L’impasse de l’anti-développement
p. 41-61
Texte intégral
1Le début des années 1980 voit la naissance du « consensus de Washington » concernant les pays en développement. Dans le contexte du retour massif de l’influence du corpus néoclassique au sein du champ académique, de l’éclatement de la crise de la dette dans un certain nombre de pays en développement, qui, à partir de 1982, ouvre la voie aux stratégies d’ajustement structurel, de l’échec des modèles de développement des décennies précédentes, on assiste en effet à une disqualification tant des politiques volontaristes de développement, conçues sur le long terme, que de l’objectif même d’une transformation des sociétés concernées par ces politiques1.
2Dans le même temps, l’objectif de développement se trouve pris à revers également par la résurgence du « refus du développement », dit aussi « anti-développement ». Ce courant de pensée, qui prétend constituer le « post-développement », prolonge des thématiques développées de façon plus confidentielle dans les années 1970, et va trouver à partir de la deuxième moitié de la décennie 1990 un nouvel écho avec le mot d’ordre de « décroissance soutenable » qui englobe une certaine lecture des thématiques écologistes. Il regroupe des théoriciens et des réseaux qui se situent en relative extériorité par rapport au champ académique, même s’ils disposent de certains relais limités dans certaines universités ou centres de recherche2 ; en relative extériorité également par rapport au mouvement altermondialiste (du moins en France), comme par rapport au mouvement social en général. Cependant, leur influence idéologique est sans commune mesure avec leur implantation sociale et institutionnelle restreinte. S’il s’agit d’un courant de pensée hétérogène, traversé de sensibilités différentes, rassemblant des auteurs aux parcours intellectuels divers, on peut repérer les éléments théoriques et les présupposés philosophiques communs caractéristiques de cette nébuleuse de « l’anti-développement », en se concentrant sur les travaux fondateurs et les auteurs déterminants.
3À l’origine, ce courant prend comme point de départ l’hypothèse suivante : le développement, sur les plans à la fois théorique (paradigme, objectif) et pratique (stratégies mises en application), n’a constitué pour les sociétés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, depuis leur indépendance, qu’un nouvel avatar de la domination des pays industrialisés et de l’« occidentalisation du monde », dans toutes les sphères (économique, sociale, culturelle, etc.).
4 Pour autant, son propos catégorique lui confère un statut pour le moins ambivalent. D’un côté, en prétendant faire un pas de côté, par la déconstruction systématique d’un objet d’étude – le développement – partagé par tout un pan des sciences humaines, et fonder une posture sans concession sur cette extériorité théorique, ce courant semble produire une subversion radicale de l’ordre économique existant. D’un autre côté, en annonçant l’impossibilité de principe de changer cet ordre existant par une action relevant de choix de politique économique, et la nécessité de « sortir de l’économie », il participe d’un constat d’impuissance qui conduit très fréquemment ses propositions à converger avec les prescriptions les plus libérales. Ce paradoxe invite donc à tenter d’élucider ses présupposés et soubassements théoriques, ainsi que les implications de ses principales propositions – non exemptes de contradictions internes – et la cohérence du modèle social qui se dessine derrière elles.
5François Partant (1926-1987) est souvent considéré comme le fondateur de ce courant. Il est l’auteur, entre autres, de La fin du développement, naissance d’une alternative ? (1982, réédité en 1997). L’association appelée « La ligne d’horizon – les amis de François Partant », dont Serge Latouche est le président, se donne pour objectif de promouvoir ses analyses. Un colloque intitulé « Défaire le développement, refaire le monde » lui a, à son tour, rendu hommage en février-mars 2002, et s’est suivi de la constitution d’un réseau pour l’« après-développement », où l’on rencontre plusieurs auteurs auxquels il sera fait ici référence.
6Le promoteur le plus connu de ces théories en France est Serge Latouche, économiste et philosophe, auteur de Faut-il refuser le développement ? (1986), L’occidentalisation du monde, essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire (1989), et de bien d’autres textes, articles et conférences, inspirateur enfin du Manifeste du réseau pour l’après-développement3, en 2003.
7La thématique de « l’anti-développement » a été reprise plus récemment par Gilbert Rist, professeur à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), qui a dirigé en 1994 l’ouvrage collectif La culture otage du développement ? et a réédité en 2001 Le développement, histoire d’une croyance occidentale.
8Enfin, même si dans la période récente des divergences internes se sont exprimées, on ne peut comprendre la genèse de ces théories qu’en les rapprochant du cadre théorique du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), regroupement de différents chercheurs en sciences humaines, anthropologues, sociologues mais aussi économistes, entre autres. Les objectifs du MAUSS ont été explicités dans un « Manifeste » intitulé Critique de la raison utilitaire (Caillé, 1989). Par la suite, ce mouvement a publié successivement son Bulletin puis la Revue du MAUSS (à partir de 1988). Il propose « de penser et d’analyser autrement l’économie », notamment via une certaine lecture anthropologique, mettant au centre la généralisation du paradigme du don mis en avant par l’anthropologie de Marcel Mauss (1925), opposé à l’intérêt et au calcul maximisateur dans les sociétés précapitalistes. Latouche commente ainsi cette démarche :
Le MAUSS, d’une certaine façon, est né d’une protestation contre l’une des formes et des conséquences principales de l’universalisme occidental : l’impérialisme de l’économie au plan de la réalité et de la pensée4.
Une question de vocabulaire ?
