Chapitre II: Qui est l’épargnant solidaire ?
p. 53-97
Texte intégral
1La microéconomie standard1 a formalisé les comportements individuels en s’appuyant sur la construction d’une fonction d’utilité, censée rendre compte des préférences de la personne et classer son degré de satisfaction sous contraintes de revenu et de temps. Élargissant cette théorie du choix aux institutions, la microéconomie cherche aussi à répondre à la question suivante, selon Schotter (1996, 10) : « Comment les individus choisissent-ils les institutions économiques susceptibles de les aider à satisfaire au mieux leurs intérêts personnels ? » Pour l’épargne solidaire, nous avons constaté que le choix concernait autant la somme engagée solidairement que la rémunération du placement cédée pour tout ou partie à une cause solidaire. Entre intérêt personnel et intérêt général, l’agent arbitre selon une pondération qui varie selon les préférences intimes de l’individu. Pour le comprendre, il convient d’analyser le comportement de l’individu. Or,
« […] en économie, le comportement d’un agent est traditionnellement supposé décomposable en une suite d’actions parallèles ou séquentielles, retenues à l’issue d’une procédure de décision. L’agent se présente comme un décideur autonome qui choisit, de façon consciente ou implicite, dans une situation isolable de son contexte, entre les différentes alternatives qui s’offrent à lui » (Lesourne, Orléan et Walliser, 2002, 13).
2Le comportement de l’épargnant solidaire, quels que soient ces choix, ne semble pas se distraire de cette conception habituelle en économie.
3Cependant, La décision d’épargner de façon « solidaire » apparaît n’être envisageable qu’en effectuant un réencastrement de l’acte économique dans un certain environnement social. En d’autres termes, cela signifie que ce comportement particulier réagit à des stimuli psychosociologiques, dépendants eux-mêmes de déterminants sociaux et cognitifs qui interagissent sur ses choix, relativement à son groupe social d’appartenance et/ou des institutions qui animent les organisations dans lesquelles l’individu évolue. Nous rejoignons en cela l’essai de théorie sociale d’Enjolras (2006, 17) qui s’interroge sur la nécessité d’élaborer une typologie qui associe processus psycho cognitif et orientation sociale pour expliquer (objectif) et comprendre (subjectif) l’intention de l’action économique.
4Si la microéconomie modélise correctement le comportement « axiomatique » du consommateur, elle est moins diserte quant à celui de l’épargnant. Qui sont les épargnants ? Quel est l’épargnant solidaire ? Est-il possible de modéliser son/leurs comportement(s) ?
5Pour répondre à ces interrogations, nous allons tout d’abord proposer une théorie économique de l’épargnant solidaire. Ensuite, nous discuterons des méthodes utilisées à la fois par le CREDOC et par FINANSOL pour découvrir les profils des épargnants solidaires. Enfin, nous dévoilerons les visages des épargnants ligériens et bretons que nous avons rencontrés.
La théorie économique de l’épargnant solidaire
6Dans l’absolu, nous considérons que l’épargnant solidaire correspond à cet être social qui enchevêtre l’individuel et le collectif dans son acte économique à vocation citoyenne. Sa décision relève alors d’une volonté de se mettre au service du développement local, de l’insertion et de la lutte contre les inégalités et les exclusions. En d’autres termes, il vise l’intérêt général et le bénéfice pour la société, donc une certaine forme d’utilité sociale voire sociétale. Il serait une forme contemporaine d’individu aristotélicien pour lequel : « Le bonheur dépend autant de capacités à faire que de biens possédés ou consommés. » C’est cet « agir constitutif2 » (Perret, 2006, 16) qui nous intéresse en économie de l’épargne solidaire. Car, notre modèle de comportement correspondrait à celui d’un agent « conséquentialiste », c’est-à-dire à un agent qui agit en fonction des effets prévisibles de son action. Pour autant, il n’en est pas moins « utilitariste » dans la mesure où il évalue les effets de son action par les avantages et les coûts de celle-ci. Les coûts ici se comptent en temps, en montants mobilisés ou en rémunérations cédées sur les placements effectués. Par conséquent, conformément à la théorie économique, notre agent se comporte de façon rationnelle puisque ses choix sont guidés à la fois par l’espace de ses actions possibles (opportunités), par l’anticipation des conséquences de ses actions (croyances) et, par le jugement qu’il porte sur ces conséquences (préférences). Il convient alors de déterminer la nature de cette rationalité.
7Il y a là un argument fort en faveur de la rationalité procédurale puisque ce n’est pas seulement le résultat qui compte, mais aussi la manière d’y parvenir ou même (à la limite) simplement la tentative pour y parvenir. En effet, la rationalité cognitive supposerait elle que « notre » épargnant solidaire soit face à une adéquation parfaite entre les informations qu’ils possèdent et les croyances qu’il a forgées. Ses anticipations seraient dans ce cas parfaites. Ce cas d’école ne correspond pas à la réalité économique de l’épargnant car la manière est ignorée. La rationalité instrumentale serait-elle plus acceptable ? Il est vrai qu’elle postule une adéquation entre les moyens disponibles pour l’agent et les objectifs qu’il poursuit. Mais, les croyances forgent dans ce cas une rationalité (trop) forte, trop optimisatrice à titre individuel et Roussélien : « Fais ton bien avec le moins de mal d’autrui possible » (Rousseau, 1755). Par conséquent, la rationalité procédurale répond bien de l’optimum rawlsien selon lequel : l’épargnant solidaire évalue l’utilité collective attendue en fonction de celle de l’agent le moins bien loti, donc pour lequel il s’engage et il agit.
8Conscient des incertitudes croissantes de la vie contemporaine (maladie, divorce, chômage, décès), le sujet « épargnant solidaire » intériorise, outre sa propre situation et son environnement direct, celle de ceux qui subissent une exclusion socio-économique plus ou moins temporaire, ainsi que celle de ces « grains de sable » du middle step de la société en sablier, théorisée par Lipietz (1996)3. Ceux-là sont de plus en plus nombreux à risquer de rejoindre la partie basse du sablier. C’est ainsi que le comportement des épargnants solidaires repose sur ce que Favereau (1989)4 a appelé « les dispositifs cognitifs collectifs », source d’une action collective définie par Livet et Thévenot (2004, 163) comme « (un ensemble) d’agissements de plusieurs personnes (dont) la conjonction des actes permet de constater un certain ordre, une certaine coordination ». Ainsi, contrairement aux polarisations dangereuses de la finance standard, la convention en tant que dispositif cognitif collectif favorise les « accords minimaux » (rationalité interprétative) et le « self-control » au sens d’Orléan (1989). Il y a ainsi coordination par représentations communes (common knowledge) non seulement de l’épargne elle-même, mais aussi des usages qui en sont faits.
9Y aurait-il pour autant, en conformité avec les différentes formes d’épargne solidaire que nous avons définies, des comportements différenciés d’épargnants solidaires ?
10Toute tentative de typologie en économie de l’épargne et des finances solidaires suppose une méthode qui diffère des classifications habituelles tant en sciences économiques qu’en sciences sociales. Les économistes ont bien été les premiers à vouloir élaborer une typologie des épargnants. Modigliani et Blunberg (1954) insèrent l’épargnant du cycle de vie (individu égoïste lissant son niveau de vie sur son horizon vital personnel)5 entre le « consommateur-travailleur » (agent passif, à forte contrainte de liquidités, à faible épargne, à patrimoine de précaution ou de biens durables) et le « capitaliste-investisseur » (accumulation patrimoniale pour différents motifs : entreprise, pouvoir, prestige, transmission). Ce modèle binaire, s’il satisfait une vision utilitariste standard, il relève aussi d’une conception intentionnaliste selon laquelle : tout agent dispose d’une très forte rationalité. Ses croyances a priori guident ses actions dont les conséquences sont parfaitement connues. L’utilité est alors définie par rapport à l’action. Cette approche rejoint celle d’Arrondel et al. (2005) qui croise « préférence pour le risque » et « préférence pour le temps » dans la tradition des modèles économiques de l’épargnant. Deux « espèces » apparaissent alors : les « bons pères de famille » (prévoyants et prudents) et les « têtes brûlées » (aventureux et insouciants).
11L’essentiel des modèles économiques, discutés dans le cadre des travaux d’Arrondel et al.6, repose à la fois sur le critère de l’utilité espérée, et, sur les préférences à l’égard du risque et du temps. Mais, ces deux paramètres permettent seulement de mesurer les effets sur l’accumulation patrimoniale et sur les demandes d’actifs et servent à caractériser les différences de fortunes à partir de l’hétérogénéité individuelle des préférences. L’enquête statistique, sur laquelle ils s’appuient, a pour ambition de rendre compte de l’influence propre aux paramètres individuels de préférence. Or, Knight (1921) concluait déjà que « la fortune résulte d’un mélange complexe d’héritage, de chance et d’effort, probablement dans cet ordre d’importance ».
12Cette « fortune » correspond à un stock de patrimoine accumulé, tout autant fruit du passé que porteur d’avenir (report de consommation dans le futur ou, transmission de capital mobilier ou immobilier à la descendance). Sa construction s’inscrit dans une stratégie d’altruisme intergénérationnel familial (héritage) ou bien, comme nous l’avons vu, dans une stratégie éthique (protection de la planète, lutter contre les exploitations diverses et variées ou les productions « déviantes » : alcool, armement, narcoéconomie…). Dans ces deux cas, nous avons affaire à un comportement « moral ». L’épargnant « moral », comme l’homme « moral » des philosophes, est à la fois un « être rationnel » – conscient de sa responsabilité établie sur des arbitrages analytiques – et, un « être passionnel » – cherchant à se satisfaire sans (trop) nuire aux autres. Sentiment naturel selon les cognitivistes (aversion à faire souffrir l’autre et sens de l’équité), la morale n’est rien d’autre qu’une « production de pitié appliquée aux faibles ou à l’espèce humaine en général » (Rousseau, 1755). Le Philosophe précise sa pensée en affirmant qu’« il est certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation naturelle de l’espèce ». Les sciences cognitives contemporaines ont démontré cette intuition philosophique dans le cadre de jeu d’ultimatum (encadré 1) (Lassagne, 2007).
Encadré 1 : Les bases innées de la morale découverte par le jeu de l’ultimatum.
Soient deux individus A et B.
A propose à B de partager une certaine somme d’argent donnée par un
expérimentateur qui, seul, fixe sa répartition. Si B accepte la
proposition, les deux sujets empochent les parts décidées par A. S’il
refuse, la somme retourne à l’expérimentateur.
Dans la majorité
des cas observés, les sujets B rejettent toute hypothèse de
transaction inéquitable où A propose moins à B que ce qu’il se
réserve, avec d’autant plus de force que le partage est (supposé)
inégal. Mais, si le jeu est répété et que A se bâtit une réputation
d’altruiste alors les joueurs B sont prêts à coopérer quitte à gagner
moins car, cette solution est meilleure que celle qui ne fait rien
gagner du tout. La moralité et l’aptitude à coopérer n’empêchent pas
une certaine forme de domination.
13Théoriquement, l’épargnant « moral » est un être social disposant d’une certaine rationalité contextuelle et affectueuse qui n’avait jusqu’alors pas été révélée. La considération morale l’emporte sur toutes les autres considérations. Il correspond à ce titre au profil de l’épargnant « bon père de famille », avec une aversion pour le risque (risk averter).
14Pour poursuivre sur le risque, nous pouvons considérer que l’épargnant solidaire est plutôt neutre envers celui-ci dans la mesure où ce paramètre ne détermine pas ses choix de placements. L’aide aux autres arrive devant le risque, en termes de préoccupation. Surtout quand l’épargnant est un capital-risqueur (seed-capital) « purs » et qu’il accepte de perdre tout ou partie de son épargne investie solidairement pour rendre autrui « plus heureux » qu’il ne l’était avant.
15C’est pourquoi, comprendre l’épargnant solidaire, c’est aussi considérer l’existence de ses différentes sphères d’appartenance et celle de ses valeurs (proximité, convivialité, relation humaine, citoyenneté, profit collectif, solidarité, réciprocité…)7. Pour ce faire, nous supposons qu’il est possible de catégoriser les épargnants selon des espaces différenciés de dépôts de leurs fonds prêtables, sous hypothèse d’une relation de confiance de type principal-agent « à la Jensen et Meckling (1976 ; 1979)8 ». Les finances solidaires présentent la particularité de reposer à la fois sur des épargnants « principaux » (cigales, clefes) et sur des épargnants « agents » (« clients » des établissements bancaires et solidaires qui délèguent à ces derniers la gestion « solidaire » de leur épargne). Les premiers formalisent des contrats, les seconds demandent des supports de contrats aux principaux bancaires et financiers. Nous disposons alors d’une solution pour lever certaines indéterminations des modèles économiques d’épargnant discutés plus haut. Supposons la zone de chalandise9 théorique suivante dédiée à l’épargne solidaire10 (fig. 1) :
Figure 1 : La zone de chalandise de l’épargnant solidaire et éthique, sous hypothèse d’une relation d’agence en finances solidaires
Non épargnants solidaires « relatifs » Agents solvables non informés, agents pas ou peu solvables mais sensibilisés et sensibles à l’exclusion aux inégalités |
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Épargnants solidaires bancarisés Agents solvables actifs des banques mutualistes, agents solvables actifs des banques coopératives, agents solvables actifs des Caisses d’épargne 11, principaux solvables des « institutionnels » type Crédit municipal. |
Épargnants éthiques Agents « moraux » solvables qui choisissent l’épargne éthique pour se satisfaire sans nuire aux autres. |
Épargnants solidaires « risqueurs » Principaux solvables « militants », type Cigales, principaux solvables « confessionnels » type CCFD, principaux solvables « territoriaux » type Caisse solidaire, PRES, BCS12, Principaux solvables NEF13. |
Non épargnants solidaires absolus Agents non concernés par l’acte d’épargne solidaire, agents « croyant » qu’il est impossible de lier solidarité et argent. |
Source : Construction par l’auteur.
