La loi Faure, de Matignon à l’Élysée
p. 61-77
Texte intégral
1L’élaboration de la loi Faure est un cas d’école exceptionnel. Rarement projet gouvernemental aura été élaboré dans des délais aussi brefs : six semaines, soit quarante-deux jours. Le ministère de Maurice Couve de Murville avait été formé le 12 juillet 1968. Le 24, dans un discours très remarqué, le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, annonça aux députés une loi et présenta les principes sur lesquels elle reposerait. Un calendrier serré fut défini le 7 août suivant : il prévoyait l’adoption définitive du projet par le conseil des ministres le 18 septembre après consultation des conseils de l’Éducation nationale et du Conseil d’État. Il le fut le 19. À un jour près, le délai avait été respecté.
2Suivre cette gestation aurait été impossible si certains protagonistes n’avaient laissé des traces abondantes. Les archives d’Edgar Faure lui-même sont pratiquement muettes sur la loi de 19681, et le fonds de Gaulle était encore difficilement accessible pour la période. Mais l’un des principaux collaborateurs d’Edgar Faure, Jacques de Chalendar a déposé ses archives et publié son témoignage dont on retrouvera une partie dans cet ouvrage2. Nous disposons surtout des archives du conseiller de l’Élysée, Sébastien Loste et de celles d’un conseiller de Matignon, Michel Bruguière3. Elles permettent de reconstituer avec précision les différentes étapes de ce projet.
L’œuvre d’un homme et d’une équipe
Les promoteurs de la réforme
3Devant une loi aussi rapidement élaborée, une première question se pose : ne s’agirait-il pas d’un projet auquel l’administration aurait réfléchi depuis quelque temps ? Edgar Faure n’aurait-il pas mis à profit les circonstances pour faire aboutir une réforme déjà prête ?
4La réponse est négative. Le colloque de Caen avait bien proposé en 1966 une réforme articulant l’enseignement supérieur et la recherche en croisant des instituts de recherche et des départements d’enseignement, mais il en était resté aux principes et aucune étude n’en avait exploré les conséquences administratives. La direction de l’enseignement supérieur était en déshérence. Pierre Aigrain avait démissionné au début de l’année, et dans une note qui constitue son testament, il avait signalé la nécessité de recomposer l’enseignement supérieur à partir des professions auxquelles il devait conduire, mais il ne proposait aucune structure4. Son successeur démissionna en mai 1968. La direction de l’enseignement supérieur était vacante et n’avait dans ses tiroirs aucun projet précis dont le nouveau ministre aurait pu s’inspirer.
5L’équipe dont il s’entoure avait certes réfléchi à la réforme de l’université. Son conseiller spécial, le recteur Gérald Antoine, avait publié sur le sujet avec Jean-Claude Passeron un ouvrage où il condamnait radicalement le système des facultés5, mais le directeur de cabinet, le recteur Michel Alliot, ne s’était pas aventuré sur ce sujet. Les propositions les plus précises venaient d’un inspecteur des finances, J. de Chalendar, qui avait fréquenté la Sorbonne occupée et l’Odéon, et rédigé en mai-juin cinq notes ronéotypées. Elles dessinaient, les unes après les autres, un schéma de réorganisation cohérent à partir d’établissements intermédiaires entre l’université et la faculté d’alors, s’administrant par un conseil élu, qui élirait lui-même un président. Dans les grandes villes, plusieurs établissements associeraient plusieurs disciplines. Ils bénéficieraient d’une large autonomie dans le recrutement de leurs enseignants et de leurs étudiants, dans leurs programmes et leurs diplômes ainsi que dans leur gestion financière. Que le financement soit public n’impliquait pas l’approbation des budgets par une tutelle. La parité était pour lui une revendication dont il faudrait tenir compte. Les recteurs deviendraient des commissaires du gouvernement auprès des conseils6. Ces notes avaient connu une certaine diffusion, si bien que François-Xavier Ortoli, qui remplaça Alain Peyrefitte rue de Grenelle le 31 mai, avait appelé leur auteur à son cabinet. Quand Edgar Faure arriva au ministère et prit comme directeur de cabinet Michel Alliot, celui-ci, qui avait sympathisé avec Jaques de Chalendar pendant les événements, lui demanda de rester au cabinet en charge des enseignements supérieurs et des étudiants7. Ce petit groupe fut complété par Jean Sirinelli, nommé directeur des enseignements supérieurs le 12 août, et quelques collaborateurs occasionnels comme Jean-Louis Bredin. Il comprenait en outre Michèle Puybasset, que Pierre Laurent avait fait venir du Conseil d’État deux ans plus tôt comme conseiller juridique du ministère et qui s’investit pleinement dans la rédaction du projet ; elle seule, dans cette équipe toute nouvelle, était déjà là avant les événements.
6Si efficace et ardente qu’ait été cette équipe, il ne faut pas se tromper : comme J. de Chalendar le souligne, le principal auteur de la loi est Edgar Faure lui-même. Dès son discours du 24 juillet, il en a fixé les principes : sa « loi-cadre » laisserait une grande liberté aux établissements « quant à la définition de leur organisation juridique et administrative, de leur vocation disciplinaire et pluridisciplinaire, de la forme et de la sanction de leurs enseignements » (JO, p. 2 528). « La conception napoléonienne de l’Université centralisée et autoritaire est morte » (p. 2 525). Il annonçait clairement le refus de la sélection et la participation non seulement des enseignants, mais aussi des autres personnels et des étudiants. Il posait la question de l’ouverture au monde économique et social, comme celle des structures, chaires et facultés. Deux traits devaient définir les nouveaux établissements : « autonomie, personnalité » (p. 2 529). Les idées maîtresses de la loi sont déjà assumées publiquement devant la représentation nationale.
