Restructurations au sein d’un groupe multinational : la mise à l’épreuve des relations professionnelles
p. 221-233
Texte intégral
1Les restructurations d’entreprise, dont le rythme et l’ampleur se sont accélérés avec la récession, exercent un impact déterminant sur l’emploi, en quantité et en qualité, ainsi que sur les trajectoires professionnelles des salariés. Or l’asymétrie d’information et de pouvoir sur lesquelles elles reposent sont aujourd’hui au centre d’un débat et, dans certains cas, d’une mobilisation des salariés et de leurs représentants qui en contestent la légitimité sociale et parfois même économique. De telles mobilisations restent néanmoins très inégales, selon les secteurs d’activité, la taille de l’entreprise, et la représentation syndicale en son sein. Leur forme et leur intensité sont largement conditionnées par les ressources institutionnelles et juridiques dont disposent les acteurs sociaux au plan national ou local.
2Prolongeant l’approche des capabilities d’Amartya Sen1, nous explorons ici les conditions d’exercice d’un pouvoir d’influence des salariés dans les processus de restructuration. Au-delà de la procédure d’information-consultation des travailleurs dans l’entreprise qui constitue le socle formel de la directive européenne (2002/14/CE), ce pouvoir conditionne la construction d’un diagnostic partagé2. Les enjeux liés à la maîtrise que chaque salarié est en droit d’exercer sur sa propre trajectoire, comme expression de ses capacités (capabilities), sont ici directement articulés aux conditions d’une définition collective de l’emploi.
3Nous tentons d’apprécier le niveau et les formes d’influence des salariés à travers l’étude d’un groupe multinational d’origine française, Alstom, en proie à une vague importante de réorganisations internes dans la première moitié des années 2000. Portant sur trois des filiales européennes du groupe (France, Allemagne et Pologne, cf. encadré 1), l’étude interroge la façon dont les choix stratégiques opérés par la direction d’Alstom au niveau central peuvent être modulés par des formes plus locales de gouvernance. La première partie s’intéresse à la façon dont les acteurs des trois sites nationaux (directions locales et représentants des salariés) affectés par la décision de restructuration ont pu conserver des marges d’autonomie et infléchir ces décisions le cas échéant. Sont ainsi mis au jour des régimes de restructuration distincts, comme produits de la capacité de réaction et de négociation des acteurs locaux qui opèrent dans des contextes nationaux spécifiques. Par régimes de restructuration, nous entendons les formes (fusions/acquisitions, délocalisations, externalisations, réductions d’effectifs3, réorganisation interne), les rythmes (fréquence), l’ampleur (nombre d’emplois concernés), l’impact ainsi que les modalités de négociation qui caractérisent les restructurations dans chacun des sites. La seconde partie confronte les effets contradictoires que portent en germe ces régimes de restructuration : action possible des salariés sur le périmètre de l’emploi d’un côté, mais aussi enregistrement d’inégalités sensibles entre systèmes de relations professionnelles et donc entre collectifs de travail nationaux, de l’autre. Elle débouche sur une interrogation centrale, celle des niveaux pertinents de construction de diagnostics partagés et de régulation de l’emploi.
Encadré 1. Méthodologie
Le choix s’est porté sur Alstom, un groupe multinational d’origine française spécialisé dans les infrastructures d’énergie et de transport. L’étude s’appuie sur des monographies menées dans trois sites européens du groupe (secteur énergie) qui ont été l’objet de restructurations de grande ampleur dans les années 2000 : Belfort, berceau historique du groupe (France) ; Mannheim (Allemagne) ; Elblag (Pologne). Les pays ont été retenus en raison de leurs différences marquées dans les systèmes de relations professionnelles. En même temps, la production dans chacun des sites (composants de centrales thermiques conventionnelles, à gaz et nucléaires) répond à des normes techniques suffisamment homogènes pour que chacun puisse être formellement « mis en concurrence » avec ses homologues étrangers. Les trois monographies reposent sur des entretiens approfondis auprès de différents types d’acteurs dans et hors de l’entreprise :
– Les DRH au niveau du groupe,
des pays et des sites.
– Les représentants des salariés (élus au
Comité d’Entreprise (CE), au comité de groupe, au Comité d’Entreprise
Européen (CEE), responsables syndicaux d’entreprise).
– Les
responsables des services publics en charge des actions de
restructuration dans chacun des pays.