9Peut-on considérer que la contestation de l’objectif de développement portée par ce courant ne relèverait que d’une querelle de mots, de confusions et de malentendus sur le sens du mot développement ? Cette interprétation pourrait découler de l’appellation contemporaine de « décroissance », devenue plus fréquente que celle de « post-développement » ou « anti-développement » depuis quelques années, et dont les thématiques les plus connues mettent en avant les dégâts écologiques de la croissance et le fait que le PIB agglomère des activités socialement utiles et des activités destructrices de l’environnement ou porteuses d’une dégradation des conditions de vie de la population. Il faudrait donc faire place, selon ce courant, à une évolution et une transformation multidimensionnelle des sociétés qui ne se réduiraient pas à la seule croissance du produit.
10L’affirmation réitérée qu’aucun « développement » autre que la croissance du capitalisme et de l’économie de marché selon le modèle occidental n’est possible résulte de l’imbrication de plusieurs idées dont il importe d’analyser la cohérence théorique, et qui ne peuvent se réduire à des incertitudes de vocabulaire.
Assimilation entre développement et croissance
11Rist assume l’assimilation du développement à la croissance. Dans son ouvrage de 2001, le premier chapitre intitulé « Une définition scandaleuse5? » pose précisément les termes du débat :
Le développement est constitué d’un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence qui, pour assurer la reproduction sociale, obligent à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de marchandises (biens et services) destinées, à travers l’échange, à la demande solvable6.
12Il évoque les critiques que cette définition peut susciter au nom d’une interdépendance entre croissance et aspect qualitatifs. Mais, selon lui, cette distinction, simple acte de foi, est nulle et non avenue dans la pratique : les stratégies de développement sur le terrain reviennent exclusivement à rechercher la croissance maximale. Il n’y a pas d’autre développement que le développement réellement existant : cette idée, présente dans tous les principaux écrits du courant, est reprise par Latouche (2001) dans le Manifeste du réseau pour l’après-développement :
Quel que soit l’adjectif qu’on lui accole, le contenu implicite ou explicite du développement c’est la croissance économique, l’accumulation du capital avec tous les effets positifs et négatifs que l’on connaît : compétition sans pitié, croissance sans limite des inégalités, pillage sans retenue de la nature7.
13Or, la démarcation entre développement et croissance, ici refusée, est fondatrice de l’économie du développement. Posée notamment en France par François Perroux, elle a été reprise sous différentes formulations par les théoriciens du développement dans la diversité de leurs approches, jusqu’à la décennie 1980. Elle consiste à distinguer clairement la dimension qualitative et structurelle de la simple croissance quantitative du PIB. Si, la plupart du temps, la croissance est considérée comme une condition nécessaire au développement, cette condition n’est pas suffisante :
L’analyse du concept même de croissance, tel qu’il a été défini, utilisé théoriquement et formalisé au cours des trente dernières années, révèle son insuffisance radicale pour fonder une politique économique à l’égard des pays en développement ou pratiquée par eux. L’aspect des phénomènes qu’il retient et isole par construction est, à lui seul, impropre à définir une stratégie à l’usage des pays riches et, a fortiori, des pays pauvres. « La croissance pour quoi ? », « En vue de quoi ? », « La croissance, bienfaisante sous quelles conditions ? », « La croissance pour qui ? », « Pour certains membres de la communauté internationale, ou pour tous ? », « Comment répondre pertinemment si l’on traite d’agrégats supposés homogènes par construction ? »8.
[…] Prendre en considération le développement c’est faire comprendre le risque de la croissance sans développement. Il se réalise manifestement quand, dans les pays en développement, l’animation économique se cantonne autour des implantations de firmes étrangères ou de grands travaux sans s’irradier dans l’ensemble9.
14Cette démarcation théorique entre développement et croissance prend sens par rapport à l’évolutionnisme de Rostow (1963). C’est en effet, contrairement à l’interprétation de la plupart des théoriciens de l’anti-développement, sur la base de la critique du schéma des étapes de Rostow, pour qui la voie et l’objectif du développement constituent un modèle unique, que la théorie du développement s’est élaborée. Les théories du développement, des années 1950 aux années 1980, ont ainsi en commun, par-delà leurs nombreuses divergences, d’être hétérodoxes et critiques par rapport aux analyses et recommandations d’actions du courant néoclassique : c’est le cas notamment du structuralisme de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) autour de Singer et Prebisch, de l’école suédoise autour des travaux d’Hirschman (1958), etc. Comme l’écrivent Dockès et Rosier :
L’élément central constitutif des analyses de ce courant est la reconnaissance de la spécificité du « sous-développement » et par conséquent de la nécessaire prise en compte de la nature des structures économiques tant des pays concernés que du lieu essentiel de leurs relations avec les nations développées : le marché mondial10.
15Cette analyse se prolongera dans la radicalisation marquée par le courant de la dépendance de la fin des années 1960 et des années 1970 avec, entre autres, Amin (1970, 1974), Gunder-Frank (1969), Dos Santos (1970) qui renvoient les déséquilibres des structures internes à des effets de domination de classe, et la dépendance externe et le néocolonialisme à un effet de domination plus global que le seul échange commercial, à travers le rôle des firmes multinationales. Mais surtout, ces auteurs envisageront le sous-développement comme un aspect du processus d’accumulation du capital à l’échelle mondiale (Treillet, 2006). Dans cette optique, plusieurs économistes ont étudié comment non seulement croissance et sous-développement pouvaient coexister, mais encore, comment une certaine croissance pouvait engendrer le sous-développement vu comme un processus et non comme un état (Salama et Tissier, 1982).
