Intégration européenne, restructuration et régulation de branche. Le cas des télécommunications
p. 187-199
Texte intégral
1Partout en Europe, on assiste aujourd’hui à une diversification des espaces du dialogue social qui déstabilise la négociation collective de branche, pivot des systèmes nationaux de relations professionnelles. Au niveau communautaire, à travers le développement du dialogue social interprofessionnel et sectoriel ainsi que par la mise en place de comités d’entreprise européens, se structurent de nouveaux espaces pour les relations professionnelles1. Dans ce contexte d’européanisation des relations professionnelles, le secteur des télécommunications a connu de profondes restructurations ces dernières années. Nous proposons de saisir ces transformations à un double niveau : l’Union européenne et la branche nationale.
2Inspiré des perspectives tracées par P. Marginson et K. Sisson2, l’objectif est de ne pas se contenter d’une chronique des décisions et débats bruxellois, mais de saisir cette européanisation de manière globale, voire systémique (car il s’agit bien ici de penser l’interdépendance qui se trame derrière la notion de système). Nous voudrions montrer que l’européanisation ne s’assimile pas au développement d’un niveau européen de relations professionnelles distinct des autres niveaux et, d’une certaine manière, autonome ; elle est un mouvement global qui reconfigure, voire configure tout simplement, les branches et les entreprises dans un nombre de secteurs toujours plus important. Hier, les télécoms. Aujourd’hui, les transports, les postes et l’énergie. Demain, les transports urbains.
3Les arguments qui viennent à l’appui de cette thèse sont présentés en trois temps. Après être revenu sur l’histoire de la libéralisation du secteur et la construction politique d’un marché européen des services de télécoms, nous envisageons l’Europe comme une nouvelle échelle des relations professionnelles, en portant la focale sur les dynamiques du dialogue social européen à un double niveau : le secteur et l’entreprise. Enfin, nous rendons compte de la manière dont l’intégration européenne configure la branche en France.
Libéralisation et construction d’un marché européen
4Un constat s’impose d’emblée : celui d’une transformation extrêmement rapide de l’échelle à laquelle sont conduites les politiques des télécoms, allant de pair avec une remise en cause profonde de l’action des États. « Véritable chasse gardée des États jusqu’aux années 1990, dans l’espace des dix dernières années, [les] arènes principales de gestion [du secteur] sont devenues de plus en plus communautaires3. » L’histoire de la politique européenne des télécoms fait apparaître la singularité d’un secteur pour lequel la politique d’ouverture à la concurrence a été la plus systématique et la plus rapide, prenant les traits de la mise en œuvre d’un programme rationnel, mis en forme dans les débats d’experts à la fin des années 1980.
5Cette exemplarité des télécoms surprend d’autant que cette européanisation est tardive. A. Smith4 souligne, contre l’idée d’un déterminisme technologique, l’incertitude qui a entouré ce processus d’européanisation. La libéralisation du secteur n’a pas non plus été principalement guidée par la perspective d’une intégration européenne, mais bien plutôt par les transformations internes des configurations nationales, avec la progressive remise en cause des modèles néo-corporatistes5. Dans ces évolutions, avec des temporalités et des modes variables selon les pays, les sources internes de transformation des configurations initiales l’emportent très largement sur l’influence des instances et du droit communautaires. La perspective d’une intégration européenne n’a en fin de compte pas pesé dans les évolutions des systèmes nationaux, au moins jusqu’à la fin des années 1980.
6En fait le secteur ne devient l’objet d’une réflexion politique européenne qu’à partir du milieu des années 19806, alors même que les bases juridiques pour cette politique existent dans le Traité depuis 1957. Pendant longtemps en effet, un consensus a régné autour de l’argument du monopole naturel des télécoms.
7Dans les années 19807, l’action de la Commission se limite à l’animation de groupes de réflexion à l’échelle de l’Europe8. Ces discussions aboutissent à l’élaboration d’un Livre vert en 1987, préconisant de manière discrète la libéralisation des secteurs nationaux et leur « re-régulation » à l’échelle communautaire. Ce Livre vert a inspiré et donné sa cohérence à l’ensemble des directives qui ont, dans les années 1990, structuré le développement du marché européen. Les deux orientations de l’action publique européenne sont ainsi affirmées : libéralisation et unification (constitution d’un marché à l’échelle de l’Europe en assurant l’interconnexion des réseaux). Le Livre vert ne propose toutefois pas une ouverture complète à la concurrence, maintenant les services de téléphonie vocale hors des problématiques de libéralisation.
8Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que les premières règles sont adoptées. En six ans (de 1990 à 1995), un corpus imposant de directives est adopté, qui ouvre finalement l’ensemble des services et des infrastructures de télécoms, y compris la téléphonie vocale, à la concurrence à compter du 1er janvier 1998.
9Cette exemplarité de la construction légale d’un marché européen, à la fois rationnelle dans sa conception, systématique dans son élaboration et rapide dans son exécution, conduit à un « modèle » de libéralisation d’un secteur économique sur le plan national, avec le dessaisissement des prérogatives de l’État au profit de la mise en place d’agences de régulation, qui sert de référence aujourd’hui dans d’autres secteurs libéralisés.
10Une hypothèse fonctionnaliste classique voudrait que face à ce contexte économique, technologique et politique qui devient européen, le système de relations professionnelles s’européanise à son tour. J. T. Dunlop abordait dès 1958 la construction européenne et ses effets éventuels sur les relations professionnelles sous l’angle de l’ouverture des frontières aux échanges marchands. Il formulait l’hypothèse selon laquelle un élargissement du champ d’application des systèmes de relations professionnelles peut être attendu du développement d’un Marché commun européen, avec le changement des conditions de concurrence produit par la réduction, voire l’élimination, des tarifs douaniers. Pour lui, l’intégration européenne entraîne des changements à la fois dans les règles du lieu de travail et dans l’étendue des systèmes de relations professionnelles : « New industrial relations systems, supranational in scope, would be required to replace those which have been confined to individual countries or sectors of the industries in a country9. »
Europe : nouvelle échelle des relations professionnelles ?
11Si les déterminismes technologique, économique et politique convergent pour fonder un contexte européen, ils paraissent moins décisifs dans le changement d’échelle des systèmes de relations professionnelles. Les différentes initiatives communautaires ont effectivement stimulé les activités d’un comité paritaire, dès 1990. Elles sont aussi à l’origine d’un changement d’échelle du dialogue social à un autre niveau : celui des entreprises du secteur qui étendent leurs activités sur l’ensemble du continent, au sein desquelles se développent les premiers comités d’entreprise européens. Toutefois, bien que relativement dynamique, le dialogue social européen est loin de poser les bases d’une régulation sociale qui se substituerait aux anciens dispositifs nationaux mis à l’épreuve par la libéralisation.
Le dialogue social européen face à la déréglementation européenne du secteur
12Le dialogue social européen s’est constitué parallèlement à la déréglementation. Le comité paritaire des télécoms est créé en 1990, lors de l’adoption des deux directives qui marquent la première étape d’ouverture à la concurrence. Cette création intervient dans un contexte qui lui est particulièrement propice. Elle reçoit en particulier le soutien du milieu patronal. L’Europe commence en effet à intervenir comme motif d’action pour un certain nombre de dirigeants d’entreprise. Elle fait écho à la nouvelle ambition des grands opérateurs nationaux d’expansion vers de nouveaux marchés, nationaux et étrangers. Cette ambition explique le soutien qu’ils apportent aux initiatives de la Commission. Elle permet de donner sens également à l’engagement de ces opérateurs dans une scène européenne du dialogue social, première arène constituée à cette échelle10.
13La création du comité paritaire anticipe et favorise la constitution des acteurs collectifs à cette échelle, capable de s’engager dans une telle activité de dialogue social. L’organisation représentant les employeurs, ETNO (European Telecommunications Network Operators), est créée en réaction aux premiers débats engagés dans le comité paritaire, en 1992. Côté syndical, l’Internationale des communications et la Fédération européenne du personnel des services publics organisent la délégation, avant que soit créée, en 2000, la branche télécoms de l’UNI (Union Network International).
14Dans les premières années, le dialogue social est animé par les consultations régulières de la Commission. Il s’agit alors de produire des avis communs sur les orientations de la politique économique. Le comité commence à élaborer les premiers textes fin 1992. En six ans, il en produit trente. Une telle productivité n’a jamais été constatée dans un autre comité paritaire européen, témoignant de l’ampleur qu’a prise la politique européenne des télécoms.