16Nous retrouvons ici les épargnants solidaires bancarisés des placements de partage, les épargnants éthiques, les épargnants solidaires « risqueurs » des supports d’épargne solidaires. Nous disposons également de ces épargnants standard qui pourraient devenir « solidaires » si on portait à leur connaissance l’existence de produits d’épargne solidaire – ce que font le Crédit Coopératif ou le Crédit municipal, par exemple. Ces profils multiples se développement dans un contexte économique particulier depuis le milieu des années quatre-vingt.
17En effet, soumise à l’ère de la financiarisation et des logiques marchandes, la société dans laquelle nous évoluons connaît un recul sensible de ses échanges non monétaires. En d’autres termes, nous assistons selon Perret (2006, 17) à : « un déclin des formes non monétaires de la reconnaissance sociale (honneur, estime de soi…) et des formes d’échanges les plus étroitement imbriquées dans les structures sociales préexistantes ». Face à cet état de fait, nombre d’individus renouent avec l’agir constitutif en considérant qu’ils sont bien les acteurs de leur propre bien-être et que « celui-ci dépend de la réalisation des buts et des valeurs (qu’ils ont) des raisons de poursuivre, qu’elles soient ou non en rapport avec (leur) propre bien-être » (Sen, 1995, 56)14. Il semble que le modèle du « Cigalier » soit de ceux-là.
18Le Cigalier est membre d’un Club d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire (CIGALES)15. Ces clubs sont nés au début des années quatre-vingt, selon P. Sauvage et J. P. Gautier16 leurs pères fondateurs, « non seulement pour aider des entreprises alternatives, mais aussi pour autogérer son épargne, c’est-à-dire savoir où son argent va et d’en maîtriser sa destination […]. C’est pourquoi nous sommes arrivés à l’idée des Cigales parce que c’était un moyen de savoir à qui et à quoi est destiné son épargne » (Russo et Verley, 1995, 12). En économie, nous sommes en présence d’une épargne patrimoniale de proximité parce que la valeur n’est pas réduite entièrement à la valeur monétaire, ni à la valeur d’usage dont le patrimoine, habituellement, permet la production. En outre, au niveau sociologique, le club d’investisseurs produit une richesse « immatérielle » qui réside, pour reprendre les termes de Perret (2006, 2), « aussi dans ce qui se passe entre les individus, dans la densité et la qualité des liens qui les unissent ». Nous avons initialement qualifié ces groupes sociaux particuliers de « cliques d’épargnants17 », c’est-à-dire de « groupes d’épargnants à haut degré de cohésion et dans lesquels plusieurs acteurs se trouvent mutuellement reliés dans des systèmes financiers alternatifs et solidaires ». Leur volonté commune est d’ouvrir le secteur financier à ceux qui en sont désormais exclus, afin de porter un projet d’économie alternative. Dans ce projet de construire une « autre » économie que l’économie financiarisée qui nous environne, l’épargne solidaire devient bien un instrument et non plus seulement un actif autonome.
19La devise des Cigaliers illustre bien le renversement visé : « L’argent n’est pas le maître mais l’instrument. » L’idée consiste alors à « socialiser le capital » afin de faire émerger de nouvelles pratiques en vue de participer à la construction de cette « autre » économie. Il n’est donc pas question pour ces épargnants, comme le craignaient Servet et Vallat (1999)18, « d’instrumentaliser le crédit ou le capital-risque pour que les liens financiers prennent la forme de liens sociaux ». C’est un détour de production de « chances ». L’utilité de l’épargne solidaire des Cigaliers est Wébérienne, parce qu’elles produit des « chances » :
« Considérées comme telles par la ou les personnes engagées dans une activité économique (ici la création de très petite entreprise), d’utilisations présentes ou futures, concrètes ou isolées qui font l’objet d’initiatives économiques adéquates et dont l’importance, évaluée comme moyen aidant à la réalisation d’objectifs précis (ici l’insertion et la lutte contre les inégalités), oriente l’activité du ou des agents économiques » (Weber, 1995, 108)19.
20Il y a bien un certain « utilitarisme de l’acte » dans ce comportement d’épargne solidaire parce qu’il préconise au cigalier « d’agir de telle sorte que les effets de cet acte soient au moins aussi bons que ceux de toute autre éventualité, dans une alternative (épargner selon la gestion patrimoniale individuelle) » (Cléro, 2002, 32). Épargner solidaire c’est bien présenter un comportement « à orientation économique » parce que cette épargne solidaire « vise dans son intention à aller au-devant du désir d’utilité » (Weber, 1995, 101), donc du désir de chances. Pour ce faire, ces épargnants solidaires « risqueurs » prônent une modification de la gestion de l’épargne de proximité, une dimension collective de l’épargne et coopérative entre les épargnants, et, risquent ce patrimoine collectif en l’investissant au profit de la solidarité pour lutter à la fois contre l’exclusion bancaire et financière et contre le chômage. Nous illustrons ainsi le premier idéal-type d’épargnant solidaire en « agir constitutif ». Ce modèle d’épargnant solidaire est-il pérenne ?
21En 2005, la Fédération des Cigales comptait 83 Cigales actives, c’est-à-dire ayant payé une cotisation20. Le mouvement semble relativement stable depuis une dizaine d’années maintenant, installant dans le paysage ces capital-risqueurs solidaires comme un idéal-type.
Figure 2 : Évolution du nombre des CIGALES actives depuis 1995

Source : construction de l’auteur à partir des données de la Fédération nationale (2006)
22Pour autant, ce sous ensemble des épargnants solidaires contemporains se tourne vers une stratégie de regroupement en association territoriale, à l’instar des araignées grégaires qui, faute d’une taille suffisante pour chasser seules les proies, coopèrent pour survivre dans nos haies bocagères. D’ailleurs l’enquête de la Fédération près des 83 Cigales en 2006 (74 réponses), nous apprend que les Cigales sont composées par des épargnants attirés par le « Mouvement » lui-même.
23Cette forme particulière de « mouvement social » solidaire répond donc de la théorie de la « mobilisation des ressources » d’Oberschall (1973)21 qui met l’accent sur les caractéristiques organisationnelles qui servent de cadre à l’action collective. Ce « mouvement social » solidaire renvoie également à un champ dans lequel les conduites sont en voie d’institutionnalisation, de construction d’une certaine forme d’économie financière solidaire. Nous employons le terme « économie » à la manière de Weber (1995, 51) qui l’utilise lui-même que « lorsque, en face d’un besoin ou d’un faisceau de besoins, l’étendue des moyens et le nombre des actes propres à les satisfaire sont considérées par la personne qui cherche à y parvenir comme relativement limitée (knapp) et que cet état de choses engendre un comportement qui tient compte des conditions ainsi créées ». Nous illustrons cette thèse par les caractéristiques des Cigales observées (encadré 2).
Encadré 2 : Les caractéristiques des Cigales actives en 2006
• Chaque Cigales rassemble en
moyenne 12 épargnants (75 % en comptent plus de 10) ;
• les
Cigales se réunissent en moyenne 3 fois par an ;
• le montant de
l’épargne mensuelle par cigalier/ère atteint 22,2 euros ;
• le
montant moyen investi est de 2 349 euros ;
• le nombre de projets
étudiés par clubs est de 2 ;
• le nombre d’entreprises aidées est
de 59 ;
• le nombre d’emplois créés est de 1,5 en moyenne par
entreprises ;
• 74 % des entreprises « cigalées » sont des SARL,
10 % des SCOP, 7 % des SCIC et 9 % des associations.
Source : d’après les données de la Fédération des Cigales (2006).
24Par conséquent, il semble qu’il faille penser « relationnellement » ce « mouvement social » solidaire d’épargnants, rejoignant ainsi les travaux de Hirschman (1983)22 sur le bonheur privé et l’action publique. Il y développe la thèse selon laquelle l’action publique serait cyclique, en fonction des alternances d’investissement des individus « dans une quête du bonheur et du sens qui les fait sans cesse osciller entre les plaisirs du foyer, de la consommation, de l’intimité, d’une part, l’engagement au service de causes qui les dépassent, d’autre part » (Neveu, 1996, 31). Cette économie financière solidaire particulière repose sur « une activité rationnelle en finalité » à la Weber, puisque « c’est le sentiment subjectif d’une pénurie de moyens et l’orientation de l’activité en fonction de ce point de départ » (Weber, 1995, 51), qui fait sens.
25La dynamique de la déception de l’expérience économique et sociale conduit donc les individus à coopérer pour mobiliser ensemble leurs « capacités à faire » bouger les choses, bouger la société. Les Cigaliers, en tant qu’épargnant solidaire « de support d’épargne solidaire », vont chercher cette dynamique dans le « mouvement social » solidaire collectif des clubs Cigales, parce qu’ils croient que leur action modifiera à la fois le paysage social et l’activité économique locale. Les Cigaliers disent d’ailleurs : « les gens viennent nous voir parce qu’on est un mouvement » (Fédération des Cigales, 2006).
26Bien que nous ayons théoriquement commencé à profiler les épargnants solidaires et l’économie financière qui les accueille, notre espace des épargnants solidaires (fig. 2) n’a été illustré empiriquement que pour sa partie « épargnants solidaires risqueurs », avec les Cigales et leurs Cigaliers. Pour découvrir, si nos autres visages existent en dehors de notre grille de lecture théorique, nous allons questionner les autres enquêtes qui ont été conduites par le CREDOC et FINANSOL.
Revue des méthodes empiriques d’analyse de l’épargnant solidaire : le CREDOC et FINANSOL
27La Fédération des Cigales (2006) a, comme nous l’avons souligné, essayé de mieux connaître ses membres afin de définir une stratégie qui lui permette d’être mieux reconnue parmi les financiers solidaires adeptes de la relation courte de crédit. Pour aller plus loin régions Bretagne et Pays-de-la-Loire, nous avons mené une enquête prospective à base d’entretiens et de questionnaires (Glémain et Taupin, 2005). Nous observons une surreprésentation masculine chez les Cigaliers bretons et ligériens : 37 sur 55 pour les Cigales en activité (66 %) en Ille-et-Vilaine, presque en totalité pour les deux Cigales de gestion23. Ces deux dernières sont la représentation même de l’argent collectif issu d’une organisation (une cigale d’entreprise) ou bien d’un mouvement (une cigale créée à l’initiative du mouvement chrétien des cadres) La proportion est identique en Loire-Atlantique, la part des hommes est de quatre sur six. Cet enseignement n’est pas surprenant puisque lorsque nous interrogeons les professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) des Cigaliers, la majorité des membres appartient à la « PCS 3 », celle des cadres et professions intellectuelles supérieures. Les deux Cigales de gestion « En avant » et « Solidel24 » sont proches du monde de l’entreprise, des affaires. « En avant » est composée de cadres et de chefs d’entreprise appartenant au mouvement chrétien des cadres souhaitant « faire quelque chose pour l’emploi » (entretien de M. T. Taupin avec R. Troprès en 2002 membre du MCC, secrétaire de l’Association Territoriale).
28Les autres Cigales composées d’épargnants provenant de la société civile sont plus mixtes. Dans tous les cas, les Cigaliers restent plutôt des épargnants diplômés à « bac+2 et plus » et, quinquagénaires. Nous ne disposons pas comme en région Aquitaine de Club locaux d’épargne pour les Jeunes (CLEJ). Ce haut niveau de qualification des Cigaliers bretons et ligériens ainsi que leur âge mûr semblent caractériser ces épargnants solidaires « risqueurs ». Ceux-ci disposent par leur statut et par leur situation de la « capacité à faire » selon leur valeur et leurs attentes.
29Les Cigaliers sont tous des militants. Leur engagement est très fort bien que diversifié. Nous avons mesuré ce degré d’engagement par leur participation aux associations, l’engagement dans des actions économiques comme le commerce équitable (y compris dans l’éducation – participation des cigales nantaises à un BTS en commerce équitable) ; d’autres structures de finances solidaires (Groupe des finances solidaires en région Pays-de-la-Loire) ou des actions pour les droits économiques et sociaux (participation à des campagnes comme éthique sur l’étiquette, Réseau solidarités dont le siège est à Rennes ou Agir ici) (Taupin, 2003)25.
30Cet extrait de ce que nous avons découvert par l’enquête et les entretiens nous a été inspiré par le CREDOC. Celui-ci, en octobre 2001 (Couvreur, 2002)26, a utilisé, la technique du questionnaire pour essayer de mieux comprendre « la montée en puissance de l’épargne solidaire » (Loisel, 2003)27. À cette époque, seulement 15 % des interrogés connaissaient l’épargne solidaire contre 26 % en 2006. Toutefois, connaître « l’épargne solidaire » ne signifie pas forcément maîtriser ou choisir en connaissance de cause et en interaction stratégique « d’agir ainsi », c’est-à-dire en ayant « réellement » conscience de toutes les conséquences de cet acte économique particulier. Cette démarche offre une opportunité de découvrir les autres épargnants solidaires selon leur profil socio-économique et, selon leurs motivations. Ces informations sont nécessaires à la bonne compréhension des comportements que nous avons évoqués dans l’absolu – même si une convergence existe entre les produits d’épargne solidaire et les comportements des épargnants qui choisissent de placer et d’investir « autrement » – et, que nous avons posés dans notre « zone de chalandise ».