16Les notions de croissance et développement sont en revanche totalement confondues par le courant de l’anti-développement qui méconnaît toutes ces analyses. Cette position théorique peut se justifier de deux façons complémentaires :
Ce qui est commun aux deux notions est considéré comme plus important que ce qui les sépare, comme leur référence, au moins implicite, à une idée de progrès, à un temps linéaire et cumulatif, etc. ;
Toute tentative pour les distinguer en théorie s’avère vouée à l’échec dès lors qu’on passe à la pratique. Si la plupart des stratégies de développement ont effectivement recherché avant tout la croissance du PIB et l’industrialisation à tout prix, c’est qu’aucune autre voie n’était possible.
17Ce dernier aspect de la discussion renvoie aux grands débats sur les stratégies de développement dans les années 1950-1970, et au bilan de celles qui ont été effectivement mises en œuvre dans plusieurs pays : stratégies d’industrialisation par substitution des importations en Amérique latine, en particulier les stratégies mettant l’accent sur la priorité à l’industrie lourde et à une intervention importante de l’État en Inde ou en Algérie, tentatives de développement autocentré sur les trois continents.
18Or le débat sur la caractérisation de ces stratégies de développement « hétérodoxes » est un débat central par rapport à la question de l’existence de voies différentes de développement possibles. On peut considérer qu’elles ont échoué pour des raisons intrinsèques à leur logique propre : soit parce que leurs hypothèses étaient erronées et les instruments qu’elles prétendaient mettre en œuvre (planification, protection commerciale, contrôle des IDE, etc.) inappropriés – c’est l’argumentation libérale –, soit parce que leur objectif était vicié à la base (c’est l’argumentation du « refus du développement ») ; on peut à l’opposé considérer que ces stratégies ont dans l’ensemble échoué, partiellement ou totalement, pour des raisons de rapports de forces politiques et sociaux, tant nationaux qu’internationaux (Treillet, 2006). On peut même aller jusqu’à considérer, dans cette optique, qu’aucune stratégie de développement véritablement cohérente n’a été mise en application sans faire l’objet très vite d’accommodements et de déformations (défaut de planification, défaut de démocratie, renoncement aux réformes agraires et fiscales, concessions aux firmes multinationales, etc.). L’exemple de l’Algérie est particulièrement riche d’enseignements à cet égard : investissements concentrés dans un petit nombre de secteurs de l’industrie lourde mais sans effet modernisateur sur le reste de l’appareil productif – en particulier l’agriculture –, importation de technologies génératrices de nouvelles formes de dépendance, planification gérée en fonction de critères technocratiques, faibles créations d’emplois. On peut faire référence sur ce sujet à l’analyse de Rosier (1983) sur les conséquences du « mimétisme technologique », analyse qui pourrait être transposée à un grand nombre de régimes populistes ou nationalistes de l’époque, au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord (Yachir, 1993), mais aussi en Amérique latine. On peut mentionner enfin, depuis cinquante ans, le sort réservé aux tentatives d’un développement autre (Guatemala, Chili, Nicaragua, Burkina Faso…), et qui n’a pas été le résultat de leurs erreurs ou renoncements.
19Si le développement est assimilé à la croissance dans les théories de l’anti-développement, il s’agit exclusivement de la croissance de l’économie de marché. Or, dans le cas d’un grand nombre de stratégies de développement déployées entre 1950 et 1980, l’acteur principal est l’État, faute souvent d’un secteur privé et d’une bourgeoisie nationale susceptibles de réaliser des investissements ou disposés à le faire.
20Quelques expériences de développement se réclament en outre du socialisme, et un petit nombre constitue des tentatives de développement endogène, autocentré. Même si le marché reste malgré tout le principe d’organisation dominant, nombre de décisions économiques obéissent à d’autres critères que ceux de la rentabilité immédiate. Les critiques émises par les théoriciens du consensus de Washington sur ces politiques de développement ne permettent pas d’ailleurs de douter de leur différence avec celle qu’ils préconisent (Krueger, 1974).
21Enfin et surtout, il faut rappeler que tout un courant entier de l’économie du développement (dépendantistes, radicaux) envisage le développement non comme la transposition du capitalisme du Nord mais comme une transformation globale du fonctionnement de la société et de l’économie.
22Cependant, une telle distinction entre développement et croissance n’a aucune validité pour Latouche, qui écrit :
Qu’il [le développement] soit « durable », « soutenable » ou « endogène », il s’inscrit toujours, de manière plus ou moins violente, dans la logique destructrice de l’accumulation capitaliste11.
23Là encore, plusieurs interprétations sont possibles à propos de cette position :
Soit elle occulte la complexité de la réalité au prix d’une présentation réductrice du fonctionnement des sociétés, ignorant la place de l’État et le fait que l’économie ne fonctionne pas exclusivement selon les critères du marché ;
Soit elle choisit de confondre le projet et la réalité (dans laquelle effectivement le marché l’a souvent emporté en dépit des objectifs affichés) ;
Soit, plus fondamentalement, l’analyse repose sur l’hypothèse centrale du renvoi dos à dos de l’État et du marché qui, en tant que principes organisateurs de la société, sont considérés comme deux facettes équivalentes de l’« occidentalisation du monde ».
