La représentation re-structurée ?
p. 173-185
Texte intégral
Dynamiques de la consultation des salariés dans la banque
1La représentation des salariés s’est construite en Europe à partir de l’idée d’une démocratisation de l’entreprise1 qui a posé les bases d’une participation des salariés aux processus de décisions sur le devenir de l’entreprise. Récemment, des études ont pourtant pointé la situation d’affaiblissement de la représentation dans le contexte même des restructurations, où l’entreprise n’offrirait plus de cadre stable à la représentation et où les droits de consultation se trouveraient dilués dans l’entreprise-réseau où l’employeur est difficilement identifiable2. Dans ce contexte, certains observateurs en concluent à la « fin de la démocratie dans l’entreprise3 » sous l’effet notamment d’une offensive patronale de démantèlement des relations collectives d’emploi, une idée qui fait écho à des travaux soulignant le poids des stratégies managériales pour expliquer la diversité des trajectoires d’entreprise dans le contexte de la mondialisation4. Dans ces travaux, les restructurations tendent à être considérées comme le fait d’une décision unilatérale des directions, soit parce que ne sont pas pris en compte les cadres institutionnels de la représentation des salariés dans l’étude des trajectoires des entreprises, soit parce qu’ils véhiculent une vision figée des institutions de la représentation. En effet, en concentrant l’attention sur les organisations syndicales, en crise, on risque de ne pas voir le poids que peuvent avoir d’autres institutions représentatives et notamment les comités d’entreprise sur les trajectoires des entreprises.
2D’autres travaux soulignent en revanche les possibilités d’action qu’offrent les droits d’information-consultation comme base d’une mobilisation face aux restructurations et d’une identification du périmètre pertinent de représentation dans des entreprises aux frontières mouvantes5. Contrairement à l’idée selon laquelle elle serait essentiellement donnée par le cadre législatif, la représentation dans l’entreprise est aussi envisagée comme le produit d’une négociation entre la direction et les représentants des salariés sur les frontières de l’entreprise6. Cette dimension négociée de la représentation invite à adopter une approche dynamique des institutions où les cadres existants de la représentation forment la base de l’exercice d’une inventivité des acteurs pour créer de nouvelles structures et pratiques de représentation. Afin de sortir d’une vision où des systèmes de relations professionnelles figés seraient ébranlés par les restructurations, il s’agit d’envisager les restructurations comme des moments non pas uniquement de fragilisation de la représentation mais aussi de renforcement de la représentation. Dans cette perspective, les restructurations apparaissent comme des processus de reconfiguration où s’articulent travail de définition de l’entreprise et approfondissement des institutions de la démocratie dans l’entreprise.
Une enquête comparative sur la représentation des salariés dans le secteur bancaire
L’étude de la représentation des salariés dans le contexte des restructurations s’inscrit dans le cadre d’une thèse7 qui entend ouvrir la boîte noire de la représentation des salariés dans l’entreprise.
À partir d’un recensement des organes et instances de représentation, tant syndicaux qu’élus, la recherche met en évidence l’architecture complexe de la représentation des salariés. Elle permet aussi de saisir l’impact des restructurations d’entreprise sur l’architecture de la représentation et d’évaluer la capacité des salariés à peser en retour sur la structure de l’entreprise à travers une renégociation des cadres de la représentation.
L’étude mobilise sept monographies d’entreprise du secteur bancaire dont trois ont leur siège en France, deux en Allemagne et deux en Grande-Bretagne. Les entreprises étudiées soit comptent parmi les plus grands établissements bancaires européens, soit en sont des filiales spécialisées dans le crédit et la finance. Elles s’inscrivent toutes dans un cadre institutionnel complexe de représentation, ce qui forme la base d’une comparaison possible des dynamiques de la représentation dans un secteur qui se caractérise tant par une forte institutionnalisation des relations sociales que par de profonds changements affectant l’organisation du travail8.
Dans le cadre de ce texte, l’analyse des cas est nécessairement limitée. Nous avons fait le choix d’une présentation stylisée des dynamiques étudiées. Cette présentation ne permet pas non plus de rendre compte de la dimension comparative dans toute sa complexité. Nous poserons néanmoins en guise de conclusion la question de l’européanisation de la représentation des salariés.
