Enjeux de l’hybridation des ressources pour les monnaies locales associatives
p. 153-163
Texte intégral
Des ressources pour les monnaies locales associatives
1Les dispositifs de monnaies sociales, locales ou complémentaires ont pris une extension inédite depuis quelques années, en France comme ailleurs en Europe ou dans le monde (voir par exemple Blanc [dir.], 2006). Ils sont très divers, tant dans leurs objectifs et impacts, dans leur architecture (adaptée à ces objectifs), que dans les moyens mobilisés. Ils visent principalement trois objectifs : la territorialisation des activités, la dynamisation des activités locales et la transformation sociétale dans un sens plus soutenable (Fare, 2011).
2On s’intéressera ici aux monnaies locales françaises qui appartiennent à la troisième génération de monnaies associatives apparues depuis les années 1980. Ces monnaies sont locales et associatives car elles sont mises en œuvre localement à partir d’orientations et de décisions prises, dans une grande autonomie, par des personnes réunies en association autour d’une visée d’utilité sociale à l’échelle locale ; elles sont aussi commerciales, car elles ont vocation à être acceptées par des prestataires professionnels de l’univers marchand et elles sont ancrées par un taux fixe sur l’euro, dans lequel les professionnels ont la possibilité de les convertir sous conditions. En France, elles ont émergé à partir de 2010 et, début 2014, dix-sept dispositifs avaient été mis en œuvre et fonctionnaient encore. Les lieux d’expérimentation du Sol à partir de 2007, prenant la forme de carte à puce (Fare, 2011), avaient tous fermé. Au moins trois expériences de monnaies locales nées à partir de 2010 avaient cessé leur activité (l’Occitan à Pézenas, le Déodat à Saint-Dié des Vosges, la Bogue, en Ardèche, ayant rejoint la Luciole). Parmi les dix-sept expériences en activité, certaines étaient résiduelles car fonctionnant sur un nombre très restreint de prestataires et de particuliers. Au total, on peut estimer que treize étaient effectivement en fonctionnement régulier avec au moins cent usagers. Ces monnaies sont analogues au Chiemgauer et à la plupart des monnaies dites Regio en Allemagne, Suisse et Autriche (Volkmann, 2012) ou aux monnaies de villes en transition britanniques (North, 2010).
3Peu de travaux se sont penchés sur la manière dont ces dispositifs se financent. Leurs besoins annuels vont de quelques milliers d’euros à plus de 150 000 euros, selon la nature du projet : frais de fabrication et de gestion de la monnaie, frais de communication, masse salariale, frais de fonctionnement, etc. Les moyens humains font figure de variable d’ajustement en fonction de l’ampleur de la contrainte budgétaire. Or, l’entrée progressive de collectivités et de financeurs privés conduit à interpeller le « modèle économique » de ces dispositifs. Poser la question « Quel est le modèle économique de votre projet ? » sous-entend généralement : « Quels moyens mettez-vous en œuvre pour que votre projet devienne autonome financièrement ? » Ces dispositifs, qui sont généralement à base associative militante et contestataire, sont alors rattrapés par le langage et les techniques de la rationalisation économique et sont potentiellement soumis à l’idéologie néolibérale de l’autonomie financière à base de ressources marchandes (Blanc, 2015). La contribution proposée ici vise précisément à identifier les ressources de ces dispositifs et ce que ces ressources engagent, autrement dit, la nature du projet lui-même. En 2014, un rapport de la Conférence permanente des coordinations associatives a proposé une typologie des « modèles socio-économiques » associatifs, qui reprend l’idée d’un double encastrement, politique et social, des associations (Laville et Sainsaulieu, 2013). Ce rapport met l’accent sur des ressources variées dans leurs origines mais aussi dans leur nature, témoignant de l’hybridation des ressources propre au monde associatif mais qui prend des formes assez différentes selon les cas (CPCA, 2014). Dans sa continuité, nous préférons parler de « modèles socio-économiques » plutôt que de « modèles économiques » afin de souligner l’encastrement social et politique de l’activité des monnaies locales.
