De la sous-traitance à la délocalisation, les restructurations chez Dim
p. 235-247
Texte intégral
1Depuis l’adhésion à l’Union européenne de plusieurs pays de l’Europe centrale et orientale1, la question des « délocalisations » revient de plus en plus souvent dans le débat public. Les deux derniers élargissements n’auraient fait qu’accélérer ces processus, les entreprises occidentales étant de plus en plus incitées à s’installer à l’Est. Les salariés n’auraient d’autres choix que d’accepter les décisions de la direction et de subir les conséquences négatives des restructurations.
2De nombreux chercheurs tentent pourtant de nuancer ce mode de raisonnement, en montrant que les restructurations ne se résument pas à la mise en place d’une logique économique implacable, dont le potentiel destructeur serait plus ou moins avéré2. Les salariés peuvent également intervenir au cours de ces processus, en orientant différemment le sens du développement des activités économiques3 ou bien en résistant de manière plus ou moins explicite aux politiques de la direction4. Par ailleurs, la difficile institutionnalisation d’une représentation collective dans les nouveaux pays membres de l’Union européenne5 peut être compatible avec de nouvelles formes d’apprentissage pour les syndicats, comme l’indique par exemple G. Meardi à partir d’une recherche empirique effectuée en 2004-2005 dans douze multinationales implantées en Hongrie, Pologne et Slovénie6.
3Malgré leur intérêt, ces analyses se focalisent en général sur une période temporelle relativement courte (le temps de la décision stratégique) qui ne permet pas d’appréhender la pluralité des logiques qui sous tendent les « choix » de délocaliser la production. Or, en élargissant l’analyse à une période plus longue, il devient possible de mettre en évidence la convergence progressive des logiques et des positions des acteurs vers une grille unique de lecture du marché.
4À cet égard, le cas du textile-habillement constitue un terrain privilégié d’enquête7. Activité à forte intensité de main-d’œuvre, la production de vêtements semble aujourd’hui condamnée à disparaître en Europe de l’Ouest, alors qu’elle connaît une forte croissance en Europe de l’Est8. Pour les acteurs de ce secteur, la concurrence des pays à bas salaires est une donnée objective avec laquelle il faut s’accommoder, les délocalisations étant désormais considérées comme le principal moyen pour améliorer la « productivité9 ». D’ailleurs, les acteurs syndicaux partagent eux aussi cette vision du marché et pensent que « tôt ou tard, le textile-habillement disparaîtra en Europe » (entretien, syndicaliste français, 2008).
5Or, si cette affirmation paraît évidente pour quiconque s’intéresse au textile-habillement, il faudrait pourtant s’interroger sur les mécanismes qui régissent l’imposition de cette grille d’analyse aux acteurs, au point de devenir l’unique manière d’envisager le développement des activités économiques de ce secteur. À ce titre, l’histoire de Dim, une entreprise française de bonneterie, permet d’éclairer ces dynamiques, en montrant justement les tâtonnements de la direction.
6Dans le cas de Dim, la délocalisation n’est pas un processus récent10. Les premières délocalisations commencent dans les années 1970 et se poursuivent dans les décennies suivantes. Alors que l’entreprise développe ses activités de production en France, elle établit en parallèle des relations de sous-traitance à l’étranger. Pour les salariés, cette double stratégie n’est pas perçue comme une menace pour l’emploi, puisque la direction investit beaucoup dans la consolidation de la marque. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on observe un désengagement de la direction en France (fermetures de site, réductions des investissements, changement du positionnement sur le marché, etc.) que les délocalisations deviennent problématiques et que la concurrence des pays à bas salaires est perçue comme la « cause » principale du déclin de la production.
Les dessous de la délocalisation : Dim et la Roumanie (1971-1999)
7Dim est une société française de bonneterie créée en 1953 à Troyes par Bernard Gilberstein. En 1962, elle introduit un produit innovant, les bas sans couture, qui vont rapidement gagner des parts importantes de marché. Selon les observateurs, Dim se distingue dans les années 1970 par une politique commerciale agressive (communication dans les médias, prix bas, rachat des concurrents, etc.) et par le développement avant-précurseur à l’étranger11. Pour comprendre cette stratégie de développement, les premières décisions de « délocalisation » seront envisagées à partir du témoignage d’acteurs de l’entreprise12.
Les premières délocalisations à l’Est (1971-1989)
8Une des premières questions qui se pose lorsqu’on s’intéresse à l’histoire de Dim concerne le choix de sous-traiter sa production en Roumanie dès les années 1970. À l’époque, l’économie roumaine était centralisée et très peu ouverte au commerce international : comment s’accommodait dans ce cas la recherche de profit capitaliste avec les impératifs politiques socialistes ? Comment les salariés français percevaient-ils cette « collaboration » et quelles ont été les conséquences de ces premières délocalisations ?
