Organisation sociale, fonctionnement économique et progrès technique
Le déterminisme technique dans les « nouvelles » théories de l’entreprise
p. 113-132
Texte intégral
1L’une des questions importantes qui se pose en matière de développement est celle du modèle à suivre : existe-t-il un seul ou plusieurs chemins vers le développement ? Et, corrélativement, les sociétés développées ont-elles nécessairement toutes la même organisation sociale ? S’il existe éventuellement une pluralité de voies, quels sont les points sur lesquels un constructivisme assumé et néanmoins lucide peut s’appuyer lorsque sont à effectuer des choix dont les répercussions sur la vie de populations entières se feront sentir durant des décennies ? Par leur ampleur et leur niveau de généralité, ces questions ne peuvent être abordées autrement que de manière triviale : il existe très certainement plusieurs formes de développement et plusieurs voies pour y parvenir. Ceci étant dit, il demeure utile à ce propos d’ouvrir à nouveau le dossier, naguère davantage prisé, des relations entre technique et organisation sociale1.
2Cette contribution analyse les transformations qu’a connues la théorie dominante, depuis une bonne trentaine d’années, dans sa manière de traiter le procès de production, montrant que, contrairement à ce que prétendent les tenants néoinstitutionnalistes des « nouvelles » théories de l’entreprise, dont on montrera le caractère néoclassique, le déterminisme technique y joue toujours un rôle majeur.
3En effet, parmi les reproches adressés à la théorie néoclassique de la production, et ils furent nombreux, le déterminisme technique figure en très bonne place. Afin de mettre en scène le(s) progrès de la science économique, l’entreprise dans la théorie néoclassique fut bientôt présentée comme une « boîte noire » que d’autres approches, qualifiées de « nouvelles théories de l’entreprise », venaient enfin ouvrir. Cette image de la boîte noire servait notamment à signifier que la représentation de l’entreprise sous la forme d’une fonction de production ne permettait pas d’appréhender correctement la manière dont fonctionne ce que Marx appelait le laboratoire secret de la production. La microéconomie prétendait rendre compte de l’économie à partir des comportements individuels ; aussi, son incapacité à tenir un discours sur ce que font les individus dans l’entreprise finissait-elle par passer pour un comble. Aucune indication explicite n’était donnée concernant l’organisation sociale de la production, tout se résumait au choix par l’entrepreneur, c’est-à-dire en fait par le modélisateur, de la bonne technique. En somme, la boîte noire tenait son secret trop bien gardé : l’organisation sociale de la production n’était pas digne d’intérêt puisqu’elle était considérée comme strictement déterminée par la technique. Celle-ci était d’ailleurs elle-même exogène à l’analyse car les conditions sociales de la production de la technique étaient ignorées2. Pire pour les néoclassiques, la théorie de l’équilibre du producteur traitait l’entreprise, une entité collective, comme un simple individu ! Finalement, la théorie néoclassique de la production n’était pas assez microéconomique.
4Si cet écart méthodologique pouvait encore être accepté par les néoclassiques au début du XXe siècle, et ce malgré l’accroissement de la concentration industrielle observée dès la fin du XIXe siècle, certaines entreprises étaient devenues tellement gigantesques au cours du XXe siècle qu’il était plus difficile encore de rabattre l’analyse sur une question d’optimisation individuelle. Pour autant, ce n’est pas l’accroissement de la taille des unités productives qui a provoqué l’apparition des nouvelles théories néoclassiques de l’entreprise au cours des années 1970. Si cette hypothèse était vraie, un tel changement aurait dû survenir beaucoup plus tôt : les économistes institutionnalistes, en particulier Veblen, n’avaient-ils pas dès les premières années du siècle dernier cherché à comprendre la singularité du fait organisationnel ? En son temps, Marx lui-même avait déjà constaté que l’accroissement de la taille des organisations productives, c’est-à-dire l’apparition du système de la grande entreprise, donnait lieu à de profonds changements dans le fonctionnement de l’économie. Les auteurs qui se sont réclamés de lui n’ont d’ailleurs pas attendu les années 1970 pour prendre en compte, dans leur analyse, le fait que la taille des entreprises avait changé.
5De leur côté, influencés par les disciplines managériales, qui se sont précisément développées à partir des années 1930 pour répondre aux nouveaux besoins de contrôle de la main-d’œuvre créés par le gigantisme industriel, les comportementalistes tels que Simon s’étaient eux aussi intéressés à l’organisation interne de l’entreprise dès les années 19403. Mais les néoclassiques n’avaient cure de l’organisation sociale de la production et c’est même avec une certaine fierté qu’ils exprimaient cette idée, à l’instar de Samuelson qui écrivait en 1957 que « dans un marché parfaitement concurrentiel peu importe qui embauche qui ».
6Durant toute la période d’après-guerre, cet âge d’or de la macroéconomie, les néoclassiques n’avaient donc rien à dire sur l’organisation du procès de production et n’avaient, semble-t-il, pas la moindre intention de s’y intéresser. Engagés, contre le monde communiste, dans une guerre des systèmes économiques, les néoclassiques ne considéraient pas la microéconomie de la firme comme une priorité. D’ailleurs, les Soviétiques eux-mêmes n’avaient-ils pas choisi dès les années 1920 d’organiser leurs unités productives comme à l’Ouest ? Plus que jamais, l’organisation sociale de l’entreprise semblait ne pas avoir d’importance au regard de l’organisation de l’économie dans son ensemble. C’est pourquoi une théorie de l’entreprise capitaliste a longtemps semblé superflue aux néoclassiques. La manière dont la production se réalisait dans la boîte noire était une affaire purement technique : un travail pour l’ingénieur, pas pour l’économiste.