Une périodisation discutable
24Ces confusions dans la définition du développement reposent sur une périodisation qui occulte la rupture des années 1980 et l’irruption du consensus de Washington. Pour Latouche, « si le développement, en effet, n’a été que la poursuite de la colonisation par d’autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n’est que la poursuite du développement avec d’autres moyens12. » Or, l’étape de la mondialisation libérale et de l’ajustement structurel s’est justement traduite par le renoncement à tous les modèles et stratégies de développement des années 1950-1970. De la même façon, « l’alibi du développement » ne fait pas à toutes les époques et dans toutes les circonstances partie du discours de légitimation des institutions financières internationales, le langage et l’action de la Banque mondiale des années 1980 (ou d’aujourd’hui) ne sont pas ceux de l’ère Mac Namara, par exemple. Avec la crise de la dette et les stratégies d’ajustement structurel, le mot développement est banni en même temps que toute perspective de long terme. Quand l’horizon temporel s’allonge à nouveau quelque peu, dans le courant de la décennie 1990, c’est pour revenir à un objectif indiscuté de croissance exclusivement par le marché, bien éloigné des politiques industrielles volontaristes antérieures. Le refus d’accorder la priorité à l’industrie, répétons-le, est explicite dans le consensus de Washington, au nom du respect des « avantages comparatifs » et d’une allocation efficiente des ressources13.
25Ce télescopage de deux périodes historiques si différentes semble indiquer que l’essentiel de ce qui est mis en cause est ailleurs : dans le contenu même du développement comme processus d’évolution des sociétés.
Le relativisme culturel au centre de l’analyse
26Comme on vient de le voir, le développement dans les analyses de ce courant ne peut être distingué de la croissance (marchande). Pour autant, si le moyen est refusé, l’objectif, – une transformation du fonctionnement des sociétés et une amélioration qualitative des conditions de vie de la majorité d’une population –, quels que soient les termes employés pour le désigner, ne l’est guère. Et cela pour deux raisons au moins.
Quel que soit le contenu de la croissance…
27Dans un premier temps, aucune amélioration qualitative n’est (à juste titre) considérée comme possible sans passer au préalable par une accumulation minimale de biens matériels. Cette accumulation est refusée par principe, quels que soient les biens ou services en question, quels que soient leur nature et les besoins qu’ils sont censés satisfaire : armes, centrales nucléaires, automobiles, écoles, hôpitaux, ou transports en commun. C’est la proposition centrale qu’on trouve aujourd’hui dans la thématique de la « décroissance » qui prolonge le thème de « l’anti-développement », mais dont le propos concerne surtout les sociétés dites « occidentales » : cette croissance est considérée de façon indiscriminée comme porteuse de destructions écologiques – mais aussi souvent morales – irréversibles. Ce courant se trouve ainsi aujourd’hui repris et amplifié par la thématique écologique, peu présente au début, même si on en trouvait des traces14. Ces développements font référence aux travaux de Georgescu-Roegen (2006) sur l’entropie et la finitude de l’univers. Ils développent souvent une conception totalisante et catastrophiste de l’écologie, dont de nombreuses critiques ont déjà été faites dans le champ scientifique (Lebras, 1994 ; Husson, 2000) comme auprès du grand public15.
28Au-delà des considérations environnementales, c’est la notion même de besoin qui est mise en doute. L’un des précurseurs les plus importants, sur ce point, du courant de l’anti-développement, Ivan Illich, écrit en 1971 :
Le sous-développement se perpétue alors même qu’augmente le nombre de classes, de calories, de voitures et de cliniques16.
29Ce qu’Illich met en cause, ce n’est pas seulement un modèle de développement standardisé, vecteur d’une « domestication des masses », comprenant la croissance de la consommation, la course au superflu, l’obsolescence organisée, l’abondance pour quelques-uns et la pénurie pour la majorité ; c’est aussi la domination culturelle, qui passe selon lui par l’« emprisonnement dans les hôpitaux et les salles de classe ». Il stigmatise la manipulation des besoins humains par les « vendeurs d’écoles et de Coca-Cola ». Il oppose à la scolarisation obligatoire, vue « comme un asservissement et un endoctrinement », « l’éducation véritable ».
Le progrès condamné
30D’autre part, et surtout, c’est la nécessité et la légitimité même de cette amélioration qualitative des conditions de vie de la population qui sont mises en doute, avec le refus de l’idée de progrès social. En effet, cet objectif est considéré comme la transposition forcée du modèle occidental à des sociétés auquel il est intrinsèquement inadapté.
31Latouche insiste ainsi sur le caractère, ethnocentrique selon lui, de toutes les définitions du développement. Il écrit :
Ce noyau dur, que tous les développements ont en commun avec cette expérience-là, est lié à des « valeurs » qui sont le progrès, l’universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante. Ces valeurs, et tout particulièrement le progrès, ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles profondes. Elles sont liées à l’histoire de l’Occident et recueillent peu d’écho dans les autres sociétés. Les sociétés animistes, par exemple, ne partagent pas la croyance dans la maîtrise de la nature. L’idée de développement est totalement dépourvue de sens et les pratiques qui l’accompagnent sont rigoureusement impossibles à penser et à mettre en œuvre parce qu’impensables et interdites. Ces valeurs occidentales sont précisément celles qu’il faut remettre en question pour trouver une solution aux problèmes du monde contemporain et éviter les catastrophes vers lesquelles l’économie mondiale nous entraîne17.
32Dans cette optique, toute pensée du progrès touche au domaine de l’interdit.
La conception anthropologique sous-jacente
33Cette posture théorique conduit à une conception totalisante du fonctionnement des sociétés.
Une dénonciation de l’individualisme
34Gilbert Rist dirige son analyse dans la même direction quand il commente une définition qui intègre d’autres dimensions que la croissance, celle du PNUD en 1991 :
Le principal objectif du développement humain […] est d’élargir la gamme de choix offerts à la population, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d’accéder au revenu et à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé, et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L’individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux décisions de la communauté et jouir des libertés humaines, économiques et politiques18.