15Jusqu’à la fin des années 1990, les textes adoptés manifestent des réactions aux initiatives de la Commission en matière de libéralisation. Le caractère systématique de la production des avis communs a ainsi conduit les acteurs engagés dans le dialogue social européen, les syndicats au premier chef, à formuler un avis sur les évolutions réglementaires dans l’ensemble du secteur. Mais cette systématicité n’est pas de pure forme (au sens où elle serait le reflet d’un suivi à la lettre des procédures de consultation, sans que le contenu des avis n’ait une quelconque importance). À la lecture des avis, on constate au contraire une tension, voire une critique, qui s’exprime d’une part à l’égard des initiatives de la Commission elles-mêmes (fond) et d’autre part à l’égard de la manière dont les différents acteurs pèsent sur le processus et dont ils sont consultés (forme).
16Le dialogue social articule alors expertise économique et exercice de la critique. Cette critique ne porte pas tant sur les conséquences sociales de la politique de libéralisation, que sur le rythme de cette politique et sur le maintien et la viabilité du secteur à l’échelle de l’Europe, en particulier face aux concurrents étrangers. Le comité paritaire apparaît ainsi comme une tribune européenne pour les opérateurs historiques, soucieux de maintenir leur position sur les marchés domestiques, un moyen de légitimer l’avis de ces entreprises, en obtenant le soutien des syndicats, co-signataires de ces avis.
17Toutefois, outre des difficultés à s’assurer une écoute privilégiée auprès des autorités européennes, le comité paritaire fait face à des tensions internes qui l’empêchent de parler d’une seule voix. La plupart des textes comportent une partie spécifique dans laquelle British Telecom exprime son propre avis, bien souvent opposé à celui du comité paritaire. Dans cette situation, l’avis dit « commun » est susceptible de perdre une grande partie de sa légitimité. Plus généralement, il sert bien souvent à exprimer une pluralité d’argumentations, dont les nuances sont assez finement reproduites, reconnaissant ainsi les dissensions.
18Il paraît donc difficile d’envisager le dialogue social européen comme une pure instrumentation des syndicats par les directions des opérateurs historiques en vue de légitimer et d’accompagner la politique européenne de libéralisation. D’une part, les avis produits ont plutôt exprimé un frein à l’égard des initiatives des autorités communautaires. D’autre part, le dialogue social, malgré l’importante activité de production d’avis, n’est pas un processus consensuel. Il exprime bien au contraire une délibération conflictuelle dans laquelle une pluralité d’opinions trouve à s’exprimer, au prix bien souvent d’une expression de positions contradictoires dans un même avis commun, conduisant certainement aux difficultés à se faire entendre auprès des autorités politiques. Dans cette délibération conflictuelle, ce sont surtout les divergences entre entreprises qui trouvent à s’exprimer. Les syndicats semblent en fin de compte marginalisés au sein du comité paritaire. Du moins leurs avis n’apparaissent pas contradictoires avec la ligne générale défendue par les opérateurs continentaux.
Le dialogue social européen dans les entreprises de télécoms
19La libéralisation des télécoms conduit à un mouvement colossal de restructurations, avec certes des spécificités nationales, mais qui donne à voir la prise de consistance d’un secteur économique à l’échelle européenne, les grandes entreprises européennes développant une stratégie de maillage du territoire européen, via des alliances avec des entreprises nationales.
20À l’origine des comités de groupe européens se trouvent les deux évolutions centrales du secteur : la politique de privatisation des anciennes administrations publiques, initiée au Royaume-Uni, et la politique d’ouverture à la concurrence qui permet une implantation sur les différents marchés nationaux en Europe. Ainsi, la chronologie de la création des comités européens dans le secteur suit globalement l’ordre de celle des privatisations (avec un décalage temporel plus ou moins marqué), l’internationalisation progressive des anciens monopoles publics faisant qu’ils entrent à leur tour dans le champ d’application de la directive de 199411.
