Des comportements introuvables ?
Le prisme des manuels scolaires (1950-2010)
p. 173-185
Texte intégral
1« Dès 1945 : tous résistants ! » Ce titre de chapitre aussi ironique que lapidaire d’un manuel scolaire récent (Hatier, 2012), en dit long sur la manière dont les comportements sous l’Occupation sont parfois aujourd’hui exposés aux élèves de terminale. Très présente dans les programmes actuels, l’histoire du très contemporain est introduite dans l’enseignement secondaire sur le tard. À la différence du primaire, la Seconde Guerre mondiale n’est étudiée en classe de terminale du lycée qu’à partir de 1957. La question des attitudes collectives, analysées en tant que telles ou évoquées de manière sous-jacente, imprègne de nos jours le regard porté sur les « années noires ». Sans revenir longuement sur l’élaboration puis la mise en œuvre des programmes d’histoire, un rapide aperçu de leur évolution semble ici indispensable, tant l’articulation entre programmes officiels et contenus des manuels est étroite1.
2De la période 1957-1962 jusqu’à la rentrée scolaire de 2011, les programmes d’histoire traitant de la Seconde Guerre mondiale ont connu cinq versions différentes avec quelques aménagements.
- Tout d’abord, au lycée, le programme inspiré par Fernand Braudel qui fait la part belle aux grandes civilisations, entre en vigueur en 1957 et se maintient jusqu’au début des années 1980. Le monde contemporain y est étudié en classe de terminale et un chapitre est alors consacré à « La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences » dans une approche centrée sur les relations internationales. Dans cette perspective, la France n’est pas étudiée en tant que telle, mais insérée dans l’Europe occupée.
- Il faut attendre 1972 pour voir l’étude de la Seconde Guerre mondiale élargie aux élèves de troisième. Avec la mise en place de la réforme Haby en 1975, ce sont davantage d’élèves qui reçoivent cet enseignement. Les instructions de 1977-1978 préconisent d’accorder une « attention particulière à la France2 ».
- L’année 1982 constitue un double tournant ; à l’abandon du programme « Braudel » au lycée s’ajoute une place plus grande donnée à la France dans la Seconde Guerre mondiale. Elle bénéficie même d’un chapitre entier. Cette tendance se confirme également au collège avec l’entrée en vigueur de nouveaux programmes en 1985 sous le ministère Chevènement.
- La réforme engagée en 1995 par François Bayrou est poursuivie par les ministres Jack Lang et Luc Ferry, et s’intéresse davantage au collège. En troisième, deux grands chapitres abordent la période 1939-1945, dans les parties « Guerres, démocratie et totalitarismes » et « La France ».
- Le second changement majeur dans l’appréhension de Vichy et de l’Occupation intervient au lycée avec l’introduction en 2004 de la question des représentations mémorielles dans le programme de Terminale L/ES avec le thème « Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale ». Des modifications sont apportées dans l’intitulé – et en partie dans l’esprit – en 2011, puisqu’il s’agit de faire réfléchir les élèves sur le rôle de l’historien : « Le rapport des sociétés à leur passé : les mémoires, lectures historiques. L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale. » Quant au collège, les nouveaux programmes de 2008 reviennent à une lecture très politique de la France sous l’Occupation, abordée sous l’angle de « l’effondrement et de la refondation républicaine ».
3Les quelques analyses proposées ici résultent d’un travail non exhaustif, essentiellement prospectif avec ses lacunes. Il s’appuie sur un échantillon d’une vingtaine de manuels choisis selon deux critères : la diversité des éditeurs, et la répartition dans le temps sur une période de 50 ans. Au préalable, des précautions s’imposent sur les conditions de production des manuels scolaires et sur leurs usages pédagogiques. Dans quel champ (scientifique, universitaire, historiographique, scolaire, didactique) les auteurs de manuels se situent-ils ? Quels sont les liens entre la recherche et l’école ? D’une manière générale, on peut constater un décalage d’une dizaine d’années minimum entre les questionnements des historiens et leur introduction dans les programmes puis les manuels. Par ailleurs, si les livres scolaires respectent les instructions officielles, une réelle liberté intellectuelle et éditoriale est laissée aux auteurs. Les universitaires dominent très largement la direction des collections ainsi que la rédaction de leur contenu jusque dans les années 1990. Parmi ceux-ci, mentionnons Jean-Baptiste Duroselle, Georges-Henri Soutou, Charles-Olivier Carbonell, Serge Berstein et Pierre Milza, Jean-Marie d’Hoop (historien du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale), Robert Frank, Jean-François Sirinelli, Jean-Jacques Becker, Annette Becker, Jacques Marseille ou Pascal Ory. Dans les années 2000-2010, ces derniers tendent à s’effacer ; ce sont désormais les enseignants du secondaire ou des classes préparatoires qui élaborent les manuels du lycée. Enfin, une réflexion qui s’appuie uniquement sur les manuels scolaires a ses limites, notamment celle de confondre leur conception avec les usages qui en sont faits dans l’ensemble des pratiques de classe.