35Une telle définition, pour Rist, est entachée d’« évolutionnisme social » et d’« individualisme ». Or, ce dernier est envisagé comme fondamentalement contradictoire avec les structures de fonctionnement et les normes de la plupart des sociétés. Dès lors, son caractère contradictoire (Durkheim, 1898 ; Castel et Haroche, 1998 ; Corcuff, 2003) n’est jamais envisagé : il est considéré comme obligatoirement aliénant, jamais dans sa dimension émancipatrice, en particulier pour les femmes, par rapport aux structures hiérarchiques et aux sujétions traditionnelles de la plupart des sociétés précapitalistes.
La conception de l’histoire
36La conception de l’histoire humaine qui sous-tend le développement est considérée comme incompatible avec la plupart des sociétés, leur mode de fonctionnement, leurs mythes, leurs normes. Les raisons avancées sont les suivantes :
L’appréhension du temps comme cumulatif serait contradictoire avec une temporalité conçue souvent comme cyclique ou circulaire ;
Une démarche volontariste, procédant d’une relation prométhéenne de l’être humain à la nature, serait contradictoire avec les formes de relation de la plupart des sociétés avec celle-ci ;
La croyance inconditionnelle dans le progrès lié à la technologie découlerait de ces deux prémisses et serait donc étrangère à la plupart des cultures.
37Cette argumentation appelle trois remarques principales. Dans cette optique, la technologie (en référence notamment aux écrits de Ellul19) fait système et c’est elle qui entraîne tous les autres éléments de la modernité. À cet égard, l’argumentation se révèle contradictoire, restant justement dans le cadre d’un déterminisme technologique quasi absolu : selon cette conception, les changements économiques et sociaux induits par les technologies modernes ne peuvent aller que dans un seul sens, celui du mimétisme par rapport aux sociétés déjà industrialisées. Une seule organisation sociale est possible pour une technologie donnée. Or, c’est cette même croyance dans les pouvoirs de la technologie qui est critiquée par « l’anti-développement », aussi bien chez les penseurs libéraux que chez les marxistes à qui elle est imputée.
38En outre, les sociétés « non-occidentales », « traditionnelles », s’il est admis qu’elles sont diverses, sont paradoxalement toutes rangées dans une même catégorie, et définies uniquement en creux, selon des critères par lesquels elles se démarqueraient de la « culture occidentale » tels que : ne pas avoir un rapport prédateur à la nature, privilégier l’être par rapport à l’avoir, les relations de convivialité par rapport aux relations utilitaristes, accorder une grande place à la spiritualité, etc. Outre que ces évocations sont largement idéalisées et oublieuses de formes de violences sociales (certes autres que celle du marché), il semble que les caractères propres de chacune d’entre elles soient peu pris en compte, écrasés sous le poids de la démonstration.
39Enfin, symétriquement, la référence à l’« Occident » est délimitée de façon très floue : s’il s’agit de la référence à des sociétés laïcisées et sécularisées comme en Europe occidentale, comment alors rendre compte de la place qu’occupe la référence religieuse dans la culture dominante aux États-Unis ? Comment analyser le développement d’un pays comme le Japon ?
Une approche culturaliste
40Dans cette optique, les sociétés sont définies par leur culture, sphère de la vie conçue comme quasi autonome et qui surdétermine tous les autres aspects, notamment sociaux. Cette grille de lecture est très bien résumée dans l’exemple fourni par Latouche en réponse à une critique de Comeliau, dans les Cahiers de l’IUED :
Les maux du monde, écrit Comeliau, sont dramatiques et nul n’est autorisé à les ignorer. Mais ces maux, quels sont-ils ? Sont-ils les mêmes pour nous et pour le paysan africain, l’imam yéménite, le coolie chinois ou le guerrier papou ? Là où nous décodons « pauvreté matérielle » à partir de notre grille de lecture économique, le second verra la marque indubitable de la sorcellerie, le troisième le triste spectacle de l’impureté rituelle, le quatrième un dérèglement du ciel et le cinquième un problème avec les ancêtres décédés20.
41Cette grille de lecture aboutit à relativiser la pauvreté matérielle (et toutes les manifestations les plus criantes de ce qui est couramment appelé le sous-développement), qui revient à n’être plus qu’un vécu parmi d’autres, celui de l’imaginaire occidental marqué par la domination de l’économie. Illich parle à ce sujet de complexe d’infériorité.
42Chaque culture, et donc la société qu’elle définit, est considérée comme une et homogène. C’est ce que sous-entend l’analyse suivante de Rist : « Une société étend à toutes les autres les valeurs, historiquement construites, auxquelles elle croit. » Or, explique-t-il, cette extension est abusive, car rien ne dit « que toutes les sociétés désirent la même chose ». Une telle formulation est lourde de conséquences : elle signifie que, dans tous les cas de figure, une société tout entière – fermée sur elle-même – a une seule « fonction de préférences » et définira pour elle-même un seul et unique ensemble d’objectifs et donc de normes21.