21Dans l’ensemble, le développement des comités européens dans les télécoms apparaît relativement tardif par rapport à celui observé dans d’autres secteurs (métallurgie, chimie ou agro-alimentaire12), et reste encore marqué par une certaine faiblesse. Deux raisons à cela : parmi les nouveaux entrants sur les marchés européens, on compte plusieurs grandes entreprises multinationales américaines (WorldCom, MCI, Sprint), dont certaines affichent des politiques anti-syndicales ; quant aux opérateurs européens traditionnels, ils sont encore pris, dans la plupart des cas, dans un processus de transformation du public vers le privé et se sont jusque là surtout occupés à rechercher le moyen d’étendre leurs activités sur les marchés européen et américain, en s’appuyant parfois sur des fusions sans lendemain qui ont contribué à une certaine instabilité du secteur.
22Quelques instances sont mises en place à la fin des années 1990 (Mannesmann-Vodafone, Cable & Wireless, Global One), essentiellement dans des groupes anglo-saxons, mais elles sont jugées par les acteurs syndicaux peu en phase avec les exigences de la directive de 1994 (faibles capacités qui leur sont octroyées, mainmise de la direction sur leur fonctionnement et sur la nomination des représentants des salariés).
23Plus récemment, la négociation et l’adoption d’accords, notamment dans les anciens opérateurs historiques nationaux (Tele Danmark, Deutsche Telekom et France Télécom), semblent créer une dynamique de relance du développement des CEE dans le secteur. Le cas de Telecom Italia se révèle à la fois singulier et complexe : l’instabilité de la propriété du capital du groupe a conduit à des changements de direction fréquents qui ont pesé sur les discussions engagées, alors que la stratégie de recentrage du groupe sur l’Italie, au début des années 2000, rend l’organisation d’une représentation européenne des salariés moins urgente et moins pertinente.
Réflexions intermédiaires sur l’échelle européenne du dialogue social
24Les télécoms forment le secteur dans lequel le dialogue social sectoriel a été le plus productif ces dernières années13. Pourtant, on ne peut décrire le développement des arènes européennes du dialogue social comme un mouvement allant crescendo vers davantage d’implication et d’engagement des acteurs, davantage de structuration des débats, davantage de régulation sociale. Une rupture se manifeste au contraire en 1998.
25Jusqu’en 1998, le comité paritaire des télécoms a traité presqu’exclusivement des conditions dans lesquelles devait être conduite la politique de libéralisation, sans aborder, ou très peu, les questions d’emploi et de conditions de travail. En 1999, la réforme du comité paritaire intervient pour donner naissance au comité du dialogue social sectoriel (CDSS). À partir de cette date, les débats changent profondément de nature :
les employeurs refusent désormais de produire des avis communs sur la politique européenne du secteur (refus du patronat de formuler un avis sur les directives du « paquet télécom » en 2000) ;
le nombre de textes produits par an chute (quatre sont produits entre 1999 et 2004)14 ; les textes produits ne sont plus les mêmes (davantage d’accords et de lignes directrices à l’adresse des organisations syndicales nationales, que d’avis communs et de déclarations en direction des autorités politiques européennes) ;
les thématiques abordées sont davantage liées aux problèmes d’emploi que soulève le processus de libéralisation pour les opérateurs historiques, et centrées sur les conditions de travail et l’organisation du travail (télétravail, centres d’appel, troubles musculo-squelettiques…).
26Autrement dit, c’est le patronat public qui a discuté des conditions de l’ouverture à la concurrence ; c’est le patronat privé qui discute aujourd’hui des questions sociales et d’emploi.
27Comment interpréter cette rupture ? Dans quelle mesure est-elle le reflet des difficultés à faire du dialogue social européen un nouveau « niveau » dans l’architecture des relations professionnelles ? Trois arguments peuvent être avancés pour comprendre comment la dynamique bien singulière du dialogue social européen dans les télécoms informe sur les limites intrinsèques à une européanisation des relations professionnelles (entendue dans ce sens précis).
28Le premier consiste à souligner, ici comme ailleurs15, la dépendance du dialogue social européen à l’égard du politique. Ce que les juristes décrivent comme une négociation dans l’ombre de la loi se retrouve d’une certaine manière dans les télécoms. À partir de 1998, alors que la libéralisation du secteur à l’échelle européenne est devenue réalité, la Commission n’alimente plus autant les débats entre partenaires sociaux européens. Elle organise moins de consultations. Est-ce à dire pour autant qu’il y a moins d’enjeux susceptibles de soutenir le développement du dialogue social européen ? L’affirmer reviendrait à réduire le dialogue social européen aux enjeux de libéralisation, ce qui paraît réducteur au vu de l’éventail des thèmes qui y sont traités.