7Le premier texte du projet est écrit de la main même d’Edgar Faure8. Les archives de J. de Chalendar recèlent d’autres manuscrits du ministre, notamment un exposé des motifs9. Sur tous les points importants, Edgar Faure est monté en ligne, négociant point à point avec le Premier ministre, et sans doute avec de Gaulle. Il a d’ailleurs toujours revendiqué la paternité de la loi. Lors de la discussion à l’Assemblée nationale, le 4 octobre, il mit les rieurs de son côté en répondant à Raymond Triboulet, qui lui avait reproché de supprimer le latin en 6e et estimait la loi fort mal rédigée : « Ce texte est entièrement de ma main […] ce qui prouve que la formation latine est totalement inutile pour une bonne rédaction du français » (p. 3 068). Les témoignages confirment l’intensité du travail collectif autour du ministre, y compris le week-end dans la résidence secondaire d’Edgar Faure ou de Michel Alliot. Mais l’implication du ministre a été totale, et elle fut décisive pour surmonter les objections que le projet suscitait dans les sphères gouvernementales. La loi du 12 novembre 1968 est vraiment « sa » loi.
L’Élysée et Matignon
8Le sommet de l’État était en effet très réservé sur ce qui pouvait sortir de la révolte étudiante, tout en comprenant qu’il fallait lâcher du lest. Dans sa déclaration ministérielle, Maurice Couve de Murville avait brièvement évoqué un consensus qui semblait se dégager sur quelques grands principes de réforme, dont la participation des étudiants10. À côté de son directeur de cabinet, Bruno de Leusse, un diplomate, ses conseillers en matière d’enseignement supérieur, étaient un autre diplomate, Jean-Bernard Raymond, et un normalien, agrégé d’histoire, qui venait du cabinet de Pompidou, Michel Bruguière. À en croire Sébastien Loste, celui-ci lui aurait dit que de B. de Leusse et J. -B. Raymond étaient « ultra-réactionnaires11 ». À l’Élysée, le cabinet était dirigé par Bernard Tricot ; les questions d’éducation avaient été longtemps suivies par Jacques Narbonne et son collaborateur S. Loste. Après le départ de J. Narbonne, en 1967, Marcel Pinet avait repris ses dossiers et faisait de plus en plus confiance à S. Loste, qui se trouvait ainsi en charge des questions universitaires sans avoir accès direct à de Gaulle.
9Normalien lui aussi, mais agrégé de lettres classiques, S. Loste était hostile à la réforme pédagogique amorcée par Alain Peyrefitte et reprise par Edgar Faure, qui constituait à ses yeux, « sous couvert de rénovation, un moyen puissant et insidieux d’introduire la subversion dans les lycées12 ». C’était un défenseur résolu du latin en sixième, et un adversaire non moins résolu du tronc commun. Partisan de la sélection comme J. Narbonne, il était très hostile au mouvement de mai. B. Tricot était plus ouvert, comme le montre un incident révélateur. Il s’agit d’une note à l’intention du Général à propos de laquelle S. Loste dit avoir frôlé l’incident diplomatique avec B. Tricot. Datée du 28 juin, cette note a été dictée par B. Tricot, écrite par M. Pinet, et signée par S. Loste « alors [qu’il] en réprouvait tous les termes ». Il ajoute qu’il ne l’a pas signée de sa signature habituelle, pour marquer sa réprobation, ce que le document confirme. Or cette note définissait une ligne modérée, mais réformatrice : élargir les compétences et les pouvoirs des instances de direction des établissements, charger un commissaire du gouvernement de leur tutelle, leur laisser une liberté totale pour le recrutement du personnel d’exécution et de service et pour l’enseignement, à l’exception de la collation des grades, ouvrir enfin une triple participation, à l’ensemble des personnels enseignants et non enseignants, aux étudiants, et à des représentants de l’économie. Ironie de l’histoire, de Gaulle convoqua S. Loste dans son bureau pour le féliciter de cette note, qui fixe la position de l’Élysée : « Ce fut la seule fois où je vins dans son bureau13. »
10La double tête de l’exécutif comprenait donc la nécessité de réformes – Edgar Faure avait été nommé pour les faire – mais elle les jugeait très dangereuses et craignait que la précipitation ne fasse adopter des mesures sur lesquelles on ne pourrait revenir par la suite. Rentrant à Paris le 5 août, S. Loste prend contact avec Matignon :
« J. -B. Raymond me dit que Matignon est dans les mêmes dispositions que l’Élysée, et que l’on freine au maximum E. F., mais que, évidemment, il faut préparer la rentrée, et que, tant que cette échéance n’est pas [mot illisible], nous sommes exposés au « chantage à la rentrée ». Je lui fais observer que, quand nous nous mettrons à freiner, en réalité il n’y aura plus matière : tout ce qui aura pu être fait en matière démagogique aura été fait14. »
11Assurer la rentrée constituait en effet une contrainte lourde. Les semaines où s’élabore la loi sont marquées par une agitation récurrente autour des concours de recrutement. L’agitation régnait dans la faculté de médecine, avec sa division en dix unités et la généralisation de l’externat. Il fallait trouver des locaux supplémentaires – ce seront Vincennes et Dauphine – pour les étudiants de lettres et de droit. Il fallait surtout qu’une loi entérinant suffisamment de « conquêtes » du mouvement de mai fut votée avant la rentrée pour qu’on puisse espérer, sans en être sûr, qu’elle se fasse sans trop de troubles. Edgar Faure mesure à la fois les contraintes de la situation et les atouts qu’elle lui donne. Une « fenêtre d’opportunité » lui est ouverte dont il va tirer parti.
12On peut distinguer deux phases dans l’élaboration de la loi. Le projet devait être examiné en conseil restreint à l’Élysée le 2 septembre. Il est élaboré tardivement, au terme de réunions informelles souvent confuses. Le conseil du 2 septembre est le moment crucial, où se joue la loi. À partir de là, on entre dans un processus serré de discussion – il y aura quatorze versions successives du projet – qui s’achève par son adoption au conseil des ministres du 19.