4Depuis les années 1950, quelles représentations les livres de l’enseignement secondaire donnent-ils de la complexité des attitudes ordinaires des Français en guerre ? Quels discours sous-jacents révèlent-ils ? Dans quelle mesure prennent-ils en compte les acquis de la recherche historique ? De quoi parle-t-on lorsque l’on traite de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation ? Quelle place accorde-t-on à la question des comportements collectifs ? Comment en parle-t-on, et avec quelles évolutions ?
Des comportements collectifs entre silence et jugements de valeur
5Des années 1950 à la décennie 2010, des thématiques récurrentes s’imposent dans les manuels : l’exode de mai-juin 1940, le récit des événements (effondrement, Occupation, guerre, représailles, maquis, Résistance, Libération, persécutions antisémites et déportations) et la politique de collaboration. Des chapitres entiers sont consacrés à la vie quotidienne sous l’Occupation, mais les comportements des Français sont rarement traités spécifiquement. Une lecture plus fine laisse cependant percevoir entre les lignes des remarques et des incises sur la question des attitudes collectives, souvent abordées au détour d’autres sujets. Elles révèlent des modes d’appréhension et des registres de discours singuliers ; les comportements, lorsqu’ils sont évoqués, passent par le filtre de prismes.
6Si l’absence apparente semble l’emporter dans les manuels des années 1960 et 1970, en réalité les comportements sont bien présents, notamment à travers diverses lectures. Nous en avons relevé quelques-unes dans l’échantillon étudié ici, assez révélateurs du regard porté sur l’opinion des Français en guerre. Ainsi, dans l’ouvrage co-rédigé en 1963 par Jean Sentou et Charles-Olivier Carbonell, on peut lire à propos de la campagne de France de mai-juin 1940 : « Tandis que 12 millions de civils encombrent les routes en un exode lamentable. » La remarque proche du jugement de valeur vaut analyse d’une situation pour laquelle aucun bilan des pertes militaires françaises n’est établi. On cherchera en vain une référence aux souffrances des populations de l’exode. En revanche, les auteurs racontent à propos des Britanniques : « Mais la population anglaise fait preuve d’un courage stoïque tandis que les chasseurs de la RAF infligent à la Luftwaffe des pertes très lourdes3. » Le rapprochement entre l’exode « lamentable » des civils français et le « courage stoïque » de la population anglaise se passe de commentaires…
7Dans le même ordre d’idées, les comportements des Français se résument à plusieurs reprises à une opposition binaire entre « résistants » et « collaborateurs » : « Dans tous les pays vaincus, s’opposent “collaborateurs” et “résistants” : ainsi, en France, entre 1940 et 19444 », peut-on lire dans un livre de 1968. Catégories que l’on retrouve en 1972 dans un manuel de classe de troisième :
« Le sort des pays occupés. Leurs habitants choisissent :
- De “collaborer” avec l’occupant
- Ou de lutter contre lui dans la Résistance5. »
8Inexistante avant, du moins dans les manuels consultés, la notion d’attentisme, utilisée pour qualifier l’ensemble des attitudes collectives des Français, apparaît en 1983. Pour le Groupe de recherche pour l’enseignement de l’histoire et de la géographie (Grehg), l’abandon des programmes « Braudel » est l’occasion d’introduire dans l’enseignement de la période les avancées des travaux historiques les plus récents. L’attentisme et la passivité deviennent dès lors les leitmotivs d’un chapitre sur « La France dans la guerre » qui, pour la première fois, aborde de front la question des comportements, archives à l’appui, dans deux paragraphes intitulés « Une France attentiste : juin 1940-novembre 1942 » et « Une France passive. Pétainistes ou attentistes ? » :
« Le maréchal Pétain, nouveau chef de l’État, apparaît aux yeux des Français comme l’homme providentiel. À 84 ans, sa popularité est immense. […] Pour l’immense majorité des Français, toutefois, les préoccupations sont plus prosaïques. […] Cette vie quotidienne difficile engourdit l’opinion, du moins telle qu’on peut la saisir. Faut-il croire le préfet des Ardennes quand il écrit en janvier 1941 : “Ce qui caractérise les rapports avec l’occupant, c’est une sorte d’indifférence amorphe du côté français avec une tendance à l’empressement servile dès que se manifeste la moindre pression” ou celui du Loiret qui estime en novembre 1940 que “la plupart de ses administrés souhaitent la victoire anglaise6” ? »
9Les auteurs ne tranchent pas, mais l’idée d’attentisme employée pour désigner les comportements ordinaires perdure jusque dans les années 2010, notion à laquelle s’ajoute une interprétation centrée sur la culpabilité des Français :