29À cet égard, les réticences des employeurs à se structurer en un acteur patronal capable de prendre des engagements forts au niveau européen représentent un obstacle de taille à la dynamique d’ensemble. Là encore, cette réticence n’est pas propre aux télécoms16 et elle est abondamment mobilisée par les tenants de l’euro-pluralisme pour décrire l’Europe comme fragmentée en une multitude de systèmes de relations professionnelles en concurrence les uns avec les autres, les employeurs tirant profit de cette fragmentation17. On peut noter ici que le poids important des employeurs publics ne détermine pas en soi une forme particulière de dialogue social européen. Ils ne sont ni un gage d’une plus grande ouverture à des échanges institués avec les syndicats européens, ni un obstacle à dépasser les frontières nationales dans lesquelles les administrations publiques se sont édifiées. La situation actuelle, caractérisée par une concurrence exacerbée et une mondialisation plus poussée des opérateurs, rend encore plus problématique la capacité du patronat européen à se constituer comme acteur.
30Mais ce qui est davantage propre aux télécoms est certainement la difficulté de l’acteur syndical à se structurer à l’échelle européenne. En effet, l’internationalisme des origines paraît alimenter la plupart des initiatives récentes prises par UNI-Telecom, que ce soit en matière de responsabilité sociale des entreprises, de négociation d’accords-cadres internationaux ou de mise en place d’alliances syndicales dans les grands groupes internationaux du secteur. L’organisation syndicale européenne, membre de la fédération européenne UNI-Europa, n’est en fait qu’une déclinaison régionale d’une organisation mondiale (UNI-Telecom) qui s’est constituée autour du BIT, à l’image de ce qu’ont été les premières organisations syndicales créées à Bruxelles avant la création de la Confédération Européenne des Syndicats en 1973. Cette difficulté à résoudre la tension entre internationalisme et syndicalisme européen fait qu’aujourd’hui, le décalage est grand entre un mouvement syndical orienté dans ses initiatives vers une échelle directement mondiale et la réalité européenne du secteur (aux niveaux politique, juridique et économique). Les investissements dans les accords mondiaux et les alliances syndicales au sein des firmes multinationales priment sur d’autres engagements.
31Ces trois arguments convergent pour expliquer les freins au développement du dialogue social européen. Ils explicitent assez bien le système d’acteurs qui se dessine dans les arènes européennes, dans les télécoms comme ailleurs. Il en découle logiquement l’idée que l’européanisation des relations professionnelles est loin de ressembler à la constitution d’un nouveau « niveau », par extension de l’échelle à laquelle se réfèrent les acteurs. On est alors tenté d’en conclure qu’il n’y a pas de déterminisme technologique, politique ou économique. Une très forte intégration européenne n’induit pas nécessairement la formation d’un système européen de relations professionnelles. L’hypothèse fonctionnaliste ne paraît donc pas vérifiée : il n’y a pas d’adéquation mécanique du système au contexte.
32Le constat qui prédomine est plutôt celui de nouveaux dispositifs qui ne remplissent pas aujourd’hui, au niveau européen, la fonction de régulation que les dispositifs nationaux de relations professionnelles ont remplie au moment de la construction d’un marché national. Si cela s’explique pour partie par les difficultés inhérentes à l’échelle européenne, il faut aussi reconnaître que l’européanisation du secteur s’accompagne principalement d’une structuration dynamique de la branche nationale. Loin d’édifier un niveau supplémentaire dans l’architecture d’ensemble, l’européanisation se traduit plutôt par une « configuration » complexe de relations professionnelles dont la dynamique reste largement à découvrir18.