La phase informelle, 7 août-2 septembre
Loi-cadre ou loi d’orientation
13Le premier débat porte sur la nature même de la loi. Dans une première hypothèse, la loi se bornerait à prendre congé de la législation existante pour permettre une pluralité d’expériences locales de réorganisation universitaire. Après un an ou dix-huit mois, on tirerait les conséquences de ces expérimentations dans un texte législatif cohérent. L’avantage de cette solution, pour les réformateurs, était de laisser l’initiative aux acteurs du mouvement et de permettre la rentrée. Son inconvénient était de faire peser l’incertitude sur les enseignements et les diplômes sanctionnant ces expériences. Pour les conservateurs, elle avait l’avantage de gagner du temps : l’agitation pouvait s’apaiser, et les concessions faites aux révolutionnaires un ou deux ans plus tard s’en trouveraient de ce fait limitées.
14Cette solution fut envisagée par B. Tricot. Le 12 juillet, il avait soumis au Président un projet en trois articles. Le premier fixait deux grands objectifs : la liberté, la neutralité et l’objectivité de l’enseignement et de la recherche d’une part, l’adaptation des établissements aux débouchés et aux besoins du pays d’autre part. Le second donnait aux établissements, dans des conditions à fixer par une loi, la liberté de déterminer l’accès des étudiants, d’organiser les études, de recruter leurs personnels et d’assurer leur gestion administrative et financière, l’État continuant à fixer les règles de la collation des grades. Les modalités de tutelle ou de contrôle étaient renvoyées à des textes d’application. Le troisième posait le principe de la participation en précisant que les représentants seraient élus par un vote obligatoire et secret. Des modalités d’arbitrage permettraient d’assurer la continuité des enseignements15.
15La seconde solution consistait à ne pas remettre à plus tard la définition des nouvelles structures et des nouvelles règles. Elle était plus ambitieuse, et permettait de capitaliser plus sûrement un plus grand nombre des acquis du mouvement. Mais elle était aussi plus difficile, car il s’agissait de restructurer et de réformer un ensemble complexe en un temps extrêmement bref.
16Les acteurs étaient partagés. Une première réunion, qui se tint rue de Grenelle le 7 août, avec la participation de Matignon et de l’Élysée, écarte nettement la perspective de légiférer par ordonnance après le vote d’une loi-cadre :
« Mais il est admis que la loi d’orientation devra être essentiellement une loi de procédure puisqu’il s’agira d’une sorte de mise en congé de la légalité actuelle, pour permettre, à l’issue d’une période expérimentale qui pourra durer un an, d’instaurer les structures nouvelles de l’Université, qui pourront d’ailleurs être multiples16. »
17Cette loi d’orientation ne semble donc guère différente d’une loi-cadre. Au fil de réunions passablement improvisées, elle va pourtant prendre peu à peu figure.
Les premières réunions
18Quatre réunions se succèdent, les 9, 20, 23, et 27 août, rue de Grenelle. Ouvertes généralement par M. Alliot, elles associent au noyau des réformateurs les représentants de Matignon, de l’Élysée et des Finances. À celle du 23, que préside le secrétaire d’État, Jacques Trorial, assistent en outre des représentants des ministères indirectement concernés17.
19La première réunion discute de l’autonomie financière et des nouvelles structures, avec un accord pour une instance dotée de la personnalité morale regroupant plusieurs unités qui n’en bénéficieraient pas. Elle évoque un conseil national, et se demande s’il doit être délibératif ou consultatif. Le 20 août, les questions sont plus politiques : comment concilier l’autonomie des établissements dans le recrutement de leurs étudiants et les droits des bacheliers ? La question, qui n’est pas tranchée, est celle de la sélection. On parle aussi des libertés politiques et syndicales, et l’on revient sur les structures. Pour prendre un terme neutre, on appelle « unités » ce qui est conçu comme des départements, que l’on regroupe de façon interdisciplinaire. Le 23 août, le schéma s’est précisé : 60 à 80 universités, suppression des facultés. L’Éducation nationale propose que les grandes écoles, qui relèvent des ministères représentés, soient rattachées aux universités, ou liés à elles par convention, tout en gardant leur personnalité. Pour S. Loste, les ministères découvrent que l’Éducation nationale veut « leur barboter leurs grandes écoles18 ». Le 27 enfin, on discute des missions de l’université, parmi lesquelles le ministère inclut la formation de tous les enseignants, et de la pluridisciplinarité, admise moyennant une « vocation dominante », ce qui ne règle rien.
20Ces réunions semblent largement improvisées. Aucun texte écrit ne sert de support à la discussion. On est plus près du brain storming que des réunions interministérielles. S. Loste parle d’un « barnum, où se trouvaient en outre des syndicalistes – ce qui facilitait considérablement la liberté d’expression. Le vrai travail se faisait en coulisse et ces réunions-pièges n’étaient destinées qu’à obtenir – ou dire qu’on avait obtenu – l’acquiescement des conseillers du Premier ministre et du Président de la République19 ». Ils enragent : M. Alliot, J. Chalendar, G. Antoine se réunissent en petit comité et chacun apporte son petit sédiment :
« Mais la synthèse n’est jamais faite : il n’y aura pas de texte discuté, à aucune des séances. On discute seulement sur des fragments, et ces fragments ne sont même pas distribués. Ils sont lus par Alliot. Il faut donc, à l’oreille, guetter les pièges et donner votre avis. Il n’y a aucune proposition de modification, puisqu’il n’y a pas de texte écrit. Les procès-verbaux, en outre, ne font jamais mention de ce que nous disons20. »
21Le 9 août, il avait en effet insisté pour que le conseil national soit consultatif, ce qui ne figure pas au procès-verbal. Le rectificatif, qu’il demande le 20, transforme « consultatif » en « constructif », ce qu’il relève le 27. Il parle de « pagaïe indescriptible ». Des membres du cabinet d’Edgar Faure lui disent que le texte – qu’il n’a pas vu, mais qui manifestement s’élabore puisque M. Alliot en lit les articles en donnant leur numéro – est « une folie », que les réunions se déroulent « dans un désordre incroyable ». Et de commenter : « Je n’ai jamais vu les membres d’un cabinet se comporter ainsi21. »
22Le texte pourtant prend forme. Le premier projet manuscrit d’Edgar Faure qu’a publié J. de Chalendar n’est pas daté, et il ne le date pas. Un second texte manuscrit, organisé en articles, n’est pas davantage daté22. Une étape importante a été probablement franchie lors du week-end du 24-25 août, mais aucun texte n’est distribué à la réunion du 27 et l’impatience gagne Matignon et l’Élysée. Le Premier ministre téléphone à Edgar Faure pour qu’il envoie son texte.