« Entre 1944 et 1946, la liesse et l’unanimité sont les fondements du mythe résistancialiste qui fait de la France “un pays majoritairement et naturellement résistant” contre les nazis. […] Les milieux résistants en sont les premiers acteurs. Maintenant célébrés car ils incarnent les héros qui sauvèrent la patrie, ils renvoient paradoxalement les Français à leur attentisme de 19407. »
« Seconde Guerre mondiale : période sombre de l’histoire contemporaine de la France, défaite militaire, armistice avec l’Allemagne nazie, régime de Vichy, attentisme de la majorité, collaboration ou résistance d’une minorité8. »
10On l’entrevoit dans ces quelques exemples, le registre de l’émotion et le recours à la psychologie des masses sont également avancés pour appréhender les manifestations d’ensemble des populations en guerre. À quelques années de distance (1968 et 1983), les mêmes éléments d’explication sont utilisés pour rendre compte des moments intenses que constituent l’exode et la Libération :
« Une psychose collective de peur avait jeté plusieurs milliers de civils sur les routes bombardées et mitraillées, où refluaient en désordre officiers et soldats, souvent sans armes, parfois même dépassés par les éléments avancés des troupes allemandes : l’exode ajoutait à la confusion tragique de la défaite9. »
« La justice se montre plus dure pour les humbles et la collaboration intellectuelle que pour les nantis et la collaboration fructueuse. La France profonde applaudit à ces jugements rapides qui punissent des collaborateurs plus ou moins notoires, mais elle ne s’interroge guère sur les fondements économiques, sociaux et politiques qui avaient fait fleurir les trahisons10. »
11La « France profonde » applaudit mais « ne s’interroge guère »… les manuels ne sont pas exempts de jugements de valeurs. Certes, le cadre de la vulgarisation ne permet pas toujours de développer la complexité des situations, mais certaines généralisations récurrentes étonnent par leur constance :
« La plupart des Français pensaient que “le Maréchal” – “vainqueur de Verdun” – saurait tenir tête aux Allemands ; beaucoup croyaient qu’il était d’accord avec de Gaulle et les Anglais, et menait un “double jeu”. C’est en grande partie sur cette équivoque que reposait le sort du “régime de Vichy” […]. Les Français pensaient que Pétain gagnerait l’Afrique du Nord et prendrait la tête de la Résistance […]. La France, à peu près unanime, glissait du côté de la Résistance11. »
« En France, l’action de la Résistance et du général de Gaulle n’effacent que partiellement l’humiliation de la défaite de 1940 et l’acceptation du régime de Vichy par la majorité des Français12. »
12Avec les jugements de valeur, le thème de la culpabilité collective et de la mauvaise conscience supposée des Français s’installe en filigrane à partir des années 1980 comme l’interprétation dominante des comportements sous l’Occupation. Les exemples proposés ici sont particulièrement parlants, et on appréciera l’ironie grinçante du manuel de 1983, qui laisse cependant place à des affirmations d’autorité sans appel (et discutables) sur la « culpabilité collective » :
« Mais qui sont ces “Kollabos” que la mémoire collective, largement conditionnée par les médias, s’est longtemps évertuée à présenter comme une poignée de traîtres ou d’égarés dans une France unanimement patriotique, voire héroïque13 ? »
« Pourquoi l’existence du régime de Vichy a-t-elle été longtemps occultée et refoulée derrière le mythe d’une France unanimement résistante ? […] Dans la presse, au cinéma et dans les livres d’histoire l’image d’une France héroïque massivement résistante s’efface derrière une représentation plus nuancée et moins glorieuse de la France occupée14. »
« Les questions de la Résistance et de la collaboration sont au cœur des mémoires de l’Occupation. Longtemps vu comme un “passé qui ne passe pas” (Henry Rousso), le régime de Vichy reste un héritage encombrant. La mémoire d’une Résistance héroïsée a d’abord pu occulter la culpabilité collective15. »
13Opposition binaire, attentisme, passivité, émotions des foules, généralisations, jugements de valeurs, culpabilité collective et mauvaise conscience ; ces critères d’analyse dominent très largement les représentations des comportements des Français dans les manuels scolaires depuis les années 1960. Il ne s’agit évidemment pas ici de revenir sur la nécessité de penser la période dans la diversité des situations et des territoires, de l’insérer dans une chronologie fine. Ces précautions élémentaires qui appartiennent, on le sait, à la démarche de l’historien, devraient en principe guider les interprétations avancées. Comment expliquer l’omniprésence dans les livres du secondaire de catégories aussi tranchées ? Seuls deux ouvrages échappent à ces interprétations dominantes ; par leur approche dépassionnée, les textes de Jean-Baptiste Duroselle (1962) et de Robert Frank (1988) montrent que la complexité et la nuance restent compatibles avec l’idée de vulgarisation.