– Les élus locaux ayant été
confrontés aux questions de restructuration dans les trois sites.
– Des chercheurs ayant une expertise dans le champ des
restructurations dans chacun des pays concernés.
Les entretiens ont été réalisés au cours de l’année 2006. Ils ont porté sur les processus de restructurations au sein du groupe depuis le début des années 2000.
Une pluralité de régimes de restructuration
4Alstom est jusque dans les années 1990 un conglomérat présent dans plusieurs secteurs d’activité qui vont de la production, transmission et distribution d’énergie, au transport ferroviaire et à la construction navale. Cette situation est l’héritage d’un développement privilégié par croissance externe, réalisé sous l’influence de l’État français et de ses choix en matière de politique industrielle. À l’aube des années 2000, le groupe accumule une série de difficultés. D’une part, son entrée en Bourse, en 1998, entraîne une fragilisation de son bilan, suite à la ponction financière préliminaire opérée par ses deux actionnaires (Alcatel et GEC) sous la forme d’un versement de dividende exceptionnel. Cette opération contribue à assécher les fonds propres du groupe. D’autre part, l’effondrement concomitant du marché de l’énergie et de la construction navale, ainsi que les effets financiers ravageurs dus à la défaillance technique des turbines à gaz héritées de la fusion, en 1999, avec le groupe helvético suédois ABB conduisent Alstom à une situation de quasi-faillite en 2003. À partir de là, le démantèlement du portefeuille d’activités du groupe se fait à marche forcée sous la tutelle de la Commission européenne, comme contrepartie du sauvetage financier opéré par l’État français. Dans ce contexte, le nouveau P-DG va s’employer à recentrer les activités du groupe sur deux métiers clés, l’énergie et le transport, à travers une profonde réorganisation qui se traduit par une diminution de moitié de l’effectif du groupe entre 2002 et 2006. C’est la déclinaison de cette restructuration, décidée au niveau central, dans trois sites du secteur « énergie » d’Alstom, que nous allons à présent analyser, sous l’angle des jeux d’acteurs qu’elle met en scène.
Le déficit de dialogue social sur le site français
5Le secteur « énergie » du groupe a connu des changements d’organisation importants, du fait des fusions et des cessions successives qui en ont bouleversé le périmètre et du processus de filialisation des activités dans les principaux sites de production. Le site historique de Belfort, cœur de l’activité du groupe jusqu’à la fin des années 1980, est particulièrement affecté par l’arrêt du programme nucléaire français. Les établissements manufacturiers du site (turbines et alternateurs pour centrales à vapeur et centrales nucléaires) font ainsi l’objet d’une restructuration sous deux formes : l’externalisation d’activités considérées comme périphériques et la succession à trois ans d’intervalle de deux plans sociaux, dans le contexte de crise et de quasi-faillite du groupe mentionné ci-avant.
Le processus diffus des externalisations4
6Dans le site de Belfort, un processus de restructuration en continu conduit, malgré l’avis négatif des représentants du personnel, à externaliser près du quart des emplois entre 1997 et 19995, qui échappe ainsi à la procédure de licenciement collectif. La cessation d’activités avec transfert de personnel donne lieu à l’application systématique de l’article L122-12 qui oblige le nouvel employeur au maintien des contrats de travail des personnels concernés6. Mais les trajectoires professionnelles des salariés sont fortement dépendantes du devenir des sociétés sous-traitantes et des rapports avec le(s) donneur(s) d’ordre. Trois cas de figure ont pu ainsi être identifiés. Dans le premier cas, des entreprises (gestion du site, maintenance informatique et des moyens de production) ont pu maintenir globalement leur activité grâce à un partenariat relativement équilibré avec Alstom et n’ont procédé à aucun licenciement économique dans la période considérée. Dans le second cas, des rapports de dépendance maintenus avec Alstom n’ont pas permis le développement autonome de l’activité des entreprises externalisées, dont le devenir a été émaillé de plans sociaux et de liquidations judiciaires aux conséquences douloureuses pour les salariés concernés. Dans le troisième cas, l’activité des entreprises externalisées a été soit réduite drastiquement (après une procédure de mise en liquidation judiciaire), soit fermée dans le site belfortain et transférée ailleurs.
