Restructurations et comités d’entreprise européens : une dynamique de négociation transnationale
p. 249-261
Texte intégral
1Les restructurations transnationales et leurs conséquences en matière d’emploi sont des préoccupations récurrentes devenant des enjeux plus ou moins visibles selon l’évolution des marchés du travail. L’internationalisation croissante de l’économie, en particulier l’avènement du Marché Commun et l’élargissement de l’Union Européenne, ainsi que la récente crise financière et économique ont accéléré le processus des restructurations transnationales et suscité l’émergence de plusieurs types de régulation. Nous allons ici nous intéresser à l’évolution des rapports entre les comités d’entreprise européens (CEE) et les entreprises transnationales (ETN) qui a abouti, en particulier lors de restructurations, à la signature d’accords transnationaux au niveau européen. Ces accords, élaborés à l’initiative des parties, ne sont pas encadrés par le droit communautaire, même si la Commission européenne étudie la possibilité d’élaborer un cadre « optionnel » pour la négociation collective transnationale au niveau de l’entreprise. C’est surtout lors de restructurations dans l’industrie automobile que de tels développements au niveau européen sont les plus conséquents. Après avoir évoqué les étapes vers une représentation transnationale des salariés dans les ETN, nous concentrerons notre analyse sur les accords européens substantiels signés par des CEE concernant des restructurations « concrètes ». Notre conclusion soulignera l’importance pour ces accords de la coordination entre les CEE et les organisations syndicales.
Genèse d’une représentation des salariés dans les entreprises transnationales
2À partir des années 1950 et 1960, le développement des opérations des ETN ou multinationales qui pourraient être en mesure d’échapper au contrôle des États-nations, a fait débat et suscité des tentatives pour établir des formes de régulation sociale de ces entreprises au niveau international de la part du mouvement syndical international et européen, ainsi que de la part des organisations internationales et de la communauté européenne. Au sein des Secrétariats professionnels internationaux – renommés Fédérations Syndicales Internationales (FSI) en 2002 – notamment dans les secteurs fortement internationalisés de l’alimentation, de la métallurgie et de la chimie, des « conseils de groupe mondiaux » ont progressivement été mis en place dans des ETN, à commencer par ceux de Ford et General Motors (GM) en 1966, afin d’échanger des informations, d’établir des coordinations syndicales transnationales et éventuellement d’organiser des Négociations Collectives Transnationales (NCT1). La première ETN à reconnaître une FSI pour la signature d’un accord au niveau transnational fut Danone (à l’époque BSN), en signant en 1988 un « avis commun » avec l’UITA (l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes), qui est aujourd’hui considéré comme l’ancêtre des accords-cadres internationaux (ACI). Ce n’est qu’à partir des années 1990 et surtout 2000 que les ACI commencent à se développer (voir encadré 1) suscitant l’intérêt d’un nombre croissant de chercheurs2. Toutefois, il faut signaler que la majorité des ETN refuse toujours de reconnaître une représentation transnationale des salariés et que les ACI ont été signés essentiellement dans des ETN originaires du continent européen.
3Les conséquences sociales réelles ou potentielles des fermetures de sites, délocalisations, fusions, transferts de production, voire l’influence politique de certaines ETN, notamment auprès d’États souhaitant attirer des investissements directs provenant de l’étranger, ont contribué à donner à ces entreprises une importance et une visibilité croissantes dans la sphère internationale. Les organisations internationales comme l’OCDE, l’OIT et l’ONU ont élaboré des ébauches de régulation des multinationales à partir des années 1970. Au niveau européen la Commission a présenté en 1980 un premier projet de directive qui comportait une obligation d’information, « au moins 40 jours avant la décision » sur des projets de fermeture, de transfert ou d’autres formes de restructuration transnationale. Les représentants des travailleurs disposaient alors d’un délai de 30 jours pour formuler un « avis ». S’ils estimaient que ce projet avait une incidence directe sur les conditions d’emploi et de travail, l’entreprise était tenue de les consulter en vue de l’établissement d’un « accord » sur ces questions. Dans l’esprit de l’auteur de ce projet de directive, le commissaire socialiste néerlandais Henk Vredeling, celle-ci devait préparer le chemin à la négociation collective transnationale3. Les organisations patronales européennes et les ETN, étaient fortement opposées à ce projet. En 1983, la Commission a présenté un projet modifié, mais il a fallu attendre 1994 pour que la directive sur les CEE soit adoptée. Inspirée de la deuxième version du projet Vredeling, elle ne comportait pas une obligation de négociation en cas de restructuration mais uniquement pour la constitution d’une instance de représentation des salariés aux fins d’information et consultation dans les entreprises employant au moins 1 000 salariés dans l’espace économique européen et ayant au moins 150 salariés dans plus d’un État membre.