« La résistance n’a pas été au début un mouvement de masses. Celles-ci, déconcertées par la défaite, se sont parfois momentanément ralliées aux régimes de collaboration. Ce sont de tout petits groupes qui ont constitué les premiers réseaux. Peu à peu, les difficultés liées au régime nazi et à la guerre – sous-alimentation, persécutions antisémites, lourds prélèvements des frais d’occupation, arrestations de patriotes, exécutions d’otages – ont créé une irritation croissante. La popularité du maréchal Pétain en France, immense en 1940, a décliné à partir de l’entrevue de Montoire avec Hitler, a connu un regain avec le renvoi de Pierre Laval le 13 décembre 1940, a décru à nouveau avec l’ordre de résister aux Anglais en Syrie, et n’a pas survécu – sauf pour de très petits groupes – au rappel de Pierre Laval en avril 1942. C’est seulement en 1944 que la résistance est devenue un mouvement de masses. Mais, à côté de ceux qui ont appartenu activement aux réseaux, la “résistance passive” des populations, l’irritation silencieuse contre l’occupant ne peuvent être réellement comptées comme résistance16. »
« 1940 : quarante millions de pétainistes ? L’État français bénéficie semble-t-il au départ d’une adhésion quasi-unanime de l’opinion publique. Traumatisée par l’exode et la défaite, la société française, déstructurée, abandonnée par ses cadres républicains, se cherche un Père, un Sauveur. C’est ce qu’exprime le “maréchalisme”, le culte du maréchal. Ses voyages en province attirent les foules.
Dès 1941 : un “vent mauvais” : du consensus à la contrainte. Vers le milieu de l’année 1941, les premières lézardes apparaissent dans le consensus autour de la personne du Maréchal qui sent se lever sur la France “un vent mauvais”. Les échecs de la politique vichyssoise, les difficultés de ravitaillement, le développement de la résistance, et en particulier de celle des communistes, entraînent, surtout en zone occupée, un recul du mythe Pétain17. »
14La réflexion sur l’« irritation silencieuse » décrite par Jean-Baptiste Duroselle, ou celle sur la nécessaire prise en compte des variations de la chronologie suggérée par Robert Frank, ont quasiment disparu de l’analyse des attitudes ordinaires avancée dans la plupart des manuels scolaires. Les éléments de réponse proposés ci-après ne sont que des hypothèses dont il conviendrait de vérifier la validité sur un corpus plus large.