4Cette recherche est basée sur une approche socio-économique mêlant analyse documentaire (budgets, bilans, comptes de résultat mais également documents sur les projets et leurs valeurs) et des entretiens complémentaires réalisés avec les porteurs de projet de monnaie en 2013-2014 afin de préciser l’analyse dans certains cas. Ces dispositifs étudiés sont principalement français, avec quelques éclairages internationaux par comparaison (tableau 1).
5On commencera par discuter des catégories de ressources, ce qui nous conduira à reformuler la tripartition usuelle dans les travaux relatifs à l’économie solidaire (économie marchande/non marchande/non monétaire). Nous distinguerons quatre types de ressources : marchandes, redistributives, du don et de la double qualité. À partir de ces types de ressources et de leurs combinaisons, nous construirons une taxonomie des monnaies. On pourra alors analyser l’enjeu de l’ajustement entre dépenses et ressources et les effets de retour qu’il peut avoir sur le projet lui-même. Une consolidation de la coopération des acteurs concernés semble nécessaire pour pérenniser ces dispositifs dans le maintien de leur projet politique.
Tableau 1. – Monnaies locales associatives
Nom |
Localité |
Mise en circulation |
France (dispositifs ayant été créés jusqu’à fin 2013) |
||
Sol Alpin |
Grenoble |
2007 (ne circule plus en 2014) |
Occitan |
Pézenas |
2010 (ne circule plus en 2014) |
Abeille |
Villeneuve-sur-Lot |
2010 |
Luciole |
Joyeuse – Les Vans – Aubenas |
2011 |
Commune |
Roanne |
2011 |
Sol Violette |
Toulouse |
2011 |
Mesure |
Romans – Bourg de Péage |
2011 |
Bogue |
Aubenas – Vals les Bains |
2011 (ne circule plus en 2014) |
DéoDat |
Saint-Dié des Vosges |
2011 (ne circule plus en 2014) |
Roue |
Carpentras et Vaucluse |
2011 |
Heol |
Pays de Brest |
2012 |
Cigalonde |
La Londe les Maures |
2012 |
Muse (Monnaie à usage solidaire et écologique) |
Mûrs-Érigné |
2012 |
Eusko |
Pays basque |
2013 |
Miel |
Libourne |
2013 |
Retz’l |
Pays de Retz |
2013 |
Radis |
Ungersheim |
2013 |
Touselle |
Saint-Gaudens |
2013 |
Sardine |
Concarneau |
2013 |
Bou’Sol |
Boulogne sur Mer |
2013 |
Galleco |
Rennes, Redon, Fougères |
2013 |
Deux exemples en Europe |
||
Chiemgauer |
Chiemgau (Allemagne) |
2003 |
Bristol Pound |
Bristol (Angleterre) |
2012 |
Source : auteurs
Adapter la typologie des principes d’intégration à la question des ressources hybridées
6La théorisation courante de l’économie solidaire en fait un ensemble d’activités de production, de distribution, d’échange et de financement hybridant des ressources d’origines variées (voir en particulier Laville, 2013 [1994] ; Gardin, 2006 et 2013). Partant de Karl Polanyi dont les formes ou principes d’intégration sont reformulés, on distingue en général une économie marchande, une économie non marchande (renvoyant au principe de redistribution et opérée par des acteurs privés mais surtout publics) et une économie non monétaire (renvoyant à la réciprocité et à l’administration domestique) (Laville, 2001, p. 110-111). Le cas des monnaies locales permet de contester la pertinence de la distinction opérée entre ces trois termes dès lors que l’analyse doit porter sur les ressources. Ces termes sont en effet hiérarchisés : en dépit du cadre pluraliste socio-économique défini et affirmé notamment par Laville, la conceptualisation adoptée privilégie le marché : c’est en référence à « l’économie marchande » que se définit « l’économie non marchande », puis en référence à ces deux premières que se définit « l’économie non monétaire ». Or, « l’économie non marchande » peut inclure des formes non monétaires (telle que l’affectation de locaux à une association par une mairie), et « l’économie non monétaire » telle qu’elle est conceptualisée est tout aussi non marchande que « l’économie non marchande ». Ces catégories posent donc des problèmes théoriques que ne posaient pas les principes d’intégration polanyiens dont elles sont issues ; appliqués à la question des ressources, ces problèmes sont redoublés.