3Pour rendre compte de ce processus, il s’agit d’étudier les cadres de la représentation dans l’entreprise et leur mobilisation dans des situations de restructurations. À travers une enquête sur la représentation des salariés dans le secteur bancaire dans trois pays européen (cf. encadré), nous reviendrons sur l’idée d’une crise de la représentation en mettant en évidence le maillage dense des institutions représentatives dans les banques comme ressource des salariés face aux restructurations. Il s’agira ensuite d’étudier les déplacements qui affectent simultanément la trajectoire de l’emploi et celle de la représentation dans le contexte des restructurations, afin de saisir la portée de ces dynamiques sur l’approfondissement de la délibération sur le devenir de l’entreprise.
Un maillage dense d’institutions représentatives dans les entreprises de la banque
4En partant du constat d’un déclin syndical, l’idée d’une crise de la représentation qui, depuis les années 1980, fragiliserait les capacités des salariés à peser sur la régulation de l’emploi constitue un des lieux communs des relations professionnelles9. L’observation des institutions de la représentation dans l’entreprise comme les comités d’entreprise en France, les Betriebsräte en Allemagne ou le système de shop steward en Grande-Bretagne invite cependant à revoir l’idée d’un vide représentatif dans l’entreprise. En effet, en fonction des différents contextes institutionnels nationaux, la représentation dans l’entreprise en Europe apparaît comme une institution complexe où la représentation ne doit pas se confondre avec la représentation uniquement syndicale, d’une part, où le déclin syndical ne s’accompagne pas nécessairement d’une perte d’influence du syndicalisme, d’autre part.
5En dépit des difficultés et limites de la comparaison de statistiques renvoyant à des contextes nationaux spécifiques, un rapide panorama statistique de la représentation des salariés met en évidence que la représentation dans l’entreprise atteint un taux de couverture sensiblement plus élevé que le taux de syndicalisation qui dans les trois pays étudiés apparaît moyen, voire faible dans le cas du secteur privé en France. Le contraste entre la faiblesse du taux de syndicalisation (5 %) et la couverture massive des salariés par les structures de représentation dans l’entreprise (92,2 % dans les entreprises de plus de 50 salariés) est particulièrement grand dans le secteur privé en France, mais s’explique par l’existence dans l’entreprise d’une pluralité d’institutions dites représentatives du personnel, élue, syndicales ou mixtes, pouvant remplir les fonctions de représentation10. Dans le cas allemand aussi, on observe qu’un taux de syndicalisation moyen n’empêche pas un taux de couverture de la convention collective élevé et une implantation forte des Betriebsräte dont le taux d’implantation varie cependant sensiblement en fonction de la taille de l’entreprise11. En Grande-Bretagne enfin, la couverture de 48 % des salariés par des représentants syndicaux dans l’entreprise apparaît d’abord plus élevé que le taux de syndicalisation et nuance ensuite l’image d’un désert syndical créé par le gouvernement Thatcher12.
La représentation des salariés en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne
Taux de syndicalisation |
Taux de couverture de
la |
|||
Total |
Secteur financier |
Total |
Secteur bancaire |
|
France (2005) |
7,6 % |
9,6 % |
92,2 %* |
96 % |
Allemagne (2007) |
20 % |
15 % |
43 % (>50 salariés)** 89 % (>500 salariés) 62 %*** |
78 %*** |
Grande-Bretagne (2004) |
34% |
32 % |
48 %**** |
56 %**** |
* Instances
syndicales et élues confondues.
** Présence d’un
Betriebsrat.
*** Taux de couverture de la convention collective.
**** Représentation
syndicale.
Sources : WERS 2004, RÉPONSE 2005, IAB 2007
6Ce maillage de la représentation est particulièrement dense dans le secteur bancaire avec un taux de couverture dépassant les 50 % pour la représentation des salariés dans l’entreprise. Dans les entreprises étudiées, l’observation cartographique de la représentation met d’ailleurs en évidence un maillage dense de représentants. À la Société générale, par exemple, les 35 000 salariés en France sont représentés par plus de 800 élus dans plus de 130 comités d’entreprise locaux et à travers un ensemble de lieux aux différentes échelles de l’entreprise (comité central d’entreprise, comité de groupe, comité d’entreprise européen). Cette architecture forme la base d’une participation des représentants aux processus de décision dans l’ensemble de l’entreprise, avec une pertinence croissante de l’échelle centrale de l’entreprise où les représentants se réunissent au moins 65 jours par an.