9À la fin des années 1960, une expatriée roumaine travaillant chez Dim apprend que la Roumanie venait de signer un accord commercial avec la France. Elle suggère à son employeur de sous-traiter une partie de la production en Roumanie et propose ses services pour faciliter la prise de contact avec les autorités de ce pays. Le PDG examine sa proposition et entame des négociations avec l’État roumain. Son initiative est bien accueillie à Bucarest et assez rapidement, une usine de 1500 salariés située près de la frontière avec la Hongrie démarre la production pour Dim.
10Le choix de cette unité de production socialiste, ci-dessous appelée Bas-Dim13, aurait été imposé par un haut responsable du Ministère roumain de l’Industrie légère qui cherchait à développer l’industrie de sa ville natale. La proximité avec les frontières aurait également joué un rôle déterminant, les Français ayant eux-mêmes demandé à être mis en contact avec des usines situées près des frontières. Quoi qu’il en soit, Bas-Dim devient un des principaux sous-traitants de Dim, bénéficiant jusqu’aujourd’hui d’un important transfert de technologie.
11Deux ans après cette décision, Dim est reprise par la société française Bic. Ce changement de propriétaire a des effets sur la stratégie de l’entreprise, la nouvelle direction étant de plus en plus intéressée par le marché de la lingerie féminine. Dans ce contexte, on sollicite une fois de plus le soutien des autorités roumaines pour établir des relations de sous-traitance. Celles-ci acceptent d’augmenter le volume de la production destinée à la marque française et font construire une nouvelle usine à 70 kilomètres de la frontière : Conf-Dim (2 000 salariés).
12Ce développement à l’étranger est compatible avec un renforcement des activités productives en France. Dans les années 1980, Dim consolide sa position sur le marché français du sous-vêtement et multiplie le nombre de ses salariés. Les produits de moyenne gamme sont alors fabriqués en France, tandis que le bas de gamme est fabriqué en Roumanie. La politique agressive de prix pratiquée par Dim (le troisième collant de secours vendu avec la paire, les bas vendus en chapelet de 10 bas pour 10 francs, etc.) s’appuie sur une production en grande série qui peut être planifiée. Même si la marque propose une gamme variée de collants, les produits basiques représentent une partie importante des ventes et assurent à l’entreprise une position dominante sur le marché. Dans le même temps, le segment de la lingerie connaît peu de changements d’une saison à l’autre, ce qui encourage la production en Roumanie.
13Le recours à la sous-traitance dans un pays communiste a eu plusieurs effets sur la perception de la « menace » des pays à bas salaires et plus généralement, sur la manière dont les « délocalisations » étaient vécues par les salariés de Dim. En fait, les entreprises roumaines n’étaient pas considérées comme des « vrais » compétiteurs, car leur rôle était d’assurer la production des produits bas de gamme. La relative opacité du système des relations professionnelles dans un pays communiste empêchait par ailleurs les représentants des salariés de Dim d’avoir des contacts réguliers avec leurs homologues roumains et de se tenir informés des évolutions les concernant. Dans ces conditions, la « cohabitation forcée » avec la Roumanie a facilité la diffusion de l’idée que les échanges avec les pays à bas salaires étaient « inévitables », car « bénéfiques » à l’entreprise. Plus tard, cette vision du marché s’est imposée au détriment des autres et les délocalisations sont devenues la stratégie principale de développement de l’entreprise.
Quand les sous-traitants deviennent des concurrents : les années 1990
14Les années 1990 sont marquées par l’extension progressive de la sous-traitance en Europe de l’Est. Dans un premier temps, les plus anciens sous-traitants renforcent leurs liens avec Dim et augmentent le volume de la production. Ensuite, le donneur d’ordres français investit dans le développement de quelques entreprises roumaines auxquels il fournit équipements et commandes. En France, ces décisions d’investissement passent inaperçues, mais les conséquences sociales ne tardent pas à se faire sentir à la fin des années 1990.
15En analysant ces « délocalisations », on pourrait y voir le signe d’une rationalité économique infaillible : puisque la « pression » des pays à bas salaires était particulièrement forte, l’entreprise n’avait d’autre choix que fermer ses usines en France pour ouvrir ailleurs, dans un pays à faible coût de main-d’œuvre. Pourtant, en examinant de plus près la manière dont Dim a établi des collaborations avec des entreprises roumaines, cette grille déterministe est partiellement remise en question. Certes, la recherche des plus bas prix est une variable importante, mais elle est poursuivie au cas par cas, en fonction des contextes et opportunités qui se présentent aux dirigeants. Deux exemples sont à cet égard significatifs.