4Nous avons montré ailleurs4 en quoi l’évolution vers la NCT et la reconnaissance des FSI par les ETN était tributaire de l’action syndicale menée en parallèle au niveau européen et liée à la mise en place des CEE. La stratégie de négociation avec les ETN commencée au niveau international a été relayée et renforcée au niveau européen créant un nouveau dynamisme, avec d’abord la création négociée de CEE sur une base volontaire, puis leur généralisation après l’adoption de la directive européenne de 1994 et, à partir de 1996, la signature des premiers accords-cadres européens (ACE). Ce nouveau dynamisme a aussi été favorisé par l’évolution des stratégies des ETN, notamment le développement de politiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de gestion des ressources humaines au niveau européen, la personnalité des dirigeants, le souci de l’opinion publique pouvant aussi jouer un rôle important5. Selon Papadakis, fin 2007, les accords transnationaux couvraient au moins cinq millions de salariés6. Selon une étude de la Commission, les restructurations constituaient le principal thème de ceux qui étaient signés au niveau européen7.
Encadré n° 1
Deux enquêtes sur les accords transnationaux d’entreprise
Cet article s’appuie sur l’enquête que nous avons effectuée sur la négociation collective transnationale dans le secteur de l’automobile pour le Commissariat Général au Plan, ainsi que sur celle portant sur les accords cadres internationaux pour la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail à laquelle nous avons participé. Nous avons mené des entretiens avec des représentants de toutes les fédérations syndicales internationales et européennes ; de la Confédération européenne des syndicats (CES) ; de la Confédération syndicale internationale (CSI) ; de BusinessEurope ; de l’Organisation internationale des employeurs ; ainsi que des représentants de la direction, des CEE et des syndicats de Danone, DaimlerChrysler, Ford et GM Europe.
Dans notre rapport pour la Fondation européenne nous avons distingué deux catégories d’accords transnationaux d’entreprise : les accords-cadres internationaux (ACI) et les accords-cadres européens (ACE), en fonction de la portée des accords et des signataires du côté des salariés. En général les ACI ont une portée mondiale et sont signés par des fédérations syndicales internationales (FSI), les ACE ont une portée régionale européenne, et sont signés par des CEE, des fédérations syndicales européennes (FSE), et/ou des syndicats nationaux.
Nous avons identifié 68 ACI conclus jusqu’en juin 2008. Ils portent principalement sur les droits fondamentaux des travailleurs. Nous avons soustrait ces 68 textes de l’inventaire établi par la Commission européenne en 2008 de tous les accords transnationaux d’entreprise signés jusqu’à la fin de 2007 et avons ainsi identifié 73 ACE. Cet inventaire n’est pas exhaustif et le nombre d’ACE est certainement sous-estimé car il n’y a aucune obligation légale de déclarer ces accords auprès d’une instance communautaire. Les ACE sont plus hétérogènes que les ACI en matière de procédure et de contenu. LesCEE en ont signé la majorité et y jouent un rôle majeur. Les ACE portent sur une variété de sujets plus grande que les ACI : restructurations, dialogue social, santé et sécurité, ressources humaines, protection des données, droits fondamentaux, participation financière, etc. Le thème des restructurations au sens large est le plus important figurant dans plus du tiers des ACE (25 sur 73). Nous partirons de ce corpus mais traiterons ici en particulier tous les cas de restructurations que nous considérons comme « concrets » (14 sur 25), c’est-à-dire ayant été mis en œuvre lors de restructurations effectivement réalisées.
Source : Telljohann V., da Costa I., Müller T., Rehfeldt U. et Zimmer R., European and International Framework Agreements – Practical Experiences and Strategic Approaches, Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 2009 (95 pages) ; da Costa I. et Rehfeldt U., Syndicats et firmes américaines dans l’espace social européen : des comités d’entreprise aux conseils mondiaux ? Rapport pour le Commissariat Général du Plan, Centre d’Études de l’Emploi, 2006 (150 pages + annexes).