31L’épargnant solidaire devient alors un « sujet » pertinent d’analyse en économie sociale et solidaire et plus précisément encore, en finances solidaires. Compte tenu de ce que nous avons développé, l’épargnant solidaire est un individu conscient des conséquences de son acte d’épargne solidaire parce qu’il se place au service d’un certain modèle de la « vie bonne28 » au niveau collectif. Il oriente ses choix de dépôts en fonds prêtables de manière responsable et constitutive. Il use de son acte d’épargne pour produire de façon la plus équitable possible du « bien-être social » et un développement économique local équilibré, tout en se réappropriant l’espace public au moyen d’une forme particulière de démocratie participative. En revanche, il se distingue du consomm’acteur qui agit de la sorte parce que « la préoccupation écologique recèle une inquiétude profonde qui dépasse le strict champ technique de l’environnement et provient de la mondialisation » (Rochefort, 2001, 171). Il se rassure à court terme en faisant preuve d’une certaine pitié vis-à-vis d’autrui et de sa situation et, en achetant sous contrainte d’une certaine forme de philanthropie29. L’acte d’épargne, surtout quand on lui ajoute le qualificatif de solidaire, demeure un acte réfléchi, pesé ou arbitré, alors que l’acte de consommation même « équitable » relève toujours du coup de cœur, c’est-à-dire d’un acte de charité ou bien, au sens de Weber, d’une activité sociale déterminée de façon « affectuelle » c’est-à-dire émotionnelle. Mais, pour épargner solidaire, il convient d’abord de faire connaître cette possibilité d’épargner autrement. Sous cette condition, les non-épargnants solidaires relatifs deviendront des épargnants solidaires « bancarisés » ou « risqueurs », voire des épargnants éthiques. L’enquête du CREDOC de 2001, portant sur un échantillon de 1 024 individus âgés de plus de 18 ans, s’intéresse par le contenu de son questionnaire, dont nous reprenons des extraits ci-dessous, à la connaissance des contenus de l’épargne solidaire et éthique30 :
Encadré 3 : Qui sont les épargnants solidaires selon le CREDOC ?
Q1 : Savez-vous à quoi correspond
l’épargne solidaire ?
À cette réponse 87,4 % des interrogés
répondait par la négative.
Q2 : Un produit d’épargne solidaire
permet de financer des projets d’insertion de personnes en difficulté
ou de protection de l’environnement. Son rendement financier est en
général moins intéressant que celui de l’épargne classique.
Seriez-vous prêts à souscrire à un produit d’épargne
solidaire ?
Seulement 6,4 % des sujets répondaient « oui,
certainement » et près de 61 % « non ».
Q3 : Savez-vous à quoi correspond
l’épargne éthique ou socialement responsable ?
Plus de 9
sujets sur 10 affichent leur ignorance.
Q11 : Une loi adoptée au cours de
l’année 2001 vise à favoriser l’épargne salariale. Connaissez-vous ce
dispositif ?
Plus des ¾ des interrogés ne le connaissent
pas.
Q12 : Savez-vous qu’il est possible
que cette épargne soit orientée vers des produits d’épargne éthique ou
socialement responsables ?
Là encore, plus de 70 % des
individus ne le savent pas.
32Paradoxalement, nous nous attendions à pouvoir rencontrer les non-épargnants solidaires relatifs et avec la réponse à la question 2, nous révélons l’existence de non-épargnants absolus sous motif de rémunération inférieure de ces produits financiers, relativement aux placements standard. Si la motivation économique de l’acte d’épargne (rendement) renforce le constat d’un certain utilitarisme, il n’en demeure pas moins intéressant d’interroger la marge (ici les 6,4 %) en essayant de définir un autre idéal-type, c’est-à-dire un modèle abstrait compris comme « un ensemble de concepts intégrés indispensables pour saisir le réel » (Boudon et al., 1993, 231)31, à partir de :
ses motivations : sens, valeurs, solidarité(s), rendement, attentes par rapport au placement ;
ses décisions : relation à la banque, composition du portefeuille, valorisation de l’acte.
33Cet autre épargnant solidaire des « 6,4 % » constitue une espèce d’altruiste « presque » parfait dans la mesure où il conjugue ses désirs de premier ordre et son désir plus élevé de participer au « plus grand bonheur total ». Il n’est donc pas motivé par ses seuls intérêts individuels « égoïstes ». L’économie de l’épargne et des épargnants solidaires interroge alors l’articulation et la convergence entre les valeurs économiques et les autres valeurs, affectives en particulier. Cléro (2002, 21) souligne d’ailleurs que « penser une valeur, c’est chercher à savoir comment elle s’articule avec d’autres ». Ils recherchent à produire au moyen de leur argent épargné ces liens, directs ou indirects, qu’ils tissent avec ceux qu’ils voient comme les exclus de notre société, les abandonnés ou les laissés-pour-compte. Il en résulte une relation « identitaire » au produit d’épargne plus forte encore que celle qui lie le consommateur aux biens de consommation éthiques, parce que le « don n’est pas gratuit » (Douglas, 2004, 201-218)32. En effet, il participe d’un véritable système de réciprocité, tel que : « Si je donne, c’est pour que tu puisses donner à ton tour » (Hubert et Mauss, 1899), parce que l’individu espère par son acte d’épargne solidaire que l’autre aura retrouvé à terme ses capacités à agir. Nous pouvons apprendre beaucoup sur l’épargnant solidaire à partir de ceux qu’il souhaite « aider » (fig. 3).
Figure 3 : Les destinataires de l’épargne solidaire

3433
35Pour le vérifier nous nous sommes intéressés au cas de Pays de Rennes emplois solidaires – désormais PRESOL34 – observé en 2004, en observant la répartition des personnes physiques aidées avec l’épargne solidaire accumulée (fig. 4) :
Figure 4 : PRES et l’épargne solidaire à destination des personnes physiques

Source : Construction de l’auteur d’après données PRES 2003-2004
3645 % des personnes morales aidées par PRES (transforme l’épargne solidaire en avances remboursables sans intérêt ni garantie, sorte de prêt à taux zéro) sont des sociétés anonymes, 14 % des entreprises individuelles et, 3 % des SCOP. Cette illustration rejoint les observations faites dans d’autres contextes. Les épargnants solidaires « bancarisés » ou « risqueurs », en fonction des formes d’épargne qu’ils choisissent, agissent par rapport à l’emploi et à la cohésion sociale au niveau local, en investissant dans la création d’emploi par l’entrepreneuriat. Ils sont donc porteurs d’une économie de l’épargne solidaire telle que nous l’avons définie précédemment, en rejoignant la thèse de Weber (1995). Ils sont également porteurs d’une forme appliquée d’économie du bénévolat que ce soit à travers les supports d’épargne solidaire, ou bien, à travers les placements de partages. Certains offrent de leur temps dans des associations qui œuvrent pour la solidarité et le développement local au Nord comme au Sud. D’autres offrent de leur temps et de leurs compétences pour « investir » leur épargne dans des unités de productions locales, génératrices d’emplois et de revenus. Leclercq (1979)35, en analysant le secteur des associations sportives, distingue deux types de bénévoles :
Des bénévoles ponctuels ou de longue durée non élus qui agissent pour des raisons de capacité, de générosité et d’humanité ;
Des bénévoles élus ou dirigeants élus en situation de responsabilité officielle.
37Bien que non élus, les épargnants solidaires sont à la fois des bénévoles de longue durée parce que leur patrimoine « solidaire » est investi à moyen terme (3 à 5 ans) et, des bénévoles « responsables » dans la mesure où ils sont des représentants locaux des mouvements nationaux que sont la Fédération des Cigales, la Nouvelle Économie Fraternelle (La NEF) – pour les comités de crédit, les délégations locales d’Habitat et Humanisme, par exemple. Les « 6,4 % » qui nous intéressent, répondent de quelle famille de bénévoles ?
38Pour répondre à cette interrogation, nous faisons appel à l’économie du bénévolat telle qu’elle est envisagée par Prouteau (1997, 2003 et 2005). L’intérêt de ses travaux tient de l’analyse des enquêtes disponibles pour nourrir sa théorie économique du bénévolat. Cet auteur analyse les motivations à être bénévole à partir de trois modèles économiques de comportements :
Le modèle de production de biens collectifs ;
le modèle de biens privatifs ;
le modèle d’investissement.
39Il précise que :
« Dans le premier modèle, c’est le service obtenu grâce à son concours qui incite le bénévole à donner son temps. Sa contribution n’est donc rien d’autre qu’un facteur de production. Le service en question a très généralement certains caractères d’un bien collectif, c’est-à-dire qu’il échappe au moins partiellement aux principes de rivalité et d’exclusion qui sont les caractéristiques du bien privatif (ou privé). Le bénévolat altruiste se présente comme une variante de ce modèle. Le service est dans ce cas uniquement destiné à un (ou des) tiers. La situation de bien collectif naît du fait que le sort du ou des bénéficiaires a toutes les chances de ne pas préoccuper un seul individu mais de présenter un intérêt pour d’autres donateurs potentiels (services caritatifs, humanitaires, etc.). »
40En finances solidaires, nous pouvons classer ici les épargnants des clubs Cigales ou les sociétaires de la NEF qui sont engagés dans des comités de crédit et, dans une logique d’accompagnement des entrepreneurs exclus de l’accès aux modes de financement habituels. Nous dévoilons deux nouveaux profils : l’un relevant de la famille des épargnants solidaires « risqueurs », l’autre de celle des épargnants solidaires « bancarisés ».
41Le second modèle suppose, selon Prouteau (2005) toujours, que le temps donné le soit en contrepartie d’une certaine forme de rémunération non monétaire. Dans la mesure où l’épargnant solidaire cherche à « socialiser le capital », il est en quête d’une convivialité forte et d’un lien social entretenu, qui sont des biens privatifs. Nous validons l’hypothèse d’une relation stratégique entre le temps donné et ce « rapport social » créé. L’utilité, comprise la mesure du degré de satisfaction tiré de l’acte d’épargne, est une fonction croissante de la convivialité et du lien social entretenu, à la fois entre épargnants solidaires « risqueurs » – nous avons parlé de « cliques d’épargnant » et, entre épargnants solidaires bancarisés (relation « chaude » entre l’épargnant solidaire et l’acteur financier, ou bancaire, solidaire qui offrent le produits de partage. Il peut donc y avoir désintérêt économique, mais le désintéressement « pur » est illusoire. En d’autres termes, pour Douglas (2004, 201) : « Il n’y a pas de don gratuit. » Elle insiste en affirmant plus loin : « Un don qui ne contribue en rien à créer de la solidarité est une contradiction dans les termes. » Ce modèle est celui du « donacteurs », il combine don en argent et don de soi.
42Le modèle d’investissement explique pour partie le comportement de certains épargnants solidaires car, ils produisent des liens pour les autres et une accumulation de capital humain par la formation et l’expérience pour eux-mêmes. La solidarité dans ce cas devient une autre forme de protection sociale pour ceux qui sont accompagnés et financés. Comme l’affirme l’un des acteurs phares de l’économie sociale, la MACIF : « La solidarité, ce n’est pas obligatoire, c’est juste essentiel. » L’accumulation du capital humain est essentielle aux épargnants solidaires dont l’objectif est de créer de nouvelles sources de financement pour les organisations d’économie sociale et solidaire.
43Bien que nous disposions désormais de caractéristiques tangibles pour établir les profils types des épargnants solidaires, terminons cette découverte par l’étude conduite par FINANSOL et le CREDOC en 2003. Loisel (2003) observe que « dans une société où la notion d’engagement citoyen s’est fortement confondue ces dernières années avec celle de “consommateur citoyen”, 43 % des Français seraient prêts à souscrire un produit d’épargne solidaire ». Cette fréquence est toutefois nuancée par le fait que seulement 8 % des Français de 2003 étaient prêts à passer à l’acte, soit un potentiel d’environ 480 000 épargnants solidaires. En 2007, ils n’étaient encore que 27 2000. Le potentiel demeure important, du côté des non-épargnants solidaires relatifs. La notoriété du concept d’épargne solidaire concerne en 2007 (FINANSOL, 2008) 27 % des Français (42 % de cadres supérieurs, 26 % d’employés et 11 % d’ouvriers). Il y a donc une ouverture vers de nouvelles PCS de l’épargne solidaire. De plus, seulement 33 % des Français sont des non épargnants solidaires absolus considérant que « l’épargne n’a pas de vocation sociale » et, 8 % ne savent pas.
44La motivation à l’épargne solidaire, du moins dans les sondages conduits depuis 2001, demeure prioritairement l’aide aux personnes en difficultés dans l’environnement proche. Ils souhaitent « voir » les bénéficiaires de leur action (modèle biens privatifs de l’épargnant solidaire). Toutefois, ils ne perdent pas de vue leur propre utilité sans que celle-ci n’entrave celle des autres, la sécurité des placements et, l’action collective. En effet, l’épargne salariale solidaire représente 2 % du total de l’épargne salariale en 2007, et, concerne 10,3 millions de personnes (FINANSOL, 2008).