7Historiquement, ce maillage dense de représentants s’inscrivait dans une régulation forte de la relation d’emploi, comme en témoignait l’emprise de la régulation de branche dans ce secteur13, y compris dans un pays comme la Grande-Bretagne où la négociation de branche n’avait pas la même importance qu’en France ou en Allemagne14. Jusqu’à une époque récente, dans ce système de relations professionnelles qui faisait écho aux pratiques du secteur public, la gestion du personnel s’inscrivait dans un secteur protégé où l’importance du statut et de l’ancienneté formaient la base d’un système de rémunérations et de conditions de travail privilégié par rapport à d’autres secteurs15.
8Avant de montrer en quoi cette architecture institutionnelle constitue une ressource face aux restructurations et comment elle est mobilisée par les représentants pour peser sur la trajectoire des entreprises, il s’agit de revenir sur les déplacements qui s’opèrent dans le secteur bancaire, tant en matière d’emploi que de relations professionnelles dans le contexte des restructurations.
La fin d’une époque ? Les restructurations bancaires comme triple épreuve pour la représentation
9Dans les années 1980, les employeurs du secteur bancaire multiplient les offensives en faveur d’une réforme de la gestion de l’emploi qu’ils jugent inadaptée aux possibilités d’internationalisation et de diversification des activités qui s’ouvrent aux entreprises dans le cadre de la libéralisation du secteur. Lorsque sont annoncés les premiers projets de restructurations, tout semble indiquer une époque nouvelle qui non seulement sonne le glas d’un modèle professionnel original, mais place aussi la gestion de l’entreprise en dehors du cadre institutionnel historique des relations professionnelles.
10D’abord avec des projets de suppressions d’emploi, la rupture apparaît de taille par rapport au marché interne de l’emploi dans le secteur. L’impact des restructurations sur l’emploi est particulièrement important en Allemagne où depuis 1990 plus 20 % des emplois ont été supprimés dans les banques privées et près de 50 % à la Deutsche Bank16. Ces suppressions d’emplois s’inscrivent dans le contexte d’une réorientation des activités bancaires qui ne sont plus envisagées comme un service public d’intermédiation bancaire, mais comme des activités de commercialisation de produits bancaires17. Avec la transformation de la nature des activités bancaires, ce sont aussi l’organisation du travail et les métiers qui changent. Sous l’effet d’une stratégie de réduction des coûts, intervient en effet une segmentation des activités commerciales (front-office) et des activités administratives (back-office). Dans cette nouvelle organisation du travail, il apparaît que les emplois commerciaux sont revalorisés alors que les emplois administratifs ne sont plus nécessairement identifiés comme cœur de métier. Facilement mutualisables, les activités administratives sont concentrées dans des centres et parfois externalisées, sous-traitées, voire délocalisées. Si les emplois sont ainsi dans bien des cas non pas tant supprimés que transférés vers des filiales ou des sous-traitants, les observateurs soulignent que l’externalisation va cependant souvent de paire avec un déclassement des conditions de travail18.
11Parallèlement au contenu de l’emploi, la forme que revêtent les relations entre directions et salariés dans les situations de restructurations apparaît au moins aussi différente. À la Société générale et à la Barclays, les premiers projets de restructurations dans les années 1990 sont marqués par un passage en force des directions que les représentants vivent comme la dénonciation d’un pacte d’engagement pour l’emploi. Face à l’annonce de suppressions d’emplois, s’organisent alors des grèves d’une violence inhabituelle dans un secteur où les salariés se montrent généralement réticents à toute mobilisation collective19.
12En outre, c’est la capacité même de la représentation à peser sur le devenir de l’emploi qui apparaît fragilisée. La concentration des directions d’activités à l’échelle régionale est par exemple à l’origine d’une réduction du nombre d’organes de représentation à l’échelle locale qui éloigne les représentants de leurs mandataires20. Avec l’externalisation et les délocalisations, ce sont des unités entières de l’entreprise21 qui échappent au périmètre de représentation.