16En 1993-1994, une troisième usine roumaine commence à travailler pour Dim. Il s’agit de New-Dim 1 créée par l’ancien directeur d’une grande usine de confection qui venait de se faire renvoyer14. Radu est un homme âgé d’une cinquantaine d’années qui possède une longue expérience dans la fabrication des costumes. Il cherche activement à développer son petit atelier de confection. Malgré ses efforts, pendant les premières années, l’affaire survit à peine : il ne réussit pas à décrocher des commandes de la part des donneurs d’ordre allemands pour lesquels il avait travaillé avant 1989 (notamment parce qu’il ne disposait pas des technologies nécessaires à la fabrication des costumes). C’est finalement par l’intermédiaire d’un ancien camarade de l’université, le manager de Conf-Dim, qu’il parvient à signer ses premiers contrats de sous-traitance et à prendre contact avec la direction de Dim qui lui confie la réalisation d’une série courte de lingerie. Après avoir passé ce premier test, il reçoit plus de commandes et doit embaucher plusieurs centaines d’ouvriers. Assez rapidement, des outillages modernes sont prêtés par Dim et des techniciens français se rendent régulièrement dans sa ville pour organiser la production selon les standards du donneur d’ordre. En peu de temps, New-Dim 1 connaît une croissance exceptionnelle et plus de 800 salariés sont embauchés jusqu’en 1999.
17Grâce au soutien de Dim, cette entreprise devient un sous-traitant important. Plus tard, une autre entreprise roumaine bénéficie de cette politique de « recrutement ». L’histoire de cette nouvelle collaboration commence en 1997 lorsque Bas-Dim, débordée par les commandes de Dim, cherche à sous-traiter une partie de la production. Une employée de Bas-Dim parle de cette opportunité d’affaires à son frère et celui-ci accepte l’offre, en pensant qu’il s’agissait d’un « dépannage de courte durée ». Victor est un homme d’affaires âgé d’une quarantaine d’années, qui n’a pas d’expérience dans l’industrie de l’habillement. Figure locale importante, il a construit son affaire autour de l’activité de commerce. Lors de la privatisation du magasin central de sa ville, il a acheté la majorité des actions et ensuite, il l’a modernisé. À partir de 1994, cet entrepreneur a aussi investi aussi dans quelques activités de production (une usine de panification, un abattoir et un petit atelier de confection), le but étant d’approvisionner son commerce avec des produits fabriqués par lui-même.
18Au début de sa collaboration avec Bas-Dim, Victor ne dispose pas d’un espace suffisant pour l’activité de production des collants. Faute de meilleure solution, il installe une centaine d’ouvrières (embauchées sur le tas) au troisième étage de son magasin et démarre la production sous l’étroite surveillance des techniciens de Bas-Dim. Il forme ensuite une équipe dirigeante de quelques jeunes diplômés et leur délègue l’entière responsabilité de l’affaire. Sa démarche est d’autant plus surprenante que le bassin d’emploi de la région est très différent de celui de New Dim 1, l’industrie de l’habillement étant quasi-absente. En dépit du manque d’expérience du personnel de New-Dim 2, le donneur d’ordres français apprécie la qualité de ses produits fabriqués et souhaite rencontrer son patron.
19À l’époque, l’actionnaire de Dim cherche aussi à délocaliser une usine portugaise de repassage. Intéressés d’abord par le transfert des outillages chez Bas-Dim, les Français ont dû renoncer assez vite à cette idée parce que l’ancien sous-traitant ne disposait pas des locaux adéquats. Victor saisit cette nouvelle opportunité d’affaires et propose à Dim de les installer chez lui. Le donneur d’ordres accepte et Victor achète précipitamment dans sa ville le terrain et les immeubles abandonnés d’une ancienne filature de coton.
20En cinq mois seulement, l’usine portugaise est fermée, les outillages sont transférés en Roumanie et plus de 1 000 personnes sont embauchées par Victor. Comme dans le cas des autres entreprises roumaines, les techniciens français viennent surveiller la production et grâce à leur intervention, ce personnel inexpérimenté apprend à manier une technologie plus sophistiquée que celle de Bas-Dim. Quelques années plus tard, une nouvelle usine est fermée en Europe de l’Ouest et New-Dim 2 récupère à nouveau de la technologie performante, la fabrication seamless de la lingerie15.