7Dans une perspective d’histoire de la pensée contemporaine viennent alors deux questions : pourquoi la théorie néoclassique de l’entreprise a-t-elle subitement changé au début des années 1970 ? En quoi a-t-elle changé et, éventuellement, en quoi n’a-t-elle pas changé ? Les réponses proposées à ces interrogations soulignent notamment le rôle qu’a pu jouer le courant radical américain dans les transformations du mainstream. Ceci permet ensuite de préciser et discuter certains aspects du déterminisme technique propre à la théorie dominante de la production. En particulier, la thèse défendue ici est que les « nouvelles théories de l’entreprise », contrairement à ce qui est couramment affirmé, ne rompent que très partiellement avec ce déterminisme.
Le tournant de la théorie néoclassique de la production au début des années 1970
8Parmi les textes que l’on considère souvent comme fondateurs des nouvelles théories de l’entreprise se trouvent l’article d’Alchian et Demsetz (1972), l’ouvrage d’Arrow (1974), The Limits of Organization, ou encore celui de Williamson (1975), Markets and Hierarchies. Mais on peut se demander pourquoi ces contributions ont-elles toutes été écrites quasiment au même moment, c’est-à-dire au début des années 1970 ? Cela répond-il à une nécessité théorique ? Est-ce la prise en compte d’un changement des firmes elles-mêmes ? Toute réponse à ces interrogations sera suspectée de faire l’objet d’une illusion rétrospective, où ce qui s’est passé apparaît a posteriori comme trompeusement nécessaire et inévitable. Toutefois, il est possible d’avancer quelques éléments qui permettent de mieux comprendre les mutations importantes qu’a connues le courant dominant il y a trente ans. Nous avons vu que l’ouverture de la boîte noire ne peut être attribuée à une soudaine prise de conscience de l’inadéquation de la théorie néoclassique de la firme à son objet et à sa méthode individualiste : une telle inadéquation a toujours existé, on ne voit donc pas ce qui, dans l’économie réelle, aurait bien pu provoquer un tel changement au début des années 19704 ; pourquoi pas avant ou après ? Les changements dans la théorie néoclassique de la firme n’ont donc pas initialement répondu à des changements dans l’économie réelle.
9Une autre hypothèse très couramment avancée est celle du progrès de la science économique : si la théorie n’a pas changé avant c’est qu’il lui manquait jusque-là des « outils théoriques » pour progresser. Cette thèse renvoie certes à l’économiste une image flatteuse de l’évolution de sa discipline : c’est la vision schumpeterienne d’un progrès lent et difficile vers la rigueur et la scientificité. Elle est difficilement crédible. En effet, prenons l’exemple de Arrow. Rassemblées dans un ouvrage publié en 1974 sous le titre The Limits of Organization, les conférences sur l’autorité dans les organisations qu’il prononce en 1970 ne font appel à aucun élément conceptuel nouveau. Rien n’aurait empêché cet auteur de les écrire vingt ans plus tôt, mais il n’en a pas éprouvé le besoin. Il en va de même pour la « théorie de la production en équipe » figurant dans un article publié par Alchian et Demsetz en 1972 et fréquemment considéré comme un texte fondateur pour les théories contemporaines de l’entreprise. Il a été montré ailleurs5 que cet article ne comporte aucune « innovation de procédé » : rédigé en 1971, il aurait pu être écrit six ou huit ans plus tôt. Enfin, on peut mentionner le cas le plus connu, celui de Williamson. Cet auteur utilise inlassablement la notion de « coûts de transaction » évoquée dans les années 1930 par Coase ! Du point de vue technique et conceptuel, chacune de ces trois contributions aurait pu voir le jour des années auparavant et à des moments différents, mais cela n’a pas été le cas. La thèse de la progression lente et difficile de l’économie vers plus de rigueur et de scientificité n’est donc pas crédible. Tout au plus peut-on admettre que « l’invention » de nouveaux « outils » d’analyse conditionne l’émergence de nouvelles approches, mais elle ne les implique pas nécessairement. Il convient tout d’abord de remarquer que presque tous leurs auteurs étaient américains. Or, les États-Unis traversaient alors, depuis une dizaine d’années, une période de tensions sociales internes importantes : en réaction à la xénophobie et à la ségrégation que subissaient les Noirs, les revendications du mouvement des droits civiques devenaient plus radicales ; à partir de 1964, l’escalade de la guerre du Vietnam avait aussi mobilisé contre elle, en particulier dans la jeunesse américaine, une opposition déterminée et mobilisée : les manifestations de masse, parfois violentes, se multipliaient ; malgré une prospérité jamais atteinte jusque-là, la persistance de la pauvreté et la dureté d’une organisation taylorienne du travail alors à son apogée conduisaient à mettre en question le modèle économique américain. L’audience des mouvements politiques contestataires anti-hiérarchiques ne cessait de gagner du terrain dans la jeunesse et les milieux étudiants. La conjonction de ces différents mouvements a fait des années 1960 une période très particulière de l’histoire sociale des États-Unis.
10C’est dans ce contexte que l’Union for radical political economics (URPE6) fut créée durant l’été 1968 par des étudiants en économie appartenant initialement à de grandes universités du nord-est telles que Harvard, le Massachusetts institute of technology (MIT), l’université du Massachusetts ou celle du Michigan. L’année suivante paraîtra le premier numéro de la Review of Radical Political Economics. Les jeunes économistes se réclamant de ce nouveau courant multiplieront alors les publications non seulement dans leurs propres périodiques mais aussi dans les revues les plus académiques telles que, par exemple, l’American Economic Review ou le Quarterly Journal of Economics. Plusieurs survols paraîtront dans des revues aussi prestigieuses que le Journal of Economic Literature pour faire connaître, évaluer et discuter le contenu du « défi radical ». Celui-ci consistait notamment à rompre avec la théorie néoclassique, considérée comme l’idéologie du capital, en proposant une théorie alternative inspirée d’un marxisme épuré de toute référence à la théorie de la valeur7. Il s’agissait de contester l’organisation capitaliste de la production, en particulier la hiérarchie et la division parcellaire du travail, et de promouvoir le principe autogestionnaire. Ceci supposait notamment de rompre avec le déterminisme technique.