45Au bout du compte, comme le conclue Grégoire (1992)36 à propos de l’économie sociale : « Le principal moteur de ce type d’économie réside dans le projet de société véhiculé. » L’économie de l’épargne et des épargnants solidaires s’inscrit dans cette perspective, en contribuant à l’autonomisation des projets, des « chances » de ceux qui les portent et qui, en l’état, sont les moins bien lotis. La zone de chalandise des épargnants solidaire que nous avons élaborée ne serait-elle alors qu’un ensemble de sous espaces sociaux, des expressions spatiales différentes de la solidarité ? Pour le vérifier, nous nous intéressons à des épargnants solidaires « locaux », ligériens et bretons.
Les visages de l’épargnant solidaire ligérien et breton
46Les recherches en finances solidaires se focalisent en général sur l’étude des différentes facettes et des enjeux du microcrédit et de la microfinance. Pour France Initiative Réseau (2005) : « Le terme micro-crédit désigne les prêts faits à des personnes ou des entreprises qui n’ont pas accès aux prêts des banques traditionnelles ; le terme de micro-finance, plus large, englobe les prêts et autres prestations financières : notamment la mobilisation d’épargne et la micro-assurance. » La mobilisation de l’épargne solidaire constitue à ce titre un nouveau champ pour l’analyse économique sociale et solidaire contemporaine. Or, pour mobiliser localement, il faut connaître les porteurs de cette épargne.
47En 2005-2006, nous avons conduit une première enquête sur Nantes et Rennes. Les épargnants solidaires ligériens observés sont du Crédit municipal de Nantes (CMN), les bretons sont ceux de Bretagne capital solidaire (BCS) (encadré 4). Nous disposions ainsi d’un échantillon de 97 épargnants solidaires, répartis en deux sous échantillons : épargnants solidaires du CMN (N=12) et, ceux de BCS (N=85).
48Le premier sous-ensemble de la population d’épargnant solidaire est un petit échantillon (N≤30) de 12 réponses sur un total de 15 épargnants solidaires, soit un taux de réponses de 80 %, pour tester notre questionnaire37. La petite taille de l’échantillon pourrait laisser planer un doute quant à la pertinence scientifique de son exploitation. Mais, au sens statistique, il correspond à une véritable « strate38 » d’épargnants solidaires défini par le fait qu’ils aient pour caractéristique commune d’avoir en portefeuille le produit Munisolidarité Placement©, produit labellisé « finances solidaires » par FINANSOL.
Encadré 4 : Bretagne Capital Solidaire (BCS)
STATUT |
Société anonyme coopérative à capital variable à conseil de surveillance et à directoire |
Histoire |
Phase préparatoire 1999-2001. Création officielle juin 2001. Appel public à l’épargne 2003 bouclé par la Région |
Territoire |
Bretagne |
Acteurs |
BDI et le REAS 35 sont les deux principales structures à l’origine de la structure. Il faut ajouter les réseaux tels que Cohérence ainsi que des citoyens ancrés sur le territoire. La Région ainsi que certaines banques de l’économie sociale ont apporté une partie du capital au départ. Structure portée par BDI. Aujourd’hui importance de la Région dans le capital (bouclage de l’appel public à l’épargne). |
Objectifs |
– Mettre en œuvre le développement durable : « Dans une perspective globale avec un autre rapport à la question socio-économique, à la culture, à l’agriculture, à l’environnement » ; – mettre en œuvre une démarche de l’économie sociale et solidaire c’est-à-dire « remettre l’économique à sa place comme moyen au service de l’homme » ; – développer des entreprises pérennes et créatrices d’emplois dynamisant le tissu économique régional. Le développement économique régional semble être l’objectif essentiel associé à la reprise d’entreprises. |
Champs |
Sociétés ou unions d’économie sociale sous forme de prisesde participations ou d’intervention en comptes courants associés. |
Publics |
Sociétés en création pour un capital inférieur à 30 000 €. C’est le critère de taille qui compte et non le critère d’activité. Les structures d’économie sociale et solidaire ne sont pas la priorité. |
Outils financiers d’intervention |
Prises de participation et comptes courants associés. |
Ressources |
Pour l’intervention : capital de la structure constitué en partie de l’épargne des ménages et des personnes morales. Seule l’intervention de la Région a permis le bouclage de l’appel public à l’épargne en 2003. Pour le fonctionnement BDI et bénévolat. |
Activité |
Faible jusqu’à présent En 2006, 10 passages en comité d’agrément pour 35 expertises. 8 entreprises financées pour un montant de 49 800 en capital et 157 800. |
Source : Glémain, Taupin (2007) Rapport Final FIMOSOL DIIESES
Carte 1 : La répartition des clients de la NEF en Pays-de-la-Loire en 2007

Source : La NEF (2007)
49Cette strate d’épargnants solidaires ligériens est plutôt masculine (75 %)39, urbaine : 33 % des interrogés habitent une ville de plus de 500 000 habitants et, 25 % dans une commune de 50 à 499 999 habitants. Nous retrouvons ainsi l’une des caractéristiques dévoilées dans les enquêtes « macro » du CREDOC et de FINANSOL : le genre masculin de l’épargnant solidaire et, une résidence « urbaine » plus fréquente chez les hauts diplômés. Mais, la rurbanisation croissante de ces dernières années se traduit par le fait que 33 % de ces épargnants résident dans une commune de moins de 10 000 habitants. 9 % n’ont pas répondu à la question. La répartition territoriale de cette strate épouse celle des sociétaires de la NEF, par exemple (carte 1).
50Si cette répartition spatiale traduit la métropolisation des épargnants solidaires en Pays-de-la-Loire (Nantes, Angers, Le Mans, et dans une moindre mesure Laval), elle répond d’un modèle d’offre des finances solidaires locales qui, petit à petit, se diffuse vers les territoires périphériques en émergence (Cholet, Châteaubriant, par exemple). L’épargnant solidaire ligérien est donc plutôt un métropolitain ou bien un habitant des territoires « à la marge » en émergence. Ces territoires correspondent d’ailleurs aux nouveaux bassins d’emplois qui deviennent attractifs, ainsi qu’à des zones où les « espaces de précarité » sont les plus sensibles (ou « espaces de pauvreté » Séchet, 1996) (carte 2).
Carte 2 : Disparités spatiales de la pauvreté en région Pays-de-la-Loire

Fichiers
CAF 2002, MSA 2002 et INSEE-Recensement de la Population de
1999
Méthode : la proportion de personnes à bas revenus dans la
population âgée de moins de 65 ans représentée ici n’est pas la valeur
ponctuelle attribuée à chaque commune, mais une moyenne calculée dans
un rayon de lissage de 15 km. La carte estompe ainsi les disparités
locales pour montrer les grandes tendances de la répartition
spatiale.
Source : « Pauvreté et Précarité dans les Pays-de-la-Loire », Dossier INSEE Pays-de-la-Loire, n° 14, juin 2005, 64 pages, document accessible en ligne (ressources Internet) : www.insee.fr/pays-de-la-loire. Carte p. 29.
51Nous soulignons ainsi les caractéristiques des ancrages locaux des épargnants solidaires. Revenons aux caractéristiques socio-économiques des individus de cette strate.
52L’épargnant solidaire ligérien est d’« âge mûr », rejoignant les enquêtes nationales du CREDOC et de FINANSOL. Mais, contrairement à ce qui pouvait être attendu, nous rencontrons aussi une population relativement jeune. En effet, 76 % des sondés sont âgés de 35 à 64 ans selon la répartition suivante. 8 % appartiennent à la classe d’âge des 25-35 ans, 17 % dans celle des 35-45 ans. Mais, 59 % sont âgés de moins de 55 ans. L’épargnant solidaire ligérien du Crédit municipal est donc relativement plus jeune que les épargnants solidaires au niveau national, étudiés par les deux institutions précitées.
53Corroborant la répartition par âge, les deux tiers de notre échantillon sont actifs et un tiers inactifs. Notre strate s’avère être plutôt représentative des classes moyennes puisque 42 % de la population observée se répartit entre les PCS 4 (professions intermédiaires), PCS 5 (employés) et, dans une moindre proportion, PCS 6 (ouvriers). Toutefois, en additionnant les cadres actifs (PCS 3) et les anciens cadres retraités (PCS 73), nous obtenons 50 % de l’échantillon.
54Cela signifie que bien que la part des diplômés et aisés demeure l’idéal-type dominant, l’épargnant solidaire ligérien appartient aussi à ce que nous appellons la classe moyenne aisée. Ce résultat laisse présager une diffusion plus large de ce comportement dans les autres franges de populations que celles auxquelles nous pensions au départ.
Tableau 1 : Les effectifs par Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS), en %.
Professions et catégories socioprofessionnelles |
Effectifs par PCS |
Actifs : PCS 3 – Cadres et professions intellectuelles supérieures PCS4 – Professions intermédiaires PCS5 – Employés PCS6 - Ouvriers |
25 17 17 8 |
Inactifs : PCS 73 – anciens cadres (PCS 74)40 PCS 75 – anciens employés (PCS 77) |
25 8 |
Source : élaboration par l’auteur.
55Nous avons qualifié l’épargnant solidaire ligérien d’aisé. L’analyse statistique que nous avons opérée sur nos données récoltées, nous permet de calculer un revenu net moyen de 2 587 euros, proche du salaire mensuel moyen des cadres de la PCS 3 établi à 2 656 euros. Le revenu médian s’établit lui à 2 241 euros mensuels et, le mode de notre série à 1 550 euros mensuels. Ce dernier se situe donc au-dessus du niveau de vie médian fixé à 1 204 euros par mois. L’écart type de la série CMN est de 1 329. Cela signifie que cette strate est plutôt bien dotée en revenu net mensuel. L’épargnant solidaire du Crédit municipal de Nantes est donc un agent disposant d’une solvabilité qui lui offre le choix de l’épargne solidaire. Cet enseignement est conforme aux études menées sur des échantillons au niveau national. S’il est riche et altruiste, est-il pour autant engagé ?
56Pour répondre à cette interrogation, nous nous sommes intéressés aux implications associatives, politiques (don de temps) et, religieuse dans la mesure où l’histoire des banques de l’économie sociale est fortement marquée de cette empreinte (Moulévrier, 2002). Nous observons les résultats suivants :
Tableau 2 : L’engagement citoyen et religieux des épargnants solidaires du CMN, en %
Membre de… |
Oui |
Non |
Absence de réponse |
Un parti politique Une association (au moins) Une église |
34 41 25 |
58 34 34 |
8 25 41 |
Source : construction par l’auteur
57Notre épargnant ligérien est plutôt actif dans les associations (41 %), moins engagé politiquement (34 %) et, relativement sans conviction religieuse (34 %), sachant que 41 % ne donnent pas de réponse. Dans l’absolu, l’épargnant solidaire du CMN ne cherchent pas à maximiser son salut par son acte d’épargne solidaire mais, place l’inclusion de l’autre au centre de ses intérêts. Il y a donc bien évolution sociétale vers des mouvements sociaux, parce qu’à l’origine de l’épargne solidaire nous trouvions d’abord des mouvements religieux (congrégations, associations type CCFD). Notre épargnant relèverait-il de l’« esprit d’athéisme » définit par Comte-Sponville (2006)41 comme l’affirmation d’une spiritualité sans Dieu, mais avec un comportement marqué par la culture chrétienne ? Il se reconnaîtrait dans un certain catholicisme social « à la Ozanam » qui, au milieu du xixe siècle, dans son cours de droit commercial professé à Lyon et dans le cadre de son action à l’ère nouvelle, affirmait : « Gens de biens, qui thésaurisez, celui qui nous a appris à demander le pain de chaque jour, ne nous a jamais conseillé de nous assurer dix ans de luxe » (Hourdin, 1947, 185)42.
58L’épargnant solidaire du CMN est un initié (tab. 3). En effet, plus des trois-quarts connaissent l’épargne éthique ou sociale et, tous connaissent l’épargne solidaire. Taux largement supérieur aux échantillons de Français interrogés par FINANSOL. Ils connaissent à 92 % les acteurs de la finance solidaire en particulier le Crédit municipal de Nantes cité par 42 % des interrogés. Viennent ensuite le Crédit Coopératif et la NEF, cités chacun par 25 % des sondés.
Tableau 3 : Les acteurs de la finance solidaire cités par l’échantillon CMN, en %
Dénomination des financiers solidaires |
Fréquences relatives des citations |
Caisses d’Épargne Crédit Coopératif Caisse solidaire du Nord-Pas-de-Calais Nouvelle Économie Fraternelle (NEF) Crédit municipal de Nantes Fondes France Active Fondation de France |
17 25 8 25 42 8 8 8 |
Note : Plusieurs réponses étaient possibles dans le questionnaire
Source : Auteur
59Les motivations à l’épargne solidaire sont citoyennes (100 %), militantes (67 %) et éthiques (50 %) (tab. 4). D’ailleurs pour la moitié d’entre eux, les placements éthiques ont vocation à financer le développement des Pays du Sud. 42 % font du placement éthique un outil pour l’insertion, alors que cette épargne ne répond pas directement à cet objectif solidaire. Malgré tout, il semble bien que ce soit l’utilité sociale qui prime chez cet épargnant solidaire. Pour ce qui est des placements de partage, 58 % des sondés les destinent au financement des associations luttant contre l’exclusion et, 42 % pour le soutien aux ONG dédiées aux Pays du Sud. Les produits bancaires solidaires ont à l’unanimité une utilité sociale. 17 % les apprécient également pour leur sécurité de placement, donc pour leur performance économique, même si seulement 8 % d’entre eux citent la rentabilité économique.