21Le développement rapide de ces nouvelles entreprises finit par imposer une autre image de la Roumanie au sein du groupe. Si avant 1989, le donneur d’ordres fabriquait en Roumanie des produits bas de gamme, sa stratégie change après la chute du communisme, parce qu’il n’hésite plus à faire appel aux entrepreneurs locaux pour fabriquer des produits complexes ou hautement technologiques.
22La manière dont ces nouveaux sous-traitants ont été recrutés en Roumanie montre à quel point les décisions du donneur d’ordres sont ancrées dans des contextes et configurations d’acteurs particuliers. En 1997, la direction de Dim avait l’intention de fermer l’usine du Portugal, mais tant qu’une nouvelle localisation n’était pas disponible, le transfert des outillages tardait. La décision de délocalisation se situe ici au croisement de plusieurs logiques, les calculs du donneur d’ordres n’étant qu’un des volets. Quant aux initiatives de Victor et de Radu, elles reposent certes sur la capacité à convaincre Dim de leur sérieux, mais avant tout, cela exige la mobilisation rapide d’une main-d’œuvre nombreuse et peu chère. Au cours des années 1990, cette démarche ne soulève aucune difficulté et plusieurs centaines d’ouvriers sont embauchés du jour au lendemain. À présent, une telle stratégie serait impossible, en raison de la pénurie de main-d’œuvre peu qualifiée en Roumanie.
23Pour les représentants des salariés de Dim, ce jeu complexe a été peu lisible. Par conséquent, leur capacité à anticiper les décisions de fermeture de site a été relativement réduite et cela malgré la mobilisation d’experts. Néanmoins, avec le désengagement plus marqué des activités productives en France à la fin des années 1990, les syndicats français vont prendre conscience des contours de plus en plus flous de l’entreprise.
Les contours « flous » de l’entreprise
24Il est difficile de dater avec précision le début du processus de désengagement en France et cela d’autant plus que l’entreprise a une longue expérience en matière de « délocalisations ». Toutefois, il semble que ce processus soit directement lié à la stratégie du groupe auquel Dim appartenait à la fin des années 1990, la multinationale américaine Sara Lee. Celle-ci devient l’actionnaire majoritaire de Dim en 1989 et en garde le contrôle jusqu’en 2005, date de la vente à un fonds d’investissement américain. Le rachat de la marque française à la fin des années 1980 correspond à une stratégie commerciale plus globale qui vise l’acquisition des leaders européens du marché de la lingerie. Ainsi, dans les années suivant l’acquisition de Dim, Sara Lee achète successivement Playtex et Lovable (acteurs dominants en Italie), Nur Die (Allemagne) et Courtaulds (principal fournisseur de Mark&Spencer au Royaume-Uni).
25Malgré cette opération de concentration financière, les marques conservent leurs réseaux de production et de distribution, les interférences demeurant minimes pendant longtemps. Par exemple, entre 1989 et 2000, Dim continue à gérer ses relations de sous-traitance indépendamment des autres marques du groupe et réciproquement, Playtex et Lovable organisent leur production comme auparavant. Même si les informations circulent plus rapidement entre ces entreprises, elles restent des organisations distinctes, ayant leurs propres règles et routines.
26Mais à la fin des années 1990, cette gestion séparée des marques est remise en question, car Sara Lee voulait faire émerger des « synergies » au niveau européen. Parmi les différentes mesures envisagées, figure la création d’une nouvelle entreprise dans une zone franche roumaine.
27Selon les déclarations de la direction de Sara Lee, cette nouvelle entreprise n’était qu’un simple atelier spécialisé dans les nouvelles technologies :
« On avait cette usine en Irlande [qui produisait du seamless] et il fallait coudre les tubes, donc ils ont décidé de s’implanter ici, à Arad, pour coudre les tubes. Pourquoi à Arad ? Bien sûr, c’est moins cher de coudre en Roumanie qu’en Irlande, mais on avait d’autres ateliers en Europe de l’Est, en Pologne, en Bulgarie etc. Il y avait aussi Dim qui travaille depuis 30 ans en Roumanie avec des sous-traitants. Il y avait un historique en Roumanie depuis 10 ans avec Playtex, mais avec des sous-traitants… Donc pourquoi avons-nous fait notre usine ici plutôt que de sous-traiter ? La raison est toute simple : nous sommes ici dans une zone franche, donc il y a des incitations fiscales très importantes. Donc le fait de mettre un centre ici pour coudre les tubes, qui fabrique et qui renvoie, ça permettait de faire des économies d’impôts très importantes par rapport à une usine ailleurs en Roumanie. » (Entretien, directeur du Pôle textile de l’Europe de l’Est de Sara Lee, mars 2005.)