Les CEE et les restructurations
5Le lien entre restructurations transnationales et CEE est clairement désigné par le législateur européen dans le préambule de la directive de 1994, sur les CEE, qui constate que « le fonctionnement du marché intérieur comporte un processus de concentration d’entreprises, de fusions transfrontalières […] et, par conséquent, une transnationalisation des entreprises » et qui exige que ces entreprises informent et consultent les représentants des travailleurs touchés par leurs décisions. Plus précisément encore, « un certain nombre de décisions affectant considérablement les intérêts des travailleurs » doivent faire l’objet d’une information et d’une consultation « dans les meilleurs délais ». Ce lien a encore été fortement réaffirmé lors de la consultation des partenaires sociaux pour la révision de la directive sur les CEE qui portait en même temps sur les restructurations8, suscitant de la part de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) le commentaire suivant : « Pour la première fois, la Commission lance une consultation conjointe sur deux sujets séparés ; en réalité, d’une part les Comités d’Entreprise Européens ne traitent pas exclusivement de restructurations, et d’autre part, les restructurations ne sont pas seulement un problème pour les CEE ou une question qui se pose au niveau transfrontalier9. »
6Malgré le lien clairement affiché, le faible nombre de cas concrets où les CEE ont véritablement été consultés à propos de projets de restructuration transnationale est frappant. Selon une enquête effectuée par Waddington en 2005 auprès des représentants syndiqués dans les CEE, seulement 13 % des répondants considèrent que le CEE a été informé et consulté en temps utile d’une décision de restructuration, alors même que 80 % des répondants ont connu dans les cinq années précédant l’enquête une expérience de restructuration transnationale10. Une analyse comparative récente sur les restructurations en Europe (projet AgirE) conclut aussi que les CEE ne jouent qu’un rôle marginal dans ces restructurations.11 Il faut signaler en outre que si le nombre de CEE a augmenté pour atteindre 833 entreprises employant 14,5 millions de salariés, ces instances de représentation des salariés sont encore absentes dans près des deux tiers des ETN concernées en Europe12.
7Le rappel de ce contexte général est nécessaire à l’appréciation des cas que nous allons traiter. Ils sont peu nombreux mais très importants par leur signification quant au rôle que peuvent jouer les CEE en matière de restructurations transnationales13. Nous avons identifié 25 ACE portant sur les restructurations jusqu’en 2008 (encadré 1). Nous avons écarté les accords contenant des principes généraux ainsi que les accords d’anticipation du changement et ne traiterons ici que le noyau dur des accords de restructuration, ceux qui portent sur la gestion d’une restructuration « concrète » au niveau européen (14 accords sur les 25), catégorie la plus importante du point de vue de la négociation collective car ces accords traitent directement des questions d’emploi et touchent les décisions économiques des entreprises.
Les accords transnationaux sur des cas concrets de restructuration
8Il s’agit d’accords qui ne traitent pas seulement de principes ou de procédures générales, mais plutôt de questions concrètes et substantielles telles que la sécurité de l’emploi, l’organisation du travail ou le choix des produits et des sites de production. Ces accords contiennent des garanties collectives et individuelles précises et visent à atténuer les effets de plans de restructuration spécifiques. Ils prévoient en général :
des garanties pour le maintien des sites et de l’emploi,
des garanties pour des salariés transférés, notamment le maintien des conditions d’emploi et des droits acquis (rémunérations, ancienneté, pensions de retraite etc.),
des mesures pour éviter les licenciements secs (retraite anticipée, indemnités de départs volontaires etc.),
des règles de procédure sur la consultation des représentants des salariés et sur le suivi de l’accord.
9Parmi les 14 accords identifiés comme portant sur des restructurations concrètes (voir tableau 1), 12 ont été signés dans l’industrie automobile par seulement trois entreprises, deux filiales européennes de groupes américains (Ford et GM) et une entreprise qui était à l’époque germano-américaine (DaimlerChrysler). Tous ces accords ont été signés par les CEE. L’accord de Danone a été cosigné par une FSI (UITA). Les accords de GM et DaimlerChrysler ont été cosignés par une fédération syndicale européenne, la Fédération Européenne des Métallurgistes (FEM).