Tableau 4 : Les motivations à l’épargne solidaire, en %
Motivations à l’épargne |
Fréquence relative |
Économiques Sociales/citoyennes Morales Éthiques Militantes Autres (justice sociale) |
8 100 17 50 67 8 |
Source : Auteur
60L’épargnant solidaire ligérien est bancarisé dans le secteur bancaire de l’économie sociale (tab. 5). 92 % sont clients d’une banque d’une banque coopérative et 8 % sont clients d’une autre banque sous statut d’établissement public administratif. En d’autres termes, aucun épargnant citoyen n’est client d’une banque ex-inscrite, association Française des banques. Au nombre de citations, ce sont le Crédit Mutuel (25 % des citations) et les Caisses d’Épargne (50 %) qui se partagent l’essentiel de la bancarisation de la strate ligérienne observée. Paradoxalement, le Crédit Coopératif n’est pas leader. Mais, la région agricole a d’abord été bancarisée par les Crédits Mutuels et Coopératifs. Le Crédit Coopératif reste un acteur bancaire des zones urbaines.
Tableau 5 : La répartition de l’échantillon CMN bancarisé entre les banques sociales, en %
Désignation de la firme bancaire |
Fréquence relative observée |
Crédit Agricole Crédit Mutuel Crédit Coopératif Caisses d’Épargne Banques populaires Autres (Crédit municipal de Nantes) |
17 25 8 50 8 8 |
Note : Le total supérieur à 100 % s’explique par la multibancarisation des individus
Source : Auteur
61Si 58 % des épargnants solidaires du CMN savent que les banques sociales (mutualistes ou coopératives) proposent des produits d’épargne solidaire, l’analyse des réponses dévoile une croyance en une démarche « exclusivement » commerciale de ces firmes bancaires, en proie à un certain isomorphisme décrit par Taupin et Glémain (2005). En effet, 67 % des réponses vont dans ce sens. Toutefois, 67 % affirment aussi que leur démarche est citoyenne (tab. 6).
Tableau 6 : Les stratégies des banques sociales, en %
Nature de la stratégie |
Fréquence relative observée |
|||
Oui |
Non |
Ne sait pas |
Pas de réponse |
|
Optique citoyenne Logique de gestion (accroissement du PNB) Logique commerciale vs concurrence Logique purement solidaire |
67 25 67 17 |
17 25 0 58 |
16 0 0 0 |
0 50 33 25 |
Source : Auteur
62Pour conclure cette première analyse, notre strate « épargnant solidaire du Crédit municipal de Nantes (CMN) » correspond à l’idéal-type de l’épargnant solidaire « bancarisé » de notre « territoire (théorique) » des épargnants citoyens. Soucieux des difficultés d’insertion, il se révèle également sensible aux problématiques de développement des Pays du Sud. Il est en cela un épargnant captif pour des produits de placements à vocation « Sud ». Plutôt bien informé et bien doté en capital, il est à la fois urbain et rural, voire rurbain au sens de N. Herpin (1994) : travailleur urbain (plutôt cadre) vivant à la campagne.
63Malgré la petitesse de cette strate, nous estimons que les épargnants solidaires du CMN peuvent quand même être considérés comme représentatifs d’une frange de population plus vaste d’épargnants citoyens. Cette première évaluation qualitative est renforcée par l’approche quantitative selon laquelle tout individu de cette sous population peut figurer parmi la population des épargnants solidaires avec une probabilité connue (p=1/6) « d’être épargnant solidaire », dans les territoires étudiés (Nantes et Rennes), « en domiciliant ses fonds prêtables auprès de l’un des 6 financiers solidaires possibles », à savoir : Crédit municipal de Nantes, Bretagne capital solidaire, Crédit Coopératif, NEF, Caisses d’Épargne, Cigales. Pour préciser notre profil d’épargnant solidaire, alors que les dispositifs de microfinance dans les Pays du Sud concernent en premier lieu les femmes, sommes-nous en mesure d’évaluer des distinctions de comportement par genre ? Démarche qui n’avait pas été testée jusqu’alors.
64L’évolution de la société Française vers un droit coopératif, substitué à un droit répressif en faveur des femmes, est récente. En effet, il a fallu attendre 1861 pour que les femmes puissent ouvrir un compte chèques, 1895 pour qu’elles aient la possibilité de retirer de l’argent sans l’aval de leur mari, et, 1907 pour qu’elles disposent pleinement de leur salaire – le mari restant encore responsable légalement des dettes contractées par son épouse. Par conséquent, l’arbitrage consommation-épargne de la gestion du revenu féminin date de moins de 100 ans, sachant qu’elles n’exercent un emploi à titre volontaire et sans autorisation du mari que depuis 1965 ! Dans le rapport à l’argent, elles découvrent, avec l’évolution de la société et leur autonomisation croissante, la possibilité de l’utiliser autrement que dans l’exclusif statut « d’appoint pour améliorer le reste-à-vivre du foyer ». Pour faire face à la montée du prix du service du logement et à des charges domestiques de plus en plus élevées, le salaire féminin fait désormais office de source de financement du quotidien libérant, parfois, une partie du revenu masculin pour l’épargne. Toutefois, lorsqu’elles en ont la possibilité et la liberté, les femmes pensent-elles « autrement » leur acte d’épargne ?
65Si tel était le cas alors nous serions bien en présence d’un idéaltypique wéberien, c’est-à-dire d’un « tableau de pensée susceptible d’engager des comparaisons avec la réalité observée ». La solidarité, portée par l’acte d’épargne solidaire, est plutôt organique. Durkheim (1895) considère qu’elle est à l’origine d’un corps social complexe et hétérogène, comportant des organes remplissant des fonctions différenciées. C’est donc bien la différenciation des individus, des tâches, des fonctions ainsi que leur complémentarité qui fondent cette solidarité organique. La dynamique de différenciation de nos sociétés contemporaines implique dès lors un processus d’individuation qui fait de l’individu une source de plus en plus autonome de pensée et d’action. En économie du développement, on utilise l’« indicateur sexospécifique de développement humain » pour dévoiler les disparités sociologiques ente les hommes et les femmes en ce qui concerne la longévité, l’accès au savoir et le niveau de vie. Cette lecture s’inscrit parfaitement dans l’approche sociologique des « genres » (Macobby, 1988). Le genre est alors compris comme « ce qui relève de la différenciation sociale entre les deux sexes ». Il est alors possible d’envisager ce concept soit comme une dimension fondamentale de toute organisation sociale, soit comme une catégorie construite socialement.
66L’épargnante solidaire relèverait sans doute de cette dernière catégorie. L’être féminin est un « être perçu » qui se transforme sous l’action du processus d’individuation. L’épargnante solidaire aurait quitté l’exclusif « dedans » (de la Domination masculine de Bourdieu, 1998) pour se soucier des « autres dedans » (individus, familles monoparentales à chef « féminin ») du dehors. En cela, elle a permis à l’épargnant solidaire de s’affirmer malgré ses « valeurs » propres : féminin, nature cultivée, sacré, gauche, dominé. Il porte l’affection de l’autre, l’abnégation et à ce titre devient lui-même un « être perçu ». Cette caractérisation est encore plus précise dès que l’on se réfère aux travaux de Guérin (2003) relatifs aux femmes et à l’économie solidaire. En effet, citant Folbre (1997, 138), elle met en avant l’« activité de proximité » pour illustrer l’implication des femmes, c’est-à-dire « ce travail entrepris par affection ou par sens des responsabilités vis-à-vis d’autrui, sans attendre de contrepartie immédiate ».
67En finances solidaires, cette attitude se traduit par le fait que « les femmes ne donnent pas forcément plus que les hommes, mais elles sont moins sensibles aux déductions fiscales (leur dont serait donc moins intéressé), et même en période de récession, elles donnent toujours contrairement aux hommes qui ont tendance à réduire ce poste de dépenses » (Andreoni et Verstelund, 2001)43. Cette information est fort importante pour nous ici.
68En effet, d’un côté, avec le vieillissement de la population (donc une féminisation accrue de la société) et la montée des femmes actives, l’argument fiscal pour inciter à céder la totalité des intérêts pourrait être fragilisé. D’un autre côté, l’intérêt suscité par les prélèvements obligatoires devrait croître dans la mesure où la grande majorité des femmes sont désormais actives et, à ce titre, plus sensibles à l’évolution de leur revenu disponible (après impôts) sans qu’elles aient perdu leur sensibilité à donner. Pour tester cette hypothèse de stratégie sexospécifique, nous choisissons de distinguer au sein de notre strate initiale du Crédit municipal de Nantes (CMN), les femmes des hommes. En adoptant la grille de lecture sexospécifique, nous apprenons d’abord que :
78 % des hommes et 67 % des femmes savent en quoi consiste l’épargne éthique ;
tous et toutes connaissent l’épargne solidaire.
69Ensuite, si 89 % des hommes connaissent des acteurs de la finance solidaire, ce sont 100 % des femmes qui les connaissent. Cet écart peut être interprété de la façon suivante. Les femmes sont naturellement orientées vers l’autre via leur socialisation primaire. La solidarité fait donc partie intégrante de leur être perçu. Par conséquent, leurs croyances – au sens du stocks d’informations de l’économie cognitive – possèdent (voire intègre) implicitement cette valeur.
70Nous découvrons également qu’aucune femme ne met en avant l’économique comme motivation à l’épargne solidaire alors que 11 % d’hommes le font. En d’autres termes, aucune femme n’accorde de valeur à la rentabilité économique des produits bancaires et financiers solidaires, alors que les hommes y sont sensibles. Toutefois, elles restent préoccupées par la sécurité du placement pour 33 % d’entre elles contre 11 % seulement des hommes, plus « amoureux du risque ». État de fait qui conforte non seulement les enseignements tirés des travaux cités, mais aussi la pertinence qualitative de notre strate.
71En outre, le tiers des femmes mettent en avant la morale et 67 % l’éthique, contre respectivement 11 et 44 % des hommes. Nous retrouvons ici le poids des valeurs féminines portées par le souci de justice et d’équité. Elles instrumentalisent moins l’outil que constituent les finances solidaires, puisque seulement le tiers d’entre elles met en avant des motivations militantes à l’épargne solidaire contre 78 % des hommes. Pour ce qui est du sens des placements éthiques, nous retrouvons les traits différenciant les genres comme le montre le tableau ci-dessous :
Tableau 7 : Le sens des placements éthiques selon les genres, échantillon CMN, en %
Sens |
Hommes |
Femmes |
Performance financière et garantie Dynamique d’emploi Participation au développement des Pays du Sud Soutien à l’insertion Autres Sans réponse |
11,1 22,2 44,4 44,4 22,2 11,1 |
0 0 66,7 33,3 0 33,3 |
Note : Plusieurs réponses étaient possibles
Source : Construction par l’auteur
72Sur les placements de partage, 67 % des femmes leur accordent du sens au financement des associations qui luttent contre l’exclusion, contre plus de 55 % chez les hommes. Par contre aucune femme n’adhère au projet de financement d’une ONG portant un projet de développement pour les Pays du Sud, alors que plus de 55 % des hommes y souscrivent. La notion de proximité d’usage des placements de partage présente de l’importance pour les femmes. Le développement local et la cohésion sociale territorialisée prennent un sens marqué pour le genre féminin. Cela amène à réfléchir sur les gammes de produits de partage à offrir à l’épargne citoyenne des femmes, ainsi qu’à leur mode de diffusion.
73Sur les stratégies des banques sociales (mutualistes et coopératives) en finances solidaires, les femmes sont moins au courant que les hommes. 67 % d’entre elles ignorent qu’elles peuvent proposer de tels produits contre 33 % d’hommes. Il est vrai aussi que la bancarisation (libre) des femmes relève d’une histoire récente (1965). À la question « pourquoi le font-elles ? », la répartition des réponses par genre s’établit ainsi :
Tableau 8 : Pourquoi les banques sociales offrent-elles des produits solidaires ?, en %
Motivations |
Oui H F |
Non H F |
Ne sait pas H F |
Sans réponse H F |
||||
Optique citoyenne Logique de gestion Logique commerciale Logique solidaire pure |
66,7 22,2 66,7 11,1 |
66,7 33,3 66,7 33,3 |
11,1 22,2 0 55,5 |
33,3 33,3 0 66,7 |
22,2 0 0 0 |
0 0 0 0 |
0 55,5 33,3 33,3 |
0 33,3 33,3 0 |
Source : Auteur
74Enfin, les caractéristiques socio-démographiques sont également riches d’enseignements. La répartition de la population féminine s’effectue par tiers entre les « 35-45 », les « 55-65 » et, les « 75 et plus ». Nous avons donc affaire à des femmes plutôt d’âge actif ou de très jeunes retraitées. Les hommes sont plus jeunes de par leur répartition puisque plus de 22 % sont âgés de 25 à 45 ans ; 44,4 % sont dans la classe d’âge des « 45-55 » ; 22,2 % chez les « 55-65 » et, 11,1 % pour les « 65-75 ». Près de 67 % sont donc des actifs en puissance « 25-55 ». Cet enseignement bouleverse l’idée reçue selon laquelle l’épargnant solidaire est un homme retraité !
