À la recherche du « temps utile » : les comités d’entreprise européens face aux restructurations transnationales
p. 201-214
Texte intégral
1Rationalisation de la production, délocalisation, transfert, fusion-acquisition, cession, introduction de nouvelles technologies, réorganisation du travail, externalisation, etc. : l’ensemble des dénominations et des définitions que l’on regroupe sous le terme générique de « restructurations » signale à lui seul la complexité d’un phénomène dont la prégnance et la permanence dans la vie économique et sociale européenne sont aujourd’hui largement soulignés1. La complexité s’accroît encore lorsque les restructurations envisagées présentent une envergure transnationale : elles débordent alors des cadres juridiques nationaux dans lesquels leur gestion et leur traitement sont traditionnellement abordés ; elles introduisent des considérations politiques, voire diplomatiques, délicates ; elles défient les acteurs sociaux – locaux, nationaux ou européens – amenés à se mobiliser. De telles « affaires », dans lesquelles les dimensions économiques, juridiques, politiques et sociales se mêlent étroitement, ont fait plus d’une fois l’actualité ces dernières années, qu’il s’agisse du projet de fusion entre GDF et Suez annoncé en 2006, du cas Volkswagen Forest fin 2006, ou des affaires Alcatel-Lucent et Airbus début 2007 par exemple. Au croisement de la consolidation du marché unique, de l’élargissement de l’UE et de l’inscription de l’économie européenne dans la mondialisation des échanges, le développement des restructurations transnationales pose ainsi la question déjà ancienne de la place des entreprises multinationales dans le jeu des régulations économiques et sociales européennes.
2En ce sens, si les « restructurations » ne sont pas un thème nouveau porté à l’agenda communautaire, leur appréhension à ce niveau a pour sa part évolué : fréquemment présentées sous les termes de « mutations » ou de « changement », les restructurations sont vues avant tout comme « nécessaires » et largement « positives » par les autorités communautaires actuelles, qui cherchent ainsi à les favoriser pour encourager la croissance de l’économie européenne et assurer sa compétitivité2. Parallèlement, le coût social et les pertes d’emplois qu’elles entraînent sont reconnus et interrogent les acteurs communautaires sur les moyens d’« accompagner », de « gérer » ou de « traiter » au mieux ces processus économiques et leurs conséquences sociales. Dans cette perspective, nous nous intéressons ici aux réponses apportées par les salariés européens et leurs représentants à travers les mobilisations de cette nouvelle instance représentative du personnel qu’est le comité d’entreprise européen (CEE3). En quoi l’instauration d’une représentation « transnationale » des salariés, à l’échelle européenne, transforme-t-elle non seulement l’appréhension qu’ont ces derniers des phénomènes de restructuration touchant leurs entreprises, mais aussi la nature et la portée des actions collectives qu’ils engagent dans de telles situations ?
3Pour y répondre, nous montrons comment l’instauration et le fonctionnement des CEE renvoient non seulement à des questions d’articulation entre espaces (locaux, nationaux, européens ou mondiaux), mais également, et tout aussi fondamentalement, à des questions de temps. Le comité d’entreprise européen se trouve pris en effet entre le temps (court) et le rythme (rapide) de la vie économique et ceux (plus longs et plus lents) de la construction et de la mobilisation institutionnelles. Après être revenus sur le sens à donner à la mise en place des CEE dans un contexte de restructurations, nous examinons ainsi les trois enjeux temporels qui se dégagent de l’exercice de leurs fonctions d’information-consultation et de leurs mobilisations plurielles : anticiper, temporiser, synchroniser – trois enjeux qui permettent de rendre compte des ressources et des contraintes qui guident l’action collective menée par les CEE et par leurs membres. Cet examen nous donne également l’occasion de revenir sur les principales modifications introduites par la version révisée de la directive sur les CEE, adoptée le 6 mai 2009, après dix ans de blocage et de débats (cf. encadré 14).
Encadré 1. 1999-2009 : CEE et restructurations dans la perspective de la révision de la directive de 1994
L’article 15 de la directive de 1994 ayant institutionnalisé les comités d’entreprise européens prévoyait un réexamen de cette dernière au plus tard cinq ans après son adoption. Dès 1999, l’opposition franche entre partisans et opposants de cette révision – emmenés respectivement par la Confédération européenne des syndicats d’un côté, et par l’UNICE (aujourd’hui BusinessEurope) de l’autre – a été publiquement affichée. Deux éléments ont alors marqué la longue période de blocage qui a suivi : d’une part, le recours à des évaluations répétées du fonctionnement des CEE sur la base d’analyses de cas concrets et d’échanges de bonnes pratiques menés par les partenaires sociaux européens, séparément d’abord, conjointement ensuite5 ; d’autre part, un rapprochement de plus en plus marqué entre révision de la directive sur les CEE et traitement de la question des restructurations au niveau européen.