43On peut être tenté au contraire de poser la question : qui dans la société parvient à faire entendre ce souhait ? Quel groupe social ? Cette question ne peut pas être posée puisque, par hypothèse, ce qui définit la culture d’une société c’est justement sa cohérence interne. Dès lors, les conflits, les relations sociales d’oppression (notamment à l’encontre des femmes) ne sont jamais envisagés comme tels. On rencontre ici les thématiques du relativisme culturel : toutes les pratiques ou normes sociales sont équivalentes, le seul critère étant le sens qu’elles trouvent dans une culture donnée. Aucun progrès social n’est envisageable à l’échelle de l’histoire humaine, dans la mesure où le progrès n’est jamais vu comme le résultat de luttes (comme on peut considérer que c’est le cas pour l’abolition de l’esclavage), mais comme une culture parmi d’autres (ainsi, celle des Lumières en Europe) historiquement déterminée et contingente, et dont la généralisation ne peut relever que d’une démarche, l’ethnocentrisme. L’universalité des droits comme construction historique est niée. Le corollaire de cette optique est une fétichisation des cultures « traditionnelles » qui à la fois sont vues comme ne pouvant changer et comme étant toujours déjà là, de façon a-historique : elles échappent à tout conflit et à tout changement social. Leurs règles et normes elles-mêmes sont considérées comme immanentes et non comme le produit d’un rapport à la nature et d’un rapport de forces socialement et historiquement constitués.
44Cette lecture découle notamment d’une assez large occultation du fait que la cohérence de ces sociétés a été en grande partie détruite par la colonisation, ce qui fait largement des traditions et des normes aujourd’hui observées des reconstructions a posteriori. Pour Latouche, ces sociétés doivent avant tout retrouver leur identité perdue. Or, les colonisateurs ont en effet largement récupéré et renforcé, pour les besoins de leur domination, les hiérarchies tribales et familiales, figées ainsi dans l’histoire (Bagchi, 1993 ; Founou-Tchnigoua, 1993) ; il en est de même du capitalisme postcolonial. Aujourd’hui par exemple la dot en Inde est une tradition qui s’est trouvée considérablement réactivée depuis quelques décennies par l’extension des relations marchandes et de la consommation. Plusieurs études font état d’exemples d’interaction féconde entre le capitalisme transnational et les traditions les plus oppressives. Ainsi l’enfermement des femmes au Bangladesh est mis à profit par la sous-traitance des multinationales du textile pour le travail à domicile (Hirata, Le Doaré, 1998).
45À considérer les sociétés comme figées et juxtaposées sans communication entre elles, exposées au rouleau compresseur d’une occidentalisation qui serait une tendance unilatérale et pratiquement achevée, on est à l’opposé théorique de la « contemporanéité de plusieurs mondes » mise en avant par plusieurs anthropologues. Cette conception ignore ainsi la possibilité que les différentes cultures soient traversées par des identités sans cesse redéfinies collectivement, et que des processus d’hybridation y soient à l’œuvre. Elle ignore aussi les voies par lesquelles des groupes dominés, dans toutes les sociétés, reprennent à leur compte des valeurs universelles qui fondent leurs luttes (Quiminal, 1998).
Une position épistémologique
46La grille de lecture culturaliste comporte enfin plusieurs corollaires sur le plan épistémologique.
L’anti-économisme
47Elle est l’un des fondements de l’« anti-économisme ». Il s’agit de remettre en cause le rôle supposé joué par le raisonnement économique avec ses critères de rationalité et d’utilitarisme, qui serait propre à la sphère culturelle occidentale mais totalement étranger à toutes les autres. Dans la lignée d’Illich et sur la base d’une interprétation unilatérale et réductrice de Polanyi et de ses concepts de désencastrement et réencastrement, ces analyses pointent l’autonomisation de la sphère économique par rapport à la sphère sociale, entendue au sens large, qui caractériserait les sociétés occidentales. Or l’anti-économisme, ainsi formulé, constitue une contradiction interne de ces théories. Car, justement, « l’anti-développement » consacre ainsi cette dichotomie entre l’économique et le social, le culturel, et l’éthique, en n’envisageant l’économie que sous l’angle de la doctrine néoclassique : celle-ci prétend abusivement au statut de science et coupe l’économie de toute détermination culturelle ou sociale.
48Latouche lui-même aboutit à cette position contradictoire lorsqu’il écrit :
L’absence largement répandue des notions et des représentations du développement en dehors de l’Occident, mise en évidence par les anti-développementistes, est-elle une preuve que les peuples et les cultures en cause ignorent tout des « réalités » qui se cachent derrière ces mots, n’aient pas une pratique économique, ne « travaillent » pas en vue de la satisfaction de leurs « besoins fondamentaux », ne souhaitent pas une espèce de développement de leur bien-être, ne se livrent pas, comme le soutient Godelier, à un calcul rationnel ? […] À l’inverse, avec de nombreux anthropologues, nous pensons que certains peuples ignorent l’économie et le développement comme ils ignorent l’Être ou Dieu22.
49Cet anti-économisme ignore, par principe, l’existence d’une pensée économique hétérodoxe. D’une part, l’économie, ainsi conçue, saute de Smith à Walras (où elle s’arrête une fois pour toutes) sans passer par Marx : la critique de l’économie politique, c’est-à-dire le dévoilement des rapports de production à la racine des catégories économiques et la dénaturalisation de celles-ci, passe à la trappe. D’autre part, la plupart des définitions hétérodoxes du développement se gardent bien d’une telle dichotomie et considèrent le développement comme un phénomène total23.
Le post-modernisme
50Par ailleurs, la mise à distance de la rationalité procède de l’influence du post-modernisme. Celui-ci remet en cause les fondements de la modernité et de la philosophie des Lumières que sont la raison du sujet et l’universalisme, fondant un projet de connaissance du monde émancipé des appartenances traditionnelles et des déterminations métaphysiques. Est affirmée, à l’opposé, une équivalence entre savoirs rationnels et irrationnels, justifiée par le fait qu’ils sont tous construits historiquement.