75Si 67 % des femmes habitent dans des villes de 50 à 499 999 habitants, le tiers restant est localisé dans les grandes villes de plus de 500 000 habitants. La répartition des hommes et plus disparate : plus de 44 % habitent de petites communes de moins de 10 000 habitants, 11,1 % sont localisés dans des villes moyennes et le tiers en grande ville. Un tiers des hommes n’a pas répondu à la question, ce qui introduit un biais dans les données. Mais, compte tenu de l’échantillon disponible, nous raisonnons sur 89 % de réponses valides, ce qui reste satisfaisant. Nous retrouvons également le militantisme (extraverti) masculin, puisque plus de 44 % des hommes disent appartenir à un parti politique alors qu’aucune réponse positive n’est relevée pour les femmes qui, d’ailleurs pour une sur trois, ne répondent pas à cette question. En ce qui concerne la participation aux associations, les hommes semblent plus actifs (44,4 %) que les femmes (33,3 %). Elles sont près de 67 % à affirmer ne pas être membre, contre 22,2 % des hommes.
76Les appartenances religieuses sont équitablement réparties chez les femmes : un tiers « oui, je suis membre d’une église catholique44 », un tiers « non » et un tiers ne répond pas. Les hommes sont plus nombreux à ne pas répondre à cette question (44,4 %). Seulement 22 % se réclament d’une Église (catholique dans tous les cas). Il y a donc une sorte de fidélité de comportement inculquée par l’éducation catholique reçue par bon nombre de nos concitoyens ligériens, même si la pratique des rites religieux a perdu de son importance aujourd’hui. La répartition des épargnants et des épargnantes solidaires par classes de revenus et, par professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), aboutit aux deux tableaux suivants :
Tableau 9 : Répartition par genre et par classes de revenu en euros, en %
Revenu net mensuel (euros) |
Épargnants solidaires |
Épargnantes solidaires |
800 – 1 249 1 250 – 1 849 1 850 – 2 399 2 400 – 2 999 3 000 – 4 799 4 800 – 6 400 |
11,1 22,2 0 22,2 33,3 11,1 |
0 0 66,7 33,3 0 0 |
Source : Auteur
77Ce qui est significatif c’est la concentration des revenus des femmes sur des rémunérations de niveau encadrement moyen, qui trouve d’ailleurs son pendant chez les hommes pour des niveaux de rémunération d’encadrement supérieur (actifs et inactifs). Cette lecture se trouve corroborée par la répartition des populations selon la PCS :
Tableau 10 : Répartition par PCS des épargnants et épargnantes solidaires, en %
PCS |
Épargnants solidaires |
Épargnantes solidaires |
PCS 3 – cadres et prof. intell. sup. PCS 4 – professions intermédiaires PCS 5 – employés PCS6 – ouvriers PCS73 – retraités cadre PCS75 – retraités employés |
22,2 11,1 22,2 11,1 33,3 0 |
33,3 33,3 0 0 0 33,3 |
Source : Auteur
78Pour conclure ce point, nous pouvons dresser à la fois le portrait type de l’épargnante solidaire pour notre strate « CMN » : c’est femme active de 35-45 ans ou de 55-65 ans, cadre moyen ou supérieur, peu militante, urbaine, disposant d’un revenu net mensuel compris entre 1 250 et 2 399 euros. Et, l’épargnant solidaire est un actif de 25 à 65 ans, cadre (33 %) ou ouvrier-employé (33 %), assez engagé politiquement et actif dans les associations (à près de 45 %). Il est client d’une banque à statut coopératif. Le sont-ils par héritages, les parents les ayant bancarisés là où l’étaient eux-mêmes ? Ont-il choisi cet hébergement bancaire par militantisme ou bien par opportunisme ?
79Qu’en est-il de l’épargnant breton ? BCS, comme le rappelle Taupin (2005, 10)45 est « une société coopérative financière à capital variable, créée en juin 2001, sur le modèle d’Autonomie et solidarité ». Ancrée au projet de développement durable local en Bretagne, sa vocation éthique se traduit par une sélection des activités financées à la fois en fonction de valeurs sociétales (environnement, conditions de travail, démocratie) et, de leurs capacités à créer des emplois. À l’origine de BCS, on trouve le fonds territorial « local » de France Active, à savoir Bretagne Développement Initiative (BDI) créé en 1995 pour favoriser l’emploi de personnes fragiles et développer l’insertion par l’activité économique (IAE) ; l’association REAS Initiatives. Nous sommes donc bien dans le périmètre de la maison de l’économie solidaire. Ils ont été rejoints ensuite par Pays de Rennes emplois solidaires (PRES)46, la CFDT et un réseau local d’organismes de l’économie sociale (association et fondation). BCS agit à partir d’une prise de participation minoritaire dans le capital et, au moyen d’une avance en compte-courant d’associés.
80Pour observer cette strate bretonne d’épargnants solidaires, nous avons adressé les questionnaires au mois de janvier 2005 à la centaine d’épargnants listés, soit un taux de retour de 85 % environ. Nous regrettons seulement qu’un certain nombre de questionnaires n’aient pas été entièrement complétés. En particulier, nous observons un taux de non réponse de plus de 9 % pour le lieu d’habitation et de 6 % pour la classe de revenu.
81Pour cette première analyse de l’échantillon Bretagne capital solidaire, désigné par « BCS » dans le texte par la suite, nous commençons par dévoiler le degré de connaissance des différents types d’épargne et des acteurs de la finance solidaire (tab. 11).
Tableau 11 : Le degré de connaissance des épargnes citoyennes chez BCS, en %
Nature de l’épargne |
Oui, je connais |
Non, je ne connais pas |
Absence de réponse |
Éthique Sociale Solidaire |
82,4 58,8 90,6 |
12,9 30,6 5,9 |
4,7 10,6 3,5 |
Source : Auteur
82Se dévoilent au fur et à mesure de notre analyse un échantillon d’épargnants solidaires polymorphe comprenant des initiés (oui, je connais ou crois connaître), des non-initiés relatifs (non, je ne connais pas ou ne crois pas connaître) et, des non-initiés absolus (je ne sais pas). La réalité statistique de notre terrain d’enquête rencontre à nouveau la zone de chalandise de l’épargne solidaire que nous avons proposée.
83Notre échantillon BCS présente une bonne connaissance des acteurs des finances solidaires (tab. 12). En effet, 83,5 % des interrogés sont capables d’en citer, contre 9,4 % de non connaissance et, 7,1 % de non réponse. La répartition des établissements cités s’établit ainsi :
Tableau 12 : État des lieux des établissements cités selon les groupes d’établissements, en %
Mutualistes historiques |
Coopératifs et EPIC solidaires |
Institutions financières spécialisées47 |
Crédit Mutuel Bretagne (9,4) Banques Populaires (3,5)48 |
Crédit Coopératif (37,6) Caisses d’Épargne (15,3) Crédit municipal de Nantes (8,2) |
PRES (1,2) BDI (2,3) NEF (9,4) CDC (2,3) SIFA (2,3) BCS (17,6) Autonomie Caisse
solidaire Love Money (1,2) Garrigues (2,3) BFCE (1,2) ADIE (1,2) France Active (1,2) ESFIN-IDES (1,2) FINANSOL (1,2) Cigales (1,2) |
12,9 % de citations |
61,1 % de citations |
51,6 % de citations |
Source : Auteur
84Il est surprenant de trouver l’association « Finances » et « Solidarité » (FINANSOL) citée parmi les acteurs bancaires et financiers du secteur des finances solidaires, alors que cette association ne propose aucun produit susceptible de capturer de l’épargne solidaire. Là n’est pas son rôle. Elle labellise les produits bancaires et financiers solidaires. Nous découvrons en Bretagne le poids très importants des banques de l’économie sociale qui hébergent 88,2 % des comptes de ces épargnants solidaires. Le Crédit Mutuel de Bretagne – leader coopératif sur ce territoire – accueille à lui seul 42,3 % des épargnants solidaires de notre échantillon BCS, les Banques populaires (15,3 %). Le Crédit Coopératif et les Caisses d’Épargne accueillent respectivement 20 % et 25,9 % de l’échantillon BCS. La banque « coopérative marchéisée », Crédit Agricole, héberge 20 % de cet échantillon. Parmi ceux qui ne sont pas clients des banques de l’économie sociale, la répartition s’effectue entre La Poste avec 8 % du panel, le Crédit Commercial de France (CCF) (2,3 %) et la BNP-Paribas (3,2 %). Ce segment de production d’épargne solidaire demeure marginal pour les banques commerciales en Bretagne. Toutefois, les épargnants solidaires bretons ne sont pas « dupes » quant au positionnement (stratégique des banques). En effet, à la lecture des remarques faites sur les questionnaires, nous apprenons que : « Le Crédit Agricole “en principe” (est une banque sociale) car elle écrase tous les petits agriculteurs. »
85Les motivations à l’épargne solidaire de cet échantillon breton sont avant tout citoyennes, éthiques et militantes (tab. 13). Cependant, les préoccupations économiques ne sont pas négligées pour autant.
Tableau 13 : Les motivations à l’épargne solidaire pour l’échantillon BCS, en %
Type de motivations |
Fréquence des réponses |
Économiques Sociales/citoyennes Morales Éthiques Militantes Ne sait pas Autres : environnement économie locale entraide fiscalité |
28,2 85,9 32,9 44,7 55,3 2,3 2,3 1,8 1,8 1,8 |
Source : Auteur
86Si l’épargne solidaire est avant tout un moyen de cohésion sociale et, relève peu d’une motivation fiscale, la rentabilité économique directe [gains matériel et immatériel (satisfaction) pour le porteur] et indirecte (pour le développement local) n’est pas neutre. Les finances solidaires sont donc bien ancrées dans l’économique et dans le développement local selon une volonté de « penser le changement » (Glémain, 2007)49.
87Pour notre sujet BCS, nous constatons que les placements éthiques valent pour leur dynamique d’emploi (47,1 %), ainsi que pour leur capacité à soutenir l’insertion (50,6 %). Ils offrent également un horizon international à travers leur participation au financement du développement des Pays du Sud (ou des Suds pour reprendre la typologie de P. Soussa) (45,9 %). Nous sommes donc bien en présence de préoccupations solidaires et militantes. L’un des épargnants interrogés en appelle à « éliminer les pires sociétés du panel constituant la base dans laquelle l’argent est investi, à condition de se fier aux agences de notation ». Il y a méfiance dans l’appréciation qui est faite du caractère éthique des entreprises qui s’affichent comme socialement responsables : « Je cherche à ne pas cautionner un système où une petite caste s’auto attribue des salaires démesurés et autres stocks-options tout en menant une politique sociale parfois brutale », écrit l’un des sondés.
88Cet état de fait est renforcé par la valeur qui est accordée aux placements de partage. En effet, ils ont du sens pour 70,6 % des épargnants solidaires de cet échantillon parce qu’ils abondent le financement d’associations qui luttent contre l’exclusion. Pour 7 %, c’est une également autre façon de partager les richesses qui prime. Une responsabilité sociétale forte habite ses épargnants solidaires.
89Nous avions ajouté dans notre questionnaire – relativement à celui testé sur l’échantillon CMN – l’utilité économique à côté de l’utilité sociale pour apprécier la qualité des produits bancaires et financiers solidaires, de façon à préciser notre analyse.
Tableau 14 : La valeur des produits bancaires et financiers selon l’échantillon BCS, en %
Nature de la valeur affectée |
Fréquences des réponses |
Rentabilité économique Sécurité du placement Utilité sociale Utilité économique Toutes ces raisons Autres raison (production de lien social) |
2,3 7,1 82,3 51,8 4,7 1,3 |
Source : Auteur
90Même si l’utilité sociale l’emporte, nous apprenons que l’articulation utilités sociale (cohésion) et économique (développement) constitue un préalable à la promotion de l’acte d’épargne solidaire.
91Les résultats de notre enquête BCS aboutissent à une validation empirique de notre hypothèse théorique de départ, selon laquelle : il existerait une zone de chalandise de l’épargne solidaire : non-épargnants solidaires relatifs et non-épargnants relatifs absolus. Nous disposons ici d’un sous-groupe de non détenteurs de portefeuilles d’épargne solidaire. Nous sommes à présent prêts à découvrir (tab. 15) : les agents solvables non informés ; les agents pas ou peu solvables mais sensibles ou sensibilisés à ; les agents non concernés par l’acte d’épargne solidaire ; les agents croyant qu’il n’est pas possible (ou difficile) de lier argent et solidarité.
Tableau 15 : Les agents non-épargnants solidaires relatifs et absolus de BCS, en %
Type de agents et origine de l’état |
Fréquences |
Agent solvable non informé Méconnaissance des produits Problème d’accessibilité Complexité des produits Banquier « muet » sur ces produits |
16,5 9,4 3,5 14,1 |
Agent pas ou peu solvable mais avec sensibilté Faute de solvabilité |
12,9 |
Agent non concerné par l’acte Non concerné Déjà donneur ailleurs Autres produits plus rentables |
2,3 23,5 7,1 |
Agent agnostique non épargnant solidaire Pas le temps, sceptiques |
3,5 |
Source : Construction par l’auteur
92La plupart regrettent l’absence d’information de la part de leur banquier. Un élément de notre échantillon a contacté directement la MAIF pour obtenir des informations sur leurs placements en exprimant ses souhaits et son insensibilité aux fonds éthiques « à l’américaine ». Cet exemple démontre l’absence de médiation bancaire pour des épargnants sans aléa moral, donc à moindre risque pour les firmes bancaires.