Ainsi, la première phase de consultation des partenaires sociaux européens lancée en avril 2004 dans le cadre du réexamen de la directive de 1994 est justifiée par les changements introduits par l’élargissement de l’UE, par l’adoption des nouvelles directives « information-consultation » de 2001 et 2002, mais aussi par le fait que « la restructuration à grande échelle a été, pour les entreprises transnationales et leur personnel, l’enjeu primordial de ces deux ou trois dernières années » et que « le rythme des restructurations s’est accéléré avec la réaction de l’industrie au ralentissement de l’activité économique », créant ainsi « un climat général d’inquiétude face au processus de restructuration et à ses conséquences sociales6 ».
Le rapprochement est plus explicite encore à l’occasion de la parution de la Communication de la Commission Restructurations et emploi de mars 20057, qui conduit à une deuxième phase de consultation portant dans un même mouvement sur les restructurations et sur les CEE. La Commission y invite les partenaires sociaux européens à « conclure un accord entre eux sur les voies et les moyens nécessaires » pour « encourager l’adoption des meilleures pratiques » en matière de restructurations et de fonctionnement des comités d’entreprise européens, « notamment en ce qui concerne leur rôle en tant que moteur du changement ».
C’est de nouveau le rôle attendu des CEE en matière de restructurations qui est mis en avant lorsque le processus de révision est relancé en février 2008 : « Après onze années d’activité, l’ensemble des acteurs européens soulignent l’effet positif de ces instances […] et le rôle déterminant qu’elles ont à jouer dans l’anticipation et la gestion responsable du changement. Cependant, les attentes à leur égard se sont accrues et sont loin d’être comblées. Leur potentiel reste trop souvent inexploité, […] notamment en ce qui concerne l’information et la consultation de ces instances, particulièrement en cas de restructuration transnationale8. » Après un nouvel échec de l’ouverture des négociations entre partenaires sociaux européens sur ce thème, la Commission propose une version remaniée de la directive le 2 juillet 2008, approuvée comme base pour la révision par la CES, BusinessEurope, le CEEP et l’UEAPME le 29 août. Le nouveau texte, dont plusieurs apports sont mentionnés ci-après, est adopté le 6 mai 2009.
Instaurer un comité d’entreprise européen en temps de restructurations
Les restructurations transnationales, moteur ou obstacle ?
4Les comités d’entreprise européens ont été institués pour assurer une information et une consultation régulières des salariés sur la vie générale de leur groupe. En ce sens, les restructurations ne sont que l’un des thèmes susceptibles d’être abordés lors des quelques réunions annuelles que tient l’instance, rassemblant membres de la direction et représentants des salariés européens. La genèse et le développement des CEE tendent cependant à en faire, du moins en théorie, un thème privilégié. Ainsi, dans les années 1970, c’est à l’occasion des débats entre la Commission et les partenaires sociaux européens sur les questions d’emploi et de licenciements liés aux restructurations qu’émerge l’idée d’instaurer une représentation transnationale des salariés au sein des entreprises multinationales opérant en Europe9. Les considérants de la directive de 1994, tout comme l’analyse des accords instituant des CEE indiquent également le souci des concepteurs de la directive et des négociateurs des accords de faire des CEE le lieu d’une information-consultation qui porte en particulier sur les projets de restructuration envisagés ou engagés par les entreprises. Dans cette perspective, les restructurations transnationales figurent au rang des finalités visées par le CEE : elles en sont, en quelque sorte, l’une des raisons d’être.
5Mais on peut voir aussi dans les phénomènes de restructurations transnationales l’une des raisons expliquant, à l’inverse, l’absence de comités européens dans un grand nombre d’entreprises couvertes par la directive de 1994. Rappelons en effet qu’à ce jour près de 65 % des 2 200 entreprises concernées ne se sont pas dotées de CEE. Des études récentes portant sur les entreprises allemandes et portugaises sans CEE mettent ainsi en évidence le frein que l’instabilité et l’incertitude nées des restructurations représentent pour l’instauration de ces comités. Ce contexte défavorable renvoie à plusieurs éléments. Les pressions économiques et la concurrence entre sites font de la défense des intérêts locaux et nationaux une priorité, qui passe avant l’établissement d’une instance transnationale. Les privatisations – observées dans le cas portugais – s’accompagnent du développement de nouveaux emplois moins stables et moins sûrs, occupés par de jeunes salariés moins enclins à s’investir dans les structures représentatives, qu’elles soient locales, nationales ou transnationales10. Par ailleurs, les difficultés rencontrées par les représentants des salariés pour connaître le nombre de salariés que compte leur entreprise en Europe – et déterminer ainsi si elle entre ou non dans le champ de la directive sur les CEE – se trouvent accrues en cas de restructurations : au manque de transparence déjà largement constaté s’ajoute le fait que les données recueillies risquent d’être rapidement invalidées, lorsque l’entreprise est prise au même moment dans un mouvement de cession ou d’achat d’activités sur le territoire européen11.