23Il parvient à l’Élysée le 28 et produit un véritable choc. S. Loste décrit la scène. B. Tricot découvre que le texte donne aux universités un rôle de « critique de la société en vue d’une contestation permanente de l’individu ».
« Son visage se plisse, se crispe, il fait mine de froisser la feuille avec rage et s’écrie : “Quelle horreur !… Quelle horreur ! Celui qui a écrit cela mériterait… (il hésite et cherche)… la galère”. M. Pinet n’ose rien dire. Il fait observer, imperturbable, que E. F. attache une particulière importance à ce texte et qu’il a rédigé lui-même cet alinéa23 ! »
24Le lendemain, de B. de Leusse, J. -B. Raimond, M. Pinet et S. Loste se réunissent dans le bureau de B. Tricot pour élaborer un contre-texte24, et la fin de la semaine est consacrée à « boucler » le dossier du Général, qui est prêt le samedi après-midi, avec le texte d’Edgar Faure, modifié entre-temps. « Couve, de son côté, emporte tout en week-end. » Le conseil prévu peut se tenir.
Le conseil restreint du 2 septembre
25S. Loste a raconté ce conseil avec une certaine verve. Il était là, derrière une petite table dans un coin de la salle, pour prendre des notes25.
« Arrivent au Conseil Ortoli, Trorial, Couve, E. F. Celui-ci reste ostensiblement dans le salon des aides-de-camp, faisant bande à part et lisant Le Monde. Ce n’est que quand Pinet lui tape sur l’épaule qu’il rejoint la table du Conseil des ministres. Il est 15 h, lundi 2 sept. Tout le monde attend le Général précédé de l’huissier. L’huissier arrive, mais pour demander à Couve et à E. F. de passer dans le bureau du Gl.
On attend qu’ils reparaissent. On plaisante, on s’amuse beaucoup. Ils ne reparaissent pas. L’heure tourne. Certains s’impatientent, dont Ortoli. Enfin, au bout d’1 h 15, Couve et E. F. reparaissent. Couve dit à l’huissier : “Vous pouvez fermer la porte”.
B. T. devient rouge, puis blanc de rage. Il ne savait rien. Il ferme son dossier, se met de biais sur sa chaise, comme quelqu’un qui veut s’en aller, hésite à s’en aller. Puis reste. Il ne prend aucune note26… »
26La discussion qui s’ouvre alors entre les présents répond surtout à une volonté de courtoisie envers les ministres qui se sont inutilement dérangés, notamment F.-X. Ortoli, et elle dure une demi-heure. « Les aides-de-camp, consultés, n’ont jamais vu un seul conseil restreint avorter de cette manière », conclut S. Loste.
27Nous avons peu de chances de savoir un jour ce qui s’est passé. S. Loste ignore si Edgar Faure savait ou non que de Gaulle le réunirait avec Couve avant le conseil. Il se demande si le Général a voulu éviter de céder à son ministre ou de le mettre en accusation devant témoins. Ce n’est sans doute pas la question la plus pertinente. Avant d’entrer dans la discussion du texte, il fallait trancher une question plus décisive : ou bien poursuivre dans la voie que proposait le ministre, ce qui impliquait de lui donner satisfaction sur des points essentiels ; ou bien changer de cap, si l’on estimait trop dangereuses ses solutions, c’est-à-dire changer de ministre. Dans le contexte de septembre 1968, le risque politique de désavouer Edgar Faure était plus grand que celui de le laisser poursuivre. Il en avait conscience, d’où son comportement au début de la réunion.
28En tout cas, il a manifestement reçu un feu vert. De Gaulle avait lu et annoté le projet27. Le lendemain, il donne ses instructions : spécifier dans le texte ce qu’il faut pour que le ministre ait « avant » toutes possibilités d’impulsion et « après » d’intervention, notamment en ce qui concerne le Conseil supérieur ; ménager ce qui devra être entrepris pour la sélection et ne pas affirmer que le baccalauréat donne pour toujours le droit d’entrée à l’université ; pas de chercheurs inamovibles ; prévoir comment les scrutins seront contrôlés ; ne pas mettre en relief la politique à l’Université28. L’élaboration du projet peut se poursuivre.
La mise au point du projet
12 projets en 17 jours
29Le projet présenté le 2 septembre était déjà le deuxième mis en discussion interministérielle. Douze autres suivent en dix-sept jours. Les textes circulent entre les trois lieux de rédaction, puis le Conseil d’État, avec des corrections plus ou moins importantes, des suppressions ou des ajouts. Le projet du matin est parfois déjà périmé le soir. Suivre ce processus serait fastidieux. Retenons que le projet no 7 fut soumis au Conseil des ministres du 11 septembre, qui l’amenda, et que le projet no 8, ainsi amendé, fut transmis à la section de l’Intérieur du Conseil d’État qui le modifia de façon substantielle. Elle proposa de nouvelles rédactions, qui furent acceptées ou refusées, et elle substitua une numérotation en continu à la numérotation initiale des articles à l’intérieur de neuf sections identifiées par des chiffres romains. (I-1… VII-3, etc.). La discussion n’en fut pas facilitée, car l’adjonction ou la suppression d’un article changeait dès lors la numérotation de tous les articles suivants.