Absence de l’histoire ? Recherche, culture historique et poids des représentations
15Les diverses lectures des comportements collectifs des Français exposées dans les livres étudiés reposent d’abord sur une périodisation assez nette des questionnements historiques, qui évoluent sensiblement dans le temps et reflètent des préoccupations changeantes. Sur l’ensemble de la période considérée (années 1950 – années 2010), une place essentielle est accordée à trois grands thèmes : le poids de l’Occupation ; le rôle de Vichy dans la collaboration ; les mémoires et les représentations de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, de 1957 à la fin des années 1970, l’étude de la France est avant tout insérée dans celle de l’Europe occupée par les nazis. Dans cette perspective, on peut s’interroger en découvrant une transposition de la thèse de Robert Aron dans l’ouvrage de 1963 rédigé par Jean Sentou et Charles-Olivier Carbonell :
« Mais bien des gestes de l’ancien vainqueur de Verdun, l’appui donné à l’Église catholique, les disputes avec les chefs du gouvernement, Pierre Laval, longtemps remplacé par Darlan, les relations très amicales entretenues avec les États-Unis, semblent prouver que cette politique d’entente avec l’Allemagne fut peut-être davantage une concession au plus fort qu’une collaboration sincère18. »
16La seconde période, qui s’étend du début des années 1980 au début des années 2000, change nettement de focale, et centre l’étude sur Vichy et la collaboration, dans le prolongement évident des travaux de Robert Paxton19. Enfin, les enjeux mémoriels marquent dans les années 2000-2010 l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale, avec une place importante donnée à l’interprétation centrée sur le « mythe résistancialiste » initiée par l’historien Henry Rousso. Ces thématiques donnent ainsi l’occasion de traiter plus ou moins directement la question des comportements, et influent sur la manière dont ils sont abordés. Quels en sont précisément les ressorts ?
17Une série de glissements sémantiques et épistémologiques semble imprégner les critères d’analyse relevés plus haut : attentisme, jugements de valeur, opposition binaire, mauvaise conscience, etc. Des années 1950 à nos jours, on passe peu à peu d’une approche historique, descriptive et analytique « classique » de l’histoire de la France occupée à une appréhension de la période marquée par le poids des représentations. Ces représentations, modelées essentiellement dans les années 1970, véhiculées pour partie par les médias, finissent par peser davantage que les acquis de la recherche historique. Par ailleurs, ce discours d’ensemble sur les comportements construit et fabrique sa propre légitimité sur la dénonciation d’un pseudo-silence et de ce qui aurait été fait ou n’aurait pas été fait dans les années antérieures. Un manuel de 1983 n’hésite pas à incriminer une « véritable conspiration du silence » :
« En juin 1940, tout s’effondre en France ; l’armée, l’administration, la République. De la défaite naît un État “nouveau” présidé par le maréchal Pétain. Autour de son action et de cette période, s’est nouée, pendant près de 40 ans, une véritable conspiration du silence qui a accrédité l’image d’une France patriotique surmontant très vite sa défaillance pour se rassembler unanimement derrière la Résistance. L’ouverture de nouvelles archives a conduit à profondément réviser ce schéma. Si la “collaboration” active avec l’ennemi n’a toujours été le fait que d’une très petite minorité, le “pétainisme” a rallié durablement nombre de Français20. »
18Ces reproches rétrospectifs, s’ils s’avèrent en partie justifiés pour ce qui concerne l’histoire de Vichy et de la collaboration – la discrétion sur le rôle de Vichy dans la déportation des juifs reste la norme dans les décennies 1950, 1960 et 1970 – l’idée d’une « France patriotique » ou « unanimement résistante » dominante doit pour le moins être nuancée. On la trouve cependant encore formulée sans précaution particulière en 2006 ou en 2012 :
« Pourquoi l’existence du régime de Vichy a-t-elle été longtemps occultée et refoulée derrière le mythe d’une France unanimement résistante ? Dans la presse, au cinéma et dans les livres d’histoire l’image d’une France héroïque massivement résistante s’efface derrière une représentation plus nuancée et moins glorieuse de la France occupée21. »
« En France, la vision idéalisée d’une France unanimement résistante permet de refouler le souvenir de la défaite de 1940 et du régime de Vichy22. »
« L’histoire contredit la mémoire dominante : la France de Vichy de Paxton paraît au moment où domine l’image d’une France résistante23. »