7Dans le cas d’une monnaie locale, les ressources marchandes sont constituées d’abord de l’ensemble des frais prélevés sur l’activité monétaire des adhérents : pour l’essentiel, les frais de reconversion de monnaie locale en monnaie nationale par les adhérents autorisés à le faire (en France, ce sont les « prestataires » : producteurs, commerçants, associations…), mais aussi des frais de fonte lorsque celle-ci est mise en œuvre (frais liés à la nécessité pour les porteurs de billets d’acheter, par exemple tous les trimestres, un timbre à coller sur les billets pour continuer à les utiliser). D’autres ressources marchandes peuvent provenir de clients variés : particuliers, entreprises (qui peuvent être de l’économie sociale et solidaire) mais aussi acteurs publics via l’obtention de marchés publics. Il faut y inclure des prestations réalisées par des employés de l’association, possiblement à la marge de l’activité de l’association.
8Quant à « l’économie non marchande », elle n’est pas constituée que d’acteurs publics. Certes, les collectivités territoriales constituent les acteurs clés de ce type de ressources, via des formes de subventionnement. Dans ce premier cas, la ressource non marchande prend une forme monétaire. Mais ces collectivités peuvent aussi soutenir les dispositifs de monnaie locale via des apports non monétaires : par l’accès à des locaux, à des services (par exemple, de communication) ou du matériel, par l’affectation de temps de travail d’employés… Ces formes de soutien public non monétaire restent de l’ordre de la redistribution dès lors que les ressources nécessaires à leur fourniture (comme, par exemple, les recettes permettant de financer les salaires des employés) sont prélevées à l’instar des ressources à partir desquelles les subventions sont versées. Au-delà de ces acteurs publics, des acteurs privés peuvent aussi apporter un soutien non marchand : là encore, sous forme de versements monétaires (cas classique du mécénat), mais cela peut être aussi sous forme non monétaire (comme le mécénat de compétences, la fourniture de biens ou l’accès à des services). Le bénévolat n’est donc pas la seule origine de ressources non monétaires.
9L’interpénétration de ces modalités d’organisation des interdépendances conduit ici à privilégier une autre terminologie centrée sur les ressources, puisque c’est l’objet de la présente discussion. On peut alors distinguer des ressources marchandes, des ressources redistributives et des ressources du don. La nature des acteurs n’intervient pas dans la définition de ces trois types de ressources : une collectivité publique, par exemple, est susceptible de les fournir toutes trois. Alors que les ressources marchandes renvoient à la contrepartie immédiate de la fourniture d’un bien selon un principe d’équivalence monétaire, les ressources redistributives impliquent un contrat sans que la contrepartie soit fondée sur un principe d’équivalence : le mécénat, par exemple, est une forme de contrat imposant des contraintes formelles sur le bénéficiaire comme la réalisation d’actions de communication, mais il n’y a pas de principe d’équivalence monétaire entre le financement de mécénat et la contrepartie (même s’il peut y avoir un certain rapport de proportion). Enfin, les ressources du don n’impliquent aucun contrat et a fortiori aucune équivalence entre ce qui est donné et ce qui est rendu – lorsque le don est suivi par un contre-don.