Qu’est-ce qu’une restructuration transnationale ?
6Si les restructurations transnationales pèsent ainsi de façon contradictoire sur le fait même d’instaurer un comité d’entreprise européen, la négociation de l’accord le mettant en place est aussi l’occasion pour la direction et les représentants des salariés de s’interroger sur ce qu’ils entendent par « restructuration transnationale » : il s’agit de donner à ce terme une portée concrète et opératoire, qui d’une part fasse sens avec les réalités économiques et sociales auxquelles l’entreprise fait face et d’autre part s’accorde avec le fonctionnement de l’instance européenne attendu par chacune des parties.
7Le champ de compétences du comité d’entreprise européen est en effet limité « aux questions transnationales », entendues par la directive, y compris dans sa version révisée, comme concernant « l’ensemble de l’entreprise de dimension communautaire ou du groupe d’entreprises de dimension communautaire, ou au moins deux entreprises ou établissements de l’entreprise ou du groupe situés dans deux États membres différents » (art. 1, § 4). Cette définition générale suffit-elle pour déterminer ce qu’est une « restructuration transnationale » et faire ainsi la part entre les processus de restructuration pouvant être discutés au sein du CEE et ceux qui en seront exclus ? La question est d’importance car si « le caractère transnational de l’entreprise est facilement identifiable », « la qualification de la restructuration transnationale est [en revanche] plus complexe12 ». Se demander si une restructuration est ou non « transnationale » conduit en effet à s’interroger non seulement sur la nature de la décision qui l’a fait naître, mais aussi sur ses conséquences. Une difficulté supplémentaire se fait jour au regard de la temporalité du projet de restructuration, lorsque des opérations de restructuration « se déroulent de façon échelonnée sur plusieurs pays13 », tout en relevant d’une même dynamique d’ensemble. En ce sens, questionner le caractère transnational de la restructuration, c’est interroger la stratégie même de l’entreprise : à quel niveau et à quel horizon est-elle définie, comment est-elle mise en œuvre et comment sera-t-elle évaluée ?
8Face à ces difficultés, M.-A. Moreau préconise de retenir une acception large du caractère transnational des restructurations, entendu comme qualification de toute restructuration qui se déroule dans un groupe de dimension communautaire14. Dans la pratique, au niveau de chaque entreprise ou groupe, cette qualification fait l’objet d’un véritable « travail » de la part des partenaires sociaux concernés, la capacité d’intervention du CEE sur ces phénomènes dépendant en partie des critères initialement retenus pour les définir15.
(Re)définir l’information et la consultation en vue des restructurations ?
9Cette capacité d’intervention dépendra aussi des définitions retenues pour l’information et la consultation. À cet égard, l’un des principaux apports de la directive révisée de 2009 est d’avoir précisé les définitions de ces termes, en écho à la jurisprudence observée depuis l’affaire Renault-Vilvorde de 1997, ainsi qu’aux principes introduits par les directives information-consultation de 2001 et 2002, elles-mêmes inspirées de l’héritage de Vilvorde16 (cf. encadré 2).
Encadré 2. Les définitions de l’information et de la consultation dans la directive révisée de 2009
Là où la directive de 1994 ne disait rien, celle de 2009 indique que « l’information s’effectue à un moment, d’une façon et avec un contenu appropriés, qui permettent notamment aux représentants des travailleurs de procéder à une évaluation en profondeur de l’incidence éventuelle et de préparer, le cas échéant, des consultations avec l’organe compétent de l’entreprise » (art. 2, § 1f).
À la définition de la consultation présentée en 1994 comme « un échange de vues et l’établissement d’un dialogue entre les représentants des travailleurs et la direction centrale ou tout autre niveau de direction plus approprié », il est ajouté que cet échange et ce dialogue doivent se faire « à un moment, d’une façon et avec un contenu qui permettent aux représentants des travailleurs d’exprimer, sur la base des informations fournies et dans un délai raisonnable, un avis concernant les mesures proposées qui font l’objet de la consultation, sans préjudice des responsabilités de la direction, lequel pourra être pris en compte… » (art. 2, § 1g).