19Pour ce qui concerne le contenu des manuels, peut-on vraiment parler d’une « conspiration du silence » ou d’une « hégémonie du résistancialisme24 » à propos du rapport des Français à leur passé et à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ? La Résistance y figure-t-elle comme un « souvenir-écran » ? Les ouvrages consultés tendent à infirmer ces interprétations. Ainsi, si l’on prend l’exemple de la participation à la libération du pays en 1944, il faut plus que tordre les textes pour y trouver « la vision idéalisée d’une France unanimement résistante » :
« Les troupes américaines et françaises s’emparèrent de Marseille le 23 août puis s’engagèrent dans la vallée du Rhône […]. De l’autre côté de la tenaille, Patton avançait sur Paris, qui fut libéré après une insurrection efficace des FFI, par la 2e DB du général Leclerc, dans un indescriptible enthousiasme25. »
« Le général de Gaulle, en revenant à Paris en août 1944, a rétabli la République mais il était hostile au régime parlementaire issu de la constitution de 1875, responsable selon lui de la défaite de 194026. »
20Quant au génocide des juifs, si la responsabilité de l’État français n’est absolument pas évoquée dans les manuels de cette période 1950-1970, on ne peut pas non plus parler totalement de « silence » :
« Plus de 6 millions de juifs européens furent massacrés ; sur 90 000 juifs hollandais déportés, 600 revinrent vivants ; sur 110 000 juifs français, 2 80027. »
21Insidieusement, au cours des trente dernières années, un autre glissement épistémologique – entendu ici comme connaissance – s’opère dans les manuels. À partir des années 1980, la réévaluation bienvenue du rôle de Vichy comme initiateur de la politique de collaboration finit par effacer peu à peu le traumatisme de l’effondrement de 1940 et le poids de l’occupation allemande. Certaines affirmations sur la nature des attitudes face à l’occupant surprennent :
« Allemands et Français dans la guerre. L’occupation de la France n’a pas commencé avec Oradour-sur-Glane. En 1940, les Français sont trop accablés par la défaite pour ressentir de la haine envers les soldats allemands. Ils s’efforcent de tenir l’occupant à distance, en limitant autant que possible les contacts avec lui28. »
22Ainsi, si les comportements collectifs restent en tant que tels très peu abordés dans les manuels scolaires jusqu’aux années 1970, l’introduction progressive à partir des années 1980 d’une réflexion sur les mémoires et les représentations de la Seconde Guerre mondiale inspire des pages entières sur les attitudes ordinaires. Quant à savoir si ces développements s’appuient sur les avancées d’une bonne partie de la recherche historique ou s’ils ne font que refléter l’air du temps, la question vaut sans doute la peine d’être posée.
Conclusion : comportements introuvables ou histoire introuvable ?
23Les hypothèses formulées ici ne doivent en aucun cas être prises comme des jugements de valeur. Elles visent avant tout à interroger les modalités et le contexte dans lesquels les manuels sont élaborés, et à tenter de comprendre pourquoi ces derniers ne parviennent que très rarement à exposer avec nuance et complexité le phénomène des comportements collectifs.
24Les conditions de production et de rédaction expliquent peut-être pour partie ces difficultés, sans doute avec un problème d’information des auteurs. Dans un même paragraphe des affirmations peuvent ainsi parfois se contredire :
« La Libération laisse place à de nombreuses questions concernant l’attitude des Français pendant la guerre. Ont-ils tous résisté ? Collaboré ? Sont-ils restés passifs ? Les historiens soulignent pourtant la complexité de la période et la difficulté à catégoriser les positions des Français. L’historien Pierre Laborie écrit ainsi “on peut applaudir le chef de l’État tout en désapprouvant sa politique, on peut être irréductiblement hostile à l’Occupation et à la collaboration tout en lui restant fidèle”. Entre 1944 et 1946, les célébrations de la Libération et de la victoire sont nombreuses ce qui montre bien la difficulté à penser et à regarder en face la réalité de la collaboration29. »
25On passe en quelques lignes du nécessaire rappel de la complexité dans toute approche historique, à une affirmation catégorique sur la « difficulté à penser et à regarder en face la réalité de la collaboration » à propos des années 1944-1946. En omettant d’évoquer, pour cette même période, les affres de l’épuration, la fin d’une guerre qui se prolonge parfois brutalement jusqu’en mai 1945 pour certains territoires français (bombardements, représailles), les attentes et l’incertitude angoissée sur le sort des quelques 160 000 personnes déportées dans les camps de concentration et d’extermination, etc.