30Revu et remanié, le texte de la section de l’intérieur devient le projet no 10, daté du 15 septembre, transmis au Conseil d’État qui le discute en Assemblée générale le 1829. Mais il continue à évoluer pendant ces trois jours et c’est le 13e projet qui est examiné en Conseil des ministres, après l’avis du Conseil d’État. Adopté avec d’ultimes modifications, le projet aussitôt transmis à l’Assemblée nationale était donc le 14e. On mesure l’ampleur du travail accompli dans l’urgence. Quel en a été le résultat ?
Les acquis d’Edgar Faure
31L’armature du projet d’Edgar Faure a traversé intacte cette gestation mouvementée. Elle n’a pas été contestée. Le schéma fondamental d’universités, établissements publics à caractère scientifique, culturel et technologique (EPSCT), regroupant des unités d’enseignement et de recherche, administrées par un président et des directeurs élus par des conseils eux-mêmes élus, s’impose sans discussion. Il en va de même pour les conseils régionaux – et non académiques – comme pour le Conseil national de l’enseignement et de la recherche (CNSER). La discussion, parfois vive, porte sur la composition et les attributions de ces différentes instances, non sur leur existence et leur articulation.
32Les missions des universités ont été beaucoup plus discutées. Edgar Faure a dû renoncer très vite à mentionner le rôle critique des universités, mais il a fait admettre qu’elles doivent « se conformer à l’évolution démocratique exigée par la révolution industrielle et technique30 », et qu’elles « concourent à la promotion culturelle de la société et par là même à son évolution sociale en vue d’une responsabilité plus grande de chaque homme dans son propre destin ». Il a obtenu le silence sur les besoins de l’économie, un point sur lequel il était en désaccord avec ses collègues31, mais il a concédé que les universités devaient « répondre aux besoins de la nation en lui fournissant des cadres dans tous les domaines ». Le point le plus dur a été leur rôle dans la formation des maîtres. Edgar Faure voulait qu’elles soient explicitement chargées de la formation de tous les maîtres, ce qui incluait les instituteurs. Les Finances le refusaient obstinément, pour ne pas prendre le risque de les recruter à la licence et de les faire passer de la catégorie B à la catégorie A de la fonction publique. Le compromis fut d’écrire :
« Elles [les universités] doivent assurer la formation des maîtres de l’Éducation nationale de telle sorte que l’unité générale de cette formation – sans préjudice de l’adaptation des diverses catégories d’enseignants à leurs tâches respectives – permette l’amélioration continue de la pédagogie et le renouvellement des connaissances et des méthodes. »
33Ce combat, fondamental pour Edgar Faure, était en fait assez vain, car le ministère, inspections générales et directeurs réunis, jugeait à l’époque les universités totalement incapables de donner aux futurs enseignants la formation pratique qu’il estimait indispensable. Quarante ans plus tard, les fronts sont renversés : le ministère « universitarise » la formation des maîtres, et ce sont les universités qui défendent la nécessité de stages pratiques.
34La discussion n’a pas été moins vive sur l’autonomie financière des universités. Grâce probablement à la compréhension du ministre des Finances, F.-X. Ortoli, Edgar Faure a obtenu finalement gain de cause sur deux points décisifs : le contrôle a posteriori, et l’affectation au budget d’une subvention globale sur laquelle il serait possible aux universités de recruter du personnel propre. Il a dû en revanche accepter que leur gestion soit assurée non par un économe ou intendant, mais par un comptable public, nommé sur une liste agréée par les deux ministres de l’Éducation nationale et des Finances, avec toutes les contraintes qu’implique ce statut. Bien des détails d’application restaient en suspens, qui furent renvoyés à un décret financier. L’autonomie, affirmée, devait être soigneusement encadrée.
35Le droit des bacheliers à s’inscrire dans l’enseignement supérieur figurait explicitement dans la première version du projet. De Gaulle, on l’a vu, n’en voulait pas. « C’est organiser la submersion définitive de l’Université par la médiocratie », écrit-il en marge du projet32. Edgar Faure doit donc renoncer à sa formulation, mais il résiste avec succès à toutes les tentatives pour instituer une sélection, notamment la reconnaissance aux universités du droit de recruter leurs étudiants au nom de leur autonomie. En revanche, il concède l’organisation par les universités d’une procédure d’orientation interne, sous forme de stages probatoires. Après discussion, on conclut que ces stages seraient obligatoires pour les étudiants auxquels ils seraient destinés, mais on ne fit pas obligation aux universités de les organiser, et cette disposition n’eut pas de suite.
Les résistances victorieuses
36Sur plusieurs points essentiels, Edgar Faure dut en revanche battre en retraite. Dans un cas, il céda facilement, peut-être parce qu’il n’en avait pas mesuré les enjeux. C’est celui des dispositions transitoires, telles que la définition des UER et de leur regroupement en universités, les règles électorales, l’approbation des statuts. Le texte primitif prévoyait qu’elles seraient prises par arrêté. M. Couve de Murville remplace cette procédure par celle, beaucoup plus lourde, du décret, qui soumet la décision du ministre à celle du Premier ministre. Cette modification, contre laquelle Edgar Faure ne semble pas avoir protesté, pèsera lourdement sur la mise en œuvre de la loi.
37Jusqu’au dernier moment, Edgar Faure s’est battu pour permettre le rattachement aux Universités d’établissements d’enseignement supérieur non universitaires, et notamment des grandes écoles. Tous les ministres, sauf celui de l’Agriculture, y étaient hostiles, ainsi que Matignon. Edgar Faure s’efforça de leur donner des garanties ; il précisa que ce rattachement se ferait par conventionnement, et non par intégration pure et simple, et avec l’accord des autorités de tutelle ; que les établissements rattachés garderaient leur personnalité morale et leur autonomie financière. Le texte soumis au Conseil des ministres du 19 septembre lui donnait encore gain de cause. De Gaulle note en marge du projet : « J’arbitrerai au Conseil des ministres. » Il arbitra en effet, et l’article disparut.