11Les recherches se développeront dans plusieurs directions mais c’est en économie du travail que le projet radical ira le plus loin avec la théorie de la segmentation. Ainsi, les radicaux ne se contenteront pas de mettre la microéconomie néoclassique face à ses propres contradictions en attaquant d’une part la théorie de la firme et d’autre part la théorie du capital humain, ces jeunes auteurs sembleront aussi, dès le début des années 1970, en mesure de proposer leur propre théorie de l’entreprise et du marché du travail. Abordant la question de l’organisation intra-firme, ils entendent montrer que l’entreprise capitaliste ne répond pas, comme le prétendent les néoclassiques, à un principe d’efficience mais à un principe de pouvoir. Le courant radical est donc apparu comme opposant un « défi » face auquel le courant dominant ne pouvait rester sans réponse : il était concurrencé sur son propre terrain, celui de la microéconomie. Dès lors, la « boîte noire » avait été ouverte.
Le défi radical : refus du déterminisme technique, critique de l’efficience
Le refus du déterminisme technique
12Le déterminisme technique traditionnel revient à fusionner deux notions différentes : la technique utilisée dans la production (locomotive à vapeur ou locomotive électrique ?) et l’organisation sociale de la production (qui fait quoi ?), notamment la division du travail. Ceci présente le défaut de déduire l’organisation sociale directement de la technique employée8. Marx a maintes fois souligné que la technique est socialement produite, mais il lui est aussi arrivé, contre les utopistes, de forcer un peu le trait et de souscrire à un déterminisme technique strict en affirmant la primauté de l’état des forces productives sur les rapports sociaux : « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur la société avec le capitaliste industriel9. » Certes, l’auteur parle ici de l’organisation de la société dans son ensemble et non de l’entreprise, mais la prééminence donnée à l’état des forces productives dans la dynamique sociale donne de fait la prééminence au déterminisme technique, contenu implicitement, depuis Smith, dans l’analyse économique de la division du travail. Celle-ci permettrait d’accroître la dextérité et d’économiser sur les temps morts. Taylor poussera aussi loin que possible ce principe de base par sa recherche du one best way. Ici, la technique sera celle de l’homme-machine. Le point de vue taylorien sur le travail est une manifestation extrême de la volonté de réduire l’organisation sociale de la production à une dimension purement technique et donc, en apparence, objective. Pour un partisan de Taylor, toute contestation de l’organisation sociale de la production, fondée selon les principes de Smith-Taylor, serait irrecevable. Dans cette perspective, nonobstant l’appropriation collective des moyens de production, les soviétiques choisirent dès les années 1920 de maintenir dans leurs entreprises la même organisation du processus de production que celle en vigueur dans les entreprises capitalistes. Planificateurs centraux et capitalistes étaient tous également convaincus que la production devait être organisée à partir des principes tayloriens. La théorie dominante, tout comme certains courants marxistes, souscrivent à ce déterminisme technique.
13Les radicaux remettront en cause ce principe en défendant l’idée que l’organisation du procès de production est en soi un « terrain contesté » (Edwards, 1979). En particulier, Marglin (1974) et Braverman (1974) proposeront une analyse critique de la division du travail qui donnera lieu dans le monde anglophone à un flot de publications restées assez méconnues en France. L’idée principale est la suivante : pour une technique donnée, il existe plusieurs organisations possibles de la production. Ces différentes possibilités organisationnelles ne sont pas classables aisément en fonction d’un critère d’efficience accepté part tous10. Il y a donc une indétermination a priori de l’organisation de la production pour une technique donnée. Le champ des possibles est bien sûr limité par l’état de développement des forces productives, mais la technique se présente alors moins comme un déterminant que comme une frontière, à l’intérieur de laquelle existent des marges de manœuvre parfois assez considérables. Le rôle de la technique est relativisé dans l’analyse des radicaux au profit des luttes sociales, des rapports de pouvoir et de domination : c’est par eux qu’est résolue l’indétermination ex ante de l’organisation de la production. Celle-ci résulte alors des rapports de forces qui ont lieu à la fois dans la société et sur le terrain contesté qu’est le laboratoire secret de la production. Ce premier volet du refus, par les radicaux, du déterminisme technique strict revient à réaffirmer que l’organisation de la production est endogène aux rapports de production, pour un état donné du développement des forces productives. Comme l’écrit Braverman, la théorie d’une societas ex machina, pour qui « les attributs de la société moderne sont considérés comme sortant directement des cheminées d’usine, des machines-outils et des ordinateurs11 », doit être rejetée.
14Le second volet de ce refus concerne la production de la technique elle-même. Loin de résulter de la marche linéaire et rationnelle d’un savoir scientifique évoluant selon sa propre logique, ou même de manière endogène à l’économie, la technique est, pour les radicaux, socialement produite. Elle ne peut pas être considérée comme le deus ex machina du changement historique.
Boucler la boucle : « le suzerain donnera le moulin à bras »
15Le développement des connaissances scientifiques et de leurs applications dépend, pour les radicaux, de l’organisation sociale. Telle société favorisera plutôt tel ou tel type de connaissance en vue de satisfaire plutôt tel ou tel type de besoin et surtout telle ou telle classe. Les luttes sociales, dont l’issue est a priori indéterminée, décident des formes particulières que prendra la technique dans la suite de l’histoire. En outre, ce développement de la technique est cumulatif et « dépendant du sentier ».