26Cet état de fait ne reflète-t-il pas un écart croissant – et regrettable – entre la recherche scientifique et le monde de l’enseignement secondaire ? Pourquoi les universitaires ont-ils quasiment disparu de la liste des auteurs de manuels scolaires ? Le problème de la formation des enseignants n’est pas neuf, et deux exemples récents sont révélateurs de cette situation. Certaines instructions données en 2014 pour aider à la mise en œuvre des programmes de la classe de troisième, peuvent ainsi sérieusement surprendre. Dans le nouveau programme pour la dernière année du collège, entré en vigueur en 2012, il est demandé aux enseignants de traiter indépendamment de la Seconde Guerre mondiale le chapitre « Effondrement et refondation républicaine (1940-1946) ». Les consignes publiées dans les « Ressources pour faire la classe en troisième30 » sont particulièrement éloquentes : pas un mot sur les conséquences de l’occupation allemande, à peine évoquée, et une utilisation du mot « effondrement » qui sert avant tout à qualifier la chute de la IIIe République. Les termes « occupation » et « occupant » sont absents des notions-clés proposées, et la « question de la relation entre les sociétés et les pouvoirs politiques » est ainsi formulée :
« Mais l’attitude de la majorité des Français [sic] relève de “l’accommodation”, que l’on peut considérer comme un phénomène social de grande ampleur. […] Elle [la Libération] est marquée par l’épuration, processus judiciaire et politique en même temps que phénomène social aux multiples enjeux mais marqué par la violence31. »
27On retrouve donc en 2014, dans des documents officiels, les généralisations (« la majorité des Français » [sic]) et les jugements de valeur sur « la violence » déjà présents dans les manuels des années 1950-1970… Que penser, enfin, de ce rapport de jury de l’agrégation interne de 2005 qui affirme à propos d’un sujet sur les sociétés en guerre :
« Pour le second conflit mondial, dont l’histoire sociale est moins avancée que celle du premier, on rappellera l’ouvrage fondateur de Robert Paxton, Vichy [ sic], les travaux de J.-P. Azéma et F. Bédarida, La France des années noires, ainsi que l’ouvrage de Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, qui développe le concept d’accommodation à l’occupation32. »
28 Quid des travaux d’histoire sociale qui tentent depuis les années 1980 d’appréhender dans leur diversité les comportements collectifs sous Vichy et sous l’Occupation33 ?
29Au regard de ces quelques exemples, on peut se demander en définitive si, par le prisme des manuels scolaires, la question des attitudes collectives ne fluctue pas entre comportements introuvables et histoire introuvable…
Notes de bas de page
1 Pour une approche approfondie du contenu des programmes d’histoire, je renvoie à la communication de Patricia Legris, « Les comportements des Français à travers les programmes d’histoire ». Voir également du même auteur : « L’élaboration des programmes d’histoire depuis la Libération. Contribution à une sociologie historique du curriculum » dans Histoire@Politique, no 21, septembre-décembre 2013 [http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=21&rub=dossier&item=197].
2 Christian Delacroix et Patrick Garcia, « Histoire des programmes d’enseignement de l’histoire », Carnet du réseau historiographie et épistémologie de l’histoire [http://crheh.hypotheses.org/165].
3 Jean Sentou et Charles-Olivier Carbonell, Le monde contemporain. Classes Terminales, Paris, Delagrave, collection Jean-Marie d’Hoop/Martial Chaulanges, 1963, Chapitre « La campagne de France », p. 197-198.
4 Pierre Sorlin, Jacques Rudel, Jacques Bouillon, Le monde contemporain. Histoire. Civilisations, Paris, Bordas, collection Louis Girard, 1968, p. 260.
5 Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire. De la Révolution au monde d’aujourd’hui, classe de 3e, Paris, éditions Fernand Nathan, 1972.
6 Histoire. Le monde de 1939 à nos jours. Terminales A, B, C, D, Paris, Hachette, 1983 (Groupe de recherche pour l’enseignement de l’histoire et la géographie : Jean-François Eck, Jacques Marseille, Catherine Nicault, André Zweyacker), p. 56 et 63. Nous soulignons.
7 Guillaume Bourel (chapitre rédigé par Stéphane Michonneau), Histoire. Terminales L/ES, Paris, Hatier, 2004, p. 232.
8 Définition proposée dans Guillaume Bourel, Terminales L/ES. Regards historiques sur le monde actuel, Paris, Hatier, 2012, p. 74.
9 Pierre Sorlin, Jacques Rudel, Jacques Bouillon, Le monde contemporain. Histoire. Civilisations, op. cit., p. 244.
10 Histoire. Le monde de 1939 à nos jours. Terminales A, B, C, D, op. cit., p. 81.
11 Pierre Sorlin, Jacques Rudel, Jacques Bouillon, Le monde contemporain. Histoire. Civilisations, op. cit., p. 269-270.
12 Histoire. Terminales, Paris, Hachette, collection Jean-Michel Lambin, 1998, p. 84
13 Histoire. Le monde de 1939 à nos jours. Terminales A, B, C, D, Paris, Hachette, 1983 (Groupe de recherche pour l’enseignement de l’histoire et la géographie : Jean-François Eck, Jacques Marseille, Catherine Nicault, André Zweyacker), p. 69.