Conflictualité et division syndicale lors des deux plans sociaux
7Au début des années 2000, la restructuration du groupe a pour principal enjeu la rationalisation et la redistribution des activités entre les différents sites au plan mondial. Les deux plans sociaux qui frappent le site belfortain sont d’autant plus traumatisants : 1) que l’usine d’Alstom a longtemps été le premier employeur de la région ; 2) que les salariés du secteur « énergie » n’ont jamais été confrontés à un plan social ; 3) que les deux plans se succèdent à un rythme rapide, sur fond de réduction permanente des effectifs depuis au moins une décennie.
8Le premier plan social (2000-2001) prévoit la suppression de 35 % de l’effectif des deux établissements d’Alstom (énergie) présents sur le site. La procédure qui se déroule sur 12 mois est marquée par un climat très conflictuel, avec contestation en référé par le CCE alors à majorité CGT. Les mesures de reclassement externes et internes prévalent sur les mesures d’âge, le marché du travail local ainsi que les autres unités d’Alstom étant en capacité d’absorber les « sureffectifs ». Ce premier plan est l’occasion d’une remise en cause de l’influence de l’organisation syndicale majoritaire, la CGT, qui perd une grande partie de ses adhérents à cette occasion. Le second plan social (2003-2004) survient dans le contexte de crise financière aiguë de l’entreprise. Cette fois, la procédure d’information-consultation dure moins longtemps grâce à la signature d’un accord de procédure. Entre-temps, la CFDT est devenue l’organisation majoritaire au CCE, revendiquant un rôle d’interlocuteur privilégié de la direction. Les suppressions annoncées touchent près de 40 % de l’effectif des deux établissements concernés. Les mesures d’âge prédominent tandis que les reclassements externes sont plus difficiles à réaliser sur un marché du travail local dégradé. Au total, filialisation, externalisation, plans sociaux ont abouti à réduire drastiquement les effectifs, passés de 2 658 fin 1998 à 718 fin 2006. Ces processus contribuent également à faire éclater le collectif des salariés et à réduire l’influence du site historique d’Alstom comme lieu de production, de décision et de responsabilité au sein du groupe.
Plasticité des relations professionnelles dans la filiale allemande
9Alstom-Power est présent en Allemagne depuis 1999 à travers une filiale7, anciennement détenue par ABB et principalement implantée sur le site de Mannheim. Cette société qui fabrique des turbines à vapeur et à gaz ainsi que des générateurs pour le marché allemand et international, compte environ 2 000 salariés dont 60 % de cols blancs. Son CE, élu pour quatre ans, est exclusivement composé de membres d’IG Metall. De façon unanime, les représentants du personnel interviewés ont mis en avant l’hyper-centralisme de la gouvernance d’Alstom et la perte de marge de manœuvre de la direction locale dans un contexte où la culture même de la co-détermination a été sérieusement mise à l’épreuve.
Une mise en tension du mode de gouvernance
10En 2003, le plan de restructuration annoncé prévoit la suppression sur le site de Mannheim de 750 postes, ramenés à 500 après négociation et privilégiant les départs en retraite. Sur cette base, un accord est signé engageant la direction à y maintenir l’emploi et les activités jusqu’en 2007. De leur côté, les organisations syndicales ont autorisé le développement d’une flexibilité du temps de travail (réduction du temps de travail et temps partiel) ainsi que des salaires, conformément aux possibilités ouvertes par les accords de branche de la métallurgie. En 2005, cet accord est remis en cause par la direction, qui exige une nouvelle réduction de 900 postes. Ce revirement, totalement inhabituel dans la tradition des relations professionnelles allemandes, conduit à un conflit intense impliquant une large fraction des collectifs de travail et leurs représentants. Les arguments de la direction en faveur d’une délocalisation vers la Chine et l’Inde sont, un à un, réfutés par les responsables syndicaux épaulés par des experts, au niveau national mais aussi au niveau du CEE d’Alstom (cf. encadré 2).
L’évitement des licenciements
11Le primat de la coopération et la recherche prioritaire du compromis, propres aux relations professionnelles à l’allemande, ont été dans un premier temps rendus impossible. Un processus de négociation a toutefois fini par s’engager grâce à la mise en place d’un groupe de travail associé au conseil de surveillance8. Celui-ci aboutit à un nouvel accord en février 2006 garantissant le maintien de l’emploi sur le site jusqu’à la fin 2010, ainsi que la création de 120 emplois industriels dans le bassin d’emploi et l’engagement d’une discussion sur la fermeture de l’activité de générateurs (90 emplois), sujette à controverse. Au total, quelque 200 emplois seront supprimés essentiellement sous la forme de départs en retraite anticipée, d’accords de départs volontaires et de mobilités internes au groupe, mais la négociation aura permis d’éviter les licenciements secs.