13Enfin, les restructurations sont à l’origine d’une complexification de l’entreprise où une organisation de la représentation centrée sur l’établissement perd prise dans un contexte où la structure juridique et la structure managériale de l’entreprise sont désarticulées. Les représentants multiplient en effet les exemples de cas où des salariés exerçant une même activité sur un même site sont non seulement employés par différentes filiales d’un même groupe financier, mais répondent aussi à différentes directions d’activités. Dans ce contexte, la représentation basée dans l’établissement n’a pas accès aux lieux où se prennent les décisions stratégiques. Cette situation de désarticulation entre lieux, représentation et échelle pertinente de consultation est renforcée par une situation où les représentants découvrent, en même temps que les problèmes, les procédures spécifiques d’information-consultation, dans lesquelles est placé le dialogue social sur les restructurations. Cette découverte porte tant sur la forme que sur l’objet des procédures qui n’organisent pas une négociation classique sur les termes du contrat du travail, mais une consultation sur les décisions stratégiques de l’entreprise.
La représentation comme ressource face aux restructurations
14Face à ces bouleversements tant de l’organisation du travail que des relations collectives de l’emploi, une étude collective sur les dynamiques de la banque dans les pays de l’OCDE conclut à « la mort de la banque traditionnelle22 ». Les restructurations sont à l’origine d’un éclatement de l’entreprise en une pluralité d’activités et d’une individualisation de la relation d’emploi qui se reflèterait dans l’importance croissante de la rémunération variable dans ce secteur. L’observation des dynamiques de la représentation dans le contexte des restructurations met cependant en évidence une mobilisation des représentants pour maintenir la cohésion du collectif de travail. Force est de constater ici la dimension institutionnelle de cette mobilisation où la capacité des représentants à peser sur le contenu des projets de restructurations passe aussi par un renforcement des cadres de la représentation. On observe ainsi une dynamique de représentation des salariés qui suggère moins la fin qu’une reconfiguration des pratiques historiques des relations professionnelles du secteur et avec elles des activités bancaires. Trois dynamiques correspondent à l’approfondissement de la représentation comme base d’une participation aux décisions stratégiques sur l’entreprise.
Renforcement des cadres et explicitation des règles de la consultation
15Une première expression de l’approfondissement des possibilités d’action de la représentation dans le cadre des restructurations s’observe à travers un combat des représentants pour un renforcement des cadres et une explicitation des règles de la représentation, rappelant ainsi que ces cadres et règles sont aussi le résultat d’une négociation d’entreprise.
16Un premier objet de négociation correspond aux moyens de la représentation comme à la Deutsche Bank où, par un effet de seuil sous l’effet de la concentration des activités de la banque de détail, le nombre de représentants a été réduit d’un tiers. Pour compenser les effets d’un réseau de représentants locaux moins dense, les représentants ont obtenu un nombre de permanents plus important pour chaque Betriebsrat. Une augmentation des moyens de la représentation a également été introduite à la Barclays par un accord partnership négocié à la suite d’un mouvement de grève contre les restructurations. Résultant d’une initiative politique du gouvernement Blair pour faire face aux restructurations, la notion de partnership est un modèle de gouvernance d’entreprise qui renvoie à l’idée d’un partenariat où les salariés acceptent le principe d’une réforme de l’entreprise et où la direction s’engage en retour à consulter les salariés et leurs représentants sur les projets qu’elle présente. À la Barclays, la signature d’un tel accord est à l’origine d’abord d’une reconnaissance du syndicat comme représentant légitime des salariés, d’une part, d’un renforcement de la représentation syndicale, d’autre part, à travers notamment une extension de l’accréditation syndicale à une partie de la banque de finance et d’investissement (BFI) et la mise en place d’un réseau de délégués syndicaux financés par l’entreprise.
17La notion de partnership fait écho en France à la pratique des accords de méthode qui prévoient la possibilité d’une négociation sur les restructurations23. Dans le secteur financier, les accords de méthode s’observent dans des situations où il s’agit de faire face collectivement à ce qui est considéré comme une épreuve pour les relations sociales. À cette fin, la négociation porte tant sur le contenu du plan social que sur les règles mêmes de la participation des salariés aux décisions. Ils permettent notamment d’expliciter en amont l’articulation entre les instances élues et syndicales ainsi que les conditions de participation en aval de la négociation du plan social24.