28Malgré les déclarations de ce responsable, le rôle de cette entreprise (ci- dessous appelée Sara Ro) s’avère bien plus important au sein de la multinationale. L’enquête menée en mars 2005 révèle que l’activité principale de cette entreprise n’est pas la production, mais la gestion centralisée de la sous-traitance en Europe de l’Est. La création de Sara Ro oblige les différentes marques de lingerie à collaborer plus étroitement sur certains aspects logistiques et de production16.
29Concrètement, l’entreprise située dans la zone franche roumaine est chargée de recevoir les commandes de l’Europe de l’Ouest et de les distribuer ensuite aux sous-traitants de plusieurs pays : la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la Turquie et l’Arménie. Dans un premier temps, la gestion de la production des différentes marques est réalisée en commun, un seul cadre roumain s’occupant de tous les sous-traitants de l’Est. Ensuite, à partir de juillet 2004, l’organisation change et trois responsables sont désormais nommés pour suivre au quotidien la production de chaque marque (approvisionnement, respect des délais, transport, livraison etc.).
30L’extrait d’entretien suivant permet de saisir la complexité des flux productifs gérés par ces responsables roumains :
« Nous avons trois marques principales qui sont Dim, Lovable et Playtex. En fonction des marques, soit on achète tous les composants d’un produit, on coupe, on fabrique, soit les marques nous envoient tous leurs composants. Pour Dim, ils nous envoient tous leurs composants, on coupe en Roumanie ou on reçoit des kits coupés. On fabrique soit en Roumanie soit en Bulgarie pour Dim. Ensuite, pour Playtex, on achète tous les composants du produit en Roumanie. Playtex est fait en Roumanie, en Arménie si c’est nécessaire, en Serbie en one-shot et en Turquie. Pour Lovable, une partie du produit est coupée en Italie et une partie est coupée en Roumanie. La partie coupée en Roumanie, c’est parce que la matière est fragile, on ne peut pas la transporter. On la reçoit, soit en rouleaux, soit en coupes, donc Lovable est fabriqué en Roumanie. Donc, en fonction des marques, on a des stratégies différentes. » (Entretien, directrice de Sara Ro, mars 2005.)
31Cette organisation particulière de la sous-traitance de Sara Lee en Europe de l’Est se maintient jusqu’en 2006-2007 quand la mise en commun des ressources est finalement abandonnée. Pour le responsable actuel de la production en Europe de l’Est, le projet de 2001 a été un casse-tête, car :
« […] on a fait un amalgame, à la fois des sous-traitants, des marques, forcément avec des gens qui avaient des cultures d’entreprise et des méthodologies très différentes. […] Aujourd’hui on est sorti de cette période puisque Sara Ro ne produit plus que du Dim et que les sous-traitants, à ma connaissance, de l’Europe de l’Est et de Roumanie n’ont plus de production pour les autres marques, mais uniquement pour nous ». (Entretien, mai 2008.)
32Ces tâtonnements de Sara Lee en Europe de l’Est se font au prix de fortes réductions de personnel en Europe de l’Ouest. Par exemple, entre 1987 et 2005, 21 sites français de production sont fermés. Un rapport d’activité présenté au Comité européen d’entreprise montre qu’en 2002, Dim n’emploie plus que 769 ouvriers, soit 26,3 % de l’ensemble des salariés en France17 puisque les activités de Dim en France ne sont plus centrées sur la production. Au même moment, plus de 5 000 ouvriers roumains travaillent dans des entreprises sous-traitantes de Dim, et plusieurs centaines d’ouvriers bulgares, turcs, arméniens ou serbes contribuent à « améliorer » les performances de Sara Lee.
33Dans ce contexte de réorganisation permanente, les syndicats tentent tant bien que mal d’anticiper la stratégie de la direction. Afin de mieux maîtriser les enjeux économiques de la multinationale, les différentes organisations syndicales de Sara Lee créent en 1996 un Comité européen d’entreprise. Celui-ci comprend des représentants du personnel de sites français, espagnols, italiens, britanniques, allemands et roumains. Selon certains observateurs, ce comité européen d’entreprise est plutôt actif et intervient sur des sujets variés : la sécurité des travailleurs dans les usines du groupe, les droits de l’homme et la responsabilité de l’entreprise y compris dans le cas des sous-traitants, l’information- consultation, etc.18.