10Il faut enfin faire une place aux frais d’adhésion : l’association étant constituée par des adhérents, les oublier contredirait la nature même de cette organisation. Or, monétaires par nature, ces frais d’adhésion ne sont réductibles ni à un échange marchand (dans une association, les services fournis aux adhérents peuvent donner lieu à un règlement marchand par ailleurs), ni à une forme redistributive, ni enfin à un don. Dans le cas des monnaies locales, il semble rare en Europe que les créateurs ne soient pas associatifs : c’est alors une forme d’entreprise sociale comme la Community Interest Company (CIC) en Grande-Bretagne que l’on trouve dans le cas du Brixton Pound et du Bristol Pound – une forme intermédiaire entre la coopérative et l’association. Lorsque le créateur est associatif, la règle semble être la nécessité d’adhérer pour pouvoir utiliser la monnaie ; en France, cette règle est une forme de protection légale car il est reconnu qu’un dispositif de paiement peut être mis en place hors euro dans le cadre fermé d’un réseau limité de membres. Quoi qu’il en soit, les frais d’adhésion renvoient alors au principe de double qualité, spécificité d’un certain nombre d’organisations de l’économie sociale et solidaire. Il faut donc considérer cette ressource de la double qualité séparément des trois autres ressources, ce qui présente par ailleurs l’avantage de distinguer l’ensemble des activités reposant sur une double qualité de toutes les autres ne l’intégrant pas. Dans la pratique les frais d’adhésion sont variables selon les dispositifs (à partir de 5 € pour les particuliers et de 20 € pour les prestataires), parfois progressifs ou modulables en fonction de critères comme le chiffre d’affaires, voire négociables. Le cas allemand du Chiemgauer est intéressant car ce volumineux dispositif n’exige des frais d’adhésion que pour les entreprises-prestataires, ce qui représente pourtant aux alentours de 45 % du budget total.
Une taxonomie des monnaies locales selon leurs ressources
11La présentation de la structure des ressources et des dépenses des monnaies locales conduit à identifier trois grands modèles, construits autour de la domination de certains types de ressources, liée notamment à la place et au rôle des acteurs dans la construction du projet (tableau 2). Le projet est prioritairement façonné en fonction des finalités que privilégie ce type d’acteurs, et cela a des effets sur la nature des ressources collectées.
Tableau 2. – Forces, difficultés et enjeux de trois modèles
Modèle dominé par le bénévolat |
Modèle dominé |
Modèle dominé par l’activité |
|
Ressources |
Ressources propres dominantes :
|
Ressources publiques dominantes :
|
Ressources marchandes propres dominantes
et ressources |
Forces |
Force du projet et de l’autonomie politique |
Force des ressources |
Force de l’assise économique permise par l’autonomie marchande |
Risques |
Risque de l’anecdotique (taille très
réduite), |
Risque de l’éloignement |
Risque de la soumission |
Enjeu |
Comment ouvrir à d’autres ressources
|
Comment combiner participation et dépendance aux subventions ? |
Comment maintenir |
Horizon |
Atteindre une « taille critique »
|
Permettre à la société civile |
Faire davantage circuler la monnaie au
risque de diminuer les recettes |
Cas proches |
Déodat, Luciole |
Sol alpin, Galléco |
Chiemgauer |
Source : auteurs
Modèle dominé par le bénévolat
12Un projet reposant fortement sur le bénévolat est largement autonome de financements marchands ou publics. La principale coopération d’acteurs à l’œuvre est internalisée par l’adhésion (des prestataires et des usagers) à l’association. Dans ce modèle, on observe un risque d’essoufflement pour un dispositif de taille réduite ne parvenant pas à s’étendre faute de moyens humains. Par ailleurs, l’épuisement rapide du bénévolat peut conduire à mettre en retrait certains objectifs du projet pourtant politiquement importants. Par conséquent l’animation du dispositif risque d’être freinée, conduisant à des difficultés dans la constitution d’un réseau diversifié. La Luciole en Ardèche représente le cas typique d’un fonctionnement fondé sur les ressources non monétaires avec une part prépondérante du bénévolat. En effet, avant de bénéficier d’une subvention de la région Rhône-Alpes en 2013, 91 % de ces ressources venaient des ressources du don, et plus précisément du bénévolat, correspondant à environ un emploi équivalent temps plein (ETP)1. L’aide régionale a permis d’employer une personne à 75 % pour une durée limitée (5,5 mois) et de dépasser les difficultés inhérentes à la domination des ressources du don, mais ce dépassement n’a duré que le temps de la subvention.
13On remarque néanmoins que les dispositifs dans lesquels le temps bénévole est le plus lourd ne sont pas forcément ceux qui disposent de moins de ressources monétaires : au contraire, les dispositifs les plus dynamiques rassemblent à la fois un volume important de ressources monétaires et mobilisent fortement le bénévolat. Autrement dit, le modèle dominé par le bénévolat renvoie à des dispositifs globalement peu dynamiques et étendus ; les ressources de la double qualité jouent alors un rôle important dans les ressources monétaires étant donné la faiblesse de celles-ci.