18Un renforcement de la représentation sur la base d’une explicitation des règles de la consultation s’observe ainsi à la Barclays où une procédure complexe de consultation est prévue 18 mois en amont de toute annonce officielle d’un projet concernant l’emploi. À la Société générale, l’action des représentants pour préciser la procédure vise aussi une articulation des niveaux de représentation devenue nécessaire dans un contexte où l’examen des projets des directions implique à la fois une vue d’ensemble de l’entreprise et un ancrage de la représentation à la base. C’est ainsi que fut mise en place dans cette banque une procédure de consultation régulière sur le budget de l’entreprise impliquant non seulement les CE locaux, mais aussi – fait nouveau –, intégrant le comité central d’entreprise.
Une représentation plus complexe pour une connaissance plus approfondie de l’entreprise
19On l’entrevoit à travers ces dynamiques, la renégociation des cadres de la représentation ne correspond pas à une simple adaptation de la représentation à la nouvelle organisation de l’entreprise. Il s’agit davantage d’une complexification des cadres de représentation qui s’inscrit dans une dynamique d’approfondissement de la connaissance que les représentants ont de l’entreprise. Cette dynamique prend la forme d’un travail cognitif d’identification des frontières pertinentes de l’entreprise à travers une redéfinition du périmètre de la représentation. Pour ne pas se trouver dans une situation défensive face à une organisation de l’entreprise en mouvement, les représentants font preuve d’inventivité dans la manière dont ils organisent leurs cadres d’action pour peser sur les projets des directions.
20En témoigne d’abord la création d’instances nouvelles qui viennent renforcer et compléter l’architecture existante de la représentation, comme dans le cas de la fusion entre le Crédit Agricole et le Crédit Lyonnais où un comité de concertation composé des représentants des deux entreprises a accompagné le processus de fusion des activités financières et des instances de représentations. La dynamique d’appropriation de l’espace des processus de décision des directions s’observe aussi dans les cas de mobilisations du dispositif juridique de l’unité économique et sociale (UES). L’UES renvoie à un ensemble d’entreprises juridiquement indépendantes entre elles mais pour lesquelles on constate une unité de direction, une complémentarité de leurs activités et une communauté de travailleurs. Dans la banque, la mobilisation de l’UES intervient soit pour créer une unité de représentation dans le cas de fusions comme au Crédit Agricole, soit dans une dimension plus offensive comme à la Deutsche Bank et à la Société générale où l’UES est mobilisée pour peser sur les mutations structurelles des entreprises et assurer une représentation unique pour la banque de détail et la banque de finance et d’investissement25. On voit alors comment la redéfinition des cadres pour maintenir une cohésion du collectif de travail a aussi un impact sur les choix stratégiques concernant les activités de la banque.
21La définition des frontières externes de l’entreprise s’inscrit dans un processus plus général d’approfondissement de la connaissance de l’entreprise pour mieux peser sur les projets des directions. Cette dynamique cognitive de la représentation se reflète aussi dans la spécialisation des lieux de représentation. Dans le cas de la Barclays où le shop steward s’entendait historiquement non pas tant comme interlocuteur de la direction que des salariés et du syndicat de branche, l’introduction de procédures de consultation conduit les représentants à doubler cette structure de représentation d’une architecture de commissions syndicales sur le modèle de la structure des directions opérationnelles de l’entreprise. Dans d’autres cas, la création de commissions spécialisées par secteur d’activité ou thème au sein du comité central d’entreprise forme la base d’une action plus ciblée de la représentation. Enfin, pour peser non seulement sur le projet de restructuration, mais aussi sur le processus de mise en œuvre des changements, des commissions paritaires de suivi des restructurations sont créées pour replacer un projet de restructuration dans une temporalité plus longue.
Des objectifs mieux identifiés, des enjeux reformulés
22Les structures de représentation produisent une cohésion qui se construit à travers le débat entre activités bancaires (et contre leur segmentation), d’une part, à travers la succession des restructurations, d’autre part. C’est en effet l’accumulation des expériences et de la connaissance acquise à travers les débats continus avec la direction aux différentes échelles de l’entreprise, qui permet de replacer un projet de restructuration dans un débat stratégique plus large sur le devenir de l’entreprise. Le renforcement de la représentation forme ainsi la base, dans certains cas, d’une meilleure identification des objectifs et d’une reformulation des enjeux des projets des directions dans les négociations avec la direction. On observe en effet deux types de situations de restructurations dans les entreprises étudiées.