34Pour les délégués syndicaux français, les réunions du Comité européen d’entreprise étaient initialement considérées comme un bon moyen pour établir des collaborations étroites avec leurs homologues roumains. Malgré cela, ce projet s’est heurté à de nombreuses difficultés. En réalité, la direction a rendu impossible l’accès à l’intérieur des usines roumaines, les syndicalistes français étant ainsi dépourvus de la possibilité de choisir leurs interlocuteurs. La représentante roumaine des salariés qui a participé aux réunions du Comité européen d’entreprise était l’assistante personnelle du directeur de l’usine désignée par la direction de Sara Ro. Elle s’est montrée très peu intéressée par le fond des débats menés au sein du comité européen19.
35La difficile émergence d’une représentation des salariés en Roumanie ne fait que brouiller une fois de plus la perception des frontières pertinentes de l’entreprise. Les délégués au Comité européen d’entreprise connaissent l’existence des sous-traitants est-européens, mais ils ne disposent d’aucun moyen pour mesurer l’ampleur de ce phénomène. En effet, les informations contenues dans les rapports d’activité présentés au comité européen d’entreprise ne portent pas sur les réseaux de sous-traitance et de ce fait, ne donnent pas une image objective de l’évolution de l’entreprise. En conséquence, la mobilisation des délégués syndicaux au niveau européen s’avère insuffisante pour permettre une anticipation des décisions de la direction20.
36En dépit de ces problèmes, les syndicats de Dim continuent à s’intéresser de près à la stratégie du groupe ce que montrent leurs tentatives pour rester informés dans un contexte de forte incertitude.
Le combat de l’expertise économique : à quel prix ?
37En 2000, la direction de Dim décide de fermer les derniers ateliers français de confection, en transférant les usines de Bourbon-Lancy (Saône et Loire) et de Ruitz (Pas de Calais) en Roumanie. À partir de ce moment, les salariés du groupe deviennent de plus en plus inquiets sur l’avenir de la marque et tentent à plusieurs reprises d’obtenir des informations claires sur la stratégie de la direction.
38Confrontés au mutisme des dirigeants, les représentants du personnel déclenchent alors un droit d’alerte. Ils obtiennent gain de cause, le juge condamnant la direction à répondre à toutes les questions formulées. L’expérience de cet épisode s’avère décisive par la suite, car lors de la vente des activités de Sara Lee en 2006, la direction souhaitait à tout prix éviter le droit d’alerte :
« La bagarre, on l’avait déjà vécue et c’est ce qui nous a sensibilisé… c’est le droit d’alerte. C’est-à-dire comme ils s’attendent au pire, ils vont déclencher un droit d’alerte et nous allons nous retrouver devant les tribunaux comme cela nous est déjà arrivé. Et là, nous pouvons tomber sur un juge fou, pardonnez-moi l’expression, qui va nous obliger de leur donner des choses qui n’existent pas. » (Entretien, cadre Dim, février 2008.)
39Pour les organisations syndicales, le droit d’alerte est un moyen efficace pour faire pression sur la direction, mais cela ne rend pas toujours service aux salariés.
« [En 2006] on était prêts à faire un droit d’alerte, mais on savait que cela allait durer très longtemps. La dernière fois, ça a duré pratiquement un an. Donc on s’était dit, cette fois-ci il vaut mieux qu’on évite ce droit d’alerte, même si on allait utiliser cette pression ‘‘Attention, on va le faire le droit d’alerte !’’ C’était donc pour avoir les mêmes infos… eux ils se sont dit ‘‘Bon, on fait un accord de méthode’’, parce qu’ils avaient peur je crois d’aller au tribunal. » (Entretien secrétaire du Comité d’entreprise, février 2008.)
40La vente de Dim par Sara Lee est donc une période de forte incertitude pour les salariés. En 2004, la rumeur concernant les intentions du groupe se répand, sans pour autant que la direction confirme cette décision. Ensuite, en janvier 2005, Sara Lee annonce officiellement sa décision de vendre l’ensemble de ses activités textiles, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Ce n’est qu’à la fin de l’année qu’un repreneur des activités en Europe est présenté aux salariés, le fonds d’investissement américain Sun Capital Partners, la cession étant effective au courant du mois février 2006. Or, la longueur de ces procédures renforce les inquiétudes des salariés qui pendant deux ans, ne savent pas quel sera leur avenir.
41Puisque le futur acquéreur tardait à préciser ses plans d’action à court et moyen terme, les organisations syndicales ont cherché d’autres moyens d’information. Le 24 novembre 2005, le Comité central d’entreprise Dim (CCE) décide de désigner un expert-comptable pour se faire assister dans le cadre de la procédure définie à l’article L432-1 bis du Code du Travail. À ce titre, ils demandent d’avoir accès au dossier déposé par Sun Capital Partners à Bruxelles, dans le cadre de la procédure européenne concernant le contrôle des concentrations.