Tableau 1. Accords européens à propos de cas concrets de restructuration
Entreprise |
Pays du siège |
Secteur |
Date |
DaimlerChrysler |
Allemagne |
Automobile |
2006 |
2007 |
|||
Danone |
France |
IAA |
2001 |
Ford Europe |
Allemagne (USA) |
Automobile |
2000 Visteon |
2000 GFT |
|||
2004 IOS |
|||
2006 |
|||
General Motors Europe |
Suisse (USA) |
Automobile |
2000 FIAT |
2001 Luton |
|||
2001 Olympia |
|||
2004 |
|||
2008 Astra |
|||
2008 Extern. |
|||
Unilever |
Pays-Bas/Royaume-Uni |
IAA |
2005 |
10Le premier accord de ce type a été signé en 2000 par Ford Europe. Il concernait les travailleurs transférés à un ancien équipementier de Ford devenu indépendant sous le nom de Visteon. Par cet accord, tous les salariés de Ford devenus salariés de Visteon continuaient à bénéficier dans leurs nouveaux contrats de travail des salaires, avantages sociaux et autres conditions d’emploi équivalentes à celles des salariés de Ford dans leurs pays (y compris l’ancienneté, les droits à pension de retraite, et les achats de voitures par exemple). Ils pouvaient, avant la séparation définitive, demander à revenir chez Ford où ils étaient réintégrés en fonction de la disponibilité des postes et d’autres critères. Même après la séparation définitive de Visteon ils pouvaient postuler en priorité pour des postes vacants chez Ford. Le CEE de Ford constitue l’instance centrale de suivi de l’accord, conjointement avec le CEE de Visteon qui a été créé par la suite. Cet accord a été suivi par deux accords européens similaires en 2000 et 2004 qui protègent également le personnel concerné par des transferts à GFT (Getrag Ford Transmissions) et IOS (International Operation Synergies). L’accord de 2006 concernait le maintien du niveau de l’emploi suite à la réorganisation de deux sites d’ingénierie en Allemagne et au Royaume-Uni.
11Le CEE de Ford fonctionne sur la base de son accord de constitution de 1996 et de son règlement interne. Cet accord prévoit la présence de trois experts syndicaux dont un Allemand de l’IG Metall qui est aussi le coordinateur FEM du CEE. Pour la négociation des ACE, le CEE a signé un accord spécifique en 2000 dans lequel la direction reconnaît le CEE comme interlocuteur au niveau européen pour des questions qui touchent « des parties importantes des effectifs dans au moins deux pays ». Chaque négociation doit être précédée d’un mandatement du CEE et de son comité restreint, qui mène les négociations, par les instances de représentation nationales ou locales concernées (syndicales ou élues), qui doivent également ratifier le projet d’accord. Il s’y s’ajoute une coordination syndicale internationale au sein de la Fédération Internationale des Organisations de travailleurs de la Métallurgie (FIOM).
12Les accords signés chez General Motors Europe en mars 2001, octobre 2001, décembre 2004, avril 2008 (et un autre en janvier 2009) ont une portée plus grande encore, car ils donnent des garanties contre des menaces de fermeture d’établissements à l’ensemble des salariés du groupe en Europe. Le CEE de GM a refusé la logique des négociations locales nationales qui, dans le passé, avait favorisé la mise en concurrence des sites et a adopté une stratégie de solidarité transnationale – parfois appelée « partager les sacrifices » (share the pain) – en mettant en avant trois principes : pas de fermeture de site, pas de licenciements secs, et recherche d’alternatives négociées et socialement acceptables (travail à temps partiel, départs volontaires, préretraites, transferts vers d’autres sites de GM, etc.).
13Un premier accord signé en 2000 protégeait les travailleurs transférés vers des joint-ventures de GM et FIAT créées après la conclusion d’une alliance entre ces deux groupes. Après l’éclatement de l’alliance entre Fiat et GM en 2005, ces joint-ventures ont été rapatriées et l’accord est donc devenu caduc. Cet accord était du même type que celui de Ford Visteon. En revanche, l’accord de 2001 dit « Luton » était plus novateur. Après la menace de fermeture du site de Luton (Royaume-Uni), il donnait des garanties pour l’emploi dans l’ensemble des sites du groupe en Europe, en stipulant que la direction évitera les licenciements économiques et consultera les représentants des employés au niveau des sites avant de procéder à des réductions d’effectifs. Pour obtenir un tel accord, les représentants des salariés avaient, en collaboration avec la FEM, appelé à une « journée d’action européenne » pour le 25 janvier 2001, afin d’appuyer les négociations qui devaient avoir lieu ce jour-là avec la direction européenne du groupe à Zurich (Suisse). Un troisième accord européen a été signé par GM la même année, après l’annonce d’un plan de réductions d’emplois supplémentaires dit « plan Olympia » qui menaçait les sites de production à Anvers (Belgique), Bochum (Allemagne), Saragosse (Espagne) et Eisenach (Allemagne). Dans cet accord, la direction s’était engagée à réaliser les ajustements de capacité sans fermeture de site et sans licenciements secs. En échange, le CEE acceptait des mesures pour accroître la productivité et la flexibilité en fonction de la fluctuation de la demande et de la variation des cycles des modèles.