38Deux autres points ont été âprement discutés. Le premier était le rôle du CNESER. Pour J. de Chalendar, dans sa note du 11 juin :
« L’instance nationale doit être conçue non comme une administration centrale de type classique, mais comme l’émanation des établissements universitaires de base. »
39Qu’elle en émane ne posait guère de question, mais qu’elle soit une administration centrale était une autre affaire. Dès la réunion du 7 août, on l’a vu, S. Loste interrogeait : serait-elle délibérative ou consultative ? Est-ce elle qui décide, ou le ministre ? Edgar Faure, paradoxalement, soutenait la première position. L’article II-7 du projet soumis au Conseil des ministres du 4 septembre est très clair : le CNESER
« exerce les fonctions de prévision, de coordination et de programmation […] Il définit les principes […] il centralise les programmes d’activité et les demandes de crédit, […] Il prépare le programme national […] Il délibère sur l’attribution des crédits par le ministre […] Il se prononce sur la validité des délibérations des organes statutaires »…
40De Gaulle note, en marge de ce texte : « Attention qu’il ne se crée pas un État dans l’État aux frais de l’État », et à plusieurs reprises : « Et le ministre ? »
41Cet article fut raboté à plusieurs reprises. Le 11 septembre, les indicatifs porteurs de décision sont remplacés par des formules qui ménagent le pouvoir du ministre : le CNESER « prépare » ou « propose », et la discussion se focalise sur deux points. Une première formulation, acceptée encore le 11 septembre, lui donnait mission de centraliser les programmes éducatifs et les demandes de crédit des universités et établissements autonomes, ce qui pouvait conduire à mettre à la disposition de CNESER les bureaux de la direction de l’enseignement supérieur. Huit jours plus tard, il n’est plus que « saisi pour avis » des demandes de crédit. Mais il conservait encore un certain pouvoir de décision, notamment pour prendre des mesures en cas de difficultés de fonctionnement des universités. Le texte ménageait l’autorité du ministre en soumettant ces décisions à son homologation, mais il ajoutait qu’elles étaient considérées comme adoptées au bout de deux mois s’il ne s’y était pas opposé. Le Conseil d’État a estimé qu’il n’était pas possible de donner valeur exécutoire aux délibérations d’un conseil, et cette clause a disparu.
42Très curieusement, personne, dans cette discussion, ne soulève un point pourtant central : la présidence du CNESER. Dans la logique du projet, le CNESER aurait dû élire son président, ce qui en aurait fait une personnalité considérable, une sorte de vice-ministre, susceptible de menacer l’autorité du ministre. Matignon et l’Élysée, soucieux de préserver les prérogatives de l’État, ne demandent pourtant pas que le ministre préside le CNESER. La question n’est ni discutée, ni même évoquée, pas plus d’ailleurs que celle de la présidence des conseils régionaux. Il y a là, dans la gestation de la loi, un point aveugle. C’est l’Assemblée nationale qui fera du ministre le président de droit du CNESER.
43Le second point particulièrement litigieux est la présence de personnalités extérieures dans les conseils. Au niveau des conseils régionaux, cette disposition ne posait aucune difficulté et elle figure dans le projet d’Edgar Faure du 2 septembre. Mais les ministres tenaient à la présence de ces personnalités dans les conseils d’université, voire dans les conseils d’UER, à la fois pour rendre les universitaires sensibles aux besoins de l’économie, et pour éviter, dans une structure paritaire, une opposition frontale des étudiants aux universitaires. Edgar Faure acceptait leur présence, mais voulait laisser les conseils libres d’en décider. Dans le climat de l’époque, il redoutait de susciter une opposition véhémente sur le thème d’une université inféodée au patronat. Toute la question est de savoir si cette présence est une possibilité ou une obligation. Question subsidiaire : dans quelles proportions ? Un tiers, un quart des membres ? Le texte qui sort du Conseil des ministres du 19 septembre introduit statutairement un tiers de personnalités extérieures dans les conseils régionaux, mais, contrairement à l’avis du Conseil d’État, leur présence dans les conseils d’université n’est qu’une possibilité. L’Assemblée nationale en fera une obligation.
Les étudiants et la politique
44La question des personnalités extérieures est indissociable de la composition des conseils et de la politisation de l’université. La grande crainte de la majorité est de donner le pouvoir à des étudiants révolutionnaires qui veulent faire de l’université une base rouge pour abattre la société capitaliste. Il faut donc éviter que la libéralisation de l’université ne débouche sur une agitation endémique, et qu’une coalition d’étudiants et d’assistants révolutionnaires ne prenne le pouvoir.
45Les premiers projets étaient très vagues sur la composition des conseils et les modalités de la représentation étudiante, qu’ils renvoyaient aux statuts, éventuellement différents, des établissements. Ils précisaient seulement que la représentation des enseignants ne pouvait être inférieure à celle des étudiants, et dans la représentation enseignante, celle des professeurs et maîtres de conférence – l’équivalent des professeurs de seconde classe actuels – inférieure à celle des autres enseignants. C’était inadmissible pour la grande majorité des professeurs : jusqu’alors, ils siégeaient seuls, mais tous, dans les conseils des facultés. Il leur faudrait désormais élire un tout petit nombre d’entre eux pour siéger dans des conseils dont ils constitueraient moins du quart des membres. Malgré les pressions, cette disposition traversa les discussions et se retrouve dans le projet définitif. Dans le contexte de cette pré-rentrée, la double parité, entre étudiants et enseignants, et entre enseignants magistraux et non magistraux semblait s’imposer. C’est l’Assemblée nationale qui l’amenda en un sens légèrement, mais symboliquement, favorable aux professeurs.