Encadré 2. Le Comité d’Entreprise Européen d’Alstom
Créé en 1996, le CEE d’Alstom, nommé Forum européen (European Work Forum) fait son apprentissage et construit sa légitimité à l’occasion de la forte conflictualité qui apparaît au sein du groupe à la fin des années 19909. Les restructurations engendrées par la fusion avec ABB en 1999 constituent un tournant essentiel. Pour le CEE, l’enjeu est d’organiser une mobilisation transnationale tandis que la fusion redéfinit le champ d’application des instances européennes représentatives existant à la fois chez Alstom et chez ABB. Le point de départ de la mobilisation est donné par un séminaire organisé, fin 1999, à l’initiative du syndicat allemand IG Metall. À l’issue de la rencontre qui rassemble membres des CEE d’Alstom et d’ABB, experts, représentants syndicaux européens (de la FEM) et nationaux, est adoptée « la déclaration de Mannheim », marquant la volonté d’une action collective au niveau du groupe. Celle-ci s’appuie notamment sur l’interpellation de la Commission européenne, puis du Parlement européen, sur l’irrégularité de la procédure d’information-consultation (la fusion est annoncée par voie de presse, au printemps 1999, alors que le plan de restructuration ne sera annoncé officiellement qu’en mars 200010). Le CEE conteste par ailleurs l’autorisation de fusion accordée par la Commission sur la base de critères exclusivement comptables et financiers et du principe de libre concurrence excluant toute considération sociale. Il saisit dans ce sens le Parlement qui reconnaît, dans un avis, l’irrégularité de la procédure, condamne la fusion et estime qu’en l’autorisant, la Commission n’a pas évalué les conséquences sociales de l’opération11 (résolution du 17 février 2000).
Des restructurations sans contestation dans la filiale polonaise
12La filiale polonaise d’Alstom est, à l’instar de la filiale allemande, un produit de la fusion du groupe avec ABB. Ce dernier avait acquis, en 1989, l’entreprise nationale Zamech (chaudières, turbomoteurs, bateaux et navires de guerre), désignée pour être la première entreprise industrielle de grande taille à être privatisée. Héritant de fait de l’histoire de ce fleuron national, le groupe Alstom voit la Pologne – à côté de l’Asie – comme l’un des marchés-clés en matière d’équipement électrique destiné à la production de l’énergie. L’usine Alstom du site d’Elblag en Pologne produit et commercialise des turbines à gaz et à vapeur, destinées pour moitié au marché polonais, pour moitié au marché mondial. Trois organisations syndicales y sont présentes : OPZZ12, Solidarité ainsi qu’un syndicat autonome. Solidarité, l’organisation la plus importante du site, regroupe à elle seule 33 % des 1300 salariés de l’entreprise (dont 40 % de cols blancs).
L’argument de la survie de l’entreprise
13L’annonce des restructurations en 2003 par le groupe s’appuie préalablement sur une campagne de presse rondement menée par la direction. L’argument de la survie de l’entreprise finit par s’imposer dans les esprits et l’idée que les emplois polonais compteront peu dans les arbitrages favorise une approche défensive. L’enjeu principal n’est pas de s’opposer à un processus présenté comme inéluctable mais seulement d’en limiter les effets les plus néfastes. Bien que le site soit compétitif, les salariés se laissent aisément convaincre qu’il s’agit là du prix à payer pour rester dans le giron du groupe. Le jeu des nationalités représentées au CEE (28 au total) renforce une telle posture. Face à l’ampleur du plan annoncé (et de sa déclinaison par pays), les premières réactions des représentants au CEE ont d’abord été de défendre l’emploi dans leur propre pays, sans qu’émerge de vision stratégique globale13. Ce n’est qu’après de longues discussions qu’un consensus s’est dégagé sur la nécessité d’une contribution de toutes les filiales du groupe.
Des suppressions d’emploi irréversibles
14La stratégie de la direction locale d’Elblag s’appuie sur une transmission systématique de l’ensemble des informations communiquées par le groupe aux représentants locaux des salariés. Elle mobilise un jeu subtil de représentations entre le collectif local associant les dirigeants locaux aux salariés (« nous, les Polonais »), et le management central (« eux »). La plupart des cadres ont accompli leur carrière dans l’entreprise, après y être entrés souvent par la « petite porte » (employés ou techniciens), et partagent des expériences communes avec les représentants des salariés. Le DRH jouera un rôle essentiel dans la légitimation des suppressions d’emplois et leur acceptation par les salariés, tout en tentant de s’opposer à une version encore plus drastique du plan de restructuration. Les 499 suppressions d’emploi programmées seront effectives sur le site, soit 38 % des emplois.