93Toujours pour le manque en informations, une femme écrit : « À part le hors-série d’alternatives économiques et un article de temps à autre dans la presse (La Croix en 2004), il y a peu d’informations réellement accessibles. » En ce qui concerne la complexité des produits, nous relevons deux jugements émanant de la gente masculine, l’un : « Les domaines qui touchent à l’économie sociale et solidaire restent peu ou pas médiatisés. Le citoyen lambda a le sentiment de quelque chose à connotation intellectuelle et réservé à des initiés militants. Cela nécessite de démocratiser en simplifiant la présentation et en clarifiant les valeurs » ; l’autre : « J’ai eu un peu de mal à me retrouver dans la multitude des dénominations : placements éthiques, de partage, solidaires. » Il ne suffit donc pas de disposer d’un label « FINANSOL » et d’un document de synthèse qui servent d’abord les initiés, d’où l’utilité des semaines de l’épargne solidaire en PACA, Rhônes-Alpes, Pays-de-la-Loire et Île-de-France et, d’un soutien actif des collectivités locales qui manquent encore cruellement aujourd’hui.
94Les agents « non-solvables relatifs » affirment ne pas pouvoir dégager d’épargne soit parce que certains ont fait des donations aux vivants pour des raisons fiscales de transmission de patrimoine, soit parce qu’ils sont créateurs d’entreprise par un financement personnel.
95Les agents « non concernés » par l’acte d’épargne mettent en avant leur « autre » solidarité. Celle-ci relève du caritatif et correspond à la médiatisation de grandes causes, telles que les Restos du Cœur ou le Sidaction, ou encore le Téléton. D’ailleurs une étude conduite en 2004 par le CERPHI (centre d’étude et de recherche sur la philanthropie) montre que 67 % des Français affirment « avoir déjà fait un don à une association humanitaire ou caritative ». Pour ceux-là, la solidarité est synonyme de participation au financement de l’entraide. Ces « non épargnants solidaires absolus » mettent également en doute la sincérité des acteurs bancaires : « Le titre de banque mutualiste est parfois bien usurpé. Le lien de l’Assemblée générale n’est pas suffisant pour se donner le titre de mutualiste. » Un autre écrit : « Parmi les établissements ayant le statut de banque, seul le Crédit Coopératif qui relaie la NEF me paraît sincèrement engagé. Le fait qu’il soit le seul à ne pas détenir de filiales dans les paradis fiscaux plaide nettement en sa faveur. Étant chargé de clientèle à la Caisse d’Épargne, j’observe une différence très nette. » Nous relevons même chez les principaux épargnants solidaires des doutes vis-à-vis de BCS lui-même : « BCS est-elle solidaire ? », « BCS comprend-t-elle les besoins de solidarité internationale ? », « BCS associe-t-elle comme incompatible “haute technologie” et “solidarité” ? ». Y répondre c’est interroger l’ensemble des protagonistes de BCS !
96La morphologie sociodémographique de notre échantillon BCS correspond à une sous population d’âge actif, puisque près de 59 % d’entre-elle se répartit sur les classes d’âge entre 25 et 55 ans (tab. 16). Cette proportion monte même à 78,9 % si on étend notre échantillon au « 55-65 ans ».
Tableau 16 : La répartition par classe d’âge de l’échantillon BCS, en %
Classes d’âge |
Fréquence observée |
18 – 25 25 – 35 35 – 45 45 – 55 55 – 65 65 – 75 75 et + |
1,2 10,6 16,5 31,8 20 10,6 7,1 |
Note : Le taux d’absence de réponse ici est de 4,5 %
Source : Construction par l’auteur
97La répartition par professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) confirme, en revanche, la forte domination de la PCS 3 des « cadres et professions intellectuelles supérieures » (tab. 17). Pour autant, elle n’est pas exclusive des classes populaires (employés, ouvriers) et du niveau maîtrise (professions intermédiaires). Il reste donc des opportunités de clientèles d’épargnants solidaires potentiels à satisfaire. Nous découvrons aussi, pour cet échantillon, la présence d’inactifs autres que les retraités, dont les étudiants pour 4,7 % de notre échantillon. Cette dernière information est intéressante dans la mesure où, contrairement à la région Aquitaine, le Bretagne ne compte aucun club local d’épargne pour les jeunes (CLEJ).
Tableau 17 : La répartition par PCS de l’échantillon BCS, en %
PCS |
Fréquence observée |
Actifs PCS 2 PCS3 PCS4 PCS5 PCS 6 Inactifs « retraités » PCS71 PCS73 PCS74 PCS75 Autres inactifs PCS81 – étudiants PCS82 – sans activité professionnelle |
7,1 41,2 8,2 7,1 1,2 7,1 15,3 2,3 4,7 4,7 1,2 |
Note : Taux de non réponse=1,2 %
Source : Construction par l’auteur
98L’épargnant solidaire breton, comme le ligérien et d’autres encore au niveau national, est plutôt un urbain (tab. 18). Même si, la part des épargnants ruraux apparaît plus importante qu’ailleurs.
Tableau 18 : La répartition par zone d’habitation de l’échantillon BCS, en %
Type de localité |
Fréquence observée |
Commune de moins de 10 000 hab. De 10 à 49 999 hab. De 50 à 499 999 hab. Plus de 500 000 hab. |
32,9 5,9 41,2 9,4 |
Note : Taux de non réponse de 10,6 % qui explique en partie par la présentation du questionnaire plaçant cette rubrique à droite du document et non à la suite des autres questions
Source : Auteur
99Cette localisation est similaire à celle que nous observons pour les sociétaires de la NEF en Bretagne (carte 3).
100En ce qui concerne les classes de revenus, nous avons introduit une borne inférieure : 604 euros mensuels qui correspondent au seuil de pauvreté (2004). Et une borne supérieure : 8 000 euros mensuels qui correspondent à un seuil aléatoire au-delà duquel la gestion d’un portefeuille de titres standards est fort probable.
Carte 3 : Les clients de la NEF en Bretagne

Source : La NEF (2007)
Tableau 19 : La répartition de l’échantillon BCS par classe de revenu mensuel, en %
Classes de revenu (€) |
Fréquence observée |
604 – 799 800 – 1 249 1 250 – 1 849 1 850 – 2 399 2 400 – 2 999 3 000 – 4 799 4 800 – 6 400 6 400 – 8 000 |
5,9 4,7 11,8 21,2 17,6 20 9,4 2,3 |
Note : le taux de non-réponse est ici de 5,9 % (d’où N=79)
Source : construction de l’auteur
101Le salaire net annuel moyen de cet échantillon s’établit à environ 2 878 euros mensuels, pour un écart-type égal à 48 (47,75), soit largement au-dessus du niveau de vie médian du pays (1 204 euros mensuels) ou du revenu mensuel par habitant de 1 227 euros (soit un rapport de 1 à 2,34 !). L’épargnant solidaire breton fait partie des mieux lotis au niveau économique. Son capital social est important en raison de l’engagement associatif (71 % sont engagés dans des associations). Ces enseignements tiennent-ils avec une lecture sexo-spécifique des données obtenues ?
102L’échantillon BCS se réparti en un sous-échantillon de femmes de 21 unités et, d’un sous-échantillon d’hommes de 64 unités.
Tableau 20 : Le degré de connaissance des épargnes citoyennes selon les sexes (BCS), en %
Nature de l’épargne |
Oui, je connais H F |
Non, je ne connais pas H F |
Absence de réponse H F |
|||
Éthique Sociale solidaire |
84,4 57,8 90,6 |
76,2 61,9 90,5 |
10,9 31,2 4,7 |
19,0 28,6 9,5 |
4,7 11 4,7 |
4,8 9,5 0 |
Source : Auteur
103Globalement, la distinction de connaissance de cette épargne solidaire n’est pas significative. Les épargnants solidaires bretons sont des « initiés » quel que soit leur sexe. Leurs motivations partagées à opter pour l’épargne solidaire sont d’abord : sociales/citoyennes, puis éthiques et enfin militantes pour les femmes, et, sociales/citoyennes puis militantes et, morales pour les hommes (tab. 21). Les motivations économiques restent importantes pour les hommes également.
Tableau 21 : Les motivations à l’épargne solidaire par genre pour BCS, en %
Type de motivations |
Fréquence des réponses H F |
|
Économiques Sociales/citoyennes Morales Éthiques Militantes Ne sait pas Autres : environnement économie locale entraide fiscalité |
32,8 84,4 42,2 40,6 56,2 1,6 1,6 1,6 1,6 3,1 |
14,3 90,5 4,8 57,1 52,4 4,8 4,8 0 0 0 |
Source : Auteur
104L’analyse du sens des placements et de la valeur des produits bancaires et financiers solidaires selon les sexes est particulièrement intéressante.
105En effet, les femmes sont plus sensibles au développement local (dynamique d’emploi). Les hommes sont eux plus attachés à la problématique de l’insertion (vision plus individuelle du devenir de l’être). En d’autres termes, les épargnantes solidaires s’approprient de plus en plus l’espace public, les valeurs, les pratiques et les représentations jusqu’alors du seul ressort masculin50. Toutefois, n’oublions pas aussi que les « tolérances sociales » au chômage des hommes et des femmes convergent de plus en plus, face à la persistance du fléau et, en raison aussi de l’incertitude accrue renforcée par l’internationalisation de notre économie. Nous retrouvons ainsi une relation identitaire forte à la situation des exclus, en particulier dans la population des épargnants solidaires qui se traduit par une très forte valeur accordée aux placements de partage à destination des associations qui luttent contre l’exclusion, plus de 70 % (tab. 23).
Tableau 22 : Le sens des placements éthiques selon les genres (échantillon BCS), en %
Les placements éthiques valent pour… |
Fréquences des réponses H F |
|
Performance et garantie Dynamique d’emploi induite Participation au développement des Pays du Sud Soutien à l’insertion Autres |
3,1 43,7 45,3 51,6 10,9 |
9,5 57,1 47,6 47,6 0 |
Note : 10,9 % de non réponse chez les hommes ; 9,5 % pour les femmes
Source : auteur
Tableau 23 : Le sens des placements de partage selon les genres (échantillon BCS), en %
Les placements de partage valent pour… |
Fréquences des réponses H F |
|
Financement des associations luttant contre exclusion Soutien aux ONG dédiées aux Pays du Sud Autres |
70,3 28,1 7,8 |
71,4 38,1 4,8 |
Note : 20,3 % de non réponse chez les hommes ; 14,3 % pour les femmes
Source : Auteur
106Il en résulte que les utilités sociale et économique caractérisent d’abord les produits bancaires et financiers solidaires pour 8 hommes et 9 femmes sur 10.
Tableau 24 : La valeur des produits bancaires et financiers selon les genres pour BCS, en %
Nature de la valeur affectée |
Fréquences des réponses H F |
|
Rentabilité économique Sécurité du placement Utilité sociale Utilité économique Toutes ces raisons Autres raison (production de lien social) |
1,6 7,8 78,1 53,1 4,7 1,6 |
4,8 4,8 95,2 47,6 4,8 0 |
Source : auteur
107Ces produits bancaires et financiers solidaires sont portés par des établissements bancaires coopératifs, connus par près de 81 % des femmes et plus de 67 % des hommes et, non connus seulement de 22 % des hommes et de 19 % des femmes. Leur interprétation des raisons de cette stratégie varie selon les sexes (tab. 25).
Tableau 25 : Les stratégies bancaires des établissements « sociaux » selon les genres, en %
Type de stratégie adoptée |
Oui H F |
Non H F |
Pas de réponse H F |
|||
Optique citoyenne Logique de gestion (PNB) Logique commerciale (concurrence) Optique purement solidaire Aucune de ses raisons |
46,9 29,7 53,1 14,1 4,7 |
61,9 47,6 52,4 4,8 0 |
18,7 20,3 7,8 35,9 0 |
9,5 4,8 0 57,1 0 |
34,4 50,0 39,1 50,0 0 |
28,6 47,6 47,6 38 0 |
Source : auteur
108Épargnants et épargnantes solidaires placent les établissements bancaires face à leur responsabilité sociale (leur environnement) et leurs contraintes économiques (marché bancaire concurrentiel). Outre la méconnaissance des produits d’épargne solidaire, les épargnants remettent en cause l’information bancaire (banquier muet sur ces produits : 17,2 %) et le fait qu’ils font des dons par ailleurs (20 %). Les épargnantes expliquent leur « faible » comportement solidaire faute de connaître les produits sans remettre en cause leur banquier. En revanche, elles rejoignent leurs confrères lorsqu’elles mettent en avant un défaut de solvabilité en raison des dons par ailleurs.
109Les agents « non solidaires absolus » sont exclusivement des hommes (4,7 % de notre échantillon). Ils mettent en avant le manque de temps ou bien, leur scepticisme quant au caractère solidaire ou éthique de cette forme d’épargne. Cette population nourrit les arguments des contradicteurs de l’économie sociale et solidaire, tels que ceux Harribey (2002)51.