14Aujourd’hui, la majorité des monnaies locales françaises s’appuie sur du bénévolat et des dons en nature. Ces ressources sont difficilement valorisables dans leurs activités, comme plus globalement pour les associations. Elles représentent pourtant une ressource non négligeable. Comptabiliser et évaluer ces apports constitue un des enjeux majeurs pour l’ensemble des associations et la possibilité leur en est offerte depuis 1999. Pourtant, et bien que certaines associations évaluent le bénévolat en équivalent temps plein, seule l’une des associations de l’échantillon étudié le valorise dans sa comptabilité.
Modèle dominé par les subventions
15Dans un projet dominé par des ressources redistributives, les financements viennent en particulier d’institutions et collectivités publiques extérieures au dispositif mais coopérant pour son déploiement. Certaines collectivités territoriales ont commencé à développer des politiques spécifiques, comme la région Rhône-Alpes. Celle-ci a intégré les monnaies complémentaires dans le champ de l’économie de proximité en 2012 et son soutien peut être de l’ordre de 20 000 à 60 000 euros. Les ressources redistributives peuvent aussi être européennes, à partir de plusieurs programmes. Enfin, des fondations (d’entreprises) et des associations (dont l’association La Nef) se sont aussi avérées importantes dans la collecte de fonds de plusieurs dispositifs. Ces ressources redistributives ont pour vertu principale de rendre possible le recrutement d’un ou plusieurs salariés, ce qui renforce considérablement le potentiel d’extension du dispositif et limite les effets de l’épuisement des bénévoles mais conduit à un risque de dépendance.
16Cette dépendance se traduit par une course au renouvellement des subventions, favorisant l’isomorphisme par la soumission à des critères d’éligibilité et la démonstration que l’on entre dans tous les critères classiques de projets associatifs : outils et méthodes dominantes peuvent pénétrer le projet et altérer ses spécificités (Enjolras, 1996). Un autre risque est celui de l’arrêt en cas de renversement de majorité dans les collectivités territoriales. Pour devenir moins dépendant des ressources redistributives, il faut alors se diversifier et s’orienter vers les ressources marchandes. L’ensemble peut se traduire par la mise en retrait de certains éléments du projet, parmi ceux les plus directement contestables donc politiques.
17Au-delà des versements monétaires de subventions, l’accès à des services ou des locaux à titre gratuit peut être essentiel, de même que la mise à disposition de temps de travail par une commune ou une association de quartier. Pour la Mesure, par exemple, les contributions sous cette forme sont évaluées à un peu plus de 10 000 euros par an, sans compter, toutefois, le coût des documents de communication : cela représentait en 2012 environ 28 % des ressources totales, monétaires et non monétaires, soit deux fois le bénévolat valorisé. Enfin, une autre contribution volontaire, qui se traduit par un partenariat et l’affectation de personnel, consiste à déléguer une partie de la gestion de la monnaie à une banque : c’est le cas du Sol Violette ou du Galléco qui se sont associés notamment au Crédit coopératif, chargé entre autres de l’émission et de la conversion de la monnaie locale.
Modèle dominé par les transactions
18Enfin, un projet peut être dominé par les ressources marchandes propres, c’est-à-dire par les ressources obtenues au fil des opérations monétaires des adhérents : frais de conversion, taxe sur les échanges, fonte de la monnaie, publicité pour les prestataires adhérents contre paiement, intérêts du placement du fonds de réserve (souvent faible du fait du choix de placements solidaires), mais également dans le cadre d’activités marchandes externes telles que des activités de conseil, de formation, d’accompagnement de projet de monnaie ou encore de vente de lots de billets à des touristes, etc.