23Un premier type de situation correspond à une négociation classique sur les conditions de mise en œuvre de la réorganisation de l’entreprise et de son impact sur l’emploi. Les négociations portent alors principalement sur les conditions matérielles du départ ou de la mobilité des salariés26. Dans ce type de négociation, la participation des salariés aux décisions les affectant s’opère dans une logique gestionnaire visant à obtenir des formes de dédommagement pour des situations vécues comme des fatalités. Cette approche quantitative de l’emploi semble aussi renforcée par un contexte où les profits générés par la Banque de Finance et d’Investissement (BFI) sont à l’origine de conditions de départ incitatives27.
24Dans un deuxième type de situations, le débat vise, au-delà d’une logique de dédommagement des salariés, à remettre en question la pertinence des projets des directions. Ces cas mettent en évidence des formes de délibération où les enjeux et termes du débat évoluent pour parfois aboutir à des perspectives innovantes sur les projets des directions. Dans une perspective d’anticipation au-delà de la gestion quantitative de l’emploi, les thèmes abordés sont alors la formation et le stress ; le reclassement interne est privilégié à la suppression d’emplois et une réflexion est menée sur l’emploi bancaire28.
25Dans d’autres cas, la direction est amenée à renoncer à son projet face à la démonstration par les représentants du manque de pertinence du projet29. À la Deutsche Bank, une approche délibérative des restructurations a permis aux représentants d’obtenir le retrait d’un projet de délocalisation et le maintien des emplois dans une filiale en Allemagne, en échange de la négociation, dans l’entité en question, d’une convention d’entreprise qui permettrait à la direction de réduire le coût du travail de 25 % par rapport aux conditions prévues par la convention de branche30. Si cette convention d’entreprise pèse sur l’unité de la branche, elle marque le maintien de la relation d’emploi dans le cadre collectif de la représentation, tant à l’échelle de l’établissement que du groupe, formant ainsi le cadre dans lequel peut s’organiser une négociation redistributive future sur les gains de l’entreprise.
26Le cas de la Deutsche Bank apparaît d’ailleurs particulièrement significatif de la dynamique de la représentation dans la banque dans le contexte des restructurations. Face aux aspirations des directions de procéder à une réorganisation profonde des activités bancaires, deux voies possibles de la gestion des restructurations se présentent en effet. Une première voie consiste à envisager le système de relations professionnelles tel qu’il s’est construit historiquement comme un obstacle et à placer les restructurations en dehors du cadre institutionnel existant. C’est le cas de la stratégie de délocalisation et d’externalisation de la direction de la Deutsche Bank qui fait écho à la situation dans la métallurgie britannique des années 1980 où la marginalisation de syndicats bloquant l’organisation du travail apparaissait comme l’unique possibilité pour réformer l’entreprise. Une deuxième voie à l’inverse, correspond à la mobilisation des cadres institutionnels de la représentation pour faire face collectivement aux restructurations, comme on l’observe aussi à la Deutsche Bank à Londres où un projet de restructuration est à l’origine de la création d’un organe de représentation des salariés.
27Par rapport à ces deux configurations possibles, il semblerait que les restructurations bancaires se placent dans la continuité des cadres existants des relations professionnelles où le maillage dense de représentants apparaît comme une ressource face aux projets des directions. Dans ce contexte, les dynamiques de reconfiguration des activités bancaires n’échappent pas aux salariés. Au contraire, les dynamiques observées mettent en évidence l’existence de cadres complexes de la représentation des salariés dans les entreprises du secteur bancaire qui forment la base d’un approfondissement des pratiques de consultation sur les projets de restructurations des directions. Dans ses formes les plus abouties, la consultation prend la forme d’une délibération sur le devenir de l’entreprise et des activités bancaires qui se construit à travers la complexification des cadres de la représentation et un affinement des processus de consultation.