14 Peter Geiss, Guillaume Le Quintrec, Histoire. L’Europe et le monde depuis 1945, manuel franco-allemand, Paris, éditions Nathan, 2006, p. 38.
15 Histoire Terminales ES/L. Regards historiques sur le monde actuel, Paris, Nathan, collection Sébastien Côte, 2012, p. 58. Rappelons au passage que l’essai historique Vichy, un passe qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994 a été co-écrit par Henry Rousso et Éric Conan.
16 Jean-Baptiste Duroselle, Histoire. Le monde contemporain. Classes Terminales, Paris, Fernand Nathan, 1962 (collection Jean Monnier), p. 224.
17 Histoire. Premières ABS, RobertFrank, Jean-Jacques Becker, Pascal Ory et al., Paris, Belin, 1988, p. 370-371. Nous soulignons.
18 Jean Sentou et Charles-Olivier Carbonell, Le monde contemporain. Classes Terminales, op. cit., p. 200.
19 Il est utile de rappeler ici que le premier à avoir remis en question la thèse du « glaive et du bouclier » avancée par Robert Aron en 1954 est l’historien Henri Michel dans son livre Vichy, année 1940 publié aux éditions Robert Laffont en 1966. Il y affirme notamment que, loin d’avoir subi la collaboration, le gouvernement de Vichy a au contraire voulu et devancé la politique de collaboration avec l’Allemagne nazie.
20 Histoire. Le monde de 1939 à nos jours. Terminales A, B, C, D, Paris, Hachette, 1983 (Groupe de recherche pour l’enseignement de l’histoire et la géographie : Jean-François Eck, JacquesMarseille, CatherineNicault, AndréZweyacker), p. 52.
21 Peter Geiss, Guillaume Le Quintrec, Histoire. L’Europe et le monde depuis 1945, manuel franco-allemand, op. cit., p. 38.
22 Peter Geiss, Guillaume Le Quintrec, Histoire-Geschichte. L’Europe et le monde du Congrès de Vienne à 1945, Paris, éditions Nathan, 2008, p. 355.
23 Histoire Terminales ES/L. Regards historiques sur le monde actuel, op. cit., p. 72.
24 Guillaume Bourel (Stéphane Michonneau), Histoire. Terminales L/ES, Paris, Hatier, 2004.
25 Jean-BaptisteDuroselle, Histoire. Le monde contemporain. Classes Terminales, op. cit., p. 236-237.
26 Jean Sentou et Charles-OlivierCarbonell, Le monde contemporain. Classes Terminales, op. cit., p. 296.
27 Jean Sentou et Charles-Olivier Carbonell, Le monde contemporain. Classes Terminales, op. cit., p. 217. Remarquons que les auteurs surévaluent à 110 000 le nombre de personnes juives déportées de France, alors que les travaux de Serge Klarsfeld ont dénombré 76 000 personnes déportées dont 2 700 ont survécu. Sur cette question du « silence » après-guerre, nous renvoyons à l’ouvrage de François Azouvi, Le mythe du « grand silence ». Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012.
28 Peter Geiss, Guillaume Le Quintrec, Histoire-Geschichte. L’Europe et le monde du Congrès de Vienne à 1945, op. cit., p. 355. Nous soulignons.
29 Histoire Terminales ES/L. Regards historiques sur le monde actuel, op. cit., p. 64.
30 Ressources pour faire la classe en troisième, publication sur le site Éduscol, Portail national des professionnels de l’éducation, ministère de l’Éducation nationale, février 2014.
31 Ressources pour faire la classe en troisième, publication sur le site Eduscol, Portail national des professionnels de l’éducation, ministère de l’Éducation nationale, février 2014. Nous soulignons.
32 Rapport du jury de l’agrégation interne d’histoire et de géographie, 2005. Nous soulignons.
33 Travaux de Rod Kedward, Jean-Marie Guillon, François Marcot, Jacqueline Sainclivier ou Pierre Laborie, pour ne citer que quelques auteurs, sans oublier les publications collectives comme La Résistance et les Français. Nouvelles approches, dans Cahier de l’IHTP, numéro spécial, no 37, décembre 1997 ou l’ouvrage dirigé par Antoine Prost, La Résistance, une histoire sociale, Éditions de l’Atelier, 1997.
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