19La conversion à l’entrée du dispositif de monnaie locale est autorisée pour tous et elle fait parfois l’objet d’une bonification de l’ordre de 5 % (20 euros donnant accès à 21 unités en monnaie locale). En revanche, la conversion à la sortie est autorisée pour les seuls prestataires et subit une taxe variable (de 1 % pour la Luciole à 5 % pour le Sol Violette). En outre, il est souvent prévu d’établir un système de fonte. Les recettes qui en résultent sont cependant peu importantes : jusqu’à 10 % du budget total dans le cas du Chiemgauer, mais moins de 0,1 % à Romans, où la lourdeur de la procédure et la faiblesse des recettes ont conduit à la suspension de ce système en 2013, au prix de la contestation de certains membres actifs.
20Ce troisième modèle dominé par les transactions peut constituer un idéal de stabilisation et d’autonomie car cela permet de ne plus être dépendant de financeurs extérieurs (collectivités ou entreprises) tout en pouvant disposer de ressources permettant la salarisation. Il suppose cependant une extension considérable à la fois du nombre d’usagers mais aussi des opérations qu’ils réalisent, avec le paradoxe, toutefois, que les transactions entre membres ne rapportent rien alors que la reconversion en euros, qui n’est pas signe de dynamisme, fournit des recettes à l’association. Les acteurs peuvent se livrer ainsi à des calculs identifiant les recettes possibles liées à la double qualité, aux transactions et aux conversions, en fonction de l’extension du réseau, voire calculant un point mort. Le BP CIC (Bristol Pound), par exemple, a fait en 2013 l’hypothèse d’une circulation de l’équivalent de 5 millions de livres en Bristol Pound à un horizon de deux ans, rendant le système autonome d’un point de vue financier grâce aux taxes perçues sur les paiements par SMS et en ligne. Il reste très rare qu’une monnaie locale atteigne ce volume.
21Pour parvenir au point mort, et donc pour attirer davantage de prestataires et d’usagers, le risque existe de devoir affaiblir les valeurs et de dériver vers une logique de fidélisation de la clientèle. Cependant, le Chiemgauer, qui semble le plus proche de ce modèle du fait de sa plus grande extension au regard des autres dispositifs de même nature, ne semble pas avoir relâché ses principes. Le dispositif parvient à couvrir ses ressources à environ 45 % par les frais liés aux conversions. Il prélève une taxe de reconversion à hauteur de 5 % des montants reconvertis en euros, sachant que 3 % sont ensuite reversés à des associations partenaires. Les 2 % restants de cette taxe sont affectés à la gestion du dispositif. Les ressources de la double qualité fournissent les 45 % supplémentaires au budget total de l’association. Paradoxalement, le poids de ces taxes de reconversion serait diminué si le Chiemgauer circulait davantage : ce n’est que parce qu’il y a des fuites dans le circuit que ces taxes engendrent beaucoup de recettes.
Éviter que les ressources fassent retour sur le projet
La coopération des acteurs pour éviter les dérives
22L’horizon de l’équilibre financier par les seules ressources marchandes semble donc très éloigné des possibilités des dispositifs existants. Pour y parvenir, il faut mobiliser des ressources humaines importantes et le seul bénévolat ne semble pas le permettre : la seule solution semble donc être de mobiliser massivement des financements externes afin de tendre vers un tel équilibre financier dans l’autonomie, ce qui ne s’est pas vu jusqu’ici. En l’état, ce modèle dominé par l’activité est donc inatteignable pour la plupart des monnaies. Ajoutons qu’un tel modèle est contradictoire avec toute forme de coopération avec les institutions présentes sur le territoire et donc, sur le fond, en contradiction avec l’objectif même de la monnaie locale. L’enjeu des dispositifs actuels est donc d’obtenir des soutiens publics et privés qui leur permettront de monter en charge pour accroître ensuite les ressources propres. Mais il faut alors parvenir à combiner de façon équilibrée différentes ressources pour recruter des salariés tout en évitant les effets délétères de la dépendance dans le modèle dominé par les subventions. Cette voie interpelle le projet militant au cœur d’une monnaie locale. La réalisation du projet suppose des coûts qu’il faut couvrir avec des ressources dont la nature doit être compatible avec le projet.