16Concernant la période inaugurée par la révolution industrielle, les radicaux reprennent à leur compte l’idée marxiste d’une technique subordonnée aux besoins du capital. Dans la lutte qui l’oppose au travail, le capital organise la production et oriente la recherche scientifique et ses mises en application en fonction de ses propres objectifs. Ainsi, Marglin (1974) considère que le système des brevets, par son principe même, a conduit à orienter les recherches et la conception des machines à destination d’une organisation de la production fondée sur la propriété privée et sur une hiérarchie autoritaire. Pour cet auteur, ce n’est pas le machinisme qui a produit la fabrique mais l’inverse. Contrairement au point de vue dominant en histoire économique, c’est parce que la production s’est organisée de manière privée et centralisée que le machinisme a connu son essor. Aussi, le système des brevets, par sa nature même, aurait-il favorisé exclusivement l’invention destinée aux firmes capitalistes, offrant à celles-ci un avantage concurrentiel sur les autres types d’organisation, qui venait en retour renforcer le système des brevets et donc un type particulier de technique. En effet, destiné à permettre une appropriation privée et exclusive, pour l’inventeur, des bénéfices de son invention, le système des brevets n’inciterait pas à imaginer des machines destinées à une organisation collective et décentralisée du procès de production dans un environnement où prédomine déjà l’organisation capitaliste. Pour les radicaux, ce n’est donc pas « l’efficience » qui détermine les choix techniques. Il est dès lors concevable d’imaginer le développement et la persistance d’une technique moins efficiente par rapport à d’autres qui auraient pu se développer à un moment de l’histoire. L’état technique de notre civilisation ne serait donc qu’une forme particulière de développement résultant de l’instauration et du verrouillage, initialement par la force, de l’organisation capitaliste de la production et du système particulier de rémunération des inventions qui l’accompagne.
17Les radicaux rappellent simplement que l’état des forces productives résulte des rapports de production. Se situant hors de l’automaticité de certaines versions structuralistes du matérialisme historique, les radicaux considèrent que les luttes politiques et sociales modifient et orientent les bases matérielles de l’accumulation dans lesquelles elles s’inscrivent. L’indétermination de l’évolution historique est donc réaffirmée par les radicaux contre toute téléologie au profit, d’une part, d’un raisonnement plus dialectique et, d’autre part, d’une réhabilitation de l’action politique, laquelle peut soit aménager, soit transformer les institutions en vue, soit d’accompagner le développement des forces productives, soit d’en modifier l’orientation12. Par cette prise en compte de la codétermination entre forces productives et rapports de production, les radicaux considèrent que toute politique économique est nécessairement soit conservatrice soit transformatrice13.
18Par l’économie politique radicale, les mouvements contestataires étudiants des années 1960 ont fait irruption dans le monde académique. Ce nouveau courant a contraint l’approche dominante à lui faire face en transformant sa théorie de l’entreprise, en particulier à préciser la manière dont la production s’organise. Ainsi, ce n’est pas l’amour de la science et de la vérité qui a poussé des auteurs néoclassiques de différentes sensibilités à proposer de nouvelles théories de l’entreprise au début des années 1970. Un tel changement est au contraire imputable à des événements sociopolitiques. L’entreprise capitaliste, en tant que manière particulière d’organiser la production, était mise en cause, non seulement dans la société, mais aussi de manière scientifique au sein même de l’académie par les radicaux14. Les tenants de l’approche dominante devaient donc réagir. Telle est, sans doute, l’une des principales causes de l’émergence des nouvelles théories néoclassiques de l’entreprise au début des années 1970.
En quoi la théorie néoclassique de l’entreprise a-t-elle changé ?
19Il n’est pas question ici de décortiquer par le menu les divers rebondissements qui ont fait l’histoire de la théorie néoclassique de la production durant ces trente dernières années15. En outre, le lecteur ne doit surestimer la cohérence logique de ces approches ni lorsqu’elles sont considérées en relation les unes aux autres, ni même lorsqu’elles sont prises chacune individuellement. Il y a bien quelque chose en commun16 entre la théorie des droits de propriété, la théorie des coûts de transaction, la théorie principal-agent, la théorie des contrats incomplets, etc., mais, pour autant, ces approches ne forment pas, sur le plan logique, un tout parfaitement cohérent17.
20En quoi la théorie néoclassique de la production a-t-elle changé ? D’abord, le déterminisme technique strict a été rejeté, tout au moins formellement. L’entreprise comme organisation devait désormais être aussi comprise d’un point de vue « économique » : la microéconomie des choix rationnels devait aussi pouvoir s’appliquer aux comportements des individus lorsqu’ils sont à l’intérieur de l’entreprise. Pour cette raison, la théorie de la firme est devenue plus microéconomique, à tel point que certains auteurs ont affirmé ne plus savoir vraiment ce qu’est une entreprise. Analysée à partir de la grille de lecture néoclassique du choix individuel sur les marchés, l’entreprise devient pour les uns une espèce particulière de marché, voire pour certains un ensemble de marchés formant ainsi une « sous-économie », tandis que d’autres persistent à affirmer contradictoirement la singularité de la hiérarchie face au marché. Pour les néoclassiques, l’essentiel serait non plus d’étudier la formation des prix mais d’analyser les « effets incitatifs » que produisent les « contrats » sur les comportements des individus qui les signent18.
21Pour justifier ce retournement, les tenants de ces nouvelles approches ont souvent utilisé le principe rhétorique, bien pratique, d’une question comprenant en elle-même sa propre réponse : « pourquoi, écrivent-ils souvent, l’arbitrage entre travail et loisir n’aurait-il plus lieu une fois que le salarié a franchi le seuil de son atelier pour venir travailler ? ». Il convenait donc notamment de réfléchir à la mise au travail effective des individus. Ceux-ci ne sont-ils pas naturellement enclins au loisir ? Livré à lui-même, chaque salarié n’a-t-il pas tendance à en faire le moins possible tout en faisant croire qu’il travaille avec acharnement ? La théorie doit donc tenir compte notamment de l’« imperfection » des informations19 dont dispose l’employeur sur les activités effectives de ses travailleurs. Ces imperfections produisent des comportements « opportunistes », socialement coûteux, auxquels peut remédier une organisation appropriée.
