétaire général de l’enseignement catholique (Mgr Cuminal), le président des associations de parents d’élèves de l’enseignement libre (APEL). Les deux parties sont d’accord pour se rencontrer quelques jours plus tard dans ma salle à manger… C’était, je crois, une première. Après quoi, Edgar Faure s’invite chez moi pour déjeuner avec les responsables catholiques… C’était un bon point de départ. Il aurait fallu qu’il reste en fonction quelques mois de plus…
Mettre en place de nouvelles universités
60Je n’en reste pas moins chargé de suivre en même temps ce dossier difficile, mais non moins passionnant. Les UER un fois désignées, le ministre décide de ne pas attendre pour faire élire leurs conseils tels que prévus par la loi. Les contestataires avaient dit qu’ils refusaient les élections-piège à cons. Pourtant une large proportion d’étudiants votera. Tout se passera bien presque partout. Même en médecine à Paris. C’est inespéré. Après les élections des délégués des UER et l’élaboration de leurs statuts, il est possible de les regrouper dans des universités pluridisciplinaires.
61La mise en application de la loi devra toutefois tenir compte de quelques traditions vénérables, de difficultés pratiques et plus souvent encore de sérieuses résistances corporatistes. Des textes dérogatoires seront pris pour sauvegarder ces traditions, notamment pour certaines écoles scientifiques, et aussi pour Sciences Po. La loi ne s’appliquera pas non plus aux grandes écoles relevant d’autres ministères, l’Industrie, l’agriculture ou la défense nationale, ni bien entendu à l’enseignement supérieur privé.
62Dans les villes moyennes, comme Orléans ou Tours, une seule université regroupera nécessairement toutes les UER, mais celles-ci se disputeront sur le nombre de leurs sièges respectifs au sein des conseils. À Besançon, dans sa région, Edgar Faure devra s’en mêler lui-même. Dans les grandes villes, et chaque fois que les étudiants sont plus de 15 000, il faudra créer deux ou trois universités. Mais qui associer avec qui ? Les facultés à vocation professionnelle, droit, médecine et pharmacie, ne veulent pas se trouver dans la même université que les lettres et les sciences. Elles ne voient pas l’intérêt des passerelles, ni d’une ouverture dans d’autres domaines que les leurs : langues vivantes, informatique, gestion, voire psychanalyse. Les professeurs de médecine, surtout, voudraient rester entre eux en créant, au mépris de la loi, des universités purement médicales. Ils refusent en tout cas d’être associés avec des littéraires réputés gauchistes, acceptant parfois des scientifiques, plus souvent des juristes, dont les étudiants étaient plus calmes et plus conservateurs.
63Le 20 juin 1969, sur une soixantaine de nouvelles universités prévues, trente neuf avaient été créées par arrêté du ministre. Faute d’accord entre les UER concernées, une vingtaine n’avaient pu l’être, une dizaine en province, et autant à Paris. La dernière étape de la procédure, toutefois, ne dépendait plus d’Edgar Faure, la réunion des assemblées constitutives relevant de décrets dont, après l’élection de Pompidou à la présidence de la République, Couve de Murville décida de différer la signature, en attendant la constitution d’un nouveau gouvernement. Sans doute savait-il – ou pressentait-il – qu’Edgar Faure n’y figurerait pas comme ministre de l’Éducation nationale
La fin
64Malgré le succès de nos entreprises, le printemps fut difficile. Le Général tenait à son referendum sur la réforme du Sénat et la participation. Il avait dit qu’il s’en irait en cas de rejet.
27 avril au soir
65Le non l’emporte largement dans les grands centres. Le oui, seulement dans les régions traditionnellement gaullistes, l’Alsace et la Lorraine, la Basse-Normandie, la Bretagne et les pays de la Loire. Le Général se retire. Poher, un centriste, président du Sénat, assurera l’intérim pendant six semaines. Il entre aussitôt en campagne. Antoine Pinay et Valéry Giscard d’Estaing ne le soutiendront pas. Pompidou annonce qu’il se présentera. Le ministre lui rend visite. Il lui aurait fait de belles promesses pour l’avenir. Edgar Faure aurait alors répondu qu’il ne se présenterait pas contre lui. En rentrant rue de Grenelle, il dit à l’un des membres de son cabinet : J’ai bien peur de m’être fait rouler. Il fait savoir qu’il souhaite poursuivre son œuvre à l’Éducation nationale, et c’est sans doute vrai, mais il dit en même temps que ses préférences vont à Poher…
66Je voterai Poher. Pompidou sera élu. Chaban est nommé premier ministre. Il appelle Nora auprès de lui. Je reprends un moment espoir. Mais Pompidou ne veut pas d’Edgar Faure rue de Grenelle. Il ne l’aimait guère et la réciproque était vraie. Il ne lui proposera pas non plus le quai d’Orsay, ni la rue de Rivoli. Seulement un poste de ministre d’État chargé des affaires culturelles. Edgar Faure m’invite à dîner avec sa femme. J’ai le sentiment qu’elle le pousse à refuser. Ce qu’il fera. C’était pourtant le poste de Malraux… Guichard est nommé ministre de l’Éducation nationale. J’ai de l’estime pour lui. Il a fait ce qu’il pouvait pour aménager le territoire. Mais rue de Grenelle, il ne pourra être que l’homme de Pompidou. Aussi suis-je surpris d’apprendre qu’il aurait proposé la direction de son cabinet à Alliot… lequel a refusé.
Lundi 23 juin
67Edgar Faure donne une grande soirée d’adieu dans les salons du ministère. Il y a foule. Les membres du cabinet, les directeurs et chefs de service, les recteurs d’académie, mais aussi des responsables d’associations de parents d’élèves et de syndicats, de l’association Défense de la jeunesse scolaire, du Comité national d’action laïque comme des dirigeants de l’enseignement catholique… sans oublier la presse écrite et parlée.
68Le lendemain matin, la passation des pouvoirs. Une réunion triste. Guichard fera bien l’éloge officiel d’Edgar Faure. Il faut poursuivre ses réformes. Mais le cœur n’y est pas. Une autre équipe s’installe, dans un autre état d’esprit. Va-t-on revoir le latin en sixième, des universités purement médicales, le retour en force de la société des agrégés ? Je quitte la rue de Grenelle, un peu triste de ne pas avoir pu mener à son terme la création de toutes les nouvelles universités pluridisciplinaires. Le soir de la passation de pouvoirs, Edgar Faure me demande de continuer à travailler avec lui. Cette proposition n’aura pas de suite.
69 Qu’aurais-je fait dans un gouvernement de connards ?, aurait dit Edgar Faure. Alliot qui me cite cette boutade, ajoute qu’il serait en pleine forme. Moi, non. Que faire désormais d’intéressant ? Les premières semaines de l’été 1969 seront un peu pénibles à vivre…
Notes de bas de page
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008