15En Pologne, les syndicats présents dans l’entreprise n’ont aucun représentant au sein du conseil d’administration. Seules s’appliquent les règles d’information et de consultation issues de la directive européenne en vigueur. La recherche d’un accord n’est nullement une obligation légale. Néanmoins, la stratégie de la direction est de viser cet accord, jouant sa réputation comme principal employeur de la région. Des dispositifs d’accompagnement des suppressions d’emploi sont proposés (formation, indemnisation des salariés concernés par le plan de cessions d’actifs, reclassement, préretraites), en contrepartie desquelles la direction réclame une conduite silencieuse de la restructuration : information minimale divulguée à la mairie et au bureau du travail ; absence de prise de positions publiques de la part des syndicats et des salariés. Le montant des indemnités octroyées dans le cadre du plan social constitue la clé de l’incitation au départ. Malgré un taux de chômage élevé à l’époque (près de 20 %), une partie importante de salariés acceptent de quitter l’entreprise, sans perspective professionnelle14.
Enjeux d’une restructuration à l’échelle mondiale
16L’étude comparative des processus de restructuration débouche sur un double diagnostic. En premier lieu et d’un point de vue général, l’asymétrie de pouvoir se trouve renforcée, facilitée par la réorganisation des circuits de décision offrant de moins en moins de prise aux directions locales et a fortiori à la représentation des salariés. En à peine une décennie, une réorganisation profonde des capacités productives, du portefeuille d’activités et de la division du travail aura été réalisée, au prix d’une réduction drastique des effectifs et de leur redéploiement sur les différents sites, particulièrement en Europe. En second lieu, les modalités et les effets des restructurations subissent toutefois la marque de formes plus situées de gouvernance au sein desquelles les relations professionnelles ouvrent des marges de manœuvre potentielles. Mais ces dernières dépendent de la capacité variable des systèmes nationaux de relations professionnelles à infléchir les décisions managériales. Autrement dit, le risque potentiel est bien celui d’une mise en concurrence des salariés entre sites d’un même groupe, face auquel ces derniers disposent de droits et de ressources inégales d’un pays à l’autre.
Une asymétrie de pouvoir renforcée
17La restructuration du groupe s’est accompagnée d’une réorganisation des circuits de décision, aboutissant à une nouvelle division du travail où prime l’organisation en lignes de produit (secteurs, divisés en « business »). C’est à ces niveaux que se prennent désormais les décisions stratégiques d’allocation des ressources (investissements, choix technologiques, embauches, affectation des commandes entre les différents sites au niveau mondial, etc.). Cette centralisation du processus de pilotage du groupe vient réduire les marges de manœuvre des acteurs locaux (directions et représentants des salariés sur les sites de production). Dans les sites allemands et polonais hérités d’ABB, l’organisation matricielle du groupe helvético-suédois confère aux directions régionales une relative autonomie de gestion estremise en cause. Dans le site de Belfort, cette centralisation s’accompagne d’un processus de filialisation des activités qui a pour effet de déconcentrer le dialogue social, au prix d’une distension et d’un brouillage des circuits d’information entre la hiérarchie managériale et la base des salariés. Les patrons de secteur ou de « business », c’est-à-dire les échelons les plus élevés de la nouvelle hiérarchie, perdent le contact avec le personnel des ateliers. Symétriquement, les responsables des filiales locales, principaux interlocuteurs des représentants du personnel dans les procédures d’information-consultation, sont dépossédés de toute influence sur la gestion et la prise de décision stratégique. Dans tous les cas, cette dissociation de l’entreprise, en tant qu’unité technique et économique, d’un côté, et en tant qu’unité juridique, de l’autre, a un effet profondément déstabilisant pour les représentants des salariés. Elle produit un brouillage des frontières et aboutit non seulement à une segmentation du dialogue social mais aussi à un effacement du dirigeant local comme figure d’autorité. Elle introduit une déconnexion entre les lieux d’élaboration des décisions stratégiques, d’allocation des ressources et les lieux d’exercice du droit du travail qui sont aussi ceux de l’intervention des instances représentatives du personnel, à savoir les sociétés juridiquement constituées sur les sites.
