Préface
p. 11-14
Texte intégral
1Parler du monde de la « finance » renvoie immédiatement à des considérations liées à l’argent, au capital et singulièrement, à la spéculation débridée sur les marchés financiers. S’intéresser au monde de la « solidarité » semble au contraire donner accès à des pratiques de don, à l’entraide et aux mécanismes d’une sécurité sociale partagée. Ces deux mondes apparaissent ainsi fort éloignés l’un de l’autre voire même antagonistes. Dans ces conditions, les pratiques s’inscrivant délibérément dans le champ de l’épargne et de la finance solidaires sont considérées comme des objets paradoxaux. Pour la connaissance scientifique, l’analyse de ces pratiques à l’écart du cours dominant des choses et dont la nature est intrinsèquement complexe constitue un redoutable défi. Conscient de la difficulté et de l’ampleur de la tâche, Pascal Glémain a longtemps étudié les formes prises par ces innovations, a multiplié les enquêtes de terrain en Bretagne et en Pays de la Loire auprès de leurs promoteurs avant de s’engager dans la réalisation de cet ouvrage qui vise à une meilleure compréhension de l’épargne et de la finance solidaires1.
2Sans doute n’est-ce pas totalement un hasard si ce travail de recherche a pris corps dans la région nantaise. En effet, dans le prolongement des innovations de Raiffeisen (1818-1888) en Allemagne, les caisses rurales de crédit mutuel ont connu un développement marqué dans le département de la Loire-Atlantique. Au début du xxe siècle, si l’on met de côté les caisses d’épargne fondées par Benjamin Delessert (1773-1847), les banques, alors essentiellement d’affaires, s’intéressent peu aux clientèles avec un revenu modeste et aléatoire et notamment, aux agriculteurs dans les zones rurales. Pourtant, le besoin d’investir pour participer à armes égales au développement d’une l’agriculture de plus en plus mécanisée ou simplement pour mieux loger leur famille concerne aussi ces personnes. Or, l’offre potentielle d’une épargne locale tend alors à s’évader vers les banques d’affaires des grandes villes tandis que la clientèle de proximité ne trouve pas les prêts indispensables à ses besoins professionnels ou familiaux. La prise de conscience d’une telle discordance et le savoir faire expérimenté ailleurs par des pionniers du crédit mutuel sont à l’origine de l’invention d’un nouveau circuit court d’épargne et d’investissement, fondé sur la confiance et contribuant directement au développement local.
3À un siècle de distance, les points communs dans cette démarche d’économie sociale et dans les formes nouvelles de l’épargne solidaire contemporaines sont frappants. Dans les deux cas, les pionniers ont cherché à compenser une défaillance du fonctionnement d’une économie exclusivement animée par la recherche du profit maximum et dominée par la logique de sociétés de capitaux.
4Au-delà du comblement effectif d’un « creux bancaire », c’est-à-dire d’une zone de besoins de financement et de non-développement pour laquelle l’économie standard demeurait impuissante, Jacques Moreau (1927-2004), l’ancien président du Crédit coopératif y voyait l’une des vertus centrales de l’économie sociale : sa capacité à créer des circuits courts plus efficaces. Sans doute cette performance est-elle à l’origine du succès d’entreprises d’économie sociale qui ont constitué dans de nombreux domaines la matrice de nouveaux métiers comme d’activités bancaires ou assurantielles existant aujourd’hui. D’autres caractéristiques de ces expériences rassemblées volontairement par les acteurs eux-mêmes dans l’idée d’économie sociale méritent quelques commentaires.
5D’abord, elles permettent d’observer, comme aimait à le souligner Henri Desroche (1914-1994), que « l’économie sociale est fille de la nécessité ». C’est en effet, la reconnaissance d’un besoin insatisfait, de situations intolérables de pauvreté, de précarité et d’aliénation qui constitue le moteur principal poussant des personnes qui s’associent à l’invention sociale.
6Ensuite, il est tout à fait remarquable que les initiatives prises supposent toujours de s’émanciper, au moins partiellement, des logiques économiques dominantes. Dans l’exemple évoqué ci-dessus, l’innovation a été le fruit d’un nouvel esprit entrepreneurial largement détaché du souci de l’enrichissement personnel et fondé sur l’association de personnes. Ces « gènes fondateurs » ont pu constituer par la suite le creuset du développement des banques coopératives contemporaines de taille importante. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’intuition, exprimée aujourd’hui avec l’idée « d’entreprendre autrement » et qui conduit de plus en plus d’universités et d’écoles supérieures à proposer de nouveaux programmes spécifiques de formation au management pour ce type d’entreprise.
7Enfin, le caractère plus global des projets poursuivis dans le cadre de l’économie sociale ne saurait être laissé dans l’ombre. Une innovation économique et sociale se présente toujours comme un challenger à l’égard des pratiques habituelles. Elle ne s’avère pas toujours la meilleure dans la compétition mais elle laisse rarement indemnes les formes organisationnelles antérieures. Nombreux furent les pionniers de l’économie sociale qui ont exprimé le ferment structurant des expériences qu’ils portaient cherchant à la fois à dépasser les pratiques charitables et à rester lucide quant aux capacités d’un État, fût-il providentiel, sans se fier pour autant « au libre jeu des lois naturelles pour assurer le bonheur des hommes » en préférant la construction collective d’une « organisation voulue, rationnelle, conforme à une certaine idée de la justice » selon les termes de Charles Gide (1847-1932).