La branche face à l’Europe
33Le nouveau contexte européen conduit à une reconfiguration importante des relations professionnelles nationales qui se manifeste singulièrement à l’occasion de la négociation de conventions collectives, acte fondateur de constitution d’une branche. Les développements européens s’accompagnent en effet de l’émergence d’un secteur concurrentiel et du développement d’un salariat privé, qui tend à prendre le relais des personnels statutaires de l’ancienne administration publique des PTT. L’ouverture à la concurrence des services de télécoms le 1er janvier 1998 conduit à la signature d’une convention collective nationale en juin 2000. En Italie, le même processus aboutit à une convention sectorielle signée la même année. Ces conventions marquent une forme d’aboutissement dans la constitution d’une branche nouvelle distincte à la fois du secteur public, de la métallurgie (en France comme en Italie), des bureaux d’études (Syntec, en France) et du commerce (en Italie).
34L’étude conduit à rejeter fermement l’idée d’une dérégulation incontrôlée, d’une intégration européenne qui saperait les bases de la régulation des conditions de travail. Elle aboutit plutôt au constat que des institutions « classiques » des relations professionnelles se révèlent pertinentes pour aborder ces nouveaux contextes. Faute de place, nous nous contenterons ici de quelques commentaires généraux :
Il faut d’abord relever le caractère exceptionnel d’une telle négociation qui fait naître une branche de près de 60 000 salariés (en 2000).
La négociation participe également de la structuration des acteurs collectifs. Celle-ci traduit la manière dont ils se représentent l’espace conventionnel vers lequel va s’orienter la régulation collective des conditions de travail. Les différences prononcées dans la composition des délégations des différents syndicats attestent de représentations plurielles de l’espace conventionnel à bâtir. Ainsi, si la CFDT est représentée par des membres de la FUPT (postes et télécoms) et de la FTILAC (communication et culture), la CFTC n’est représentée que par la fédération PTT, FO ménage une représentation aux fédérations du BTP, des employés et cadres, des PTT et de la métallurgie. Enfin, la CGT regroupe les fédérations des services publics, de la métallurgie, des PTT, des sociétés d’études et des cheminots, au sein d’une délégation coordonnée par le secrétariat confédéral. La négociation collective préfigure ainsi une évolution des fédérations sectorielles visant à passer d’un syndicalisme de fonctionnaires à un syndicalisme plus large, couvrant des salariés dispersés dans plusieurs entreprises et, parallèlement, à engager une reconfiguration de l’identité collective (par exemple, des PTT vers les métiers de la communication). Du côté des organisations patronales, la constitution d’un acteur collectif autonome représentant l’ensemble des opérateurs de la branche n’a à la fin des années 1990 rien d’évident. Rapidement, le patronat de la métallurgie manifeste des velléités d’annexion de la branche. En réaction, France Télécom et Cégétel (filiale de Vivendi) créent l’UNETEL. De son côté, le troisième « gros » opérateur, Bouygues Télécom, crée sa propre union patronale, appelée RST, et se rattache au Syntec. La négociation extrêmement rapide (moins de trois mois) d’un premier accord collectif, en décembre 1998, relatif au champ d’application de la future convention collective des télécoms, par l’UNETEL et la plupart des organisations syndicales, constitue la première manifestation d’autonomie du patronat de la branche19. L’adhésion de l’UNETEL au Medef ne s’est d’ailleurs pas faite tout de suite (en 2003).
La négociation de la convention collective témoigne aussi de l’existence d’une pluralité de lectures que font les acteurs des réalités économiques et sociales de la branche. Tout au long de la négociation, le patronat répond aux revendications syndicales en renvoyant à l’existence d’une myriade de PME qui ont besoin de se développer. Cet argument sert à justifier que la convention collective n’impose pas trop de contraintes aux acteurs économiques. De son côté, la CGT (entre autres) renvoie à la situation des entreprises phares du secteur (TDF, Cegetel, France Telecom…). Autrement dit, le rapport de force qui se constitue au niveau de la branche se construit également à travers la désignation de ce qu’est la branche : le regroupement de quelques grandes entreprises historiques qui connaissent une croissance économique importante grâce au progrès technologique, et qui « tirent » le développement du secteur, versus un ensemble très hétérogène d’entreprises, dans lequel les PME occupent une position fragile, mais cruciale pour l’avenir de la branche. La confrontation de ces deux visions apparaît clairement à l’occasion de la négociation de la grille de classification (quelles références retenir ? quels « emplois-repères » ?…).