Les notions d’« effet utile » de la démarche et de « temps utile », absentes du texte de 1994, apparaissent quant à elles dans l’article premier de la directive de 2009, qui affirme que « les modalités d’information et de consultation des travailleurs sont définies et mises en œuvre de manière à en assurer l’effet utile et à permettre une prise de décision efficace de l’entreprise ou du groupe d’entreprises », ainsi que dans ses considérants : « À cet effet, il convient que l’information et la consultation du comité d’entreprise européen lui permettent, en temps utile, de donner un avis à l’entreprise sans mettre en cause la capacité d’adaptation de celle-ci. » On notera que l’introduction de ces termes est liée dans les deux cas au rappel des objectifs et impératifs de l’entreprise en matière de prise de décision et d’adaptation.
10La directive révisée affirme ainsi à son tour le principe selon lequel l’information et la consultation du comité européen doivent être « utiles ». Dès lors comment définir et mesurer cette « utilité » ? À quoi renvoie-t-elle, notamment dans les situations de restructurations transnationales auxquelles font face le CEE et ses membres ? Comme nous le montrons dans les parties qui suivent, l’utilité se mesure avant tout au regard de critères temporels, qui renvoient à la nature de l’information, ainsi qu’à la temporalité du processus d’information-consultation, vis-à-vis de la prise de décision d’une part et de l’information-consultation des instances représentatives nationales d’autre part. Elle s’éprouve parallèlement dans les mobilisations plurielles dont le CEE fait l’objet en situation de restructuration.
Anticiper
Passé, présent, avenir : sur la nature de l’information
11Le rôle du temps dans l’appréhension de l’activité du comité européen en matière de restructurations tient tout d’abord à la nature de l’information transmise – et éventuellement discutée – en son sein. La question soulevée est celle du caractère rétrospectif ou prospectif de cette information : les membres du comité européen sont-ils principalement informés des résultats passés de l’entreprise ou invités à discuter de ses perspectives de développement (ou de ses difficultés) à venir ? Les positions des membres de CEE convergent largement sur ce point : l’information est pour l’essentiel tournée vers le passé, notamment sur les questions d’emploi17. Ce constat soulève alors des interrogations majeures quant à la nature d’une telle instance représentative et à la portée que lui confèrent les acteurs économiques et sociaux qui l’investissent : le CEE n’est-il qu’une simple chambre d’enregistrement ; joue-t-il le rôle d’un outil de veille économique, permettant par exemple de faire le lien entre l’état du marché européen et l’avenir de telle industrie ; ou bien s’apparente-t-il à un lieu de débat et de réflexion stratégiques, dans lequel les représentants des salariés ne se contenteraient pas d’intervenir sur les conséquences sociales des décisions prises, mais aussi en amont, au moment où se prennent ces dernières18 ?
12L’argument de la confidentialité des informations, jugées stratégiques par les directions notamment lorsque des projets de restructurations se trouvent concernés, tend à faire pencher le balancier du côté des informations passées. Dans le cadre d’une étude sur les accords de méthode en matière de restructurations en France19, nous avons ainsi rencontré un cas singulier de contournement des difficultés liées à la confidentialité des informations : la création d’une instance ad hoc, dite précisément « instance de dialogue stratégique » (composée de la direction, des cinq syndicats représentatifs français et des secrétaires des comités de groupe France et Europe) signalait non seulement l’intérêt des représentants des salariés pour l’anticipation permise par cette démarche, mais interviendraient aussi, en creux, une certaine mise à l’écart des instances représentatives existantes, et en particulier du CEE.
Mobiliser le comité d’entreprise européen : de la réaction à l’anticipation ?
13Face aux difficultés rencontrées dans l’exercice des fonctions d’information et de consultation du comité d’entreprise européen, un des enjeux de la mobilisation du CEE dans les situations de restructurations consiste alors pour les représentants des salariés à tenter de renforcer leurs capacités d’anticipation. On peut repérer dans cette perspective trois leviers principaux.