42D’un point de vue juridique, la direction de Dim n’était pas obligée de répondre positivement à leur demande parce qu’elle n’était pas partie prenante dans le processus de concentration. Néanmoins, les dirigeants voulaient éviter une dégradation des relations avec les syndicats dans un contexte qui était déjà tendu. Pour cette raison, une solution de compromis est rapidement trouvée : la signature d’un accord de méthode.
43Celui-ci donne ainsi accès au dossier déposé à la DG Concurrence de la Commission européenne mais prévoit également la réalisation d’un « diagnostic stratégique » par l’expert des organisations syndicales. Pour la direction, l’intervention d’un tiers est indispensable pour « raisonner » les salariés :
« De toute façon, Sun ou pas Sun, Sara Lee ou pas Sara Lee, on est dans une situation qui devient préoccupante. Plutôt que d’avoir un droit d’alerte, autant se mettre dans l’anticipation et donner la possibilité à l’expert de faire un constat. Parce qu’un expert économique, à moins d’être complètement tordu ou vendu, il sera obligé de dire, que cela leur plaise ou pas, vous êtes dans le textile, au niveau mondial le textile est tel qu’il est. C’est un diagnostic économique, ensuite, sur le plan social, c’est une autre affaire. Mais économiquement on ne vous raconte pas des mensonges. »
44Cet extrait d’entretien dévoile le rôle d’un « diagnostic économique » partagé : si les salariés acceptent la définition du marché pertinent proposé par la direction, aucun débat sur le bien fondé des restructurations ne sera mené. Par conséquent, en cas de négociation du plan social, un relatif consensus peut émerger sur le fond des mesures à prendre.
45Dans le cas de Dim, l’idée que le « textile » est voué à la disparition en Europe a fini donc par s’imposer au terme de plusieurs décennies de « délocalisations ». En cas de licenciements collectifs, les organisations syndicales restent certes, mobilisées, mais elles s’intéressent surtout à la dimension financière du plan de sauvegarde de l’emploi : « On essaye de faire le mieux lorsqu’il y a un PSE, mais bon, le textile ne se porte pas bien aujourd’hui. » (Entretien, syndicaliste français, 2008.)
Conclusion
46Au terme de cette analyse, deux conclusions générales peuvent être soulignées. Tout d’abord, les restructurations sont des dynamiques économiques qui s’inscrivent dans la durée et qui se caractérisent par un enchevêtrement de décisions relatives à la localisation des activités productives. Pour comprendre comment les différents acteurs de l’entreprise interviennent dans ce processus, il ne suffit pas d’étudier leur capacité à mobiliser des ressources (juridiques, médiatiques, etc.) à un moment donné, en cas de conflit. En fait, l’histoire de Dim suggère de prendre également en considération la manière dont les acteurs définissent le produit et plus généralement, le marché pertinent.
47Une deuxième conclusion concerne justement les acteurs des restructurations. Le plus souvent, les chercheurs focalisent leur attention sur trois catégories : les syndicats, la direction et les représentants des pouvoirs publics. Pourtant, les sous-traitants peuvent également jouer un rôle important au cours de ces processus. Dans le cas de Dim, on ne saurait expliquer l’intérêt porté par la direction aux délocalisations sans réfléchir à l’évolution des échanges avec la Roumanie ces trente dernières années.
Notes de bas de page
1 Le 1er mai 2004, dix pays de l’Europe centrale et orientale ont adhéré à l’Union européenne, suivis trois ans plus tard par la Roumanie et la Bulgarie.
2 Didry C., « Les comités d’entreprise face aux licenciements collectifs : trois registres d’argumentation », Revue française de sociologie, vol. 39, n° 3, 1998, p. 521-522 ; Gorgeu A., Mathieu R., « Les restructurations industrielles : une fatalité du marché ? Le cas de la filière automobile en France », Revue de l’IRES, n° 47, numéro spécial « Restructuration, nouveaux enjeux », 2005, p. 38-58 ; Moreau M. A., Blas Lopez M. E., Restructuring in the New EU Member States. Social Dialogue, Firms Location and Social Treatment of Restructuring, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2008 ; Béthoux É., « Le dialogue social transnational dans l’entreprise : dynamiques européennes », in Jobert A. (dir.), Les nouveaux cadres du dialogue social. Europe et territoires, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2008.
3 Didry C., « Les comités d’entreprise… », art. cit. ; Béthoux É. « Le dialogue… », art. cit.
4 Meardi G., « Multinationals’ Heaven ? Uncovering and Understanding Worker Responses to Multinational Companies in Post-communist Central Europe », International Journal of Human Resource Management, vol. 17, 2006, p. 155-183.