Conclusion
28En prolongeant l’analyse de P. Edwards31 sur la nature de la relation d’emploi, il apparaît ainsi que l’antagonisme de la relation d’emploi est à la fois structuré par des institutions et structurant ou producteur d’institutions nouvelles. Les restructurations interviennent à cet égard comme des mises à l’épreuve des relations sociales à travers lesquelles peut se construire une pratique de la représentation orientée vers la consultation sur les décisions stratégiques en vue de produire une définition conjointe de l’entreprise.
29On voit bien enfin, qu’au-delà de la diversité des cadres légaux de la représentation des salariés, que des convergences de trajectoire des dynamiques institutionnelles peuvent s’esquisser en fonction de la mobilisation des salariés. Ces dynamiques ne nous invitent-elles pas à nuancer une lecture nationale, « sociétale32 » des relations professionnelles pour envisager des voies divergentes de la démocratie économique au sein d’un même cadre national et convergentes au sein d’un même espace européen33 ?
Notes de bas de page
1 Rogers J. & Streeck, W., Consultation, Representation, and Cooperation in Industrial Relations, The University of Chicago Press, 1995.
2 Sydow J. & Wirth C., « Von der Unternehmung zum Unternehmungsnetzwerk-Interessenver-tretungsfreie Zonen statt Mitbestimmung », in Müller-Jentsch W. (dir.), Konfliktpartner- schaft, Rainer Hampp, München/Mering, 3e édition, 1999, p. 157-184 ; Rémy P., « Le groupe, l’entreprise et l’établissement : une approche en droit comparé », Droit Social, 2001, p. 505-551
3 Sainsaulieu R., « Entreprise et démocratie dans l’économie mondialisée », in De Terssac G. (dir.), La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, La Découverte, Paris, 2003.
4 Berger S., Made in Monde : les nouvelles frontières de l’économie mondiale, Le Seuil, Paris, 2005.
5 Freyssinet J., « Quels acteurs et quels niveaux pertinents de représentation dans un système productif en restructuration », La Revue de l’IRES, n° 47 (1), 2005, p. 319-336 ; Didry C., « De la restructuration de l’entreprise à la restructuration des relations professionnelles : le cas de Canal Plus », L’Homme et la Société, 163-164, 2007, p. 95-124.
6 Sako M., Shifting Boundaries of the Firm, Oxford University Press, Oxford, 2006.
7 Structures et dynamiques de la représentation des salariés : une cartographie européenne de cas de restructurations d’entreprise dans la banque en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, Thèse de doctorat de l’ENS de Cachan, 13 novembre 2009.
8 Regini M., Kitay J. & Baethge M. (dir.), From Tellers to Sellers. Changing Employment Relations in Banks, MIT Press, Cambridge, MA, 1999.
9 Courtois S. & Labbé D. (dir.), Regards sur la crise du syndicalisme, L’Harmattan, Paris, 2001.
10 Amossé T., Bloch-London C. & Wolff L., Les relations sociales en entreprise, La Découverte, Paris, 2008.
11 Ellgut P., « Betriebliche und überbetriebliche Interessenvertretung-Ergebnisse aus dem IAB-Betriebspanel 2005 », WSI-Mitteilungen, 3/2007, 2007.
12 Kersley et al., op. cit.
13 Jobert A. & Machu L., « Les négociations collectives dans le secteur bancaire », in Baubeau P., Cossalter C. et Omnès C., Le salariat bancaire, Presses universitaires de Paris Ouest, 2009, p. 29-50.
14 Storey J., Wilkinson A., Cressey P.& Morris T., « Employment Relations in U. K. Banking », in Regini M. et al., From Tellers to Sellers. Changing Employment Relations in Banks, MIT Press, Cambridge, MA, 1999, p. 129-158.
15 Regini et al., op. cit.
16 Ces suppressions ont affecté notamment les activités de productions (ex. traitement informatique des opérations bancaires) et les fonctions support (ex. service paie des ressources humaines).
17 La combinaison de trois facteurs est invoquée pour expliquer cette évolution. D’abord, la reformulation par l’Union européenne dans les années 1980 met fin à la séparation entre activités d’intermédiation classiques et d’investissement, ouvrant ainsi la voie à des fusions entre banques commerciales et banques d’investissement. Le développement de montages financiers élaborés dans la banque de finance et d’investissement augmente aussi les perspectives de croissance à travers la distribution de produits financiers par les réseaux de la banque de détail. Enfin, ces dynamiques sont facilitées par les innovations technologiques.