22L’entreprise est par conséquent imaginée comme résultant des comportements individuels, lesquels sont réglés par des contrats bilatéraux plus ou moins explicites. L’organisation, comme dispositif de coordination différent du marché, est déduite à partir des interactions entre les agents. Par exemple, l’existence de l’opportunisme post-contractuel rendrait nécessaire de mettre en place un système de contrôle hiérarchique afin de savoir au mieux ce que fait le salarié. Ainsi, la hiérarchie, c’est-à-dire une mise en pratique consciente et élaborée de la subordination, est considérée comme un outil désirable pour tous les membres de l’organisation, car elle permet de mettre en œuvre les incitations (carotte) et les sanctions (bâton) destinées à mettre au travail le salarié, c’est-à-dire à minimiser les effets négatifs des asymétries informationnelles. En vendant sa force de travail, le salarié autoriserait son employeur à l’utiliser comme il le souhaite, dans certaines limites.
23Nous avons jusqu’ici parlé, certes très sommairement, des comportements opportunistes émanant uniquement des salariés. Que l’on se rassure, les nouvelles théories néoclassiques de l’entreprise parlent aussi de l’opportunisme de l’employeur à l’égard de ses subordonnés, mais beaucoup moins fréquemment il est vrai… En outre, le capital matériel et « immatériel » (machines, brevets, etc.) n’est pas non plus oublié. Ainsi, selon la plus ou moins grande spécificité et la plus ou moins grande fréquence d’utilisation de tel ou tel actif, telle ou telle forme organisationnelle sera plus ou moins souhaitable. Tantôt, seront privilégiées des relations marchandes ponctuelles avec tel ou tel partenaire commercial ; dans certaines situations, au contraire, l’intégration verticale permettra d’obtenir l’efficience organisationnelle, alors que dans d’autres cas encore, une solution intermédiaire de contractualisation à long terme de type sous-traitance sera préférable. Enfin, le capital financier n’est pas en reste. Les relations entre les actionnaires, qui sont les propriétaires des moyens de production, et les managers, qui contrôlent l’usage de ces actifs, sont elles aussi passées dans la moulinette de la théorie des incitations et des asymétries informationnelles par une masse extraordinaire de publications. Ici aussi, les analyses positives, où le théoricien tente de comprendre le monde tel qu’il est, côtoient et fusionnent avec les visées normatives de tel ou tel réformateur social désireux d’améliorer les relations tumultueuses entre les propriétaires du capital financier et ses infidèles exécutants. Last but not least, il existe même une « théorie » néoclassique de l’entreprise autogérée !
24Bref, on le voit, l’approche néoclassique de l’entreprise a beaucoup changé. Elle est devenue capable de tenir un discours sur un très grand nombre de nouvelles thématiques. Son réalisme semble plus grand qu’auparavant. Le déterminisme technique a, semble-t-il, été abandonné au profit d’une multiplicité d’approches ayant à cœur de rendre compte de la spécificité et de la diversité du phénomène organisationnel, sans pour autant ignorer complètement le rôle important que joue la technique dans les relations contractuelles. Mais, au-delà de ces « résultats » spectaculaires, la théorie néoclassique de la production a-t-elle tant changé que cela ? Ou plutôt, que reste-t-il de commun entre les nouvelles approches néoclassiques et l’ancienne théorie fondée sur la fonction de production ? Pour le dire encore autrement, qu’y a-t-il de néoclassique dans les nouvelles théories de la firme ?
Qu’y a-t-il de néoclassique dans les nouvelles théories de la firme ?
25Une définition de la théorie néoclassique s’avère ici nécessaire. Retenons la suivante : « La théorie néoclassique : c’est la démarche qui cherche à expliquer les faits économiques et sociaux essentiellement à partir des comportements individuels20. » De ce point de vue, les nouvelles théories de l’entreprise, dont il vient d’être question, doivent être considérées (si toutefois cela peut avoir un sens) comme encore plus néoclassiques que la théorie de l’équilibre du producteur ! Ainsi sommes-nous désormais fondés à qualifier les nouvelles théories de l’entreprise de néoclassiques, ce que beaucoup d’auteurs néo-institutionnalistes continuent de nier. Sur le terrain même de l’orthodoxie épistémologique, ces théories appartiennent incontestablement au programme de recherche néoclassique au sens de Lakatos. Leur noyau dur est le modèle de concurrence parfaite, duquel les néo-institutionnalistes se démarquent par l’introduction d’hypothèses auxiliaires visant à rendre la théorie réaliste.
26Dans ces approches, l’organisation à la fois résulterait des comportements individuels et les conditionnerait de manière à maximiser la différence entre ses bénéfices et ses coûts. On pourrait donc croire à première vue, et certains de leurs tenants semblent en être persuadés, que l’organisation sociale de la production n’est plus une donnée exogène à l’analyse. L’émergence et l’évolution des différents « arrangements contractuels » seraient désormais appréhendées de manière endogène. Mais il n’en est rien.
27Un bref retour méthodologique sur la théorie néoclassique de l’entreprise s’avère ici utile. Nous avons dit que son déterminisme technique lui était reproché par les nouvelles approches. Mais, qu’entend-on précisément par déterminisme technique ?
Les deux niveaux du déterminisme technique dans la théorie néoclassique de la production
28La démarche adoptée dans la théorie de l’équilibre du producteur peut se résumer par le schéma qui suit. Le déterminisme technique opère à deux niveaux :
La transformation des inputs en output résulte uniquement de facteurs techniques, résumés par la fonction de production ; conçu comme une marchandise ordinaire, le travail est analysé comme une pure quantité dont on peut disposer pour un prix donné. Le travail entre alors dans la production comme n’importe quel autre input. Les intrants se combinent selon la technique de production choisie par l’entrepreneur et donnent un produit déterminé. Selon les prix relatifs des facteurs, l’entrepreneur peut choisir plutôt telle ou telle technique plus ou moins utilisatrice de capital ou de travail.
L’organisation de la production est déterminée strictement par la technique choisie. Nous l’avons déjà indiqué, deux notions différentes sont confondues : la technique proprement dite utilisée dans la production (locomotive à vapeur ou locomotive électrique ?) et l’organisation sociale de la production (qui fait quoi ?), notamment la division du travail. Le déterminisme technique consiste ici à déduire l’organisation sociale directement de la technique employée.