14Le premier, le moins institutionnalisé, relève de l’action des seuls représentants des salariés : il s’agit des échanges d’information informels que l’appartenance au comité européen permet à ces derniers d’avoir. Bien que limités par le temps réduit que ces représentants partagent et par une maîtrise souvent insuffisante des langues étrangères, ils contribuent néanmoins pour nombre d’entre eux à la récolte d’informations « de première main » sur l’organisation du travail et l’état de l’activité dans les différents sites européens du groupe. Ces informations nourrissent ainsi une analyse collective sur la situation de ce dernier et ses évolutions possibles. Cette analyse collective peut s’enrichir du recours à l’expertise, droit des CEE qui constitue ici le deuxième levier, relevant d’un engagement plus formel par lequel les membres du comité cherchent à évaluer la justesse des analyses avancées par la direction et à élaborer, le cas échéant, des scénarios alternatifs. Le troisième levier, en voie d’institutionnalisation, est de nature contractuelle : il renvoie à l’essor récent de la négociation transnationale d’entreprise en matière de restructurations20, dans laquelle les CEE s’impliquent de plus en plus aux côtés des fédérations syndicales internationales et européennes, et ce en dépit de l’absence de cadre juridique et d’une légitimité à négocier qui leur est parfois contestée. Si certains de ces accords sont de nature réactive et répondent à une restructuration européenne en cours21, d’autres planifient en amont les pratiques de dialogue social ou les mesures d’accompagnement à suivre en cas de restructurations éventuelles, voire définissent à l’échelle européenne des plans de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences tenant compte des changements organisationnels que pourrait connaître le groupe22.
Temporiser
Trop tôt, trop tard… : information et décision
15Le caractère souvent rétrospectif des informations transmises aux membres des CEE est renforcé par la difficulté qu’ils rencontrent pour articuler le rythme des réunions de l’instance et celui des décisions prises et annoncées par la direction. En effet, si la proportion d’accords prévoyant plus d’une réunion plénière du CEE par an augmente avec le temps, près de 70 % des accords conclus à ce jour n’en prévoient qu’une, contre 14 % qui en prévoient deux et 1 % seulement trois ou plus23.
16De là découle l’attention accordée par les représentants des salariés à la possibilité de tenir des réunions « extraordinaires » et aux conditions dans lesquelles ces réunions peuvent être convoquées. Les représentants siégeant au comité européen du groupe France Télécom se félicitent ainsi, par exemple, d’avoir inscrit dans leur accord le droit de convoquer une réunion « dans un délai maximum de sept jours calendaires » « si une majorité des 2/3 des membres titulaires », consultés par e-mail, se prononcent « en faveur d’une réunion plénière24 ». L’enjeu tient donc ici à la « réactivité » de l’instance représentative européenne.
17Dans ce cas précis, il tient aussi à la possibilité de réunir le comité « en plénière » lorsque doivent être discutés des projets de restructuration : les membres du CEE rejettent en effet la proposition de la direction de réunir préférentiellement le seul « bureau » du comité. Ce refus traduit la conception « technique » que les membres de ce CEE ont de leur bureau, dans lequel ils voient avant un tout un « agenda committee » – dédié à la préparation des réunions du CEE – et non un « executive committee » ou comité restreint25, qui se présenterait comme un « premier point de contact » pour l’information et la consultation transnationales et assurerait ainsi des échanges plus réguliers avec la direction. Dans d’autres CEE, le choix a été fait, au contraire, de confier au comité restreint un tel rôle de suivi, en arguant notamment de la rapidité avec laquelle les décisions managériales sont prises.
Gagner du temps en mobilisant le CEE
18Caler ainsi le rythme des activités du comité sur celui des réunions prises par la direction du groupe n’est cependant qu’une des options offertes aux membres du CEE pour tenter de limiter les décalages entre le temps de la vie économique et celui de la mobilisation institutionnelle et collective.
19L’autre option consiste à chercher à ralentir, voire à suspendre, le rythme des décisions en jouant, par exemple, sur le temps des procédures : c’est le cas non seulement du recours à l’expertise – qui implique le temps de l’étude et de sa restitution – mais aussi des recours en justice engagés par certains CEE pour dénoncer le non-respect par les directions de leurs obligations d’information et de consultation. L’engagement d’une action en justice par le comité d’entreprise européen a permis ainsi dans certains cas de repousser la mise en œuvre des plans sociaux aux niveaux nationaux et locaux, autorisant, éventuellement, leur réévaluation. Car c’est bien là l’enjeu de tels « ralentissements » ou « reports » : soit permettre une nouvelle évaluation de la situation de l’entreprise, sur la base de données qui n’avaient pu être rassemblées au préalable par exemple ; soit placer le moment de la prise de décision dans un autre contexte et une autre conjoncture, qui pourraient en changer les paramètres – comme à l’automne 2006 lorsque le TGI de Paris impose à la direction de GDF le report de son conseil d’administration chargé d’avaliser le projet de fusion avec le groupe Suez au motif que « la consultation de son comité d’entreprise européen [n’est] pas achevée » et doit être en premier lieu menée à son terme.