46Curieusement, ni le ministère, ni Matignon ni l’Élysée n’ont imaginé à ce stade de doter les universités d’un conseil scientifique où ne siégeraient pas d’étudiants, sauf quelques étudiants de troisième cycle. Nul ne songeait à laisser les étudiants s’immiscer dans la politique scientifique et les enseignants presque unanimes le refusaient, parfois de façon véhémente. Le texte du 19 septembre dit explicitement que la détermination des programmes de recherche et la répartition des crédits correspondants relèvent des seuls enseignants et chercheurs. Mais ne précisant pas les compétences des conseils d’université, il n’en excluait pas les décisions d’ordre scientifique. C’est l’Assemblée nationale qui a « inventé » en quelque sorte les conseils scientifiques. Sans cette garantie, on peut se demander si la loi Faure était viable.
47Puisqu’on ne pouvait éviter la parité, on chercha des protections contre les risques qu’elle comportait. Le principal était la constitution d’une majorité formée d’assistants et d’étudiants33. L’introduction dans les conseils de représentants des autres catégories de personnel (ouvriers, techniciens, administratifs) constituait un premier pare-feu, évitant le face-à-face exclusif, mais peu efficace s’agissant de groupes fortement syndiqués. L’introduction de personnalités extérieures allait dans le même sens, mais elle restait facultative dans le projet définitif. Restaient deux solutions : affaiblir le poids des assistants ou celui des étudiants.
48En définissant précisément les diverses catégories d’enseignants, on pouvait réserver le droit de vote aux enseignants « permanents », et ainsi le refuser aux assistants en poste pour une durée limitée, quitte à ce qu’ils votent comme étudiants de troisième cycle. Mais beaucoup d’assistants des facultés de lettres étaient des agrégés totalement stables, auxquels on ne pouvait refuser d’être représentés. La catégorie des assistants comportait une trop grande diversité de statuts pour qu’une loi puisse entrer dans ces détails. La notion d’« enseignants permanents », qu’utilise la loi par ailleurs34, n’intervint donc pas dans la composition des collèges électoraux et l’on s’en remit aux décrets d’application pour résoudre la difficulté.
49Restait alors à réduire la représentation étudiante. Le texte initial ne prévoyait aucune disposition en ce sens. Elles apparaissent à mi-parcours, sous une double forme : d’abord un quorum de 50 %, porté ensuite à 60 %, puis l’exclusion de certains étudiants. On imagina par exemple de réserver le droit de vote aux étudiants ayant réussi leurs examens l’année précédente. Finalement, on se contenta d’écarter du suffrage les étudiants de première année.
50La discussion fut également assez vive sur les usages des locaux universitaires à des fins politiques. Edgar Faure proposait de reconnaître à tous les personnels, y compris les étudiants, le droit à l’exercice des libertés syndicales et politiques à l’intérieur de l’université, et il leur affectait un local propre. « Comment dans ces conditions » commente de Gaulle « empêcher que les universités tournent aux foires politiques35 » ? Le texte amendé au Conseil des ministres du 11 septembre reconnaît seulement que les étudiants disposent de la liberté d’information à l’égard des problèmes politiques, économiques et sociaux ; les locaux mis à leur disposition à cette fin devraient être distincts de ceux destinés à l’enseignement et à la recherche. C’est pour l’essentiel la formule du texte soumis à l’Assemblée.
*
51De ces six semaines intenses, à l’issue d’un travail acharné, parfois brouillon, de discussions souvent conflictuelles, menées avec une évidente volonté d’aboutir assez rapidement pour permettre la rentrée des universités, le résultat est un texte majeur : la loi Faure. Certes, le Parlement lui donnera sa forme définitive, nous l’avons noté. Mais ce qui sort du Conseil des ministres du 19 septembre est bien la charte qui a refondé notre enseignement supérieur.
52Deux lectures de cette gestation sont possibles. La première, qui risque le manichéisme, met aux prises des réformateurs ambitieux et des conservateurs qui leur rognent les ailes. C’est l’analyse de J. de Chalendar dans Une loi pour l’Université. Dans cette perspective, les figures emblématiques des deux camps qui s’affrontent sont J. de Chalendar et S. Loste. La loi Faure est certes une grande réforme, mais on aurait pu aller plus loin si les adversaires du projet avaient été moins puissants, ou moins fermés. Une occasion sans précédent aurait été manquée.
53Une seconde lecture est plus attentive à des acteurs comme B. Tricot, M. Alliot, et sans doute à la fois Edgar Faure et de Gaulle. Dans cette perspective, la convergence des efforts pèse plus lourd que les affrontements. La nécessité d’un changement profond est reconnue, qu’il s’agit de rendre compatible avec les structures de l’État. Comment greffer l’autonomie et la participation sur une administration centralisée jalouse de ses prérogatives et imbue de ses traditions ? Dès lors que l’université est publique, ses personnels et ses diplômes nationaux, et son financement étatique, ce qu’aucun des réformateurs ne conteste, son autonomie est nécessairement limitée. Réformateurs et réactionnaires sont condamnés au compromis car ils détiennent, les uns comme les autres, une partie de la solution.
54Que, pour l’essentiel, l’université bâtie sur ce compromis ait duré, suggère qu’il n’était pas mal taillé. Il n’en est que plus intéressant de relever, pour conclure, ce qui, au contraire, n’a eu aucune suite. D’abord les conseils régionaux. Edgar Faure, comme de Gaulle ou Couve de Murville pensaient qu’ils seraient les lieux d’une articulation entre les universités et le monde économique et social. Ils n’ont jamais été constitués. Dépourvus de pouvoir effectif sur les universités, ils sont apparus comme un organe inutile : les structures étaient déjà si complexes à gérer qu’on a évité de dépenser du temps et de l’énergie à faire vivre une instance sans intérêt immédiat. Ensuite les stages d’orientation, organisés par les universités à l’intention des étudiants qui s’inscrivent. Cette disposition de la loi Faure est restée lettre morte. Il y a là une double cécité, amont et aval, envers l’impréparation des étudiants à choisir leurs études, et envers les débouchés auxquels leurs études peuvent les conduire. Le débat s’est focalisé sur la répartition des pouvoirs dans l’université et la gestion des disciplines. C’était – c’est toujours ? – le cœur du métier universitaire, et le reste vient après.