5 Kubicek P., « Organized Labor in Postcommunist States : Will the Western Sun Set on It, Too ? », Comparative Politics, vol. 32, n° 1, 1999, p. 83-102 ; Ost D., « Illusory Corporatism in Eastern Europe : Neoliberal Tripartism and Postcommunist Class », Politics and Society, vol. 28, n° 4, 2000, p. 503-530 ; Vaughan-Whitehead D., EU Enlargement versus Social Europe? The Uncertain Future of the European Social Model, Elgar, Cheltenham, 2003.
6 Meardi G., « Multinationals in the New EU Member States and the Revitalization of Trade Union », Debatte, vol. 15, n° 2, 2007, p. 177-193.
7 Surubaru A., Faire et défaire le lien marchand, apprentissages de la sous-traitance internationale dans le secteur de l’habillement en Roumanie de 1970 à nos jours, Thèse de doctorat de l’ENS de Cachan, 2 décembre 2009.
8 Andreff W. (dir.), dossier spécial « Union européenne : sous-traiter en Europe de l’Est », Revue d’études comparatives est-ouest, vol. 32, 2001 ; Surubaru A., « Romania : Labour Market under External Pressure », dans Eyraud F. et Vaughan-Whitehead D. (dir.), Evolving World of Work in the Enlarged EU. Progress and Vulnerability, Genève, OIT, 2007, p. 397-435.
9 Salais R., Storper M., Les mondes de production. Enquête sur l’identité économique de la France, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993 ; Didry C., « Les comités… », art. cit., Courault B., « Les PME de la filière textile habillement face à la mondialisation : entre restructurations et délocalisations », Revue de l’IRES, n° 47, numéro spécial « Restructuration, nouveaux enjeux », 2005, p. 59-78.
10 Le commerce international du textile-habillement a été soumis dès les années 1960 à des fortes restrictions (les Accords Multifibres). À partir du 1er janvier 2005, les quotas imposés à certains pays à bas salaires, dont la Chine, ont été éliminés.
11 Entreprises, dossier spécial sur Dim, 17 mars 1972.
12 Cette étude s’appuie sur des entretiens réalisés en Roumanie (2005) et en France (2008). Les personnes interviewées sont des cadres français et roumains travaillant pour Dim, des syndicalistes français ainsi que des sous-traitants roumains.
13 Pour préserver l’anonymat, les noms des entreprises et des interviewé(e)s ont été changés. Le choix de noms composés (Bas-Dim) indique le lien fort avec Dim. En réalité, les noms des sous-traitants roumains ne contiennent aucune allusion aux clients étrangers et désignent plutôt l’objet de fabrication et/ou la ville où se situe l’usine.
14 En décembre 1989, beaucoup de cadres dirigeants ont été renvoyés sous la pression des salariés qui manifestaient à l’intérieur des usines. Bas-Dim et Conf-Dim n’ont pas connu ce type d’événements et pour cette raison, les différentes modifications de l’équipe dirigeante ont été pour la plupart négociées.
15 La technologie seamless se caractérise par l’absence de couture. Les matériaux sont d’abord tricotés sur une machine circulaire et ensuite découpés.
16 Archives du Comité européen d’entreprise Sara Lee, Paris, le 28 février 2003.
17 Archives du Comité européen d’entreprise Sara Lee, 28 février 2003, p. 267.
18 Martin A., Le défi du changement : méthodes d’action pour les CEE, Social Development Agency avec le support financier de la Commission européenne, avril 2007, p. 28-30.
19 Une anecdote racontée dans le cadre d’une discussion informelle montre comment les revendications des salariés roumains sont réellement prises en charge. Selon les affirmations d’un cadre de Sara Ro, comme il n’y a pas de syndicat à l’intérieur de l’entreprise, la direction charge la responsable des ressources humaines d’interroger les salariés au sujet de leurs revendications. Pour éviter les « dérapages », la responsable des ressources humaines met souvent en scène une consultation fictive des salariés, en prenant même des photos mensongères sur l’organisation des réunions (pour s’assurer que personne ne contestera le procès verbal d’une réunion fictive). Ensuite, elle envoie à la direction une liste de revendications sans… revendications. Loin de représenter une exception en Europe de l’Est, cette situation confirme les observations de plusieurs chercheurs relatives à la difficulté d’instaurer un dialogue social durable dans les entreprises créées après 1990 (cf. Kubicek P., art. cit. ; Vaughan-Whitehead D., op. cit. ; Surubaru A., art. cit.).
20 Pour une analyse détaillée du fonctionnement des comités européens d’entreprise, voir Béthoux E., « Le dialogue… », art. cit.
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