51Quand Rist revendique de qualifier l’idée de développement de « religion moderne », « face à l’arrogance d’une société sécularisée et rationnelle », ou encore affirme qu’« il faut refuser le grand partage entre “traditionnel” et “moderne” », il se situe ainsi dans la continuité des positions de l’essentiel des chercheurs du MAUSS pour lesquels la rationalité est considérée comme un point de vue contingent parmi d’autres (Latour, 1988, 1991) car, écrit celui-ci, « la modernité elle-même s’inscrit dans une tradition24 ».
Une nouvelle forme d’idéalisme
52Le « sous-développement » est donc compris comme un état d’esprit, un complexe d’infériorité des populations qui provient de leur aspiration à des solutions occidentales inaccessibles (dont la généralisation des écoles). De façon plus marquée dans les derniers écrits du courant, l’accent est mis sur le caractère imaginaire, symbolique, culturel de la domination exercée par l’Occident sur les sociétés autrefois colonisées. À cette fin, notamment chez Rist, les concepts de « domination symbolique » ou de « violence symbolique », inaugurés par Pierre Bourdieu, sont importés, au sens où les dominés consentent à leur domination et la trouvent légitime, reprenant à leur compte les mots, les mythes, les catégories imaginaires de leurs oppresseurs. C’est oublier que, pour Bourdieu, la domination symbolique prend effet en s’articulant avec des rapports sociaux de domination bien matériels dans lesquels elle s’enracine et qu’elle nourrit et renforce en retour.
53L’essentiel du raisonnement de l’anti-développement, et aujourd’hui de la décroissance, se cantonne ainsi de plus en plus à la sphère de l’imaginaire et des représentations. On a plusieurs manifestations de cette tendance : la « pauvreté matérielle », on l’a vu, étant assimilée à un sentiment subjectif, et la croissance elle-même étant de plus en plus ramenée à un système de représentations modelant le fonctionnement de la société.
Quel modèle de société ?
54Peut-on considérer que ces théories constituent de mauvaises réponses à de bonnes questions, ouvrant la voie à un ébranlement des certitudes établies ? On défendra ici le point de vue opposé, considérant que la critique reste en surface derrière le radicalisme de façade : tandis que les différentes stratégies de développement sont renvoyées dos à dos, l’analyse ne va pas à la racine, n’explicite pas les mécanismes ni les contradictions, se situant en extériorité totale à tout mouvement social et à tout projet de transformation de la société. Enfin, si plusieurs critiques de ce courant mettent en avant l’absence de propositions alternatives concrètes (Comeliau, 2003), il paraît également important de pointer le modèle social fort cohérent qu’il dessine bel et bien.
L’impensé des rapports sociaux
55Le « progrès social », ainsi décrié, est systématiquement confondu avec le seul progrès technique, lui-même univoque comme on l’a vu plus haut. Il est, par ailleurs, apprécié comme une transposition mécanique d’institutions, de valeurs, et de modes de fonctionnement, etc. d’une société à une autre, jamais comme le produit d’évolutions endogènes aux sociétés ou de luttes sociales (ou alors celles-ci font le jeu de l’« occidentalisation »).
56Bien sûr, il est normal et moral, écrit Rist, que l’humanité nourrisse des espoirs d’amélioration de son sort, de fin de la misère, etc. Mais il renvoie ce « noble objectif » au statut soit d’une croyance religieuse, comme on l’a vu, soit d’une illusion irréalisable, dans la mesure où il n’existe pas de forces sociales, notamment au Sud, pour le porter. On trouvait déjà ce fatalisme chez Partant : « Il n’existe aucune possibilité de la [l’organisation politique et sociale du monde] transformer, aucune force sociale capable de le faire, aucun schéma politique permettant d’y songer25. »
57Cette occultation des rapports sociaux aboutit également, dans le thème de la décroissance, à une conception où la population du Nord est considérée comme responsable, par son niveau de vie, de la pauvreté du Sud, sans que les groupes économiquement dominants du Nord comme du Sud (pas plus que les firmes multinationales) ne soient jamais évoqués.
58Le refus du développement et la promotion de la décroissance, dans leurs différents aspects, croisent plusieurs autres thématiques, avec lesquelles ils forment système. Ces thématiques constituent une trame récurrente, présente à des degrés divers dans tous les textes de ce courant.
Une défense de l’ordre social et de la complémentarité des sexes
59La cohérence des cultures, qui est défendue en tant que telle, n’est rien moins qu’une légitimation culturelle de la différence et de la complémentarité des sexes dans l’ordre social. Cette différence trouve son fondement dans la sphère culturelle si ce n’est dans la sphère biologique. On peut parler ici d’essentialisme culturaliste. C’est le registre des arguments qui ont été avancés dans le débat sur l’excision qui a traversé la Revue du MAUSS en 1988 et fait une large place aux arguments du relativisme culturel (Lefeuvre, 1998). Caillé conclut ce débat en mettant en doute « la catégorie moderne de la domination (des femmes) » dans les « sociétés archaïques et traditionnelles26 ».
60Par ailleurs, la nostalgie d’un ordre où chacun reste à sa place est parfois au rendez-vous. On pourra citer Esteva :
Je possédais déjà une tradition et je nourrissais le rêve précoce de la poursuivre et de l’enrichir. J’avais une place dans le monde et des coutumes qui donnaient un sens précis à ma façon de me comporter dans la vie quotidienne : je savais comment m’adresser aux adultes, comment prier, et je savais quoi faire dans le cas d’une mort ou d’une naissance27.
61Transposé à l’époque contemporaine, ce rêve a les tonalités de la nostalgie d’une communauté frugale, conviviale, exempte de conflits et de contradictions :
Redécouvrir la vraie richesse dans l’épanouissement de relations sociales conviviales dans un monde sain peut se réaliser avec sérénité dans la frugalité, la sobriété, la simplicité volontaire, voire une certaine austérité dans la consommation matérielle28.
