Région Nord – Pas-de-Calais : une mémoire de la Résistance marquée par la figure du martyr1
p. 129-132
Texte intégral
1Le Nord et le Pas-de-Calais apparaissent comme un champ d’étude parti culièrement intéressant et éclairant lorsque l’on traite de la question des comportements collectifs durant la Deuxième Guerre mondiale. Cela résulte principalement des spécificités propres à ce territoire pendant l’Occupation. Les deux départements forment, en effet, entre 1940 et 1944, une zone d’occupation à part entière, coupée du reste de la France par une ligne de démarcation et rattachée administrativement au commandement militaire allemand de Bruxelles. Mais c’est également un territoire spécifique du fait de ses caractères propres : région minière et industrielle à forte implantation du parti communiste, secteur stratégique avec une présence allemande très dense, souvenir marqué de l’occupation allemande de 1914-1918, etc.
2En fait, la mémoire de la Résistance se forge très tôt sur des fondations qui remontent à la guerre précédente. Dès l’entre-deux guerres mondiales les figures martyres telles que Louise de Bettignies ou Léon Trulin, résistants victimes de la répression, sont commémorées. Dans les années 1920, des monuments érigés à Lille et dans d’autres villes, rappellent le sacrifice de ces agents de renseignement et membres d’organisations d’évasion mais également celui des colombophiles. Le phénomène explique en partie l’engagement particulièrement précoce dans la résistance en 1940 d’une partie de la population. Les premières organisations naissent, en effet, dès l’été. Leur activité principale vise à aider les soldats français et anglais essayant d’échapper à la captivité. Ces femmes et ces hommes, qui, pour la plupart, ont connu l’expérience de la Première Guerre mondiale, vont constituer les futurs cadres des réseaux et mouvements plus importants apparus par la suite2.
3La mémoire de la Résistance prend une dimension beaucoup plus politique après 1945 mais on peut dire que ses origines remontent à la période de l’Occupation. Si le constat est valable pour une grande partie du territoire français, il a des conséquences spécifiques dans le Nord de la France au point d’effacer littéralement de la mémoire collective un exemple majeur de manifestation patriotique. Les grandes grèves de mineurs de 1943 ont, en effet, été totalement occultées par celles de mai-juin 1941. L’événement illustre parfaitement la manière dont la mémoire peut se forger en fonction des interprétations et des appropriations politiques. Déclenchée à l’instigation du parti communiste clandestin quelques semaines avant la rupture du pacte germano-soviétique d’août 1939, la grande grève des mineurs du Nord – Pas-de-Calais de mai-juin 1941 est apparue, après coup, comme un argument tangible utilisé pour démontrer l’implication du parti communiste français dans la Résistance avant cette échéance3. Avant le 22 juin 1941, le parti communiste faisait pourtant une toute autre interprétation de l’événement, analysant davantage la grève comme « un épisode de la lutte des classes et l’occupant comme un auxiliaire des compagnies4 ». Après coup, la brutalité de la répression dirigée par les autorités allemandes a posé les bases de l’interprétation historique d’un acte effectivement appréhendé par l’occupant comme un mouvement d’opposition collective. La grande grève des mineurs de mai-juin 1941 dans le Nord – Pas-de-Calais constitue l’un des mouvements collectifs majeurs marquant la mémoire de la Résistance en France. Il est considéré comme l’expression du premier refus massif par une même corporation. Près de 80 000 mineurs sur les 150 000 que compte le bassin minier ont arrêté le travail entre le 28 mai et le 10 juin malgré les menaces proférées par l’occupant. La répression est forte : des centaines d’arrestations, dont des femmes, une dizaine de mineurs condamnés à des peines de travaux forcés déportés dans les prisons du Reich et 244 autres envoyés au camp de concentration de Sachsenhausen5. Or, l’événement va durablement servir la cause communiste. Ainsi, le début du processus amorçant la perte de son influence dans la société française entraîne, dans les années 1970, la parution d’un nombre important de travaux destinés à rappeler les pages de gloire et les sacrifices consentis par le PCF. En 1977, paraît un véritable monument : Zone interdite6. Cet ouvrage, dû à Jean-Marie Fossier, forme, jusque dans les années 2000, la référence en matière d’histoire de l’Occupation dans le Nord de la France. L’organisation même du livre vise à occulter tout questionnement à propos d’un lien entre le déclenchement de la lutte armée par le parti communiste et l’exécution des premiers soldats allemands qui entraîna le début des fusillades d’otages en septembre 1941. Au contraire, son analyse de la répression de la grève des mineurs de mai-juin 1941 est étendue à la période des fusillades d’otages pour attester d’une répression anticommuniste allemande précédant le 22 juin 1941. En 1986 encore, dans Ami entends-tu, Jacques Estager s’inscrit dans la même ligne7. Ancien militant communiste, l’auteur n’hésite pas à inverser les rôles et présenter le déclenchement de la lutte armée par le PCF comme une conséquence directe de la répression allemande.