Il faut aussi insister sur le fait que la négociation collective n’a pas abouti à un accord de façade, pour définir le plus petit commun dénominateur. Les dispositions qui sont contenues dans la CCN sont sous bien des aspects innovantes. Cela se manifeste notamment à travers la question de la mobilité des salariés et l’enjeu de la gestion des parcours professionnels. Les dispositions liées à la formation professionnelle, aux contrats de travail ainsi que la grille de classification sont particulièrement originales. Pour un contexte similaire, le contraste est saisissant avec les difficultés pour engager une régulation collective de branche dans l’énergie : l’accord social global dans les industries électriques et gazières, proposé à la signature en décembre 2004, a fait l’objet d’importantes critiques pour son contenu minimaliste et déséquilibré20. Dans le cas des télécoms, la négociation des minima salariaux de la classification débouche sur des niveaux largement supérieurs aux minima légaux.
On voit donc se dessiner ici une influence européenne complexe s’exerçant tout à la fois sur la constitution même du secteur économique, sur sa régulation professionnelle et sur la reconfiguration des acteurs collectifs.
Conclusion
35Ce chapitre s’est attaché à lier intégration européenne, restructurations des opérateurs et transformation des relations professionnelles à tous les niveaux impliqués, des arènes européennes du dialogue social à l’entreprise, en passant par la branche nationale. L’intégration européenne influence effectivement, selon diverses dynamiques causales, la structuration d’un certain nombre de branches. Elle ne conduit pas, au contraire, à l’effacement des régulations relativement traditionnelles du travail, les acteurs collectifs de branche témoignant bien d’une capacité réelle à produire des règles en réaction aux transformations des contextes économiques, technologiques et politiques.
36Le système de relations professionnelles que l’intégration européenne façonne prend la forme d’une configuration complexe dans laquelle les interférences entre les différents espaces ne s’assimilent pas à des articulations clairement cadrées par les institutions légales. Ce système est animé par des processus tout à la fois formels et informels, par des volontés conscientes d’institutionnalisation et par des mécanismes spontanés d’européanisation. L’intégration européenne crée, dans chaque État, les conditions d’une mobilisation des institutions traditionnelles de régulation des relations de travail. C’est le jeu des acteurs sociaux et leur capacité à donner sens à ces nouveaux contextes qui conduisent à rendre effective ou non une telle mobilisation.
Notes de bas de page
1 Jobert A. (dir.), Les nouveaux cadres du dialogue social. Europe et territoires, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2008. Cette enquête a été conduite dans le cadre d’une recherche collective financée par le Commissariat Général du Plan entre 2003 et 2005 sur un appel d’offres concernant l’état des relations professionnelles en France et menée par une équipe internationale et pluridisciplinaire (sociologie, histoire, science politique, droit).
2 Marginson P. et Sisson K., European integration and industrial relations. Multi-level governance in the making, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2004.
3 Smith A., Le gouvernement de l’Union européenne, Paris, LGDJ, 2004, p. 88.
4 Ibid.
5 Brénac É., « De l’État producteur à l’État régulateur, des cheminements nationaux différenciés. L’exemple des télécommunications », in Jobert B. (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 273-328.
6 En 1983 est créée une task force pour les nouvelles technologies de l’information » regroupant des fonctionnaires de la DG de l’industrie (DG III) et de celle de la recherche (DG XII). En 1984, cette task force compte 200 personnes, signe d’un investissement prononcé de la Commission sur cette question. En mars 1986, elle devient la DG « Télécommunications, industries de l’information et l’innovation » (DG XIII).
7 Dans un contexte international renouvelé : aux États-Unis en 1982, un arrêt de justice met fin au monopole privé de American Telephone and Telegraph. Cet arrêt permet aux entreprises européennes et japonaises d’investir le marché américain. Les États-Unis formulent rapidement une demande de réciprocité, notamment dans des arènes internationales comme le GATT.
8 Thatcher M., « The Commission and national governments as partners : EC regulatory expansion in telecommunications 1979-2000 », Journal of European Public Policy, vol. 8, n° 4, 2001, p. 558-584.
9 Dunlop J. T., Industrial Relations Systems, Boston, Harvard Business School Press, 1993 [1958], p. 94. L’Europe ne se distingue toutefois pas, dans l’analyse qu’en fait Dunlop, de l’OIT, dans la mesure où elle n’apparaît alors que comme un cadre pour le développement de nouveaux SRP, et non comme un SRP en tant que tel (p. 229). Dans les deux cas, l’échelle d’observation est simplement plus grande que pour les autres SRP.