Synchroniser
Avant, après ? L’articulation des consultations européennes et nationales
20En cas de restructuration, comment articuler dans le temps la consultation du comité d’entreprise européen et celle des instances représentatives nationales et locales ? Faut-il consulter en priorité l’une de ces instances, et si oui laquelle ? La hiérarchisation des différentes structures représentatives n’est en effet pas déterminée a priori par les textes réglementaires, directive ou accords. Or, dans l’architecture représentative de l’entreprise, le CEE se greffe sur des instances nationales qui, du fait de leur plus grande « ancienneté » notamment, bénéficient généralement d’une légitimité plus affirmée et d’une reconnaissance plus grande. L’instauration du comité européen questionne donc les hiérarchies existantes, suscitant chez certains représentants des salariés la crainte que soit remis en cause le rôle des instances nationales dans lesquelles ils se sont parfois investis de longue date et dont ils savent mieux faire usage. Parallèlement, dans les situations de restructurations transnationales, la coexistence de ces instances aux différents niveaux local, national et européen rend plus complexe le processus d’information-consultation et l’appréciation de sa portée : est-il commencé, en cours, abouti ? Quelles informations sont connues et qui en disposent ? Portent-elles sur l’ensemble du projet de restructurations ou seulement sur certaines de ses déclinaisons nationales ou locales ?
21Pour ces diverses raisons, la question de l’articulation des instances nationales et européenne est l’un des principaux points sur lesquels la justice (notamment française) a été amenée à se prononcer26. La jurisprudence qui en ressort n’est toutefois pas stabilisée (cf. encadré 3).
Encadré 3. L’articulation entre le CEE et les instances représentatives nationales devant la justice
En 2004, dans les cas d’Alstom et d’Altadis, les TGI de Nanterre et de Paris reconnaissent la primauté du comité européen, arguant de la nécessité que « la procédure de consultation du comité [européen] aille à son terme […] avant que ne soit engagée celle du [comité central d’entreprise] de manière à permettre à celui-ci d’émettre un avis en parfaite connaissance de cause ». Ces jugements prolongent ainsi celui rendu dans l’affaire Vilvorde de 1997 qui contribuait à « placer le Comité de Groupe Européen au sommet des instances représentatives dont la consultation est prévue dans les cas exceptionnels, en particulier les licenciements collectifs » (Didry, 2001, p. 924). Dans le cadre de la restructuration du groupe STMicroelectronics, le TGI de Nanterre retient en revanche la thèse de la concomitance des consultations européenne et nationale.
En 2006, c’est le comité d’entreprise (CE) d’une société française, faisant partie du groupe suédois Assa Abloy, qui saisit le TGI d’Abbeville au motif que le la consultation du CE a été engagée sur la délocalisation de l’activité fin 2006 et la fermeture du site fin 2007 sans « consultation suffisante et préalable du CEE au sujet de la restructuration du groupe ». Les notions d’« effet utile » et de « temps utile » sont mises en avant par le juge qui reconnaît que « s’il ne peut être imposé comme principe général et absolu une information du comité européen préalablement à l’adoption de ‘‘mesures affectant considérablement les intérêts des salariés’’, une consultation préalable du CEE peut toutefois s’avérer nécessaire pour donner un effet utile aux dispositions relatives à l’information de cette instance de représentation du personnel, le souci d’utilité pouvant même conduire à exiger la consultation du CEE avant celle des instances nationales de représentation du personnel ».
Cette question est de nouveau abordée au moment de l’affaire Alcatel-Lucent (projet de suppression de 12 500 emplois dans le monde après la fusion en 2006 des deux groupes) portée devant la justice par le CEE d’Alcatel début 2007. La décision du TGI de Paris, globalement favorable au CEE, est cependant assortie d’une remarque du juge qui souligne que ni l’accord, ni la directive communautaire, ni le code du travail « n’établit une priorité d’information du Comité d’entreprise européen par rapport au Comité d’entreprise français… ».