4Aujourd’hui encore, dans les principales villes minières frappées par la répression, des plaques commémoratives rappellent le sacrifice des mineurs de 1941. Or, l’appropriation mémorielle à des fins politiques de la grande grève des mineurs de juin 1941 par le parti communiste va contribuer à effacer de la mémoire collective un événement pourtant similaire et aux conséquences semblables. En octobre – novembre 1943, de nouvelles grèves massives éclatent dans le bassin minier pour les mêmes revendications. Plus de 40 000 mineurs arrêtent le travail. La répression est à nouveau féroce : des centaines d’arrestations, une dizaine de mineurs condamnés à des peines de travaux forcés sont déportés vers les prisons du Reich et 205 autres envoyés au camp de concentration de Vught-Hertogenbosch8. L’événement est aujourd’hui complètement oublié non seulement au niveau national mais surtout à l’échelon local.
5Au lendemain de la guerre, avec la paix revenue, la mémoire de la Résistance s’inscrit rapidement dans l’espace mémoriel et géographique. Ce sont d’abord les FFI tués lors des combats de la Libération que l’on honore, puis, très vite, la mémoire du déporté résistant domine les autres au point de les effacer. Pour autant, ce n’est pas une mémoire unie et fraternelle. La mémoire de la Résistance est vite divisée, non seulement à cause des conflits entre communistes et gaullistes, mais également en raison de différentes affaires qui vont, pour certaines durablement, polluer le débat public et scientifique sur la Résistance et l’Occupation dans la région. Parmi celles-ci, il y a par exemple l’implication du grand mouvement de Résistance régional « Voix du Nord » dans le sabotage commis à Ascq dans la nuit du 1er avril 1944 et qui conduit au massacre de 86 civils en représailles par une unité SS9. En 1975, « l’affaire Farjon », relancée avec la publication du livre de Gilles Perrault, La longue traque, met sur le devant de la scène la question de la trahison dans la Résistance10.
6Mais l’image générale de la Résistance est surtout attaquée après le grand drame que constitue le départ du dernier « train de Loos », le 1er septembre 1944. À cette date, soit quelques heures avant la libération de Lille, près de 900 hommes, résistants pour la majorité, sont déportés vers le camp de concentration de Sachsenhausen. En 1945, un peu moins de 250 seulement rentrent de déportation11. Or, très vite l’inaction de la Résistance locale pour empêcher le départ du train occupe les débats et alimente la théorie du complot. Un véritable malaise s’installe entre anciens dirigeants de la Résistance et déportés. La suspicion s’impose : n’y aurait-il pas eu trahison et en l’occurrence un intérêt politique des dirigeants locaux de la Résistance à laisser partir d’autres résistants dans le « train de Loos » ? En 1947, lors de l’inauguration d’une plaque commémorative en gare de Tourcoing, le président de l’Amicale des victimes du « train de Loos » fait clairement glisser la responsabilité du drame des Allemands sur la Résistance nordiste en déclarant « que la mort de nos camarades retombe sur ceux qui n’ont rien fait pour empêcher leur départ12 ». Or, davantage que la mémoire de la Résistance, celle du dernier « train de Loos » va durablement marquer le paysage mémoriel régional, y compris dans des lieux pourtant attachés à une autre mémoire. Une flamme du souvenir du « train de Loos » est ainsi apposée dans la nécropole de Notre-Dame de Lorette dans le Pas-de-Calais où reposent plus de 40 000 victimes de la « Grande guerre ». En 2005, 13 plaques de bronze comportant les noms des déportés du « train de Loos » ont été apposées à La Coupole de Helfaut.
7Dans le Nord – Pas-de-Calais, la mémoire de la Résistance est indubitablement liée à celle des martyrs civils des guerres et des occupations. Elle paraît, en conséquence, indissociable du souvenir de la Première Guerre mondiale et des grands drames de l’occupation nazie.
Notes de bas de page
1 Ce texte est issu d’une intervention effectuée lors de la table-ronde consacrée aux mémoires régionales.
2 Laurent Thiery, La répression allemande dans le Nord de la France (1940-1944), Lille, Presses du Septentrion, 2013, p. 111-116.
3 Sur l’utilisation de la grève par la presse communiste, voir Corinne et Frédéric Ghesquier-Krajewski, « La grève des mineurs de mai-juin 1941 dans la presse communiste régionale, de la Libération à nos jours », dans La Grande grève des mineurs de 1941, Bulletin Memor, no 32, université Lille 3, 2002, p. 59-75.
4 Étienne Dejonghe, « Lendemains de grève et reclassements (juin-août 1941) », dans La Grande grève des mineurs de 1941, op. cit., p. 18.
5 Laurent Thiery, op. cit., p. 121-130.
6 Jean-Marie Fossier, Zone interdite, Paris, éditions sociales, 1977.
7 Jacques Estager, Ami entends-tu. La résistance populaire dans le Nord – Pas-de-Calais, Paris, Messidor, éditions sociales, 1986.
8 Laurent Thiery, op. cit., p. 212-215.
9 Sur le déroulement du massacre, voir Jacqueline Duhem, Ascq 1944, un massacre dans le Nord, une affaire franco-allemande, Lumières de Lille, Lille, 2014 et pour l’attitude des autorités allemandes, Laurent Thiery, op. cit., p. 231-237.
10 Laurent Thiery, op. cit., p. 201-205.
11 Sur ce convoi, Yves Le Maner, Le train de Loos. Le grand drame de la déportation dans le Nord – Pas-de-Calais, Tournai, à compte d’auteur, 2003.
12 Allocution retranscrite dans La Voix du Nord du 18 novembre 1947.
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