Un pouvoir de négociation des salariés inégal
18En France, si les droits d’information-consultation des salariés ont été de plus en plus renforcés au fil du temps, le dialogue social débouche rarement sur la construction de compromis consensuels lors d’une restructuration. Il emprunte plus souvent la voie conflictuelle, que ce soit à travers des actions en justice ou, à la faveur de la crise, de formes d’action plus radicales (séquestration de directions d’entreprise) destinées à peser sur la décision en mobilisant fortement les média. La faible capacité des représentants du personnel à maîtriser la conflictualité et à pratiquer la médiation, aggravée par la situation de division syndicale, renvoie bien souvent à l’intransigeance des directions sur le fond de la décision légitimée par l’analyse de la situation du marché15. Dans ces conditions, les pouvoirs publics sont souvent pris à parti par les représentants des salariés. Dans le cas qui nous occupe, cette influence a joué d’autant plus que le groupe a entretenu tout au long de son histoire des rapports privilégiés avec l’État et qu’il continuait d’occuper une position forte dans le bassin d’emploi local. Pour autant, les résultats des deux plans sociaux de Belfort montrent non seulement que la capacité des représentants du personnel et de l’État à infléchir le nombre de suppressions d’emplois envisagé par la direction reste limitée mais aussi que la qualité et la pérennité des « solutions » trouvées dans le cadre de l’obligation de reclassement imposée à l’entreprise sont entachées d’une forte incertitude pour les salariés concernés.
19En Allemagne, où les salariés disposent de droits les autorisant à influencer les principales décisions de la direction, souvent par l’intermédiaire de leur présence au conseil de surveillance ou dans les Betriebsräte, l’encadrement des procédures de restructurations est caractérisé par la forte autonomie des partenaires sociaux et par la capacité des syndicats à négocier des clauses de garantie d’emploi pour le noyau dur de la main-d’œuvre16. Si la décision finale revient à l’employeur, la pression exercée par les salariés y est cependant plus significative que dans d’autres pays, du fait des prérogatives accordées au CE par la législation sur la co-détermination (Mitbestimmung). En outre, la procédure d’information-consultation impose la recherche d’un accord. On soulignera que c’est bien le conflit intense, provoqué dans le site de Mannheim par la remise en cause d’un accord d’entreprise, qui a permis aux salariés d’accroître leur pouvoir de négociation, à l’inverse du cas français où la même intensité de conflit n’a pu s’articuler à un cadre de négociation. Les pouvoirs publics se sont classiquement tenus à l’écart du processus, laissant l’espace libre à la négociation autonome des partenaires sociaux. Finalement, au terme d’un processus dérogeant au cadre habituel de la négociation des restructurations, d’une durée exceptionnellement longue au regard des normes allemandes, les licenciements annoncés lors du second plan ont pu être en grande partie évités. Pour autant et même dans ce cas le plus favorable, la force des représentants des salariés en Allemagne se mesure davantage dans leur capacité à obtenir une révision des réductions d’effectifs programmées au départ qu’à proposer des alternatives stratégiques susceptibles de modifier le scénario original présenté par la direction.
20En Pologne, où l’encadrement légal des restructurations se limite à la transposition de la directive européenne, l’intériorisation de la situation de faiblesse des salariés au sein du groupe, l’absence de recours à des analyses indépendantes et la faiblesse des ressources existantes en matière de reclassement ont conduit les syndicats à privilégier les arrangements locaux avec la direction. Ces derniers ont dû accepter des départs massifs, dans une relative indifférence générale, l’action des pouvoirs publics se bornant à ouvrir une cellule d’inscription sur les listes de demandeurs d’emploi au sein même de l’entreprise afin d’éviter aux salariés d’avoir à se présenter massivement devant les guichets du chômage. Les seules mesures d’accompagnement ont été l’octroi d’indemnités compensatoires, dont le montant se situe néanmoins nettement au-dessus de ce qui est généralement consenti par les employeurs dans ce type de circonstances. Au total, alors que la représentation courante des salariés au sein du groupe invite à craindre des « délocalisations » d’activités vers la Pologne, c’est précisément dans ce pays que les suppressions d’emplois ont été les plus nombreuses et surtout qu’elles ont été effectives telles qu’annoncées.