22La directive révisée de mai 2009 ne tranche pas, elle non plus, cette question. Elle mentionne néanmoins ce point, absent du texte de 1994, en invitant les négociateurs des accords à fixer en amont, dans l’accord créant le CEE, les « modalités d’articulation entre l’information et la consultation du comité d’entreprise européen et des instances nationales de représentation des travailleurs » (art. 6, § 2c.). Il s’agit donc d’inciter les acteurs sociaux à anticiper ces situations, potentiellement litigieuses en cas de restructurations. Il sera alors intéressant d’examiner dans les futurs accords les solutions proposées, pour voir si elles confèrent au CEE cette « position d’avant-garde » que la jurisprudence lui a dans certains cas donnée27. Notons qu’une telle orientation contribuerait à la reconnaissance du caractère transnational des restructurations observées dans les entreprises multinationales opérant en Europe.
Coordonner les mobilisations
23À cette question de l’articulation des procédures d’information-consultation européennes, nationales et locales fait écho celle relative à l’articulation des mobilisations collectives auxquelles le projet de restructuration peut donner lieu dans le groupe. Il s’agit cependant moins ici de savoir qui (quel pays, quel acteur ou quelle instance) doit se mobiliser en premier lieu que d’éviter des réactions déconnectées et désordonnées dans les différents sites du groupe en vue de promouvoir une réponse européenne des salariés et de leurs représentants, qui soit pensée dans sa globalité. Dans cette perspective, le comité d’entreprise européen, en tant qu’instance représentative transnationale, peut être amené à jouer le rôle d’organisateur et de coordinateur à l’échelle européenne de ces actions protestataires, qu’il s’agisse d’appels à la grève ou à des débrayages simultanés dans l’ensemble des sites du groupe, du lancement d’une pétition auprès des salariés européens de l’entreprise ou de l’organisation de manifestations communes, soit à Bruxelles, où se trouvent les institutions communautaires, soit là où se situe le siège de l’entreprise. Dès lors, viser la synchronisation de ces actions apparaît non seulement comme un moyen d’accroître leur visibilité, mais aussi de revendiquer la dimension proprement européenne de la mobilisation.
24Ce rôle de coordination du CEE pose également la question de l’articulation entre les actions qu’il engage et celles promues parallèlement par les acteurs syndicaux, les fédérations syndicales européennes (FSE) en premier lieu. En 2005 par exemple, suite à l’annonce de la fermeture ou de réductions d’effectifs dans plusieurs usines européennes du groupe Electrolux, la FEM instaure un « comité de coordination des syndicats européens du groupe » appelé à s’associer au CEE pour faire face aux projets de la direction28. Cette initiative préfigure l’un des dix principes directeurs énoncés par la FEM dans le Manuel dont elle se dote en 2006 pour faire face aux restructurations transnationales : « mettre sur pied un groupe européen de coordination syndicale composés des syndicats impliqués, du comité d’entreprise européen et du coordinateur de la FEM ». Ce principe repose sur la conviction qu’une « information-consultation des syndicats, mais aussi entre syndicats, [est] essentielle » pour parvenir à une stratégie commune et éviter une compétition entre sites29.
Conclusion
25Les comités d’entreprise européens et leurs membres se trouvent dans une situation paradoxale vis-à-vis des restructurations transnationales qui d’un côté perturbent et mettent à l’épreuve leur fonctionnement et de l’autre sont l’occasion de mobiliser l’instance, d’expérimenter ses capacités d’action – avec la part d’invention et d’innovation que cela comporte – et de lui donner aux yeux des salariés, des autorités publiques ou de l’opinion une visibilité bien plus grande que ne le ferait un fonctionnement plus régulier ou plus routinisé. Cherchant à faire de nécessité vertu, les représentants des salariés membres des CEE tentent alors de se saisir de ces occasions – fréquentes – que sont les moments de restructuration pour conforter le fonctionnement de l’instance européenne, définir sa position et asseoir sa légitimité dans l’espace en construction des régulations sociales transnationales.
Notes de bas de page
1 Degremont A., « Le contexte économique des restructurations en Europe : la « restructuration permanente » », in Sachs-Durand C., La place des salariés dans les restructurations en Europe communautaire, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, p. 7-18.
2 « Le changement est dans la nature même de l’économie et de la société, et les restructurations en sont l’une des manifestations. Une économie fondée sur la liberté se désengage en permanence des activités les moins productives, pour se renforcer dans des secteurs porteurs. Ces changements touchent les gens. Faciliter les changements et leur donner la dimension sociale, c’est une de nos tâches. […] Que serait aujourd’hui l’Europe si elle n’avait pas restructuré son industrie minière et sidérurgique ? Où seraient ses constructeurs automobiles ? De Nokia à Volkswagen, en passant par Renault-Nissan, je pourrais citer de nombreuses entreprises qui sont devenues des fleurons de notre économie grâce à une restructuration parfois douloureuse. », V. Špidla, Commissaire européen à l’emploi et aux affaires sociales, Forum Restructurations, Bruxelles, 23 juin 2005.