8Les initiatives récentes en matière de finance solidaire s’inscrivent toujours dans la même veine en cherchant à construire concrètement des réponses pertinentes pour les nouvelles victimes des « creux bancaires » dont la localisation et les formes se renouvellent avec l’évolution économique et sociale.
9Dans cet ouvrage Pascal Glémain invite le lecteur à le suivre dans une réflexion au cœur de l’analyse économique dans ses deux dimensions fondamentales : microéconomique (l’analyse du comportement des acteurs) et macroéconomique (l’analyse du fonctionnement du système global). Il nous aide d’abord à mieux saisir la spécificité du comportement de l’épargnant solidaire. À suivre son raisonnement, il est clair qu’il n’est pas possible de l’analyser à la lumière des seules variables de l’analyse économique standard : le rendement et le risque associés aux diverses formes de placement de l’épargne. Ajouter une troisième dimension celle du sens de ce qui va être rendu possible grâce à l’épargne apportée devient en effet, indispensable. C’est en quelque sorte la question de traçabilité vers l’aval de l’épargne qui est mise en jeu. Les motivations peuvent être d’ordre éthique, prendre un caractère altruiste ou solidaire, s’inscrire dans un projet citoyen ou simplement communautaire, elles traduisent toujours une activation de l’épargne par un « épargnant-acteur » qui refuse la passivité pour assumer sa responsabilité citoyenne.
10Un des apports majeurs des enquêtes et des analyses de cet ouvrage consiste dans la clarification souhaitable entre l’épargne éthique ou socialement responsable et l’épargne solidaire. Si la première peut être offerte par des intermédiaires financiers de dimension et de nature variées, la seconde se double d’un investissement personnel de l’épargnant qui se rapproche ainsi singulièrement de l’investisseur. Elle prend forme dans des organisations de plus petite taille dont l’ancrage dans les réseaux d’un territoire est une dimension capitale et où les liens interpersonnels comptent de façon primordiale. Ces deux formes d’épargne sont complémentaires et renforçent l’intérêt d’un partenariat entre les différents mondes de la finance.
11Plus généralement, une leçon d’économie politique découle du point de vue adopté par l’auteur : le pluralisme de l’offre en matière d’épargne et de financement n’est pas un « gadget » au service de la bonne conscience mais se révèle une ressource à potentiel élevé susceptible d’apporter une contribution souvent irremplaçable au développement économique et social dans une perspective durable.
12Bien sûr, on objectera que les flux engagés dans l’épargne solidaire restent encore modestes au regard des mouvements financiers globaux. S’en tenir là, conduirait à ignorer l’impact des innovations ainsi engagées par les acteurs de la finance solidaire ! Pascal Glémain nous invite à en prendre toute la mesure. Au niveau individuel d’abord, il s’agit d’augmenter les chances d’accès aux ressources financières permettant d’investir et d’entreprendre pour des personnes qui risqueraient autrement d’en être totalement exclues. La question ne concerne pas seulement le gaspillage des ressources et du potentiel auquel il est porté remède. Elle touche aussi à l’accès aux biens premiers pour tous et donc à l’égalité comme à la liberté.
13Au niveau mésoéconomique ensuite, ces nouvelles formes d’épargne et de finance consolident les solidarités locales en établissant de nouveaux liens sociaux renforcés et en favorisant directement les ressources endogènes du développement local.
14À ces niveaux, les résultats sont déjà difficiles à mesurer au plan statistique puisqu’il faudrait pouvoir comparer la situation des hommes et des territoires avec celle résultant d’une évolution en l’absence de telles initiatives solidaires. La difficulté ne devrait pas conduire à l’ignorance mais au contraire, elle devrait inciter à un effort accru de recherche et d’évaluation dans ces domaines.
15En ce qui concerne le troisième niveau, macroéconomique, la démonstration n’est pas plus aisée. Cependant, après la lecture de l’ouvrage de Pascal Glémain, on est tenté d’avancer une hypothèse : en contribuant à une orientation responsable des investissements et en amenant l’ensemble des acteurs de la finance, de l’économie mais aussi du champ politique à s’interroger sur le sens et les effets de leur action, l’épargne solidaire participe à rendre « le probable plus souhaitable » selon expression avancée par Jean Massé pour justifier la démarche française du Plan. Certes, le pouvoir politique a renoncé aujourd’hui à cet outil mais pas encore à cet objectif.
16C’est pourquoi, il demeure toujours aussi urgent que des acteurs se lèvent dans la société civile pour maintenir une pression forte et constructive visant à favoriser un développement économique plus soutenable c’est-à-dire aussi respectueux de la qualité de la vie des hommes et des femmes d’aujourd’hui sur toute la planète que soucieux de l’héritage global transmis aux générations futures. L’épargne solidaire est sûrement l’un des leviers d’un tel engagement.
Notes de bas de page
1 Henry Noguès: Professeur émérite à l’université de Nantes.
Auteur
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