Conclusion : quels niveaux pertinents pour une régulation de l’emploi?
21Face au processus de dichotomie entre instances décisionnaires et lieux de la négociation collective au sein du groupe, le CEE, dont le rôle a été conforté par une nouvelle directive du Parlement européen adoptée en 2008, apparaît comme l’institution de représentation la mieux outillée pour limiter le risque de mise en concurrence des collectifs de travail17. C’est en effet la seule instance où ces représentants cessent d’être confrontés à la fragmentation de l’organisation sociale au sein du groupe ; où ils peuvent se forger un cadre global de représentation, partiellement détaché du contexte local où se construit la perception première de leurs intérêts ; et où ils sont donc susceptibles de définir de leur côté une stratégie collective. Au sein du CEE, les représentants des salariés peuvent rencontrer les véritables acteurs de la décision et engager avec eux un dialogue social susceptible de peser sur la trajectoire de l’entreprise. Dans la réalité, l’étude du fonctionnement du CEE d’Alstom montre que l’élaboration d’un tel espace ne suffit pas sui generis à gommer les asymétries entre systèmes nationaux de relations professionnelles. Certes, compte tenu de l’intensité des restructurations au cours de la dernière décennie, il n’est pas étonnant que le CEE ait été au centre d’un ensemble complexe d’apprentissages de formes nouvelles de coordination des salariés. Pour autant, si une dynamique cognitive semble s’être engagée dans ce sens, le processus a souffert de la déclinaison par pays d’une restructuration conçue à l’échelle mondiale et du morcellement de la négociation opéré par la direction au niveau des sites. De leur côté, les représentants des salariés, d’abord soucieux de défendre leurs emplois et leurs usines en réaction à une menace de mise en concurrence des sites, ne sont pas parvenus à élaborer un projet collectif dépassant leurs intérêts locaux. La construction de points de vue communs et de stratégies adaptées peine à s’articuler à des structures de relations professionnelles de plus en plus hétérogènes18.
22Ces limites, inhérentes au cadre de concurrence exacerbée dans lequel opèrent les entreprises au niveau européen et mondial à cause de la libéralisation des flux de biens, de services et de capitaux, invitent à dépasser le niveau de l’entreprise et du CEE comme instrument du dialogue social et de la défense d’une « cause commune » de l’emploi. De ce point de vue, le secteur apparaît comme un lieu nécessaire de coordination et d’action collective au plan européen. À ce niveau, il devient en effet possible d’anticiper les changements qui tiennent compte de la spécificité de la branche, de son organisation technique et productive (relations entre grands groupes et PME), des transformations prévisibles des entreprises et de leur vulnérabilité aux risques de restructuration, afin de prévoir les besoins en compétences, en formation et les mobilités professionnelles pour les salariés concernés. Le dialogue social sectoriel paraît donc un complément indispensable au dialogue qui trouve comme cadre premier celui de l’entreprise au niveau européen, pour faire valoir des intérêts qui dépassent ceux inscrits nécessairement dans les rapports de concurrence interentreprises19.
23Mais ce dialogue, pour être efficace, nécessite lui-même d’être intégré dans une problématique plus large de politique industrielle à l’échelle européenne, qui prenne en compte les nécessaires arbitrages à faire en termes de choix technologiques, de spécialisation et d’équilibres régionaux et intersectoriels. C’est à ce niveau seulement, mais évidemment dans le cadre d’une politique industrielle européenne refondée sur des principes autres que la concurrence libre et non faussée, que l’élaboration de nouvelles ressources collectives susceptibles d’accroître les capabilities des salariés contribuera à la promotion d’une cause véritablement commune de l’emploi.
Notes de bas de page
1 Cf. Sen A., « Capability and Well-being » in Nussbaum M. et Sen A. (dir.), The Quality of Life, Oxford, Clarendon Press, 1993 ; Comim F., Qizilbash M., Alkine S. (dir.), The Capability Approach, Concepts, Measures and Applications, Cambridge, 2008 ; De Munck, Zimmerman B. (dir.), La liberté au prisme des capacités, Amartya Sen au-delà du libéralisme, École des Hautes Études en Sciences Sociales (éd.), 2008.
2 Cf. IRES, « Restructurations d’hier et d’aujourd’hui : les apports d’un séminaire », Revue de l’IRES, n° 4, Spécial Restructuration, nouveaux enjeux, 2005/1, p. 337-359 ; Moreau M.-A. (dir.), « L’anticipation dans l’Union », AgirE, rapport final à la Commission européenne, mai 2008.