14Après l’annonce par GM d’un nouveau projet de suppression d’emplois (20 % des effectifs) et de fermeture de site en Europe, un nouvel accord a été conclu en 2004 par la direction de GM Europe, la FEM, les organisations syndicales nationales et le CEE, qui réaffirmait les principes des accords précédents. La FEM avait, à cette occasion, mis en place un « groupe européen de coordination syndicale », composé de membres de son secrétariat, de représentants des organisations syndicales nationales concernées et de membres du CEE de GM qui organisa une journée d’action européenne le 19 octobre 2004 rassemblant plus de 50 000 salariés de tous les sites de GM Europe. La restructuration a été répartie sur l’ensemble des sites. La mise en œuvre impliquait la consultation des représentants des salariés au niveau national et le comité restreint la CEE avait une fonction de surveillance et de suivi de l’accord.
15En 2006, la direction de GM Europe a annoncé un nouveau projet de fermeture d’usine, celle d’Azambuja au Portugal. Malgré des actions communes dans toutes les usines européennes, l’usine a été fermée. Cet épisode montre la coordination et la solidarité déployées lors des journées pour empêcher la fermeture mais aussi la fragilité des accords européens, en l’absence de validité juridique des accords d’entreprise européens.
16Ces difficultés ont renforcé la détermination des syndicats et du CEE de GM à empêcher d’autres fermetures. Pour éviter d’avoir seulement à réagir par rapport à des projets de mise en concurrence des différents sites pour le choix de production du nouveau modèle Astra/Zafira, le CEE a mis en place, conjointement avec les syndicats nationaux et la FEM, en bénéficiant du soutien financier de la Commission européenne, un groupe de travail, appelé « Delta », pour organiser une distribution équitable des futurs volumes de production de ce modèle. Tous les représentants des salariés des sites impliqués ont signé un « pacte de solidarité », avec l’engagement formel de ne pas signer des accords nationaux ou locaux avant qu’un accord-cadre européen ne soit négocié qui garantirait l’absence de fermeture de site et de licenciements secs. Ce pacte a porté ses fruits. En avril 2008, un nouvel accord européen a été signé qui exclut des licenciements secs et garantit les sites Ellesmere Port (Royaume-Uni), Bochum, Trollhättan (Suède) et Gliwice (Pologne) pour le cycle du nouveau modèle. Le site d’Anvers, qui n’a pas été retenu devait produire deux autres nouveaux modèles14. Par ailleurs, en 2008, un accord sur la sous-traitance donnait des garanties pour les travailleurs transférés vers des équipementiers externalisés qui conservent des avantages acquis bien au-dessus des niveaux légaux nationaux, y compris un droit au retour pendant cinq ans.
17Les accords européens chez Ford et GM ont nécessité trois types de coordination syndicale : entre le niveau national et le niveau européen, entre les CEE et les syndicats nationaux impliqués et entre les CEE et la FEM. Pour appuyer la négociation des accords, les syndicats ont, à trois reprises en 2001, 2004 et 2006, mobilisé les salariés de GM Europe pour des journées d’action européennes, sous forme de grèves ou d’assemblées générales. L’ACE de 2004 avec GM a servi de modèle pour des principes directeurs pour la négociation transnationale sur des restructurations adoptés par la FEM en juin 200515. La première de ces règles est l’obligation d’alerter la fédération européenne sur tout projet de restructuration. Quand celui-ci est transnational, la FEM met en place un « groupe européen de coordination syndicale » composé des représentants des organisations syndicales concernées par cette restructuration ainsi que des représentants syndiqués membres du CEE. Cette commission élabore une plate-forme de négociation et la propose à l’entreprise. Pendant cette phase, les organisations et comités nationaux s’engagent à s’abstenir de toute négociation séparée au niveau national16. Depuis, la FEM et d’autres FSE ont franchi un pas supplémentaire et ambitionnent maintenant d’être les signataires des accords européens comme les FSI le sont des ACI. Ainsi, la FEM a adopté en juin 2006 une procédure interne pour les négociations au niveau des entreprises multinationales. Elle met en place des règles de mandatement pour les négociateurs et la ratification par vote des accords. L’équipe de négociateurs doit inclure au moins un représentant de la FEM et/ou un représentant des syndicats nationaux impliqués. Elle peut aussi inclure des membres syndicaux du CEE.