23À ce titre, on peut identifier un double risque de désajustement. Le premier risque concerne l’ajustement douloureux entre le projet et sa réalisation, car les ressources contraignent l’espace de ce qui est réalisable : un manque de ressources conduit à un dispositif très en deçà du projet initial, et donc à des déceptions liées à l’incapacité de stabiliser le projet militant dans des engagements bénévoles ou citoyens. Éviter ce premier risque conduit à un second risque concernant l’ajustement entre le projet et les ressources, car la réalisation souhaitée du projet peut conduire à chercher des ressources non imaginées au départ ou refusées par principe dans un imaginaire militant arc-bouté sur le principe d’autonomie. Ce second risque est donc celui d’un glissement de sens et d’une bifurcation du projet du fait de la nature des ressources, et donc de déceptions liées cette fois au « dévoiement » ou à la « récupération ».
24Il semble donc y avoir une tension dans la quête de ressources : les logiques d’expérimentation et d’éducation locale, qui sont au cœur de la logique citoyenne de nombre de ces dispositifs et qui s’inscrivent dans le temps long, se heurtent au court-termisme de bien des financements et risquent de ne pas résister à la recherche de financements plus abondants et pérennes.
25Plus globalement, et à l’instar de l’ensemble des associations, les monnaies locales sont fragilisées par le contexte socio-économique de raréfaction de leurs ressources. Ces contraintes les conduisent à interroger leur modèle socio-économique mais cela ne doit mener ni à une banalisation, voire à une marchandisation, qui les feraient glisser vers les logiques des entreprises du secteur marchand, ni à une instrumentalisation qui les mènerait à devenir des sous-traitantes des pouvoirs publics. Par conséquent, et pour éviter ces écueils, une des voies intermédiaires se situe dans la reconnaissance de la nécessaire hybridation des ressources et de sa pérennité (l’autonomie financière ne constituant pas un horizon pertinent), ainsi que la multiplication des partenariats avec les différents acteurs. Cela pourrait s’illustrer par la transformation des associations porteuses de monnaies locales en sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), ce qui renforcerait la coopération entre les différents acteurs (citoyens, collectivités locales, partenaires privés, etc.) tout en évitant les écueils évoqués ci-dessus, notamment celui du dévoiement ou de la récupération.
Développer l’évaluation
26En définitive, l’analyse des modèles socio-économiques des monnaies locales devrait être connectée à une évaluation qualitative et quantitative de leurs impacts, de leur utilité sociale et des coûts évités : évaluation de l’amélioration du cadre de vie, du maintien de commerces et de productions alimentaires de proximité, de la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de polluants divers, des effets sur la cohésion sociale, etc. En somme, il s’agit d’évaluer l’utilité sociale de ces monnaies, c’est-à-dire leur capacité de contribuer à la réduction des inégalités économiques et sociales, la solidarité et à la sociabilité et à l’amélioration des conditions collectives de développement humain durable (Gadrey, 2004).
27Cette évaluation pourrait reposer à la fois sur des indicateurs de suivi de la monnaie (taux de conversion, volume de monnaie en circulation), des indicateurs de résultats et d’impacts (cartographie des échanges, qui suppose la traçabilité des transactions pour identifier les pôles de circulation et d’accumulation de la monnaie ; chiffres d’affaires réalisés en monnaie locale) mais également sur le processus (analyser la cohérence des intentions avec les outils mobilisés et les valeurs centrales et les choix organisationnels). Néanmoins, la méthode d’évaluation déployée est primordiale : elle doit résulter d’une construction par la coopération des différents acteurs. En ce sens, la définition des bénéfices collectifs de l’activité pour la société ou pour un territoire doit résulter d’un processus de délibération incluant l’ensemble des parties prenantes du dispositif afin de co-construire des critères d’évaluation partagé dans la mesure où la définition de l’utilité sociale découle de négociations conventionnelles. C’est à cette condition que la soumission à un impératif de financement public peut être supportable pour le projet porté par les monnaies locales.
Notes de bas de page
1 Le bénévolat est ici valorisé à partir d’une approximation du nombre d’heures bénévoles valorisées à dix euros.
Auteurs
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Les associations dans la tourmente
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L'économie sociale entre informel et formel
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2011
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Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives
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2010
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2008
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La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de développement
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2007