La convergence avec certaines thématiques néolibérales
62La fausse radicalité rejoint les thématiques néolibérales par plusieurs aspects. On en citera deux ici.
Les alternatives aux marges
63Toute lutte sociale étant inexistante, manipulée ou inévitablement dévoyée pour Partant, comme pour Latouche et tous les autres, l’utopie se situe aux marges, dans la décomposition du système, dans quelque chose qui ressemble beaucoup au secteur informel réellement existant (d’ailleurs fort apprécié de la Banque mondiale), qui s’inspire des thèses de De Soto (1994) sur l’« autre sentier », celui des activités informelles qui permettraient aux pauvres de faire la preuve de leurs capacités d’initiative, hors des réglementations étatiques « étouffantes ».
La thématique du ciblage
64On la trouve notamment chez Illich et chez Partant, qui remettent en cause l’utilisation de technologies médicales de pointe, au nom de la satisfaction des besoins essentiels. Les dépenses élevées pour l’enseignement, particulièrement secondaire et supérieur en Amérique latine, sont remises en cause au motif que la plupart des élèves n’accomplissent pas cinq années complètes d’école :
Une fois que l’imagination d’une population dans son ensemble a été « scolarisée », c’est-à-dire persuadée que l’école possède le monopole absolu de l’éducation, alors l’analphabète peut être frappé d’impôts qui permettront d’offrir une éducation secondaire et universitaire gratuite aux enfants de riches29.
65On aura reconnu ici une argumentation chère à la Banque mondiale dans sa remise en cause de l’universalisme des services publics et des systèmes de protection sociale.
66C’est là un discours familier de la thématique de l’anti-développement et de la décroissance. Ainsi, selon Rahmena :
L’État-providence apparaît comme l’outil premier de ce « gouvernement de la pauvreté » : la société met au point tout un ensemble de stratégies à caractère social, éducatif, économique, sanitaire, etc., de mesures de persuasion et de dissuasion, de programmes de formation, de rééducation et d’intégration sociale, pour « moderniser » les pauvres, les transformer en sujets de désirs et de besoins30.
67Ce n’est qu’en lui tournant le dos, écrit Esteva, que les pauvres et les exclus retrouveront leur autonomie.
Conclusion : repenser et reconstruire le développement
68Les théories de l’anti-développement dessinent en négatif un programme de recherche à construire : une réflexion renouvelée sur le développement peut difficilement faire l’économie de la confrontation théorique à la dynamique du capitalisme mondial et à ses contradictions. À l’instar du programme dépendantiste, l’économie du développement contemporaine ne peut éviter de se donner pour objectif la mise en lumière de l’articulation complexe des rapports sociaux internes aux sociétés avec les nouvelles formes de l’impérialisme. Mais elle doit également revenir de façon rigoureuse sur l’analyse des modèles et des stratégies de développement passés, sur les raisons de leurs échecs et la façon dont le contexte de la mondialisation libérale renouvelle les questionnements qui en découlent.
69L’impasse de l’anti-développement
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Ce texte est issu d’une recherche dont une première étape a abouti à une première étude publiée en 2004 dans la revue Recherches internationales, sous le titre « Misère de l’anti-développement ».
2 Comme l’Institut universitaire d’études du développement (IUED, Genève) et l’Université catholique de Louvain (UCL, Louvain).
3 <www.apres-developpement.org>.
4 Latouche (1989b : 60).
5 Rist (2001 : 36).
6 Rist (2001 : 27-34).
7 Latouche (2002 : 6).
8 Perroux (1981 : 46).
9 Id. : 53.
10 Dockès, Rosier (1988 : 250).
11 Latouche (2001), extrait du Monde diplomatique.
12 Latouche (2002a).
13 Aussi pourra-t-on contester l’affirmation de Latouche qui, à l’occasion du colloque pour « L’après-développement », fait allusion à « l’offensive développementiste des années 1980 » en Argentine, au moment où ce pays connaît une vague de désindustrialisation sans précédent.
14 Chez Ivan Illich, ainsi que chez Wolfgang Sachs qui en appelle à « concevoir les arbres, les rochers et les animaux comme des êtres animés faisant partie d’un vaste cosmos… » et repousse la rationalité d’une utilisation efficiente des ressources naturelles (Sachs, 1989 : 89).
15 Voir Harribey (2004) ou Duval (2004).
16 Illich (1971 : 26).
17 Latouche (2001).
18 PNUD (1991 : 1).
19 Ellul (1977).
20 Latouche (2003a : 131).
21 Rist (2001 : 76-77).
22 Latouche (2003a : 134).
23 Ainsi Perroux définit-il dans L’économie du xxe siècle le développement comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel global ». (Perroux, 1961 : 20). Sur l’économisme : « Les valeurs culturelles jouent un rôle fondamental dans la croissance économique qui n’est rien d’autre qu’un “moyen” ; les valeurs culturelles ont à la base des motivations qui freinent ou accélèrent la croissance et la légitimation des objectifs de la croissance. Ce n’est pas l’économisme seulement qui est anéanti dans un mouvement issu d’horizons divers de la pensée, c’est l’économie étroite des mécanismes du marché substitués aux décisions et aux activités des agents » (Perroux, 1981 : 50).
24 Rist (2001 : 40).
25 Partant (1982 : 30).
26 Caillé (1988b : 120).
27 Esteva (2001 : 50).
28 Latouche (2001 : 7).
29 Illich (1971 : 27).
30 Rahmena (2003 : 25).
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