18 Regini et al., op. cit. Ces le cas aussi de la Deutsche Bank où 80 % des 50 % d’emplois supprimés ont en réalité été transférés vers d’autres entreprises. Si les salariés transférés jouissent, dans le cadre du droit européen, du maintien de leur contrat de travail, toute nouvelle embauche dans ces entreprises se fait cependant à des conditions de travail moins favorables.
19 Jobert & Machu, op. cit.
20 À la Deutsche Bank, dans la seule région de Basse-Saxe, le nombre de Betriebsräte est passé de 21 à 2 à la suite d’une concentration des directions régionales. Les conséquences de l’augmentation de la taille des circonscriptions électorales sont soulignées aussi par un élu de la Société générale : « Si mon rôle en tant que secrétaire de CE, c’est d’aller partout, je le ferai. Mais je ne le ferai qu’une fois ou deux par an au lieu de le faire trois ou quatre fois comme maintenant. »
21 Pour des raisons différentes, cette dynamique concerne autant les activités de back-office (réduction des coûts) que les activités de BFI (avantages fiscaux).
22 Regini et al., op. cit., p. 29.
23 Sur les accords de méthode, voir l’article de Didry C. et Jobert A. dans ce même ouvrage.
24 Au Cetelem, filiale du groupe financier BNP Paribas spécialisée dans le crédit, la réorganisation du réseau de redistribution impliquant une mobilité géographique des salariés a été négociée dans le cadre d’un accord de méthode prévoyant principalement trois mesures : le renforcement des syndicats comme interlocuteurs privilégiés de la direction, un droit de reclassement des salariés au sein du groupe BNP Paribas et la mise en place d’une commission de suivi, paritaire, au sein de laquelle seraient renégociées les conditions de départ des salariés qui ne seraient pas reclassés.
25 À la Société générale, une UES a été obtenue devant la justice à la suite de l’externalisation des activités de gestion d’actifs. À la Deutsche Bank, c’est la mobilisation accrue du comité de groupe pour assurer une représentation commune à l’ensemble des salariés à la suite de l’externalisation de la banque de détail qui est à l’origine de la création d’une UES.
26 Dans ce cas, la mobilité est envisagée principalement dans sa dimension géographique ouvrant des droits d’indemnisation pour les déplacements, et pas tant comme une mobilité professionnelle impliquant des dispositifs de formation.
27 Le témoignage d’un représentant est révélateur à cet égard : « Il faut quand même dire que, même si on est dans une entreprise où le dialogue social n’est pas parfait, on est quand même dans une entreprise riche, ce qui, théoriquement, simplifie l’ensemble des accords. » De nombreux représentants soulignent aussi que les salariés préfèrent dans bien des cas « encaisser le chèque de départ » que de bénéficier des mesures de reclassement.
28 La négociation de l’accord « mondialisation » de la Barclays est le fruit d’un déplacement du regard sur l’emploi initié par les représentants. L’action des représentants de la Barclays a consisté à mettre en évidence une situation paradoxale où la direction délocalisait des emplois dans le back-office, parallèlement aux campagnes de recrutement qu’elle menait pour des postes commerciaux. Ce faisant elle a été à l’origine de l’introduction d’une possibilité de mobilité professionnelle, là où la banque avait une politique de recrutement orientée vers des salariés spécialisés, recréant ainsi une unité de la banque, au-delà des différentes activités.
29 À la Barclays et à la Deutsche Bank, la consultation des représentants intervient dès que naît une idée de restructuration au sein de la direction, ouvrant ainsi la voie à un débat très ouvert quant à la suite donnée à l’idée.
30 Sans réduire les salaires, la convention prévoit une augmentation du temps de travail (42 heures au lieu de 39 heures) et une réduction des congés.
31 Edwards P., « The Employment Relationship and the Field of Industrial Relations », in Edwards P., Industrial Relations, Theory and Practice, 2e éd., Blackwell, Oxford, 2003, p. 1-36.
32 Maurice M., Sellier F. & Silvestre J.-J., Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne. Essaie d’analyse sociétale, Presses Universitaires de France, Paris, 1982.
33 Marginson P. & Sisson K., European Integration and Industrial Relations: multi-level governance in the making, Palgrave Macmillan, 2e éd., 2006 [2004].
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