55Où il apparaît qu’une loi peut modifier les structures et la répartition des pouvoirs au sein d’une organisation, non les mentalités et les usages d’un milieu.
Notes de bas de page
1 AN, fonds Edgar Faure, 500AP.
2 AN, 20080033, et Une vie passionnée, Paris, chez l’auteur, juin 2011. Voir aussi Une loi pour l’université, Paris, Desclée de Brouwer, 1970.
3 Fonds S. Loste, AN, 640AP, fonds M. Bruguière, 87AJ. Le fonds du secrétaire d’État, Jacques Trorial, conservé par la Fondation Ch. de Gaulle, aimablement consulté par David Valence, est très pauvre sur l’élaboration de la loi.
4 Note de 11 pages ronéogr., « sur le but et la nature des réformes des établissements d’enseignements supérieurs préparées par la Direction des enseignements supérieurs », mars 1968, 640AP/41. « Un établissement d’enseignement supérieur doit être défini non par une liste arbitraire de disciplines constituant l’un des “Ordres” traditionnel mais par la liste des emplois, définis d’une manière large, pour lesquels il prétend donner aux étudiants une formation pré-professionnelle que l’expérience d’une première année de travail complétera. » J. Sirinelli explora ultérieurement cette proposition en créant dix-huit commissions « filières » chargée d’évaluer les besoins des différentes branches d’activité. J’ai rapporté les travaux de la quatorzième commission sur les métiers de l’animation et de la formation. Voir aussi le rapport d’un séminaire de l’ENA, dirigé par Pierre Aigrain et Guy Couarrazé, L’adaptation des établissements d’enseignement supérieur à leurs nouvelles tâches, 52 p. ronéogr. et annexes, mars 1958, AN, 640AP/41, pour qui « les structures actuelles constituent un obstacle insurmontable à l’adaptation de l’université à ses fonctions nouvelles » et propose des établissements à mi-chemin entre les facultés et les universités actuelles, se prononce pour une autonomie large (recrutement des enseignants et des étudiants, programmes et diplômes, gestion financière), avec un doyen élu pour cinq ans par un conseil, et la structure du colloque de Caen en départements et instituts.
5 La réforme de l’Université, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 43.
6 Notes des 20, 22, 29 mai, 4 et 11 juin, AN, 640AP/44.
7 J. de Chalendar, Une vie passionnée, p. 449 sq.
8 J. de Chalendar l’a publié en 1970 dans Une loi pour l’université. Il n’est pas daté.
9 AN, 20080038, art. 5, non daté.
10 Discours à l’Assemblée nationale du 17 juillet 1968, 87AJ/16.
11 AN, 640AP/49, « Préparation de la loi-cadre », note manuscrite de S. Loste, non datée [entre le 4 et le 11 septembre], p. 7.
12 Note du 19 juillet 1968, AN, 640AP/50.
13 AN, 640AP/50.
14 « Préparation de la loi-cadre »…, art. cit., p. 1.
15 AN, 640AP/50, texte vu et amendé par de Gaulle.
16 AN, 20080033, art. 5.
17 Leurs comptes rendus par Michèle Puybasset figurent en 640AP/49 et dans AN, 20080033, art. 4.
18 Ibid.
19 Annotation manuscrite sur la chemise du compte rendu de la réunion du 7 août, 640AP/48.
20 « Préparation de la loi-cadre », p. 2. Souligné dans le texte.
21 Ibid., p. 4.
22 AN, 20080033, art. 5.
23 « Préparation de la loi-cadre », art. cit., p. 6.
24 Ce projet en sept articles, daté du 30 août au matin, figure en 640AP/48. Il est d’une extrême prudence et évite même le terme d’autonomie.
25 Le plan figure en 640AP/50.
26 « Préparation de la loi-cadre », p. 9-11.
27 Le projet annoté figure en 640AP/50. On reviendra sur certaines de ces annotations.
28 « Quelques observations essentielles au sujet de l’avant-projet », une page dactylographiée, 3 septembre 1958, AN, 640AP/50. Souligné dans le texte que je résume.
29 Une note du 16 septembre précise que cette version a été mise au point dans le bureau du directeur de cabinet du Premier ministre le samedi 14 septembre au soir. Dans une annotation manuscrite, Bernard Ducamin indique que de Gaulle à qui il a commenté ce texte le 16 à 19 h 15 le lira après son examen par le Conseil d’État, AN, 640AP/51.
30 Les citations données sans référence sont extraites du texte déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale (document parlementaire no 266).
31 Dans la brève discussion du Conseil restreint du 2 septembre, à F.-X. Ortoli qui trouve le texte trop peu tourné sur l’économie, il répond : « C’est volontaire. Il ne faut pas faire de l’Université un auxiliaire de l’économie capitaliste », et plus loin, « elle n’a pas à préparer à l’emploi » (Compte rendu du conseil restreint du 2 septembre, 640AP/49).
32 AN, 640AP/50.
33 Elle peut conduire à des catastrophes, alerte dès le 4 septembre dans une note François-Georges Dreyfus, responsable de l’Éducation à l’UNR et alors membre du cabinet de J. Trorial, AN, 640AP/50.
34 Articles 23 et 24 du projet du 19 septembre, sur le choix des « enseignants permanents » et sur la répartition des enseignements, le contrôle des connaissances et les jurys, qui sont de leur compétence.
35 Annotation du texte du 2 septembre, 640AP/50.
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