110Pour résumer, l’épargnant solidaire BCS est plutôt un homme actif alors que l’épargnante solidaire est soit « active mûre », soit une retraitée. La proportion des cadres moyen et supérieur actifs est forte aussi bien chez les hommes (54,7 %) que chez les femmes (33,3 %). Cet enseignement devient un fait stylisé. Cependant, on découvre également une proportion significative d’employés actifs et retraités (15,6 % de notre échantillon masculin BCS) qui optent pour cette forme d’épargne particulière. Nos épargnants solidaires bretons sont plutôt des citadins de villes moyennes (40,6 % des hommes et 42,8 % des femmes), mais aussi des ménages ruraux (34,4 % des hommes et 28,6 % des femmes). Ils disposent de revenus nets mensuels relativement élevés puisque près de 72 % des hommes (67 % des femmes) ont un revenu compris entre 1 250 et 4 800 euros (tab. 26).
Tableau 26 : Répartition de l’échantillon BCS par sexe et classe de revenu mensuel, en %
Classes de revenu (€) |
Fréquence observée H F |
|
604 – 799 800 – 1 249 1 250 – 1 849 1 850 – 2 399 2 400 – 2 999 3 000 – 4 799 4 800 – 6 400 6 400 – 8 000 |
4,7 1,6 12,5 20,3 18,7 20,3 12,5 3,1 |
9,5 14,3 9,5 23,8 14,3 19,4 0 0 (1) |
Note : Le taux de non-réponse est ici de 10,9 % pour le genre masculin et 9,5 % pour celui des femmes. (1) nous observons à nouveau ici l’effet plafond de verre et la discrimination salariale qui lui est inhérente
111La méthode adoptée en finances solidaires pour recueillir des données et élaborer un instrument de mesure à la fois quantitatif et qualitatif des épargnants solidaires, apparaît pertinente. En effet, au moyen de deux strates, nous avons vérifié les hypothèses que le CREDOC et FINANSOL avaient formulées dans le cadre de leur démarche statistique descriptive. De notre côté, nous avons ouvert la voie à une inférence statistique qui nous permettra, par la suite, de généraliser les données que nous avons obtenues auprès de nos deux échantillons à un ensemble plus vaste, la population des épargnants solidaires. Les indicateurs auxquels nous aboutissons sont « fidèles » au sens statistique car, nous obtenons une relative constance dans les résultats en réalisant – comme nous l’avons fait avec nos deux strates – la même mesure sur le même objet à plusieurs reprises au moyen de plusieurs enquêtes.
Conclusion
112À l’image du « consommateur-entrepreneur » défini par Rochefort (1997), nous sommes convaincus à l’issue de cette partie, que les épargnants solidaires sont de véritables « épargnants-entrepreneurs », c’est-à-dire des co-producteurs de leurs produits d’épargne et surtout, des conséquences de leur usage. Nous retrouvons ainsi, comme il est de rigueur en économie sociale, le principe de la double qualité. Celui-ci traduit le fait que les acteurs sociaux qui constituent les bénéficiaires de l’action entreprise sont également les sociétaires de cette entreprise. Ce principe bien qu’imparfait dans la mesure où les épargnants solidaires ne bénéficient pas directement pour eux-mêmes des impacts de leur comportement, est respecté indirectement dans la mesure où il bénéficie par un détour de production à une société qui correspond plus à leurs attentes.
113Pour autant, la formalisation du secteur bancaire et financier solidaire reste en chantier. En effet, nous observons encore des ruptures, des liens lâches entre les épargnants solidaires, les banques de l’économie sociale et, les bénéficiaires de ces « nouveaux » comportements d’épargne. Pour illustrer notre propos, nous utilisons le sociogramme. En sociologie des organisations, il a pour fonction d’offrir « une représentation schématique et synthétique de l’ensemble des acteurs tel qu’il peut être déduit d’une première analyse des données de l’observation. Il figure également les relations et leur nature entre les différents acteurs » (Foudriat, 2005, 227). Nous questionnons alors les contraintes de l’organisation formelle et les comportements informels, en comprenant et expliquant les liaisons entre les deux (fig. 4).
114Ce sociogramme simplifié des finances solidaires présente deux intérêts. D’une part, il souligne la rupture des relations entre les banques du système standard et les porteurs de projet en exclusion économique (absence de lien). D’autre part, il dévoile l’attitude de reproche des épargnants citoyens (arc signé négativement) à l’égard de l’industrie bancaire et, de compréhension vis-à-vis de ceux qui veulent s’en sortir en créant leur propre activité génératrice de revenu (arc signé positivement). Mais quels sont les liens des banques avec l’épargne en général et, avec l’épargne solidaire en particulier ?
Figure 4 : Le sociogramme des finances solidaires ou des relations autour de la situation problème : exclusion bancaire et financière (accès au service de base, au crédit, à l’épargne)

Source : P. Glémain (2006), Rapport au Crédit municipal de Nantes
Notes de bas de page
1 Favereau (1989) parle lui de « théorie standard étendue » pour la microéconomie.
2 B. Perret (2006) le définit comme « un agir orienté vers la constitution d’un système sujet/monde ».
3 La sociologie nous a proposé plusieurs modes de représentation des sociétés. Dans les années soixante, Wagner nous a offert une représentation pyramidale de la société allant des lower lower Classes (sous prolétariat) aux Upper upper classes (élites supérieures). Mendras, dans les années quatre-vingt, nous a proposé des strobiloïdes avec une constellation centrale (celle des employés – PCS 5), en bas de la toupie (les exclus) et, en haut, les élites. Lipietz, dans les années quatre-vingt dix, nous offre l’image d’une société en sablier avec un élément « bas » relativement et, au niveau du « goulet d’étranglement », les classes d’individus incluses mais fragilisées (celles des travailleurs pauvres). L’idée est qu’aujourd’hui, le risque est plus grand de tomber en bas du sablier que la chance de monter dans la hiérarchie sociale.
4 « Marchés internes, marchés externes », Économie des conventions, numéro spécial de la Revue économique, n° 2, vol. 40, mars 1989.
5 Cet épargnant désépargne quand il est jeune, épargne quand il est actif pour désépargner de son départ à la retraite à sa mort.
6 Nous renvoyons les économistes à la lecture des travaux de nos collègues qui, dans des encadrés fort bien construits, consignent l’essentiel des modèles (formalisés) de l’épargnant.
7 Ces valeurs sont par exemple inscrites dans le plan de développement 2006-2010 de la Fédération des Cigales.
8 Selon leur théorie, « L’agent reçoit le mandat de réaliser certaines opérations pour le compte du principal », dans E. Cohen, 1994, p. 226 ; Dictionnaire de Gestion, coll. « Dictionnaires repères », La Découverte, 383 p.
9 Les gestionnaires la désignent aussi par territoire de marque lorsqu’elle concerne des biens de consommation courante.
10 Une première typologie a été présentée en octobre 2004 à P. Forgeau et L. Degoulange dans le cadre d’un document de travail intermédiaire en date du 13 octobre 2004.
11 Nous n’ignorons pas le statut « coopératif » des Caisses d’Épargne depuis 1999. Mais, dans la réalité et les esprits, de par leur histoire, les Caisses d’Épargne – malgré les PELS – demeurent une catégorie particulière des banques sociales (mutualistes et coopératives).
12 Pays de Rennes emploi solidaire pour PRESOL, et, Bretagne capital solidaire pour BCS.
Cette dernière catégorie a été ajoutée suite aux discussions tenues avec P. F13 orgeau et L. Degoulange.14 Inequality Reexaminated, Oxford India Paperbacks, cité par B. Perret, 2006.
15 L’acronyme a gagné le « S » de solidaire en 2000.
16 J. C. Sommaire s’est engagé auprès de J. P. Gautier (créateur de l’acronyme et du concept des CIGALES) et de P. Sauvage (rédacteur des statuts de l’Agence de liaison pour le développement d’une économie alternative – ALDEA) en 1981, pour aider des réfugiés indonésiens à l’aide de l’épargne collectée entre amis militants pour créer de l’activité économique et de l’emploi « localement ».
17 Cf. Glémain (2004, 54-55)
18 « Solidarité, finance et création d’entreprises », Rapport du Centre Walras, p. 1-15, Exclusion et liens financiers, Economica.
19 T. 1, Économie et Société, Plon, Agora Pocket, référencée en bibliographie.
20 Les Cigales ont une durée de vie de 5 ans. Ensuite, soit elles disparaissent, soit elles deviennent Cigales de gestion. Dans ce dernier cas, elle ne paie plus de cotisations à la Fédération. Elle arrête d’épargner et d’investir et, se concentre sur le suivi des investissements réalisés.
21 A. Oberschall (1973), Social Conflict and Social Moevments, Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall. Article partiellement traduit par P. Birnbaum et F. Chazel (1978), Sociologie politique, A. Colin.
22 A. Hirschman (1983), Bonheur privé, action publique, Fayard, Paris (1re éd. Princeton University Press, 1982).
23 Nous rappelons qu’une Cigale de gestion n’a plus fonction d’investir et doit se contenter de gérer les actifs.
24 SOLIDEL est une Cigale d’entreprise composée de cadres d’EDF et de GDF. Nous avons donc à nouveau à faire à un projet d’épargne solidaire dans un groupe préexistant, avec un certain « amour du risque » en finances (type « têtes brûlées »). « Orange verte » rassemble sur Nantes des fonctionnaires de l’équipement depuis 2008.
25 « La finance solidaire en Bretagne : un champ de l’économie solidaire ? », Rapport du LESSOR, université Rennes 2, programme « Dynamique solidaire », MIRE-DARES. Cette réflexion a été enrichie des apports en finances solidaires en Pays-de-la-Loire conduites pas l’auteur sur la même période.
26 Les Français et la consommation éthique. Étude réalisée pour FINANSOL et Max Havelaar, Crédoc, département consommation, janvier 2002, 41 p.
27 Consommation et mode de vie, n° 171, 4 p., décembre 2003. L’offre de produits d’épargne solidaire a été multipliée par 2,13 sur la période 1998-2002 (p. 3).
28 Socialement et moralement accomplie.
29 Selon un sondage d’Alter éco de mai 2002, à la question « que vous évoque le commerce équitable ? », plus de 70 % des interrogés répondent l’humanitaire.
30 Nous avons sélectionné dans le questionnaire lui-même ces questions et conservé volontairement leur ordre d’apparition dans le questionnaire.
31 Dictionnaire de la sociologie, Références Larousse, Sciences de l’Homme, 270 p.
32 « Il n’y a pas de don gratuit », Comment pensent les institutions ?, coll. « Sciences humaines et sociales », La Découverte/poche, 218 p.
33 Pour Institutions sans but lucratif.
34 Acronyme pour Pays de Rennes solidaire, devenu en 2006 : Pays de Rennes solidaire (PRESOL).
35 « L’évolution actuelle du mouvement sportif », Sports et Sciences, Vigot, Cité par J. P. L. Minquet (1997, 19), référence complète en bibliographie.
36 P. Grégoire (1992), Des coopératives, des associations et de leurs (nouvelles) formes de financement – Présentation et analyse du pôle financier alternatif de l’économie sociale belge – jalons pour une économie sociale, mémoire de licence, HEC Saint-Louis, Bruxelles, cité par N. Bárdos-Féltoronyi (2004, 126).
37 Nous proposons en annexe le questionnaire que nous avons élaboré pour cette enquête.
38 La strate en statistiques correspond à un groupe d’individus relativement homogène au sein d’une population donnée, défini par une caractéristique précise.
39 Bien que notre échantillon soit petit (N<30), nous choisissons pour des facilités de lecture de proposer les données en %. Nous sommes conscients des limites imposées de fait à l’interprétation de ces données. En revanche, nous cherchons à exprimer des premières hypothèses ce qui offre une autre pertinence à notre démarche ici.
40 Selon la nomenclature de la grille de lecture officielle depuis 1984.
41 A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2007, 216 p.
42 « Naissance, développement et état présent du catholicisme social », Le catholicisme social face aux grands courants contemporains, Semaines sociales de France, Chronique sociale de France, Paris, 1947, XXXIV session, p. 179-198.
43 Cités par I. Guérin, 2003, p. 37-38.
44 Nous faisons état ici d’un commentaire relevé sur les questionnaires relatifs aux autres religions : « Et les musulmans, les bouddhistes ! »
45 « La finance solidaire en Bretagne : un champ de l’économie solidaire ? » Une bonne synthèse des finances solidaires pour le territoire Rennais.
46 PRES mobilise l’épargne de proximité et des dons au profit d’un fonds de mutualisation. Cette association locale loi 1901 lutte contre le creux bancaire subis par les entreprises individuelles ou celles qui font de l’IAE ou encore, qui affichent des valeurs propres au développement durable.
47 Nous distinguons le Crédit Coopératif des Banques populaires bien qu’ils appartiennent au même Groupe bancaire.
48 Se référer à la classification des établissements bancaires que nous avons adopté dans le rapport au Crédit municipal en 2005.
49 S. Allemand, p. 171, référence complète en bibliographie.
50 Le lecteur intéressé pourra lire à profit C. Fischler, « Une féminisation des mœurs », Esprit, 1993-3.
51 « L’économie sociale et solidaire, un appendice ou un faux-fuyant ? », Mouvements, janvier-février 2002, dossier « L’économie sociale et solidaire, un projet politique », p. 42-49.
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