10 C’est dans cette même période du début des années 1990 que sont mis en place la plupart des comités paritaires dans les secteurs où prédominent alors les services publics.
11 Du fait de cette européanisation relativement tardive des anciens monopoles publics, à présent privatisés, le développement observé dans ce secteur est original au regard de la présentation que l’on fait habituellement de l’histoire des comités de groupe européens, qui auraient d’abord trouvé dans les entreprises publiques continentales un terrain favorable pour leur développement.
12 On ne trouve aucune entreprise de télécoms parmi les CEE « pionniers » mis en place avant l’adoption de la directive européenne de 1994. La branche ne joue pas un rôle précurseur en la matière, en raison de la faible européanisation des activités de ces principaux acteurs d’alors (les opérateurs publics historiques). Les premiers accords dans le secteur sont signés en 1995 pour BT et en 1996 pour Unisource.
13 Le plus productif, à la fois selon le nombre total de textes conjointement élaborés depuis 1991 et en termes de « productivité » annuelle dans la période 1992-1998.
14 De ce point de vue, le choix de la date à partir de laquelle sont observées les activités du dialogue social sectoriel par Degryse C., Dufresne A. et Pochet P., The European Sectoral Social Dialogue. Actors, Developments and Challenges, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2006), s’il se justifie d’un point de vue global, donne une image trompeuse du secteur des télécoms : il apparaît encore, pour la période 1997-2003, comme le second secteur en nombre de textes produits. Or 1999 semble bien une année décisive, qui coupe la période en deux moments fortement hétérogènes des différents points de vue énoncés.
15 Nous avons eu l’occasion de souligner cette dépendance complexe à propos du dialogue social interprofessionnel : Didry C., Mias A., Le « Moment Delors ». Les syndicats au cœur de l’Europe sociale, Bruxelles, Presses Interuniversitaires Européennes-Peter Lang, 2005 ; Mias A., « Du dialogue social européen au travail législatif communautaire. Maastricht, ou le syndical saisi par le politique », Droit et Société, n° 58, 2004, p. 657-682 ; Mias A., « Un dialogue social autonome ? La négociation collective et le travail législatif européens », in Duclos L., Groux G. et Mériaux O. (dir.), Les nouvelles dimensions du politique, relations professionnelles et régulations sociales, Paris, LGDJ, 2009, p. 247-264.
16 Pernot J.-M., « Patrons et patronat, dimensions européennes », Chronique internationale de l’IRES, n° 72, septembre 2001, p. 1-14.
17 Streeck W. et Schmitter P. C., 1999, « Du corporatisme national au pluralisme transnational : les intérêts organisés dans le marché unique européen », in Gabaglio E. et Hoffmann R. (dir.), La CES : un processus en évolution, Bruxelles, Institut syndical européen, p. 137-180.
18 Outre le sens donné par Lallement M. (« Relations professionnelles et emploi : du niveau à la configuration », Sociologie du travail, vol. 40, n° 2, 1998, p. 209-232) à celle-ci, la notion de configuration renvoie à l’idée d’un ensemble qui possède certes une cohérence globale, mais dont l’unité n’est pas définie par un concepteur initial, fût-il collectif, ou par le façonnement d’une culture prédominante. Elle désigne également une certaine plasticité de l’ensemble : cette configuration évolue dans le temps et sous l’action des individus qui s’y trouvent engagés, mais elle est également plastique au sens où, à un même moment, elle prend des formes qui peuvent être différentes selon les situations, les objectifs de l’action, voire les acteurs et les projets qu’ils portent.
19 D’abord absent des négociations, RST rejoint la délégation patronale pour signer la convention collective.
20 Signé par les seuls syndicats CFTC et CFE-CGC, le texte concerne le régime complémentaire maladie des salariés de la branche, l’harmonisation des cotisations vieillesse des actifs, le salaire national de base des retraités, ainsi que les classifications et les rémunérations. Les organisations non-signataires (représentant plus de 90 % des salariés aux élections professionnelles) ont immédiatement fait usage du droit d’opposition prévu par la loi du 4 mai 2004, afin d’obtenir le retour à la table des négociations.
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