3 Licenciements collectifs avec existence ou non d’un plan social, départs en retraite, fin de CDD, démissions, etc.
4 Ce paragraphe résulte d’une enquête réalisée par Solveig Grimault, cf. Lefresne F. et Sauviat C. en collaboration avec Grimault S., « Modes de gouvernance, pratiques d’anticipation et régimes de restructuration : une approche comparative », Document de travail IRES, n° 1.08, février 2008, 241 pages.
5 Télécommunication, services généraux, logistique industrielle, conception, développement et maintenance d’applications informatiques, chaudronnerie, administration de la paie.
6 Cf. Beaujolin-Bellet R., Cornolti C., Kuhn J. C., Moulin Y., « L’anticipation partagée des restructurations à l’épreuve des faits », Travail et Emploi, 109, 2007, p. 11-23.
7 Il s’agit d’une société juridiquement constituée dans laquelle siège un représentant du personnel IG Metall au Conseil de surveillance, conformément à la loi allemande de co-détermination.
8 Le groupe était composé de : 3 membres du Betriebstrat, un avocat, 2 membres de l’administration locale d’IG Metall + des représentants de la direction.
9 Cf. l’analyse détaillée de la montée en maturité du CEE d’Alstom et des différents registres d’action qu’il a su mobiliser entre 1999 et 2005 (mobilisation du droit, élaboration de contre-expertises) par Béthoux E., Brouté R., Didry C., « De l’Europe au territoire : information, consultation et mobilisation des travailleurs dans les restructurations d’Alstom », Document de travail IDHE, Série Règles, Institutions, Conventions, n° 06-02, janvier 2006.
10 Selon la directive européenne 94/45/CE du Conseil du 22 septembre de 1994, le CEE doit être informé et consulté sur tout changement à caractère transnational « affectant considérablement les intérêts des travailleurs » (cf. prescriptions subsidiaires concernant les points à l’ordre du jour du CEE, mentionnées en annexe de la directive). Notons toutefois que ladite directive, dans son texte comme dans les lois de transposition nationale, ne comporte pas de dispositions pour sanctionner les directions d’entreprise qui ne respecteraient pas la procédure d’information et de consultation.
11 Le Parlement considère que la Commission n’a pas respecté l’article 127 du traité CE selon lequel « l’objectif consistant à atteindre un niveau d’emploi élevé est pris en compte dans la définition et la mise en œuvre des politiques et des actions de la Communauté ».
12 OPZZ a été officiellement créé en 1985 par d’anciens militants contrôlés par le parti communiste. Cette confédération, qui regroupe environ 25 fédérations, est surtout présente chez les employés, les cadres moyens et les fonctionnaires.
13 L’entrée tardive des représentants des salariés polonais dans la CEE (2002) n’a pas permis à ces derniers de faire prévaloir d’emblée leurs intérêts.
14 Cf. Portet S., « Poland : Circumventing the Law or Fully Deregulating? » p. 273-338 in Vaughan-Whitehead D., Working and Employment Conditions in New EU Member States. Convergence or Diversity, Geneva, European Commission and International Labour Office, 2005. Le sacrifice consenti est d’autant plus fort que les salariés d’Alstom-Pologne touchent le double du salaire moyen brut polonais.
15 Ce diagnostic corrobore celui, plus général, établi par Bruggeman F. et Paucard D., « Restructurations, pratiques françaises, dispositif d’accompagnement et rôle de l’expert », Regards, Les cahiers de Syndex, 2, 2003, p. 6-21.
16 Cf. Jürgens U., Krzywdzinski M. & Teipen C., « Changing Work and Employment Relations in German Industries, Breaking away from the German Model ? », WZB discussion paper, SP III, 2006-302.
17 Cf. Hyman R., « Structuring the Transnational Space : Can Europe Resist Multinational Capital ? » in Multinationals, Institutions and the Construction of Transnational Practices, Ferner A. & Quintanilla J. (dir.), Palgrave Macmillan, 2006, p. 239-255.
18 Cf. Delteil V., « Les comités d’entreprise européens : quelle perspective ? », Travail et Emploi, 106, 2006, p. 51-64.
19 Dans le cas d’Alstom, la présence d’un coordinateur de la Fédération européenne de la métallurgie (FEM) au CEE témoigne d’ailleurs de cette nécessité bien comprise.
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