18Après la séparation de Daimler et Chrysler en 2006, le CEE de Daimler-Chrysler a également négocié des ACE sur les restructurations. Le premier, signé en 2006, porte sur l’ajustement des niveaux d’emploi et vise notamment à garantir l’emploi des employés de bureau et des cadres, avec la recherche de mesures socialement acceptables pour la réduction des emplois. Toutefois, alors que l’accord d’entreprise signé au niveau allemand en 2004 interdit tout licenciement avant 2012, l’accord européen ne donne pas une garantie totale de sauvegarde de l’emploi. En 2007, un autre ACE a été signé sur l’adaptation de l’organisation des ventes en Europe suite à la séparation de Daimler et Chrysler. Les personnes transférées vers d’autres entreprises du groupe reçoivent une « prime d’accueil ».
19L’accord Danone de 2001 concerne les travailleurs touchés par la restructuration de la branche biscuits et la fermeture des sites. Contrairement aux ACI précédemment signés avec l’UITA seule, cet accord a été co-signé par le CEE de Danone. Il a une portée plutôt européenne que mondiale. Nous le considérons donc comme un ACE. Il donne des garanties particulières aux travailleurs transférés à l’intérieur et en dehors du groupe, notamment sur le maintien de conditions d’emploi et de rémunérations équivalentes, le cas échéant Danone compensant financièrement les pertes de salaire pendant une période transitoire. En cas de besoin de nouvelles qualifications pour assurer leur nouvel emploi, Danone finance les formations nécessaires. En cas de perte de leur nouvel emploi, les travailleurs bénéficient d’un traitement préférentiel des services de placement de Danone. En 2007, Danone a décidé de se séparer de sa branche biscuit, qui a été vendue à l’entreprise américaine Kraft. Cette dernière s’est engagée dans un accord avec Danone de ne pas procéder à des licenciements pendant trois ans.
20L’analyse des accords de restructuration que nous venons de faire est fondée non seulement sur une lecture des textes, mais aussi sur des entretiens avec les principaux acteurs impliqués. En revanche, pour ce qui est de l’accord Unilever 2001, nous disposons de peu d’informations. Il semble contenir des règles similaires à celles de l’accord Danone pour les salariés transférés vers d’autres entreprises17. Nous ne le développerons pas ici.
21Les ACE sur les restructurations concrètes que nous avons analysés représentent une triple évolution : l’évolution de la stratégie de certaines entreprises opposées au départ à la directive sur les CEE et qui négocient maintenant avec ces instances de représentation des travailleurs notamment en matière de restructurations ; l’évolution du rôle des CEE de l’information et de la consultation vers la négociation collective transnationale ; et enfin l’évolution des stratégies syndicales de coordination allant du niveau national au niveau européen et, plus particulièrement, du rôle joué par la FEM.
Conclusion : vers un renforcement de la coordination syndicale transnationale
22Les CEE ont signé tous les accords de restructuration « concrète » ici analysés. Ils ont également signé presque tous les accords portant sur la gestion de restructurations potentielles, que nous n’avons pas analysés ici. Les autres accords d’anticipation qui ne sont pas signés par les CEE leur assignent généralement un rôle essentiel dans la mise en œuvre et dans le suivi. Cette prédominance correspond à l’objectif central de la directive européenne sur les CEE qui était de créer une instance transnationale d’information et de consultation liée aux restructurations d’entreprise.
23Demeurent cependant deux questions majeures. La première est celle du statut juridique de ces accords puisqu’il n’y a pas de législation européenne sur la négociation collective transnationale au niveau de l’entreprise. Dans des entreprises très syndiquées et avec une forte coordination syndicale, la légitimité des représentants au niveau européen n’est pas discutée, mais il n’en va pas de même dans d’autres cas. Dans l’état actuel de la législation, il faut doubler les accords européens par des accords nationaux pour les rendre juridiquement contraignants. La Commission européenne étudie la possibilité d’adopter un cadre juridique « optionnel » concernant la négociation transnationale au niveau des entreprises, mais la configuration actuelle est marquée par une forte opposition de l’organisation patronale BusinessEurope.