Le déterminisme technique dans la théorie néoclassique de l’entreprise

29Adressée à l’encontre de cette approche par les nouvelles théories néoclassiques de l’entreprise, dès le début des années 1970, la critique du déterminisme technique la plus courante porte exclusivement sur le premier niveau. Les nouvelles approches chercheront à atténuer le rôle de la technique en soulignant les facteurs propres à l’organisation dans la transformation des inputs en output, par une analyse différente du comportement des salariés.
30Concernant le second niveau du déterminisme, la théorie néoclassique présuppose qu’il existe une relation bijective entre technique et organisation. Pour parvenir à un résultat efficient, chaque technique peut être utilisée socialement uniquement d’une seule manière. Réciproquement, chaque organisation sociale présuppose l’usage d’une technique particulière et une seule. On retrouve ici la vieille idée taylorienne du one best way, selon laquelle il n’existe qu’une seule et unique « bonne » manière d’organiser le travail. Ce second niveau du déterminisme rend compte du fait que, pour les néoclassiques, la question de l’organisation du processus de production ne peut faire l’objet d’aucune discussion, elle serait incontestable ; parce qu’objectivement inscrite dans quelque chose que l’on considère comme extérieur à tout rapport social : la technique. On comprend alors pourquoi les néoclassiques ne prennent pas la peine d’expliciter en quoi consiste une telle organisation puisqu’elle est supposée découler naturellement et automatiquement du fait, supposé à la fois objectif et extérieur à l’organisation, qu’est la technique. La manière dont une petite entreprise familiale ou une grande firme multinationale s’organise serait donc immédiatement déductible de la fonction de production, rendant donc inutile d’expliciter l’organisation puisque seules comptent les relations techniques. Pourtant, pour fonctionner, le modèle néoclassique de l’entreprise fait appel implicitement à une organisation sociale qui n’a qu’un rapport assez ténu avec celle dont ce modèle est supposé rendre compte : à la lumière de ses connaissances techniques sans bornes, l’entrepreneur, ce petit démiurge bénévole, dirige sans coût des hommes dociles substituables à des machines en pâte à modeler, pour produire de manière efficiente des marchandises. Tout modèle microéconomique présuppose un cadre institutionnel qui permet de mettre en mouvement les fondamentaux exprimés par la technique, mais ce cadre institutionnel implicite n’a souvent qu’un rapport très lointain avec ce dont le modèle est censé rendre compte21.
31Enfin, concernant l’application de ce principe déterministe au monde réel, si l’on considère, comme le font implicitement beaucoup de théoriciens néoclassiques, que l’entrepreneur ne fait qu’appliquer au mieux la technique, alors toute contestation sociale de l’organisation du processus de production, par exemple à propos des conditions de travail, n’aura aucune légitimité du point de vue de l’analyse économique. Satisfaire tout ou partie de ces revendications reviendrait à ne pas appliquer « correctement » la technique, c’est-à-dire à perdre en « efficience ». Utiliser ce principe revient donc à supposer implicitement que la production, telle qu’elle est organisée dans le monde réel, ne doit pas l’être autrement. Pourtant, ce principe déterministe adopté par les néoclassiques n’est qu’un simple présupposé, il est peut-être valable mais son emploi n’est justifié nulle part, ni même discuté. Il est d’ailleurs réfutable : si on peut observer dans le monde réel deux entreprises, utilisant la même technique pour produire le même produit, c’est-à-dire faisant appel aux mêmes machines, au même procédé de production, au même brevet, etc., qui sont organisées socialement de manière différente, alors ce principe doit être rejeté22.
32Les nouvelles théories néoclassiques de l’entreprise prétendent avoir abandonné le déterminisme technique. La référence initiale à la fonction de production a en effet disparu, l’entreprise n’est plus une « boîte noire » mais une organisation dont on étudie le fonctionnement interne : les individus interagissent, se répartissent les tâches et sont rémunérés en fonction des contrats, plus ou moins implicites, qu’ils signent entre eux. Désormais, le théoricien semble expliciter ce qui se passe vraiment dans l’entreprise.
33Dans l’ancienne approche, l’économiste néoclassique disait en quelque sorte ceci : « Pour telle fonction de production, vous aurez tel output. » Désormais, les tenants des nouvelles théories voudraient nous dire : « Pour telle organisation, ou tel type de contrat, vous aurez tel output23. »
34Mais qu’en est-il du déterminisme de niveau 2 ? Étant donné qu’il ne semble pas possible d’imaginer que la technique ne joue aucun rôle dans une théorie de la production, fut-elle néoclassique, il reste à analyser la manière dont les nouvelles approches conçoivent la relation entre technique et organisation sociale.
35Tous les comportements individuels sont ramenés à des échanges dont l’objet concerne souvent des actions réalisées par l’un au moins des cocontractants. L’échange a lieu parce que ces actions produisent un effet attendu souhaitable pour l’un au moins des participants. Ainsi, par exemple, on attend de l’action e effectuée par l’individu A qu’elle produise l’effet y de manière à écrire y = f (e). La fonction f n’est alors rien d’autre qu’une fonction de production, rebaptisée par exemple « fonction d’effort », à laquelle le modélisateur peut attribuer un certain nombre de caractéristiques rendant compte de la technique particulière employée par l’individu A. Mais la fonction de production n’est pas le seul point d’entrée d’une exogénéité d’ordre technique dans ces modèles qui n’y font pas toujours appel, même implicitement. Parfois, l’échange ne porte pas sur une action mais simplement sur un « actif » dont les caractéristiques (« spécificité », complémentarité ou substituabilité avec d’autres actifs, etc.) en déterminent les formes particulières.
36Ces paramètres sont déterminants pour expliciter la « solution » de l’échange, c’est-à-dire la manière dont il va être organisé. Ce sont autant de nouveaux points d’entrée dans la théorie pour une exogénéité d’ordre technique que le modélisateur peut moduler à son gré en vue d’en examiner les effets organisationnels. Ces nouvelles théories cherchent à nous dire : « pour telle ou telle caractéristique de l’actif échangé, de la fonction de production, de l’imperfection de l’information…, vous aurez telle ou telle organisation », en évitant de mettre trop en avant le cadre institutionnel sous-jacent au modèle.