3 Institutionnalisés par la Directive européenne 94/45/CE du 22 septembre 1994.
4 Directive 2009/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 mai 2009 concernant l’institution d’un comité d’entreprise européen ou d’une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d’entreprises de dimension communautaire en vue d’informer et de consulter les travailleurs (refonte).
5 Voir par exemple CES, UNICE/UEAPME, CEEP, Enseignements sur les Comités d’entreprise européens, Bruxelles, 7 avril 2005.
6 Comités d’entreprise européens : vers l’optimisation du potentiel d’implication des travailleurs au profit des entreprises et de leur personnel, 1re phase de consultation des partenaires sociaux interprofessionnels et sectoriels communautaires dans le cadre du réexamen de la directive sur les CEE.
7 Restructurations et emploi. Anticiper et accompagner les restructurations pour développer l’emploi : le rôle de l’Union européenne, COM (2005) 120 final.
8 Comités d’entreprise européens : consultation des partenaires sociaux européens sur la révision de la directive 94/45/CE du Conseil du 22 septembre 1994, Bruxelles, 20 février 2008.
9 Didry C., Béthoux É., Mias A., « La construction et les enjeux d’un système de relations professionnelles européen », Les Cahiers du Plan, 12, 2005, Commissariat Général du Plan.
10 Costa H. A., Araújo P., « European Companies without European Works Councils : Evidence from Portugal », European Journal of Industrial Relations, 14 (3), 2008, p. 309-325.
11 Whittall M., Lücking S., Trinczek R., « Understanding the European Works Council deficit in German multinationals », Transfer, 3, 2008, p. 454-467.
12 Moreau M.-A., « Restructurations et comités d’entreprise européens », Droit social, 3, 2006, p. 310.
13 Ibid.
14 Expression introduite par la directive de 1994 qui renvoie aux groupes ayant au moins 1000 salariés en Europe, dont au moins 150 respectivement dans deux États membres.
15 Sur le « travail de qualification » des restructurations et les conflits d’interprétation qu’il suscite, voir l’exemple du CEE de France Télécom dans Béthoux É., « Le dialogue social transnational dans l’entreprise : dynamiques européennes », in Jobert A. (dir.), Les nouveaux cadres du dialogue social : Europe et territoires, PIE-Peter Lang, Bruxelles, 2008, p. 189-246.
16 Didry C., « Le comité d’entreprise européen devant la justice : mobilisation du droit et travail juridique communautaire », Droit et société, 49, 2001, p. 911-934.
17 Waddington J., « Douze ans après la directive, quelle efficacité réelle des comités d’entreprise européens ? », Chronique internationale de l’IRES, 104, 2007, p. 22-30.
18 Béthoux É., « Le comité d’entreprise européen en quête de légitimité », Travail et emploi, 98, 2004, p. 21-35.
19 Didry C., Jobert A. (dir.), Les accords de méthode en matière de restructurations : un nouveau champ du dialogue social, rapport pour la DGEFP, Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, 2008.
20 Les restructurations représentent le premier objet de négociation dans les accords transnationaux d’entreprise d’envergure européenne.
21 Voir la contribution de da Costa I. et Rehfeldt U. dans cet ouvrage.
22 Schmitt M., Restructuring and anticipation dimension of existing transnational agreements. Analysis and overview table, Commission européenne, document de travail pour le Forum Restructurations, 2008 ; Carley M., Hall M., European Works Councils and transnational restructuring, Luxembourg, European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, Dublin, 2006.
23 Kerckhofs P., Comités d’entreprise européens, faits et chiffres, Institut syndical européen, Bruxelles, 2006.
24 Béthoux É., 2008, op. cit.
25 Distinction introduite par Lamers J., The added value of European works councils, Haarlem 1998.
26 Dans le cadre du « mouvement progressif » par lequel « les CEE ont compris qu’ils devaient se faire reconnaître en tant qu’acteurs lors des restructurations transnationales et qu’ils pouvaient s’appuyer sur la force du droit » en recourant à la justice pour faire respecter leurs obligations aux directions (Moreau M.-A., Paris J.-J., « Le rôle du comité d’entreprise européen au cours des restructurations : les leçons du projet AgirE », EUI Working Papers LAW 2008/2, 2008, p. 12-17).
27 Didry C., op. cit., 2001, p. 925.
28 Liaisons Sociales Europe, n° 133, 2005, p. 12.
29 Liaisons Sociales Europe, n° 164, 2006, p. 3.
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