24La deuxième question concerne la nécessité de clarifier les rôles respectifs des CEE, des syndicats nationaux et des fédérations européennes. La Confédération Européenne des Syndicats (CES) souhaiterait que la signature d’accords transnationaux européens soit réservée aux syndicats, même si les CEE participent à la négociation. La CES considère que la directive européenne de 1994 sur les CEE ne leur donne pas un poids équilibré face aux directions des groupes. C’est pourquoi elle avait demandé un renforcement de leurs prérogatives et la reconnaissance juridique de la présence de l’acteur syndical dans la mise en place et dans le fonctionnement des CEE.
25La révision de la directive sur les CEE, définitivement adoptée le 5 mai 2009 par le Parlement européen et le Conseil des ministres18, concernera les nouveaux accords négociés après son entrée en vigueur en 2011. Elle n’a que partiellement tenu compte des revendications syndicales. Les organisations syndicales européennes sont, pour la première fois, expressément mentionnées par la directive, mais seulement parmi les experts par qui un groupe spécial de négociation (GSN) peut se faire assister. Elles doivent aussi être informées de la constitution d’un GSN et du début des négociations. Si les syndicats sont davantage présents dans les négociations, on peut peut-être s’attendre à une meilleure incorporation des normes des prescriptions subsidiaires dans les accords. Cela pourrait aussi entraîner une plus grande présence de syndicalistes extérieurs dans les nouveaux CEE mis en place.
26Sans préciser ou quantifier le caractère préalable d’une consultation en cas de restructuration, la nouvelle directive fait des pas importants dans cette direction. La consultation doit maintenant avoir lieu « à un moment, d’une façon et avec un contenu qui permettent aux représentants des travailleurs […] d’exprimer, dans un délai raisonnable, un avis » (art. 2). L’information et la consultation doivent être mises en œuvre « de manière à en assurer l’effet utile et à permettre une prise de décision efficace de l’entreprise » (art. 1). Cela implique donc le droit du CEE de faire des contre-propositions, même s’il n’y a ni effet suspensif, ni obligation de réponse de la direction ou d’une réunion supplémentaire avec le CEE. La nouvelle directive comporte aussi une obligation de redéfinir le CEE en cas de « modifications significatives » dans la structure de l’entreprise transnationale, mais la portée de cette obligation reste pour le moment controversée. Elle peut certes contribuer, en améliorant la consultation des CEE, à multiplier les occasions pour entamer les négociations d’ACE, mais ne comble pas l’absence de cadre juridique pour de tels accords.
Notes de bas de page
1 Rehfeldt U., « Les syndicats européens face à la transnationalisation des entreprises », Le Mouvement social, n° 162, janvier-mars 1993 ; da Costa, I. et Rehfeldt U., « Transnational collective bargaining at company level : Historical developments », Papadakis K. (dir.), Cross-Border Social Dialogue and Agreements : An emerging global industrial relations framework ?, Genève, International Institute for Labour Studies/International Labour Office, 2008.
2 Voir da Costa I. et Rehfeldt U., « La négociation collective transnationale européenne chez Ford et General Motors », Connaissance de l’emploi, n° 35, octobre 2006, Noisy-le-Grand, Centre d’Études de l’Emploi ; Pichot E., The development of transnational agreements, Bruxelles, European Commission, 2006 ; Daugareilh I. (dir.), Mondialisation, travail et droits fondamentaux. Bruxelles, Bruylant, 2005 ; Descolonges M., Saincy B. (dir.), Les nouveaux enjeux de la négociation sociale internationale, Paris, La Découverte, 2006 ; Schömann I., Sobczak A., Voss E., Wilke P., Codes de conduite et accords-cadres internationaux : de nouvelles formes de gouvernance au niveau de l’entreprise : ETUI-REHS, Bruxelles, 2008 (traduction du rapport pour la Fondation Européenne) ; Moreau M. A., Normes sociales, droit du travail et mondialisation. Confrontations et mutations, Paris, Dalloz, 2006 ; Schmidt V. (dir.), Trade Union Responses to Globalisation : A Review by the Global Union Research Network, International Labour Office, Geneva, 2007 ; Bourque R., « La contribution des codes de conduite et des accords cadres internationaux à la responsabilité sociale des entreprises », La Revue de l’IRES, vol. 57, n° 2, 2008, p. 23-53 ; Béthoux É., « Restructurations et dialogue social européen : état des lieux et perspectives », Paris, Europe et Société, 2007 ; Béthoux É., « Le dialogue social transnational dans l’entreprise : dynamiques européennes » in Jobert A. (dir.), Les nouveaux cadres du dialogue social : l’espace européen et les territoires, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2008 ; Papadakis, op. cit., 2008 ; Marginson P. et Meardi G., « Multinational companies and collective bargaining », European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, 2009.