La persistance du déterminisme technique déduisant l’organisation sociale de la technologie
37Finalement, dans ces nouvelles théories, l’organisation sociale de la production est entièrement déterminée par des facteurs exogènes d’ordre technique associés à un cadre institutionnel peu explicite. Cette démarche est identique à celle qui était adoptée par la théorie de l’équilibre du producteur. Seul le point d’application du déterminisme a changé. Les arrangements contractuels résultent certes des actions individuelles, mais ces actions sont elles-mêmes conditionnées par les paramètres techniques et institutionnels retenus par le modélisateur. Nous retrouvons à nouveau, tout comme dans la théorie de l’équilibre du producteur, un déterminisme technique de niveau 2 : la technique détermine l’organisation de la production dans un cadre institutionnel plus ou moins clairement explicité. Ceci ne signifie pas pour autant que les nouvelles théories néoclassiques disent la même chose que la théorie de l’équilibre du producteur. En effet, l’organisation de l’entreprise semble davantage explicitée. La multiplication des points d’entrée théoriques, par lesquels le modélisateur introduit des paramètres techniques et institutionnels, permet de démultiplier les sujets d’investigation pour appliquer encore et toujours cette même méthode. Le déterminisme organisationnel a donc « décalé d’un cran » le déterminisme technique : on ne passe plus directement des inputs à l’output, l’organisation a pris de l’épaisseur. Son étude recouvre un nombre incalculable de petits cas particuliers à analyser, illustrer, modéliser, comparer : voilà de quoi occuper les néoclassiques durant longtemps. En ce sens, malgré l’affirmation d’une opposition à l’encontre du déterminisme technique, par les tenants des nouvelles théories de l’entreprise, mise en scène par l’image de la « boîte noire », il existe une profonde unité entre l’ancienne et les nouvelles approches.
38À lire les tenants de ces nouvelles approches, la théorie néoclassique n’ignorerait donc plus désormais l’importance de l’organisation sociale de l’économie et notamment de la production. La théorie irait même jusqu’à montrer comment les interactions individuelles font émerger l’organisation : telle serait la nouveauté. Bien sûr, il resterait des progrès à réaliser pour analyser telle ou telle institution, ou bien telle ou telle nouvelle forme organisationnelle, mais les recherches seraient sur la bonne voie : les « résultats » déjà obtenus seraient suffisamment « robustes ». Que demander de plus ?
39Pourtant, dans ce passage de l’ancienne à la nouvelle théorie24, un problème de taille n’a toujours pas été résolu. En effet :
Dans le cas où il y a plus d’un individu, la modélisation des « comportements individuels » ne peut pas être faite si l’on ne précise pas d’abord le cadre dans lequel ces comportements s’exercent, c’est-à-dire si l’on ne spécifie pas la forme d’organisation sociale sous-jacente au modèle. Autrement dit, dans tout modèle, quel qu’il soit, la société préexiste aux individus, même si leurs décisions constituent un facteur essentiel de son maintien ou de son évolution25.
40Tout modèle microéconomique suppose non seulement des données techniques sur les unités de base mises en scène par le modèle, mais aussi un cadre dans lequel ces unités interagissent. L’un et l’autre sont choisis par le modélisateur.
41L’objectif affiché par ces nouvelles théories étant précisément de faire émerger l’organisation sociale de l’entreprise à partir des comportements individuels, on comprend pourquoi leurs tenants ont tendance à ne pas expliciter clairement l’organisation sociale sous-jacente à leurs modèles. Non seulement le lecteur pourrait constater l’écart entre l’organisation sociale présupposée par le théoricien pour résoudre son modèle et ce dont il est supposé rendre compte, mais surtout il est gênant d’être obligé de reconnaître que la société préexiste aux individus puisque le projet de la théorie néoclassique des institutions consiste précisément à montrer le contraire. La théorie présuppose ce qu’elle est censée démontrer. Pourquoi un tel acharnement à nier les fondements de l’économie liés à l’organisation sociale elle-même ? Parce que le rêve des néoclassiques, qui remonte au moins au projet walrasien d’élaboration d’une physique sociale26, est de donner des fondements ultimes à l’économie qui soient extérieurs à la société, en vue de naturaliser les rapports économiques et sociaux. Or, toute naturalisation du social est une négation de son historicité27.
42Malgré leur souhait de déduire le social à partir des interactions individuelles, les néoclassiques sont contraints de préciser implicitement le cadre de ces interactions, donc de présupposer le social. L’individualisme méthodologique comporte cet échec en lui-même. Enfin, dès lors que l’on admet que la technique est le produit de l’activité humaine, le déterminisme technique n’apparaît pas seulement comme un réductionnisme mais aussi comme une aporie, celle du deus ex machina.
Conclusion : l’absurdité des fondements microéconomiques
43La nouvelle microéconomie de l’entreprise diffère de l’ancienne en ce que le nombre de ses points d’application a été démultiplié. Ainsi, les prétextes pour que les économistes se racontent des « fables » et des « paraboles28 » sont donc encore plus nombreux. Les néoclassiques pourront continuer à passer leur temps à publier un nombre incalculable d’articles, que très peu de personnes lisent, mettant en scène des mondes imaginaires, par des modèles encore plus compliqués à résoudre et dont l’organisation sociale implicite sera encore plus difficile à identifier.