3 da Costa I. et Rehfeldt U., op. cit. p. 53 ; Didry C. et Mias A., Le moment Delors: Les syndicats au cœur de l’Europe sociale, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2005.
4 da Costa I. et Rehfeldt U., op. cit., 2008 ; Telljohann V., da Costa I., Müller T., Rehfeldt U. et Zimmer R., European and International Framework Agreements – Practical Experiences and Strategic Approaches, Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 2009.
5 Voir International Organisation of Employers, International Framework Agreements, Geneva, IOE ; 2007 ; Béthoux É., Didry C., Mias A., « What Codes of Conduct Tell Us : corporate social responsibility and the nature of the multinational corporation », Corporate Governance : an International Review, vol. 15, n° 1, 2007, p. 77-90 ; Edwards T., Marginson P., Edwards P. Ferner A. et Tregaskis O., « Corporate Social responsibility in multinational companies : Management initiatives or negotiated agreements », Geneva, International Institute for Labour Studies, Discussion Paper Series, n° 185, 2007.
6 Papadakis K. (dir.), op. cit., p. 2.
7 European Commission, Mapping of transnational texts negotiated at corporate level, Bruxelles, 2008 (EMPL F2 EP/bp 2008).
8 COM (2005) 120 final, « Restructurations et emploi : Anticiper et accompagner les restructurations pour développer l’emploi : le rôle de l’Union européenne » PDF, [http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2005:0120:FIN:FR:PDF].
9 CES, « Restructurations – Commentaires de la CES : Anticiper et accompagner les restructurations pour développer l’emploi : le rôle de l’Union européenne », 2005. [http://www.etuc.org/a/1531].
10 Waddington J., « Douze ans après la directive, quelle est l’efficacité réelle des comités d’entreprise européens ? », Chronique internationale de l’IRES, n° 104, janvier 2007, p. 28.
11 Moreau M.-A. et Paris J.-J., « Le rôle du comité d’entreprise européen au cours des restructurations : les leçons du projet AgirE », EUI Working Paper Law, n° 2008/02.
12 Patriarka M. et Weltz C., « European Works Councils in practice : Key research findings », Dublin, European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, 2008. Voir aussi Kerckhofs P., European Works Councils. Facts and Figures, Bruxelles, ETUI, 2006.
13 Outre notre étude, plusieurs autres études font des inventaires et analysent les accords transnationaux sur les restructurations, notamment Carley M. et Hall M., European Works Councils and transnational restructuring, European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, 2006 ; Carley M., « Compte rendu de la conférence de la Présidence française de l’UE » intitulée « Accords transnationaux d’entreprise. Dialogue, droits, anticipation des restructurations, acteurs : une nouvelle perspective », Lyon, 13-14 novembre 2008 ; Schmitt M., Restructuring and anticipation dimensions of existing transnational agreements. Analysis and overview table. Report done for the European Commission (EMPL/F/3 – Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities – Unit « Adaptation to Change and Working Conditions ») Strasbourg, université Robert Schuman, mai 2008 ; European Commission, Mapping of transnational texts negotiated at corporate level., Bruxelles, 2008 (EMPL F2 EP/bp 2008).
14 Mais le 21 janvier 2010, la nouvelle direction a annoncé la fermeture du site.
15 « Approche politique de la FEM en matière de restructurations d’entreprise socialement responsables », Fédération Européenne des Métallurgistes, Manuel de la FEM. La manière de gérer les restructurations transnationales d’entreprise, Bruxelles 2006, p. 11-16.
16 Le démantèlement de la filiale belge de Volkswagen Forest en 2007 montre que les principes adoptés par la FEM sont encore loin d’être systématiquement appliqués par les affiliés nationaux, puisque ni le CEE de Volkswagen ni les syndicalistes allemands de l’IG Metall n’ont averti la FEM et leurs collègues belges des plans de restructuration qui les menaçaient.
17 Carley et Hall, op. cit., p. 57 s.; Carley, op. cit. ; Schmitt, op. cit.
18 Journal officiel de l’Union européenne, 16.5.2009, L 122/28-44.
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