44Mais, au-delà de ces observations, un dernier point mérite d’être explicité. Indépendamment de l’évaluation de la qualité des résultats obtenus, la démultiplication des points d’application de la théorie et la complexification des modèles utilisés ont accru le nombre non seulement des variables mais aussi des paramètres. Ces paramètres sont autant de points d’entrée par lesquels la structure économique et sociale détermine les comportements individuels. Or, nous avons vu que les nouvelles théories de l’entreprise sont en quelque sorte plus microéconomiques que l’ancienne. Ainsi, ce plus grand rôle que donnent les néoclassiques aux « particules élémentaires » a conduit, par la multiplication du nombre des variables exogènes, à reconnaître implicitement l’emprise toujours plus profonde que la société exerce sur l’individu. Dans le mouvement qui oriente la théorie néoclassique vers le microscopique, resurgit sans cesse l’influence du macroscopique. Cherchant à expliquer la société à partir de l’individu, la théorie néoclassique fait en même temps apparaître en creux les mille et une ramifications par lesquelles le tout social conditionne chaque individu. Comme une ombre, la société suit pas à pas l’individu néoclassique dans sa fuite vers le microscopique : parler de fondements micro de la macro n’a dès lors pas grand sens.
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10.1016/B0-08-043076-7/04229-7 :Notes de bas de page
1 Certaines idées contenues dans ce texte ont fait l’objet d’une première formulation dans Hoang-Ngoc & Tinel (2003).
2 La question de la production des techniques, en tant que telle, ne sera toutefois abordée que marginalement dans ce texte.
3 Cf. Vieira (2001).
4 Certains pourront avancer avec raison que la publication par Jensen et Meckling en 1976, dans le Journal of Financial Economics, d’un article fondateur pour la thématique de la corporate governance répondait précisément au nouvel essor de la finance internationale, à la suite de l’effondrement du système de Bretton Woods. Toutefois, d’une part, ce texte ne porte pas directement sur l’organisation du procès de production mais sur les relations entre actionnaires et managers et, d’autre part, il s’appuie sur les premières contributions aux nouvelles théories de l’entreprise que sont celles d’Alchian et Demsetz, Arrow, ou Williamson, rendues publiques quelques années auparavant.
5 Cf. Tinel (2004a).
6 Pour des développements, cf. Tinel (2004b : chap. 3 et 4).
7 Le courant institutionnaliste aura aussi une influence considérable sur ces jeunes économistes.
8 Ce point est développé infra.
9 Marx (1847 : 79).
10 Sur la notion d’efficience, le lecteur consultera le bel article de Gordon (1976).
11 Braverman (1974 : 22).
12 Hoang-Ngoc (2002) rend compte de la même idée en opposant la « sélection endogène » des institutions à leur « transformation structurelle ».
13 Les radicaux révèlent ici leur aspiration à une politique transformatrice. Même si de nombreux « gauchistes » ont pu sombrer, au début des années 1970, dans un volontarisme radical, cette réhabilitation de l’action politique dans l’histoire ne conduit pas nécessairement à la naïveté constructiviste que Marx dénonçait en son temps chez les socialistes utopistes.
14 Cf. Tinel (2002).
15 On en trouvera une ébauche dans Tinel (2000).
16 Nous avons tenté ailleurs de dégager ce fond commun entre différentes approches du courant dominant à propos de l’autorité, cf. Baudry & Tinel (2003).
17 La thèse que nous défendons s’inscrit dans ce que Ben Fine appelle l’impérialisme de la théorie néoclassique qui, après avoir repris des thèmes faisant jusque-là la spécificité d’autres courants en économie (Fine, 1998), tend à coloniser l’ensemble des sciences sociales (cf. Fine, 1999, 2001). Elle a donné lieu à un important débat, méconnu en France, notamment dans les colonnes de la revue Economy & Society.
18 L’approche néoclassique tendait déjà à confondre tout échange avec l’échange marchand (cf. Becker), cette confusion s’étend désormais au contrat : tout échange est contrat. Ajoutons que la théorie des contrats est une théorie normative (cf. Guerrien, 1997 : 101) ; pourtant, ses propres concepteurs semblent bien souvent la considérer comme une approche positive, ce qui ne contribue pas à réduire la confusion.
19 utôt que de s’ennuyer par la lecture d’un manuel, pour un complément d’analyse, le lecteur consultera sur ce point l’excellent ouvrage de Cordonnier (2000).
20 Guerrien (1999 : 6), souligné par l’auteur.
21 Ainsi par exemple, dans la théorie néoclassique, le marché est un système totalement centralisé alors même que l’on se l’imagine habituellement comme un système décentralisé (cf. Guerrien, 1997 : 308).
22 Au niveau de la société dans son ensemble, un auteur comme Veblen a montré que les États impériaux qu’étaient l’Allemagne et le Japon au début du XXe siècle, dont l’organisation sociale n’était pas comparable à celle de l’Angleterre, ont réussi à importer avec succès la technique des pays industrialisés. Ainsi, une même technique était utilisée par plusieurs organisations sociales différentes ; cf. Brette (2003).
23 Mais ce n’est déjà plus aussi facile qu’avec une fonction de production car l’organisation est rarement considérée dans son ensemble. Très souvent, les analyses se limitent à une seule relation bilatérale. À défaut de pouvoir analyser l’équilibre général dans son ensemble, en raison de la difficulté à résoudre le modèle, les néoclassiques se contentaient déjà la plupart du temps de l’équilibre partiel. Mais avec le développement des nouvelles théories de l’entreprise, l’analyse des relations contractuelles devient à son tour si compliquée que l’équilibre partiel, lui aussi, tend à disparaître ! Aporie de la microéconomie néoclassique où les faits économiques et sociaux, devant être expliqués à partir des comportements individuels, tendent à s’effacer derrière la monade de l’échange bilatéral : myriade de modèles, censés rendre compte avec rigueur de situations singulières d’échange, que l’on se trouve incapable d’embrasser dans leur ensemble. Tout discours général sur l’économie tend alors à se voir rejeté par l’économiste académique au nom même de la science car, dit-il très souvent, « ça dépend du modèle ».
24 Notez : ce qui est nouveau est forcément mieux ; lire à ce propos Taguieff (2000), en particulier le second chapitre.
25 Guerrien (1997 : 353-354).
26 Cf. Dockès (1996).
27 Notons au passage que, pour cette même raison, toute approche hétérodoxe doit assumer l’historicité du social sous peine de tomber un jour sous l’emprise de l’impérialisme néoclassique.
28 Cf. Guerrien (1997).
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